Книга - Entretiens Du Siècle Court

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Entretiens Du Siècle Court
Marco Lupis







Marco Lupis


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Ce livre a été créé avec StreetLib Write (http://write.streetlib.com (http://write.streetlib.com)).




table des matières




1  Marco Lupis (#u4cced55f-cebf-5e3e-8e7f-5b0917f6c007)

2  ENTRETIENS (#u3d286289-c75b-5149-b0f2-9551e1c563c1)

3  Introduction (#u7449d751-5f30-5b1b-9cdb-b452c69fd415)

4  Sous-commandant Marcos (#u5e88d354-7061-5383-ad17-cc4718ddaeaf)

5  Peter Gabriel (#uec8aa1ca-52a5-5f35-be5a-065d998d06be)

6  Claudia Schiffer (#ue925a78c-e864-54b7-981c-41cea890cfa4)

7  Gong Li (#uf40aa24e-7946-5b78-b13a-d499dd5e71c4)

8  Ingrid Betancourt (#ucf4c5539-fd47-5937-9c4b-58bae45e0f62)

9  Aung San Suu Kyi (#u95d88bef-f519-5bee-a0d8-295cde8df770)

10  Lucia Pinochet (#ub13b6c22-e0c6-5d8b-9125-fd09bbbb817c)

11  Mireya Garcia (#u49db820d-24fd-53fc-9b33-362f156fd393)

12  Kenzaburô Ôé (#litres_trial_promo)

13  Benazir Bhutto (#litres_trial_promo)

14  Le roi Constantin de Grèce (#litres_trial_promo)

15  Hun Sen (#litres_trial_promo)

16  Roh Moo-hyun (#litres_trial_promo)

17  Hubert de Givenchy (#litres_trial_promo)

18  Maria Dolores Mirò (#litres_trial_promo)

19  Tamara Nijinsky (#litres_trial_promo)

20  Franco Battiato (#litres_trial_promo)

21  Ivano Fossati (#litres_trial_promo)

22  Tinto Brass (#litres_trial_promo)

23  Peter Greenaway (#litres_trial_promo)

24  Suso Cecchi d’Amico (#litres_trial_promo)

25  Rocco Forte (#litres_trial_promo)

26  Nicolas Hayeck (#litres_trial_promo)

27  Roger Peyrefitte (#litres_trial_promo)

28  José Luis de Vilallonga (#litres_trial_promo)

29  Baronessa Cordopatri (#litres_trial_promo)

30  Andrea Muccioli (#litres_trial_promo)

31  Xanana Gusmao (#litres_trial_promo)

32  José Ramos-Horta (#litres_trial_promo)

33  Monsignor do Nascimento (#litres_trial_promo)

34  Khalida Messaoudi (#litres_trial_promo)

35  Eleonora Jakupi (#litres_trial_promo)

36  Lee Kuan Yew (#litres_trial_promo)

37  Khushwant Singh (#litres_trial_promo)

38  Shobhaa De (#litres_trial_promo)

39  Joan Chen (#litres_trial_promo)

40  Carlos Saul Menem (#litres_trial_promo)

41  Pauline Hanson (#litres_trial_promo)

42  Général Volkogonov (#litres_trial_promo)

43  Gao Xingjian (#litres_trial_promo)

44  Wang Dan (#litres_trial_promo)

45  Zang Liang (#litres_trial_promo)

46  Stanley Ho (#litres_trial_promo)

47  Päldèn Gyatso (#litres_trial_promo)

48  Gloria Macapagal Arroyo (#litres_trial_promo)

49  Cardinal Sin (#litres_trial_promo)

50  Général Giap (#litres_trial_promo)

51  Amiral Corsini (#litres_trial_promo)

52  Monseigneur Gassis (#litres_trial_promo)

53  Men Songzhen (#litres_trial_promo)

54  Épilogue (#litres_trial_promo)

55  Remerciements (#litres_trial_promo)

56  Notes (#litres_trial_promo)











Du même auteur :





Il Male inutile

I Cannibali di Mao

Cristo si è fermato a Shingo

Acteal










À bord d’un hélicoptère de l’armée américaine pendant une mission

Journaliste, photoreporter et écrivain,




Marco Lupis


a été le correspondant à Hong Kong du quotidien La Repubblica .




ENTRETIENS


du Siècle Court





Marco Lupis













Rencontres avec les protagonistes de la politique, de la culture et de l’art du XX


siècle

























Traduction : Maïa Rosenberger













































PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE RÉSERVÉE





Copyright © 2017 by Marco Lupis Macedonio Palermo di Santa Margherita

Tous droits réservés à l’auteur

interviste@lupis.it

www.marcolupis.com

































































Première édition italienne Copyright © 2017 Edizioni del Drago

ISBN :

Copyright © 2 018 Tektime






Cette œuvre est protégée par les lois sur le droit d’auteur.

Toute reproduction, même partielle, est interdite.

















Le journaliste est l’historien de l’instant

Albert Camus





















À Francesco, Alessandro et Caterina

















Introduction









Tertium non datur

































C’était l’automne à Milan, en ce désormais lointain mois d’octobre 1976, quand, remontant rapidement le Corso Venezia vers le théâtre San Babila, j’allais faire la première interview de ma vie.

J’avais seize ans, et avec mon ami Alberto j’animais pour l’une des premières radios privées italiennes, Radio Milano Libera, une émission d’information au titre peu original de “Spazio giovani”


.

Ces années-là étaient réellement des années formidables, où tout semblait pouvoir arriver, et arrivait effectivement. Des années merveilleuses. Des années terribles. C’étaient les années de plomb, celles de la contestation étudiante, des cercles autogérés, des grèves lycéennes, des manifestations qui débouchaient presque toujours sur la violence. Des années d’enthousiasmes énormes, riches d’un ferment culturel qui semblait devoir exploser tant il était vif, inclusif, global. Des années d’affrontements et, parfois, de morts : d’un côté les jeunes de gauche, de l’autre ceux de droite. Tout était beaucoup plus simple qu’aujourd’hui : on était d’un côté, ou de l’autre. Tertium non datur .

Mais c’était surtout des années où chacun d’entre nous avait l’impression, et souvent bien plus qu’une simple impression, de pouvoir changer les choses. De réussir -à sa mesure- à faire la différence .

Nous, dans le fond, nous traversions tranquillement ce tumulte d’excitation, de culture et de violence. Les attentats, les bombes, les Brigades rouges étaient un arrière-plan fixe de notre adolescence –ou de notre jeunesse, selon l’âge- mais, somme toute, ils ne nous choquaient pas plus que ça. Nous avions rapidement appris à vivre avec, d’une manière pas très différente de celle que j’allais rencontrer des années plus tard auprès des populations vivant un conflit ou une guerre civile. Leur vie s’est adaptée à ces conditions extrêmes, un peu comme notre vie d’alors.

Avec mon ami Alberto, nous voulions vraiment essayer de faire la différence ; armés d’enthousiasmes sans limites et d’une grande, très grande inconscience, à un âge où les adolescents d’aujourd’hui passent leur temps à poster des selfies sur Instagram et à changer de smartphone, nous lisions tout ce qui nous tombait sous la main, nous participions aux kermesses musicales -à cette époque magique où le rock naissait et se diffusait- aux méga-concerts dans les parcs, aux ciné-clubs.

C’est pour cela qu’en cet après-midi humide d’un octobre d’il y a quarante ans, nous nous hâtions vers le théâtre San Babila, des idées plein la tête et un enregistreur à cassettes dans la poche.

Le rendez-vous était fixé à 16 heures, environ une heure avant le début de la représentation de matinée. Dans les sous-sols du théâtre, où se trouvaient les loges des artistes, on nous conduisit jusqu’à celle du premier rôle. C’est là que nous attendait le protagoniste de notre interview, la première de ma “carrière” de journaliste : Peppino de Filippo


.

Je ne me rappelle pas grand chose de cet entretien, et les bandes des enregistrements de nos émissions se sont perdues dans l’un des innombrables déménagements de mon existence.

Mais je me souviens encore parfaitement aujourd’hui de cette décharge électrique subtile, de ce frisson d’énergie qui précède -je devais le comprendre mille fois par la suite- une interview importante. Une rencontre importante, car chaque interview est bien plus qu’une simple série de questions et de réponses.

Peppino de Filippo était à la fin d’une carrière théâtrale et cinématographique -il devait mourir quelques années plus tard- qui avait déjà fait date. Il nous reçut devant son miroir, sans cesser de se maquiller. Il fut gentil, courtois et disponible, et fit semblant de ne pas s’étonner de trouver en face de lui deux adolescents boutonneux. Je me souviens de ses gestes calmes, méthodiques, alors qu’il appliquait son maquillage de scène, qui me sembla lourd, épais, et très pâle. Mais je me souviens surtout d’une chose : la tristesse profonde de son regard. Une tristesse qui me toucha intensément, parce que je la ressentis intensément. Peut-être sentait-il que son existence touchait à son terme, ou peut-être n’était-ce que la démonstration de ce que l’on dit depuis toujours des comiques, qui, faisant rire tout le monde, sont les personnes les plus tristes du monde.

Nous parlâmes de théâtre, et, naturellement, de son frère Eduardo


. Il nous raconta qu’il était né sur les planches, toujours en tournée avec la compagnie familiale.

Nous le quittâmes environ une heure après, un peu étourdis, notre cassette pleine.

Ce ne fut pas seulement la première interview de ma vie. Ce fut surtout le moment où je compris que le métier de journaliste était la seule option envisageable pour moi. Et ce fut le moment où j’expérimentai pour la première fois cette alchimie étrange, cette subtile magie, presque, qui s’instaure entre l’interviewé et l’intervieweur.

Une interview peut être la formule mathématique de la vérité, ou une exhibition inutile et vaniteuse. L'interview est également une arme puissante entre les mains du journaliste, qui a le pouvoir de décider s’il doit complaire à l’interviewé ou servir et captiver le lecteur.

Pour moi, l’interview est aussi beaucoup plus ; c’est une confrontation psychologique, une séance de psychanalyse. Interviewé et intervieweur y sont tous deux impliqués.

Comme me le dit plus tard le marquis de Vilallonga, dans l’un des entretiens de cet ouvrage, « le secret est tout entier dans cet état de grâce qui se crée quand le journaliste cesse de l’être et devient un ami à qui on raconte tout. Même ce qu’on ne raconte pas à un journaliste ».

L’interview est la mise en pratique de l’art socratique de la maïeutique, la capacité du journaliste à tirer de l’interviewé ses pensées les plus sincères, à le pousser à baisser sa garde, à le surprendre pendant qu’il raconte et se raconte sans fard.

Cette alchimie particulière ne se crée pas toujours. Mais quand cela arrive, c’est une belle interview. Quelque chose de plus qu’un échange stérile d’attaques et de parades, rien à voir avec la vanité inutile du journaliste qui ne vise qu’à obtenir un scoop .

En plus de trente ans d’activité journalistique, j’ai rencontré des célébrités, des chefs d’État, des Premiers ministres, des leaders religieux et politiques. Mais je dois reconnaître que je n’ai pas ressenti une véritable forme d’empathie avec eux.

En vertu de ma formation culturelle et de mes origines familiales, j’aurais dû me sentir de leur côté, du côté de celles et ceux qui exercent le pouvoir, qui ont le pouvoir de décider du destin de millions de personnes, de leur vie et souvent de leur mort. Parfois du devenir de peuples entiers.

Mais cela ne s’est jamais passé comme ça. Je n’ai éprouvé d’empathie, de courant de sympathie, de frisson et d’excitation qu’en rencontrant les rebelles, les lutteurs, ceux qui étaient prêts –et qui en donnaient la preuve- à sacrifier leur existence, souvent tranquille et aisée, pour leurs idéaux.

Qu’il s’agisse d’un chef révolutionnaire en passe-montagne, rencontré dans une cabane de la jungle mexicaine, ou d’une des ces mères courageuses qui, digne et opiniâtre, essayait de connaître la vérité sur la fin horrible de ses enfants, desaparecidos dans le Chili de Pinochet.

Ce sont eux qui m’ont semblé être les véritables grands de ce monde. Eux qui m’ont semblé avoir le pouvoir véritable.

Grotteria, août 2017





*****





Les entretiens rassemblés dans ce livre ont été publiés entre 1993 et 2006 dans des titres de presse pour lesquels j’ai travaillé au fil du temps, comme envoyé ou correspondant, principalement en Amérique latine et en Extrême-Orient : les hebdomadaires Panorama et L’Espresso , les quotidiens Il Tempo , Il Corriere della Sera et La Repubblica ; certains ont été faits pour la rai .

J’ai volontairement conservé la forme initiale dans laquelle ils ont été rédigés à l’origine, parfois selon l’alternance classique de questions/réponses, et d’autres fois dans la structure plus informelle de l’entretien au fil de l’eau .

J’ai choisi de faire précéder chaque entretien d’une introduction qui permette d’aider le lecteur à s’orienter dans l’espace et dans l’époque à laquelle ils ont été réalisés.





1





Sous-commandant Marcos









Venceremos ! (tôt ou tard)






























Chiapas, Mexique, San Cristobal de Las Casas, Hôtel Flamboyant . Le message a été glissé sous la porte de ma chambre :





Départ aujourd’hui pour la Selva.

Rendez-vous à la réception à 19h00.

Prendre des chaussures de marche, une couverture,

un sac à dos et des boîtes de conserve.





Je n’ai qu’une heure et demie pour réunir le tout. Ma destination se trouve au cœur de la jungle. À la frontière du Mexique et du Guatemala, où commence la Selva Lacandona, l’un des rares endroits encore inexplorés au monde. Actuellement, il n’y a qu’un “tour-operator”, très particulier, qui puisse me faire arriver jusque là-bas. Il se fait appeler sous-commandant Marcos et la Selva Lacandona est son dernier refuge.





*****

De toute ma carrière, ce dont je reste aujourd’hui encore le plus fier est sans aucun doute cette rencontre d’avril 1995 avec le sous-commandant Marcos dans la jungle Lacandona du Chiapas, pour le supplément hebdomadaire Sette du Corriere della Sera. Première interview par un journaliste italien. Je ne suis pas sûr, en fait, que le sympathique et omniprésent Gianni Minà


n’y soit pas allé avant moi ; mais à coup sûr bien avant que le mythique sous-commandant, dans son éternel passe-montagne noir, n’ait mis sur pied dans les années suivantes une espèce d’authentique “service de presse guérillero” qui escortait vers son refuge de la jungle des journalistes du monde entier.





Cela faisait presque deux semaines que, dans les derniers jours de mars 1995, l’avion en provenance de Ciudad de Mexico avait atterri sur le petit aéroport militaire de Tuxla Gutierrez, la capitale du Chiapas. Sur la piste roulaient des avions frappés de l’emblème de l’armée mexicaine et des véhicules militaires stationnaient, menaçants, en bord de piste. Trois millions d’habitants vivaient sur ce territoire grand comme un tiers de l’Italie. La plupart d’entre eux ont du sang indien dans les veines : deux cent cinquante mille descendent directement des Mayas.

Je me trouvais dans l’une des zones les plus pauvres du monde : quatre-vingt-dix pour cent des Indiens n’ont pas accès à l’eau potable. Soixante-trois pour cent sont analphabètes.

Tout me semblait très clair : d’un côté les quelques propriétaires terriens blancs, richissimes. De l’autre les innombrables campesinos , qui gagnaient en moyenne sept pesos par jour, soit moins de dix dollars.

Pour eux, l’espoir de changement était né le premier janvier 1994. Alors que le Mexique signait l’accord de libre échange commercial avec les États-Unis et le Canada, un révolutionnaire cagoulé déclarait la guerre à son propre pays : à cheval, armés de fusils -certains (très peu) étaient vrais, les autres étaient en bois- deux mille hommes de l’Armée zapatiste de libération nationale occupaient San Cristobal de Las Casas, l'ancienne capitale du Chiapas ; leur mot d’ordre : « Terre et liberté ».

Nous savons aujourd’hui comment s’est achevé le premier round, décisif : les cinquante mille soldats envoyés avec des blindés pour dompter la révolte ont eu le dessus. Et Marcos ? Qu’était devenu l’homme qui avait d’une certaine manière fait revivre la légende d’Emiliano Zapata, héros de la révolution mexicaine de 1910 ?





*****

19 h 00, Hôtel Flamboyant : mon contact est ponctuel. Il s’appelle Antonio, c’est un journaliste mexicain qui n’est pas monté qu’une fois dans la Selva, mais dix, cent fois. Bien sûr, aujourd’hui, ce n’est plus comme l’an dernier, quand Marcos était relativement tranquille avec ses hommes dans le petit village de Guadalupe Tepeyac, aux portes de la Selva, équipé d’un téléphone, d’un ordinateur, d’une connexion Internet, prêt à recevoir les envoyés spéciaux des télévisions américaines. Aujourd’hui, rien n’a changé pour les Indiens, mais pour Marcos et les siens tout a changé : depuis la dernière offensive du gouvernement, les chefs zapatistes ont vraiment dû se cacher dans la montagne. Là, plus de téléphones, pas d’électricité. Ni de routes : rien.

Le colectivo (comme on appelle ici ces étranges minibus-taxis) roule à toute vitesse entre les tournants, dans la nuit. À l’intérieur, une odeur de sueur et de tissu mouillé. Il faut deux heures pour arriver à Ocosingo, un pueblo aux portes de la Selva. Dans les rues, des filles aux longs cheveux noirs et aux traits indiens rient. Des militaires, en nombre, partout. Pas de fenêtres aux chambres de l’unique hôtel, juste un grillage à la porte. On dirait une prison. Une information à la radio : « Le père de Marcos a déclaré aujourd’hui : mon fils, le professeur d’université Rafael Sebastian Guillen Vicente, 38 ans, né à Tampico, est le sous-commandant Marcos ».

Le lendemain matin, j’ai un nouveau guide. Il s’appelle Porfirio. C’est un Indien, lui aussi.

Dans sa camionnette, il nous faut presque sept heures de trous et de poussière pour arriver à Lacandon, le dernier village. La route s’arrête là. Et la Selva commence. Il ne pleut pas, mais nous avons tout de même de la boue jusqu’aux genoux. Nous dormons dans des cabanes, sur le trajet, dans la jungle. Après deux jours de marche forcée, exténuante, au beau milieu de la jungle inhospitalière, écrasés par l’humidité, nous arrivons au village. La communauté s’appelle Giardin ; nous sommes dans la zone des Montes Azules . Près de deux cents personnes vivent là. Des vieux, des enfants et des femmes. Les hommes sont à la guerre. Nous sommes bien accueillis. Très peu parlent espagnol. Ils parlent tous Tzeltal , le dialecte maya. Je demande : « On va voir Marcos ?». « Peut-être », acquiesce Porfirio.

À trois heures du matin on me réveille avec délicatesse : il faut y aller. Pas de lune, mais beaucoup d’étoiles. Une demi-heure de marche pour arriver dans une cabane. Je devine à l’intérieur la présence de trois hommes. Tout est noir, comme leurs passe-montagnes. Dans la note diffusée par le gouvernement, Marcos est un professeur de philosophie, titulaire d’une thèse sur Althusser, et d’une formation post doctorat à la Sorbonne. En français, une voix rompt le silence de la cabane : « Nous n’avons que vingt minutes. Je préfère parler en espagnol, si ça ne pose pas de problèmes. Je suis le sous-commandant Marcos. Mieux vaut ne pas utiliser l’enregistreur, parce que si l’enregistrement était saisi tout le monde aurait des problèmes, et vous le premier. Même si nous sommes officiellement en période de trêve, en réalité on me recherche par tous les moyens. Posez-moi les questions que vous voulez ».





Pourquoi vous faites-vous appeler sous-commandant ?

On dit de moi : « Marcos est le chef ». Ce n’est pas vrai. Les chefs, ce sont eux, le peuple zapatiste, moi je n’ai de responsabilités qu’au niveau militaire. Ils m’ont chargé de parler parce que je suis hispanophone. Mais ce sont les camarades qui parlent à travers moi. Moi, je ne fais qu’obéir.





Dix ans de clandestinité, c’est beaucoup… Comment vivez-vous dans la montagne ?

Je lis. Parmi les douze livres que j’ai emportés avec moi dans la Selva, j’ai le Chant Général , de Pablo Neruda. Et le Don Quichotte ...





Et puis ?

Et puis les jours, les années passent, à lutter. À voir tous les jours la même pauvreté, la même injustice… On ne peut pas rester ici sans que l’envie de lutter, de changer les choses, n’augmente. Sauf si on est un cynique, ou un fils de pute. Et puis il y a les choses que les journalistes ne me demandent pas, en général. Comme le fait que parfois, dans la Selva, on doit manger des rats et boire l’urine de nos compagnons pour ne pas mourir de soif pendant nos longs déplacements… c’est tout.





Qu’est-ce qui vous manque ? Qu’avez-vous laissé derrière vous ?

Ce qui me manque, c’est le sucre. Et une paire de chaussettes sèches. Je ne souhaite à personne d’avoir toujours les pieds mouillés, jour et nuit, dans le froid. Et puis le sucre : c’est la seule chose que la Selva ne donne pas, il faut le faire venir de loin, nous en aurions besoin pour les efforts physiques. Pour ceux d’entre nous qui viennent de la ville, certains souvenirs sont une forme de masochisme. On se répète : « Tu te souviens des glaces de Coyoacàn ? Et des tacos de Division del Norte ?» Des souvenirs. Ici, si on attrape un faisan ou un autre animal, il faut attendre trois ou quatre heures avant qu’il ne soit prêt, et si la faim tourmente les hommes et qu’ils le mangent cru, le lendemain c’est diarrhée pour tout le monde. Ici la vie est différente, on voit tout sous une autre forme…Ah, oui, vous m’avez demandé ce que j’ai laissé en ville. Un ticket de métro, une montagne de livres, un cahier plein de poésies… et quelques amis. Pas énormément, mais quelques-uns.





Quand montrerez-vous votre visage ?

Je ne sais pas. Je crois que le passe-montagne a aussi une signification idéologique positive, il correspond à la conception de notre révolution, qui n’est pas individuelle, qui n’a pas de chef. Avec le passe-montagne, nous sommes tous Marcos.





Mais pour le gouvernement, vous cachez votre visage parce que vous avez quelque chose à cacher…

Eux, ils n’ont rien compris. Mais le vrai problème, ce n’est même pas le gouvernement, c’est plutôt les forces réactionnaires du Chiapas, les éleveurs et les grands propriétaires terriens de la région, avec leurs “gardes blanches” privées. Je ne crois pas qu’il y ait une grosse différence entre le comportement raciste classique d’un Blanc Sud-Africain vis à vis d’un Noir et celui d’un propriétaire terrien du Chiapas avec un Indien. Ici, l’espérance de vie d’un Indien est de 50-60 ans pour les hommes et de 45-50 pour les femmes.





Et les enfants ?

La mortalité infantile est très élevée. Je vais vous raconter l’histoire de Paticha, à vous aussi. Il y a un moment de ça, en nous déplaçant d’une zone à l’autre de la Selva, il nous arrivait parfois de traverser une petite communauté, très pauvre, où un compagnon zapatiste nous accueillait à chaque fois. Il avait une petite fille de trois-quatre ans, qui s’appelait Patricia, mais elle, elle prononçait son nom “Paticha”. Je lui demandais ce qu’elle voudrait faire quand elle serait grande et elle me répondait toujours : « la guérillera ». Une nuit, nous l’avons vue, elle avait beaucoup de fièvre. Nous n’avions pas d’antibiotiques et elle devait déjà avoir quarante de fièvre, ou plus. Les linges mouillés séchaient sur elle comme sur un poêle. Elle est morte dans mes bras. Patricia n’avait pas d’acte de naissance. Et elle n’a pas eu d’acte de décès. Pour le Mexique, elle n’a jamais existé, même sa mort n’a jamais existé. Voilà, c’est ça, la réalité des Indiens du Chiapas.





Le Mouvement Zapatiste a mis en crise le système politique mexicain tout entier, mais il n’a pas vaincu.

Le Mexique a besoin de démocratie et de personnes au-dessus de la mêlée qui puissent la garantir. Si notre lutte permet d’atteindre ce but, elle n’aura pas été vaine. Mais l’Armée Zapatiste ne deviendra jamais un parti politique. Elle disparaîtra. Et quand ça arrivera, ça voudra dire que nous aurons la démocratie.





Et si ça n’arrive pas ?

Militairement, nous sommes encerclés. La vérité est que le gouvernement ne voudra pas céder facilement parce que le Chiapas, et la selva Lacandona en particulier, flottent littéralement sur une mer de pétrole. Et le pétrole du Chiapas est la garantie que l’État mexicain a donnée aux États-Unis pour les milliards de dollars que les Usa lui ont prêtés. Il ne peut pas montrer aux Américains qu’il ne contrôle pas la situation.





Et vous ?

Nous, par contre, nous n’avons rien à perdre. Notre lutte est une lutte pour la survie et pour une paix digne.

Notre lutte est une lutte juste.





2





Peter Gabriel









Le lutin du Rock






























À chacune de ses (rares) apparitions sur scène, le mythique fondateur et leader de Genesis confirme que son appétit pour toutes les formes d’expérimentations musicale, culturelle et technologique ne connaît réellement pas de limites.

Pour cet entretien exclusif, j’ai rencontré Peter Gabriel au cours de « Sonoria », manifestation musicale milanaise de trois jours, entièrement consacrée au rock. En deux heures de grande musique, Peter Gabriel a chanté, dansé et sauté comme un ressort, entraînant le public dans un spectacle qui, comme toujours, est allé bien au-delà d’un simple concert de rock.

À la fin du concert, il m’a invité à monter avec lui dans la limousine qui l’emmenait, et pendant nous filions vers l’aéroport, il m’a parlé de lui, de ses projets, de son engagement social contre le racisme et l’injustice aux côtés d’Amnesty International, de sa passion pour les technologies multimédia et des secrets de son nouvel album, « Secret World Live », qui allait sortir dans le monde entier.





La fin du racisme en Afrique du Sud, la fin de l’apartheid ; c’est aussi une victoire du rock ?

Ça a été une victoire du peuple sud-africain. Mais je crois que le rock a contribué à ce résultat, qu’il y a aidé d’une façon ou d’une autre.





De quelle façon ?

Je pense que les musiciens ont fait beaucoup pour élever le niveau de conscience des opinions publiques européenne et américaine vis-à-vis de ce problème. J’ai moi-même écrit des chansons comme "Biko", pour faire en sorte que les politiciens de nombreux pays soutiennent les sanctions contre l’Afrique du Sud, et exercent une pression. Ce sont de petites choses qui ne changeront pas le monde, c’est sûr, mais ça fait une différence, une petite différence qui nous implique tous. Ce ne sont pas toujours les grandes manifestations, les gestes démonstratifs, qui viennent à bout de l’injustice.





En quel sens ?

Je vous donne un exemple. Aux États-Unis, il y a deux petites vieilles du Midwest qui sont la terreur de tous les bourreaux d’Amérique latine. Elles passent leur temps à écrire aux directeurs des prisons, sans relâche. Et comme elles sont bien informées, leurs lettres sont souvent publiées dans les journaux américains, avec un fort impact. Et il arrive tout aussi souvent que les prisonniers politiques dont elles ont fait connaître les noms commencent, comme par miracle, à être laissés tranquilles. C’est ça que je veux dire, quand je parle de petites différences. Dans le fond, notre musique, c’est la même chose qu’une de leurs lettres !





Votre engagement contre le racisme est étroitement lié à l’activité de votre label, Real World, qui promeut la musique ethnique…

Absolument. C’est une grande satisfaction pour moi de réunir des musiciens aussi différents, originaires de pays aussi lointains, de la Chine à l’Indonésie, de la Russie à l’Afrique. Nous avons produit des artistes comme les Chinois Guo Brothers, ou le Pakistanais Nusrat Fateh. J’ai senti une grande inspiration dans leur travail, comme chez tous les autres musiciens de Real World. Le rythme, les harmonies, les voix… D’ailleurs, j’avais commencé dès 1982 à m’investir dans ce sens, en organisant le festival de Bath, qui était aussi, dans le fond, la première apparition publique d’une association que je venais tout juste de fonder et qui s’appelait “Womad - World of Music Arts and Dance”. Là-bas, les gens pouvaient participer activement à l’événement, en jouant sur plusieurs scènes avec des groupes africains. Bref, ce fut une expérience exaltante et significative, qui, par la suite, a été reprise ailleurs dans le monde : au Japon, en Espagne, à Tel Aviv, en France…





C’est pour ça que vous êtes considéré comme l’inventeur de la World Music ?

Real World et la World Music sont surtout une étiquette commerciale, qui publie la musique d’artistes du monde entier pour que cette musique puisse arriver dans le monde entier, dans les magasins de disques, aux stations de radios… Mais moi, j’espère que cette étiquette va vite disparaître, dès que les artistes qui enregistrent pour moi deviendront célèbres. En fait, je voudrais qu’il se passe ce qui s’est déjà passé avec Bob Marley et le reggae : les gens ne disent plus « c’est du reggae », ils disent « c’est du Bob Marley ». J’espère que petit à petit, personne ne demandera plus pour mes artistes : « C’est de la World ? »





Dernièrement, vous avez manifesté beaucoup d’intérêt pour les technologies multimédia. Votre cd-rom « Xplora 1 » a suscité un énorme intérêt. Comment tout cela s’articule-t-il à l’activité de Real World ?

On peut faire plein de choses avec ce cd-rom, comme choisir les morceaux de chaque artiste en cliquant sur la pochette du disque. Moi je voudrais faire beaucoup d’autres choses de ce genre, parce que l’interactivité est un moyen pour amener vers la musique des personnes qui n’en connaissent pas grand chose. Finalement, ce que Real World essaie de faire, c’est de combiner la musique traditionnelle, faite à la main, si on peut dire, et les nouvelles possibilités qu’offre la technologie.





Cela veut dire que pour vous, le rock ne se suffit plus à lui-même, maintenant, qu’il a besoin d’une intervention de l’auditeur. Vous auriez envie que chacun puisse intervenir dans le produit-rock ?

Pas toujours. Par exemple, moi, la plupart du temps, j’écoute de la musique en voiture, et je ne veux pas avoir besoin d’un écran ou d’un ordinateur pour pouvoir le faire. Mais quand un artiste m’intéresse, ou que je veux en savoir plus sur son histoire, d’où il vient, ce qu’il pense, qui c’est, le multimédia me propose un matériel visuel qui me convient. En fait, je voudrais que tous les cd aient, dans le futur, ces deux niveaux d’entrée : être écoutés, simplement, ou être “explorés”, littéralement. Avec “Xplora1”, nous avons voulu construire un petit monde dans lequel les gens puissent se déplacer et décider, prendre des initiatives et interagir avec l’environnement et la musique. On peut faire un tas de choses dans ce cd, comme faire une visite virtuelle des studios d’enregistrement de Real World, assister à de nombreux événements (la remise des Grammy Awards ou le Womad Festival, entre autres), écouter des extraits de concert, reparcourir ma carrière de Genesis jusqu’à aujourd’hui, et, enfin, remixer mes chansons autant qu’on veut.





Et aussi fouiller dans votre garde-robe, toujours de façon virtuelle, s’entend…

C’est vrai ( il rit ). On peut même fouiller dans la garde-robe de Peter Gabriel !





Tout ça semble être à des années-lumière de l’expérience de Genesis. Que reste-t-il de ces années-là ? Vous n’avez jamais eu envie de refaire un opéra-rock comme « The lamb lies down on Broadway », par exemple ? Tout ça est derrière vous ?

Ce n’est pas facile de répondre. Je pense que certaines de ces idées m’intéressent encore, mais de façon différente. D’une certaine manière, ce que j’essayais de faire dans ma dernière période avec Genesis était lié au multimédia. À cette époque, la sensibilité du son était limitée par la technologie d’alors. Maintenant, je voudrais aller encore bien plus loin dans cette direction…





Pour revenir à votre engagement politique et humanitaire, après la fin de l’apartheid, quels sont vos autres projets en ce sens, les causes d’injustice contre lesquelles lutter dans le monde ?

Il y en a beaucoup. Mais actuellement, je pense que le plus important est d’aider les gens à produire des témoignages. De donner à tout le monde la possibilité de filmer avec une caméra, par exemple, ou de disposer d’instruments de communication, comme le fax, l’ordinateur, etc. Je crois, en somme, qu’il existe aujourd’hui la possibilité d’utiliser la technologie des réseaux de communication pour renforcer la défense des droits humains.





C’est très intéressant. Vous pouvez me donner un exemple concret ?

Je veux atteindre de petits objectifs tangibles. Par exemple transformer la vie d’un village par des moyens de communication : des lignes téléphoniques, vingt ou trente ordinateurs, et ainsi de suite. On peut installer des “paquets” de ce genre dans n’importe quel village du monde, en Inde, en Chine, sur une montagne… Comme ça, dans un délai de trois à cinq ans, on pourrait apprendre aux gens de ces villages à devenir des créateurs d’informations, à les gérer, à les traiter. Ça permettrait, avec un effort modeste, de transformer l’économie de nombreux pays en leur donnant la possibilité de passer de l’économie agraire à une économie basée sur l’information. Ce serait très positif.





Quels sont vos projets immédiats ?

Des vacances ( il rit ). Ça fait des mois et des mois que nous sommes en tournée. On s’est arrêtés une fois, mais je crois que j’ai besoin de décrocher. Dans une tournée, on est toujours stressé, par le temps, le voyage… et l’impossibilité de faire du sport. Je joue beaucoup au tennis, par exemple. En ce qui concerne le travail, je suis en train de penser à une nouvelle chose du type du cd-rom. Pour l’instant, j’ai fini mon nouvel album “Secret World Live”, un double cd enregistré en public au cours de cette très longue tournée, justement. En fait, il s’agit d’un résumé de tout ce que j’ai fait jusqu’à aujourd’hui, une sorte d’anthologie, avec un seul morceau qu’on pourrait définir comme semi-inédit, “Across the River”. Dans le fond, cet album est aussi une manière de remercier tous ceux qui ont joué avec moi sur cette tournée éreintante. Des “habitués” comme Tony Levin ou David Rhodes à Billy Cobham et Paula Cole, qui m’ont aussi accompagné à Milan, le premier à la batterie et la seconde comme choriste.





Vous avez un désir, un rêve ?

Je voudrais que les États-Unis d’Europe existent déjà.





Pourquoi ?

Parce qu’il est désormais clair que dans l’économie mondialisée les petits pays ne peuvent plus compter. Il faut un organisme qui les représente vis-à-vis du reste du monde, des marchés futurs, en préservant leur identité culturelle. Il faut avoir une représentation économique groupée, une union commerciale pour survivre, et surtout pour être compétitif avec ces pays où la main-d’œuvre ne coûte pas cher. Et puis casser cette vision du monde en deux modèles, celui de l’Europe blanche, historique, et celui des pays pauvres qu’on peut exploiter. Il faut célébrer les différences entre les gens de tous les pays, et pas chercher à les rendre tous pareils.





3





Claudia Schiffer









La plus belle de toutes






























Elle a été la plus belle du monde, la plus payée, et, tout compte fait, la plus sévèrement punie. « Je suis la seule dont on n’a jamais vu la poitrine » avait-t-elle déclaré fièrement. Même son mirobolant contrat avec Revlon lui interdisait de se montrer sans voiles.

Du moins jusqu’à ce que deux photographes espagnols de l’Agence Korpa ne fassent tomber ce dernier rempart, et que le monde puisse admirer au grand jour la poitrine parfaite de la mythique Claudia Schiffer. Ces photos firent le tour du monde et la presse internationale se fit largement l’écho de cet événement . Il n’y eut que l’hebdomadaire allemand Bunte pour la mettre en couverture habillée. Pour mieux lui consacrer, hypocritement, de nombreuses pages intérieures avec les photos poitrine dénudée. Et la nouvelle Bardot protesta, furieuse, promettant des plaintes et des demandes de dommages et intérêts astronomiques.

Grâce à certains contacts privilégiés dans le monde de la mode, je décidai de cueillir au vol cette vague d’intérêt provoquée par les “photos-scandale” pour essayer de l’interviewer pour l’hebdomadaire Panorama . Ce fut très difficile : coups de fil innombrables, puis longues négociations avec son agente, qui bloquait toute tentative d’approche journalistique. Mais ma persévérance paya, et, en août 1993, j’obtins enfin le rendez-vous : Claudia était en vacances avec sa famille, aux Baléares, et il fallait donc que je m’y rende pour l’interview.

Il s’agissait d’un authentique scoop , une interview absolument exclusive : la belle Claudia n’avait jamais accordé d’interview à la presse italienne et, surtout, aucun journaliste n’avais jamais mis les pieds dans l’intimité familiale de sa résidence secondaire. À l’endroit où les photos-scandale avaient été prises, qui plus est, sur l’île de Majorque, à Puerto de Andratx, une discrète petite baie au sud de Palma où la famille Schiffer possédait depuis des années une maison de vacances.

Cette année-là, Claudia avait une raison supplémentaire d’aller s’y reposer. Elle venait juste de finir de jouer son propre rôle dans un long film documentaire consacré à sa vie : Around Claudia Schiffer, de Daniel Ziskind, ex-assistant de Claude Lelouch, tourné en France, en Allemagne et aux États-Unis. Le tournage s’achevait à peine et les télévisions du monde entier se battaient déjà pour en acheter les droits.





Peu avant de partir, en discutant avec un de mes proches amis de l’époque, plutôt à l’aise , issu d’une famille propriétaire d’une célèbre société qui produit des outils professionnels, je laissai échapper (je me suis peut-être un peu vanté...) que j’allais partir à Palma de Mallorca pour la rencontrer. Sur quoi mon ami me dit de ne pas réserver d’hôtel : « Mon yacht est amarré là » (un magnifique voilier de trente-deux mètres) me dit-il aussitôt. « Il y a cinq marins à bord, plus le cuisinier, qui sont payés à ne rien faire, dans le port de Palma. Vas-y toi, comme ça ils travailleront un peu ! Et tant que tu y es, fais-toi amener à Puerto de Andratx en bateau, comme ça tu fais une belle croisière par la même occasion !»

Je ne me le fis pas répéter deux fois, et c’est ainsi que le jour convenu pour l’interview je débarquai dans le petit port, à deux heures de mer de Palma, en sautant du voilier de mon ami. Après avoir salué les marins, je me rendis au Cafè de la Vista, en face du môle encombré de yachts, le lieu convenu pour le rendez-vous, prévu à trois heures et demi.

A coup sûr l’entrée en scène la plus spectaculaire dont ait jamais bénéficié un journaliste pour une interview !





*****

Une Audi 100 immatriculée à Düsseldorf arrive, légèrement en avance : ce sont eux. Devant, deux hommes, à l’arrière, Aline Soulier, son inséparable agente. Une petite déception : où est-elle ? Ça n’est qu’un instant. Un nuage blond apparaît derrière Aline et se penche en avant sur le siège. « Ciao, Claudia » dit-elle ; elle me tend la main, et sourit. Un charme qui étourdit, quelque part entre Lolita et la Madone.

Aucun d’eux ne descend de voiture. « Les paparazzis sont partout » murmure son agente pendant le rapide trajet vers la maison, une villa basse, couleur brique, à un étage. En me précédant, Claudia tient à préciser que jusqu’à ce jour, aucun journaliste n’était jamais entré chez les Schiffer, puis elle fait les présentations : « Mon petit frère, ma sœur Caroline, ma mère ». Une dame très distinguée, très Allemande, les cheveux blonds courts, qui dépasse le mètre quatre-vingt-un de sa fille. Seul le père manque à l’appel ; avocat à Düsseldorf, il est le véritable metteur en scène et artisan, dans l’ombre, du succès de sa fille, disent les gens bien informés. Est-ce à lui que l’on doit la création d’un tel mythe de la beauté ?





Tout a commencé dans une discothèque de Düsseldorf…

J’étais très jeune. Un soir, le propriétaire de l’agence Metropolitan s’est approché de moi, et il m’a demandé de travailler pour lui…





Quelle a été votre réaction ?

« Si c’est du sérieux » ai-je répondu « va en parler demain avec mes parents ». Vous savez, il y a tellement de techniques de drague en discothèque, ça pouvait en être une, et pas spécialement nouvelle…





Vous êtes très liée à votre famille ?

Énormément. C’est une famille qui a les pieds sur terre. Mon père est avocat et ma mère l’aide pour l’administratif. Ils ne se sont pas laissés impressionner par mon succès. Ils sont difficiles à étonner. Ils sont très fiers de moi, ça oui, mais pour eux ce n’est rien d’autre que mon métier, et ils attendent de moi que je le fasse le mieux possible.





Et vos frères et sœurs, ils ne sont pas jaloux ?

Mais non ! Ils sont fiers de moi, au contraire. Et surtout mon petit frère, qui a douze ans. J’ai une sœur de dix-neuf ans qui va à l’université, il n’y a donc aucune rivalité entre elle et moi. Et puis j’ai un frère de vingt ans : un ami.





Vous venez toujours à Majorque avec eux, pour les vacances ?

Depuis que je suis toute petite. J’adore cet endroit.





Mais maintenant que vous êtes grande, on dirait que vous avez du mal à vous promener par ici…

Effectivement, il y a des paparazzis partout, dans les arbres… c’est gênant. Chacun de mes mouvements est observé, étudié, photographié… De ce point de vue ce n’est pas vraiment des vacances ! (Elle rit ).





C’est le prix de la célébrité…

Eh oui, c’est exactement ça. Mais je fais souvent faire du bateau avec maman, et mes frères et sœur. En mer, je me sens tranquille.





Tout à fait tranquille ?

Ah, pour les photos en topless ? Je ne comprends vraiment pas comment ils ont pu faire. J’étais en bateau avec maman et ma sœur Carolina. On était amarrés pour prendre le soleil. Il y avait aussi Peter Gabriel, qui est un ami proche…





On l’a vu…

Oui, c’est vrai. Il est sur ces photos, lui aussi. De toute façon je préfère ne pas en parler... Et puis j’ai engagé des avocats pour les dommages et intérêts…





On dit que vous voudriez être actrice.

J’aimerais essayer, c’est tout. On me propose des scénarios, et plus j’en lis, plus j’ai envie de tenter. En ce moment, j’ai envie de faire un film. Très envie.





Mais nous ne jouerez pas pour Robert Altman, l’an prochain, dans “Prêt-à-porter”, consacré au monde de la mode ?

C’est vraiment incroyable. La presse du monde entier continue à en parler, mais ce n’est absolument pas vrai. Et puis je ne voudrais pas faire un film dans lequel je joue encore mon propre rôle.





Si vous deviez choisir entre top model et actrice ?

Top model, ça ne dure pas toute la vie. C’est un métier pour les filles très jeunes, qu’on fait peu de temps, comme jouer au tennis, ou nager… Il faut en profiter tant qu’on peut, en somme. Ensuite, j’aimerais retourner à l’université et faire des études d’histoire de l’art.





Vous avez toujours dit vouloir préserver votre vie privée à tout prix. Ce n’est pas contradictoire de tourner ce film sur votre vie, chez vous, chez vos parents ?

Je ne pense pas. Les moments vraiment privés le sont restés. On ne voit dans le film que ce que j’ai volontairement décidé de montrer au public : ma famille, mes amis, mes vacances, mes hobbys… Les choses que j’aime, en somme. Et puis les voyages, les défilés, les photographes avec lesquels je travaille, les agences de presse…





Vous vivez entre Paris et Monte-Carlo ?

En fait j’habite à Monte-Carlo, et je ne rate jamais l’occasion d’y retourner quand je ne travaille pas : les week-ends, par exemple.





Vous voyagez toujours avec votre agente ?

Normalement non. J’ai besoin d’elle quand je dois travailler dans des pays que je ne connais pas. Argentine, Japon, Australie ou Afrique du Sud. Dans ces cas-là, il y a énormément de fans, et puis des journalistes, des paparazzis…





C’est pénible, tous ces voyages ?

Non, parce que j’adore lire, et avec un livre le temps passe toujours, même en avion. Et puis c’est un travail, pas des vacances !





Quel genre de livres lisez-vous ?

Surtout des livres d’art. Ce que je préfère, c’est l’impressionnisme et le Pop art. J’aime aussi beaucoup l’histoire, les biographies des grands hommes. J’ai lu celle de Christophe Colomb. Incroyable !





On a dit de vous que vous êtes mi-Brigitte Bardot et mi-Romy Schneider-Sissi. Vous vous reconnaissez dans ces deux modèles ?

Oui. Mais pas tellement pour le physique. J’ai plutôt l’impression d’avoir certains traits de caractère en commun avec elles, un style de vie… Je trouve Bardot extraordinaire, en plus d’être très belle : quel caractère ! Et puis j’ai une sorte d’adoration pour Romy Schneider. J’ai vu tous ses films, et quand elle est morte, ça a été terrible. Une telle malchance dans une vie…





Si on excepte les malheurs, vous voudriez être la nouvelle Romy Schneider ?

Encore un beau compliment ! Ressembler à une telle, à une autre, ou encore à telle autre belle femme. Ce sont de très beaux compliments, tout ça, mais je veux surtout être moi-même. Je fais tout pour être moi-même.





Qu’est-ce que vous vouliez faire, quand vous étiez petite ?

Je ne pensais absolument pas à devenir top model. J’aurais voulu être avocate.





Comme votre père ?

Oui, j’aurais volontiers travaillé dans son étude. Et puis tous mes projets ont sauté. Quand je me suis rendue compte de la chance que j’ai eue, j’ai décidé de renoncer.





On dirait que votre histoire est une fable des années quatre-vingt-dix. Et les moments difficiles ?

Il y en a, bien sûr. Mais je me sens toujours à ma place, par exemple.





Quel est votre secret ?

Beaucoup de discipline. Et puis la capacité à être avec les autres. J’aime être avec les gens. J’aime répondre rapidement aux tirs croisés des journalistes, pendant les conférences de presse. C’est comme un défi. Je n’ai pas peur, voilà.





Ce n’est qu’une question de discipline ?

Il faut aussi beaucoup d’équilibre. Pour ça, l’éducation que j’ai reçue est fondamentale : ça m’a beaucoup aidée. Elle a forgé mon caractère en me donnant sécurité, pragmatisme et équilibre. Elle m’a habituée à ne pas perdre le contrôle de la situation dans les moments les plus compliqués. Si aujourd’hui je peux parler en public sans timidité, par exemple, tout le mérite en revient à mes parents.





D’après les médias, vos amours naissent et changent rapidement, Albert de Monaco aujourd’hui, Julio Boca


demain. Qui est la vraie Claudia ?

La vraie Claudia est une jeune femme qui a beaucoup d’amis. Le prince Albert est l’un d’entre eux, Julio Boca en est un autre. Mais il y a aussi Placido Domingo ou Peter Gabriel, et beaucoup d’autres personnalités. Dès que je suis photographiée avec l’un d’entre eux, la presse du monde entier nous transforme instantanément en fiancés ! Mais ce n’est pas vrai.





Mais, dans votre vie future, il y a un fiancé, un mari, des enfants ?

Je suis tout à fait disposée à tomber amoureuse, et même vite. Mais pour l’instant je n’ai aucun compagnon, pour la simple raison que je ne suis amoureuse de personne.





Que regardez-vous le d’abord chez un homme ?

Je n’ai pas d’idéal esthétique. La première chose que je regarde, c’est le caractère, et surtout le sens de l’humour. Je demande à un homme d’avoir du charme, de me conquérir par son intelligence, par son esprit, en somme. Qu’il sache ce qu’est l’humour et qu’il puisse me l’apprendre. Si on ne peut pas rire, dans la vie…





C’est difficile, d’être votre fiancé…

Tous les compagnons des personnes célèbres doivent avoir un caractère fort. Moi, j’aime les hommes de caractère, mais il faut aussi qu’ils soient sensibles. Pour se promener avec moi, il faut supporter le vacarme, les intrusions, les ragots, les journalistes…





Vous ressentez de la culpabilité ?

C’est-à-dire ?





Eh bien, il me semble que vous avez tout : beauté, célébrité, richesse…

Je sais que j’ai de la chance, ça oui, et je remercie Dieu et mes parents qui m’ont fait naître comme ça. C’est pour ça que quand je peux, j’essaie de faire quelque chose d’utile, de social.





Mais dans la mode, il n’y a pas que des bons sentiments. Il y a aussi la drogue, l’alcool, les rivalités…

La drogue et l’alcool ne m’intéressent pas. Les jalousies, si, par contre, mais je ne les comprends pas. Les tops ont des physiques, des caractères et des mentalités tellement différents que, pour moi, chacune a sa place. Et puis ce n’est pas la peine d’être très belle. Chaque femme a quelque chose de beau. Il faut juste le mettre en valeur.





Que faut-il pour percer ?

Du caractère, surtout, parce qu’il y a plein de belles femmes, dans le monde. Et puis avoir une formation, une personnalité, et de la discipline.





Discipline alimentaire, aussi ?

Pas trop. Je ne fume pas et je ne bois pas d’alcool, mais c’est seulement parce que je n’aime pas ça. Je ne mange pas beaucoup de viande parce que je crois que ce n’est pas bon pour la santé, et je fais attention aux graisses. Mais j’adore le chocolat… Ah ! Et le Fanta, bien sûr ! (Elle rit ).





Quel rapport avez-vous à l’argent ?

Ce n’est pas le plus important, mais il me permettra, plus tard, de faire ce que j’ai envie. L’argent, c’est la liberté.





Que signifie le mot sexe, pour vous ?

Pour moi ? (Elle est vraiment étonnée ).





Oui, pour vous.

Eh bien, c’est quelque chose qui se passe naturellement entre deux personnes amoureuses l’une de l’autre. Rien d’autre.





Vous pensez avoir une grande force érotique, ou sensuelle, plutôt ?

Absolument.





Absolument pas ?

Si, absolument !









4





Gong Li









Éclair de lune






























Début 1996, je venais de prendre mes fonctions de correspondant en Extrême Orient et, avec d’autres journalistes, je fréquentais John Colmey, le collègue du Time à Hong Kong. John me mit en relation avec la manager de la superbe actrice chinoise Gong Li, de qui j’obtins une interview exclusive pour Panorama , sur le plateau du film qu’elle tournait, près de Shanghai.

*****

À Suzhou, sur les rives du Lac Tai, cent kilomètres à l’ouest de Shangai, Chen Kaige s’apprêt à tourner l’une des dernières scènes de son film Temptress Moon , très attendu trois ans après le succès mondial d’ Adieu ma concubine. Ses assistants courent entre les plus de deux cents figurants en costume années vingt qui ont envahi le môle du port. Les femmes portent le traditionnel cheongsam de soie, des gentilshommes lisent, assis sur un palanquin, et, à l’arrière-plan, des dockers chargent des marchandises sur un vapeur. On tourne une grande scène d’adieu : Gong Li, Ruyi dans le film, belle et capricieuse héritière d’une richissime famille de Shangai dans laquelle on se livre à des incestes, des rites opiacés et des trahisons croisées, va partir pour Pékin avec son fiancé Zhongliang : Leslie Cheung, l'acteur de Hong Kong qui était déjà à ses côtés pour Adieu ma concubine .

Sur le quai, il y a son ami d’enfance Duanwu (interprété par la nouvelle promesse du cinéma taïwanais Kevin Lin), qui, depuis toujours, aime secrètement Ruyi : « Tu dois penser : c’est la dernière fois que je la vois, la dernière fois ! On doit le lire sur ton visage, c’est ça que je veux voir !» lui recommande Chen Kaige, quarante-six ans, veste de cuir et jean noir. « Bien... Yu-bei ... (prêts, ndr ) ... Action !». Quand Kevin Lin se tourne et regarde partir le vapeur, on lit la douleur dans ses yeux. « Ok ! » crie Kaige, satisfait. C’est le dernier clap de la journée.

Après avoir passé plus de deux ans à réécrire le scénario, Kaige travaille dur pour que son film soit prêt pour le rendez-vous de Cannes, en mai. Numéro un du cinéma chinois des années quatre-vingt-dix, enfant de la balle (son père, Chen Huai’ai, était un monument du cinéma d’après-guerre) Chen Kaige est connu pour obtenir le maximum de ses acteurs, mettant parfois leur patience à dure épreuve. Et celle du gouvernement chinois également, qui, pendant des années, a interdit, coupé et censuré ses films, avant de devoir finalement lui reconnaître la stature d’un maître du cinéma contemporain.

Ce nouveau film, Temptress Moon, qui a pour l’instant coûté six millions de dollars, est d’une certaine façon le symbole de la situation actuelle du cinéma chinois, oscillant entre libéralisme et répression, diffusé sur les marchés internationaux, mais les pieds bien plantés dans son sol natal ; cosmopolite et chauvin à la fois. Et on croirait que le tournage du film est une version miniature de la Chine contemporaine.

Les protagonistes sont la fine fleur de ce que proposent, à l’heure actuelle, « les trois Chines » : Hong Kong (Leslie Cheung), Taïwan (Kevin Lin) et la Chine populaire (Gong Li). Le réalisateur est un intellectuel de Pékin, et la productrice, Hsu Feng, une ex-star du cinéma taïwanais, mariée à un homme d’affaires de Hong Kong, où dans les années soixante-dix, elle avait fondé Tomson Film. C’est justement elle qui, il y a huit ans, a convaincu Kaige de porter à l’écran la nouvelle de Lilian Lee, Adieu ma concubine ).

Mais si la nouvelle œuvre de Kaige suscite de grandes attentes, celles du public et de la critique sont encore plus fortes à l’égard de la performance d’actrice de l’incontestable star du film, Gong Li. Âgée de trente et un ans, l’actrice est sans aucun doute la Chinoise la plus connue au monde. À son actif, des films tels que Le sorgho rouge (1987), Épouses et concubines (1991) et Adieu ma concubine (1993). Et une longue histoire d’amour, qui vient de s’achever, avec Zhang Yimou, son compagnon pendant huit ans, le réalisateur qui a fait d’elle une star mondiale et avec lequel elle a tourné un dernier film l’année passée, Shanghai triad .

Mais le succès rencontré auprès du public occidental n’a pas empêché Gong Li de rester Chinoise à cent pour cent.

À la fin de sa journée sur le plateau, elle a accepté de se raconter dans cette interview exclusive pour Panorama .





C’est un autre grand film, mais c’est un autre film historique, qui parle de la Chine des années vingt et pas des événements historiques récents…

Je crois que c’est lié au fait que la Chine n’a ouvert que très récemment ses portes au reste du monde. Depuis, le cinéma aussi a bénéficié chez nous d’une plus grande ouverture stylistique et culturelle. La censure a certainement joué pendant des années un rôle décisif dans le choix des thèmes et dans le destin de notre cinéma. Mais il y a aussi une autre raison, plus artistique, si l’on peut dire : de nombreux réalisateurs chinois pensent qu’il est bon de faire des films sur les événements datant d’avant la Révolution culturelle. C’est une façon de réhabiliter ces événements et ce passé. Et peut-être pensent-ils qu’il est encore trop tôt pour porter à l’écran, à l’intention du public international, des épisodes récents qui sont encore trop frais et douloureux dans la mémoire collective.





Vous êtes la femme chinoise la plus populaire au monde. Sentez-vous la responsabilité de ce rôle d’ambassadrice ?

Le terme d’ambassadrice m’intimide un peu… je trouve que c’est un titre trop lourd pour moi. Disons qu’à travers mes films je me sens plutôt comme un pont entre notre culture et celles de l’Occident. Ça oui : parce que je pense qu’en effet on ne connaît pas grand chose de la réalité de la Chine contemporaine, chez vous. Et si un de mes films pouvait servir à faire comprendre un peu mieux notre vie, notre peuple, nous tous, alors je me sentirais vraiment fière.





Ces derniers temps, cependant, l’image de la Chine n’est pas des meilleures dans le monde : exécutions de masses, orphelinats de la mort… Tout cela correspond à la réalité ?

La Chine a de nombreux problèmes, c’est sûr. Surtout si l’on ne prend en compte que les événements négatifs, en oubliant le positif. Si on ne connaît d’un pays que les tortures, il est clair qu’on en a une image incomplète. Mon pays est grand, nous sommes plus d’un milliard de personnes, et il y a donc des différences énormes à l’intérieur de la Chine. Et ce n’est pas facile d’émettre des jugements.





Quand avez-vous décidé d’accepter le rôle de Ruyi dans Temptress Moon ?

Ça s’est fait presque par hasard. Ou par un destin prophétique, parce que ça a été une « tentation » pour moi aussi. On m’a proposé le rôle au dernier moment, alors que le tournage avait déjà commencé, après qu’une actrice de Taïwan avait décidé de ne pas continuer. Savez-vous que les critiques chinois ont comparé Temptress Moon à Autant en emporte le vent ?





Ah, et pourquoi ?

Pas en raison de l’histoire, mais pour le choix des acteurs. Chen a vu des dizaines d’actrices pour mon rôle, exactement comme dans Autant en emporte le vent on a écarté une actrice après l’autre avant de choisir Vivian Leigh pour le rôle de Scarlett O'Hara. C’est ainsi que je suis arrivée alors que le tournage avait déjà commencé. Et ça n’a pas été facile. On voulait que j’interprète un personnage complètement différent de ceux que je joue d’habitude : dans ce film, je devais être une jeune femme riche et capricieuse.





Aujourd’hui, le cinéma chinois vit un moment magique, grâce à des réalisateurs comme Kaige et des acteurs comme vous. Mais également grâce à des noms tels que John Woo ou Ang Lee, qui travaillent à Hollywood .

Je pense que l’explication est que les réalisateurs chinois unissent une technique cinématographique irréprochable à ce charme et à ce style uniques qui appartiennent à notre culture.





Comment avez-vous commencé à jouer ?

Complètement par hasard. Quand j’étais petite, j’aimais chanter. Un jour, mon professeur de chant me dit de l’accompagner pour voir le tournage d’un téléfilm à Shandong. C’était une femme qui le réalisait, je me souviens. Quand elle m’a vu, elle a décidé que je devais jouer un rôle, et elle m’a donné le scénario à lire. C’était un petit rôle. Mais elle décida que j’étais une actrice née. C’est ce qu’elle a dit à ma mère : « Votre fille doit être actrice ». Elle a réussi à la convaincre, et deux mois après, je suis entrée au conservatoire de Pékin. J’ai travaillé dur, je me souviens, j’ai commencé à jouer des petits rôles, et puis…





Vous vivez entre Pékin et Hong Kong. Les journaux parlent de votre nouvelle histoire d’amour avec un homme d’affaires de Hong Kong. Vous pensez vous y installer définitivement ?

Je ne crois pas. J’aime Hong Kong parce que c’est une ville frénétique. C’est bien pour le shopping. Mais je la trouve ennuyeuse. Pékin est différente. Dans la rue, les gens se rencontrent et vous parlent, discutent. À Hong Kong on ne pense qu’à faire de l’argent.





Êtes-vous agacée de l’’intérêt de la presse pour votre vie privée ?

Je pense que c’est inévitable. C’est surtout la presse asiatique qui écrit des choses désagréables, des inventions. Les journaux occidentaux sont plus corrects.





En Chine aussi, c’est important d’être belle, pour une actrice ?

Vous trouvez que je suis belle ?





En Occident vous êtes considérée comme un sex-symbol.

Eh bien, ça me fait plaisir. Mais je ne me sens pas un sex-symbol. Je dois peut-être représenter la personnalité ou le charme de la femme chinoise, qui sont très différents de ceux des femmes occidentales.





Quels projets avez-vous ?

Je voudrais me marier et avoir des enfants, je pense que la famille est très importante dans la vie d’une femme. Sans famille, on ne peut pas apporter la vérité de tous les jours dans son travail.





Des projets cinématographiques ?

Pas pour l’instant. Je lis beaucoup de scénarios, mais je ne trouve rien qui me plaise. Je ne crois pas qu’il faille accepter un rôle juste pour s’occuper.





Vous travailleriez avec un réalisateur occidental ?

Pourquoi pas, s’il avait un rôle pour moi, un rôle pour une femme chinoise ?





Y a-t-il un Italien avec lequel vous aimeriez travailler ?

Bien sûr, Bernardo Bertolucci !





5





Ingrid Betancourt









La pasionaria des Andes






























Chère Dina, voilà le papier, l’encadré suit. J’espère que tout va bien. Je prends l’avion aujourd’hui (lundi 11) de Tokyo pour Buenos Aires, où j’arriverai demain, le 12 février. Après, je serai toujours joignable par satellite, même pendant la “navigation” antarctique. Je serai de retour en Argentine autour du 24 février, avant de partir pour Bogota, où je dois rencontrer Ingrid Betancourt début mars.

Dis-moi si ça t’intéresse.

À bientôt

Marco





J’avais envoyé ce mail, retrouvé dans un vieil ordinateur, à Dina Nascetti, l’une de mes responsables à l’Espresso, début février 2002, pour la tenir au courant de mes déplacements. J’étais allé au Japon pour un reportage sur la tombe du Christ


, et je m’apprêtais à entreprendre un long voyage, qui allait m’entraîner loin de chez moi pendant presque deux mois. La destination finale était la limite géographique extrême : l’Antarctique.

Au cours de ce voyage, j’avais prévu une halte en Argentine, pour un reportage sur la très grave crise économique qui étranglait alors ce pays d’Amérique latine, puis, sur le chemin du retour, un arrêt en Colombie, où je devais interviewer Ingrid Betancourt Pulecio, la femme politique et militante des droits de l’homme colombienne. En fait, j’arrivai à Bogota quelques jours en avance. Et ce fut une chance – pour moi, du moins. Je rencontrai Ingrid Betancourt le 22 février, et, vingt-quatre heures après exactement, alors qu’elle roulait vers Florencia, Ingrid Betancourt disparut sans laisser de traces, vers San Vicente del Caguan. Enlevée par les guérilleros des farc , elle fut leur otage pendant plus de six ans.

Si j’étais arrivé en Colombie ne serait-ce que le jour suivant, je ne l’aurais jamais rencontrée.





*****

Des cheveux châtains qui tombent sur ses épaules. Des yeux foncés, en bonne Colombienne. Un bracelet d’ambre au poignet. Et des lèvres qui ne sourient presque jamais.

Elle a peu d’occasions de sourire, Ingrid Betancourt, quarante ans bien portés, cinquante kilos harmonieusement répartis sur un mètre soixante-dix, aujourd’hui candidate aux inconfortables fonctions de présidente de la République de l’État le plus violent du monde, la Colombie. Un endroit où on enregistre tous les jours soixante-dix morts violentes en moyenne. Où, depuis quarante ans, on se bat dans une guerre qui a fait trente-sept mille victimes civiles depuis 1990. Où, toutes les vingt-quatre heures, dix personnes environ sont enlevées. Un État qui affiche la performance d’être le premier producteur de cocaïne au monde, et dont plus d’un million de personnes ont fui dans les trois dernières années.

Pourtant, il ne s’est pas passé tant de temps depuis le jour où cette femme, qui est aujourd’hui assise en face de moi, le regard nerveux, en gilet pare-balles, dans un appartement anonyme, ultra-secret et ultra-protégé du centre de Bogota, souriait, sereine, étendue sur une plage des Seychelles, sous le regard indulgent de son père, Gabriel de Betancourt, diplomate français beau, cultivé et intelligent, envoyé en mission dans ce coin de paradis après les difficiles années passées en Colombie.

Vingt-quatre heures exactement après cette interview, alors qu’elle roulait vers Florencia, Ingrid Betancourt a disparu vers San Vicente del Caguan, à la limite de la zone de pénétration la plus avancée des troupes colombiennes contre les rebelles des farc . Un cameraman et un photographe français qui l’accompagnaient pour couvrir sa campagne électorale à risque ont disparu avec elle. Et tout laisse penser qu’il s’agit d’un enlèvement.

Un coup de théâtre dramatique, qui, paradoxalement, mais pas tant que ça dans un pays aussi cruel que la Colombie, « augmente d’un coup ses chances d’être élue », comme le remarque avec pragmatisme Gabriel Marcela, professeur à la Escuela de Guerra, qui connaît parfaitement les vicissitudes colombiennes.





Ingrid Betancourt Pulecio était volontairement revenue dans cet enfer. Et pas au soir de sa vie, mais en 1990, à trente ans.

Ancienne députée, désormais sénatrice, elle fonde un parti dont le nom est Oxigeno Verte , « pour faire circuler un air frais dans la politique colombienne, malade de corruption » explique-t-elle sans sourire. Son slogan : « Ingrid es oxigeno ». Sur la photo, on la voit avec un masque anti-pollution et des ballons de baudruche de couleur. Avec cent soixante mille votes en sa faveur, c’est la mieux élue du pays. Personne, cependant, ne parlerait d’elle aujourd’hui si elle ne publiait pas son autobiographie, qui sort justement ces jours-ci en Italie. Son titre ne laisse aucun doute sur le tempérament de son auteur : « Forse mi uccideranno domani


».





Un peu théâtral, peut-être ?

« La version française avait pour titre La rage au cœur, se défend-elle. Mais les éditeurs italiens voulaient un titre plus fort, et nous avons choisi celui-ci. C’est comme ça que je me sens, d’ailleurs, c’est ce que je pense tous les matins quand je me réveille, et tous les soirs avant de m’endormir. Et je ne pense pas qu’il y ait rien de particulièrement héroïque. La probabilité d’être assassiné le lendemain est une perspective tout à fait réaliste et très présente pour une très large part de la population de ce pays ».

Les journaux l’ont dépeinte comme une espèce de sainte. Paris Match l'a appelée “La femme cible”. Libération “Une héroïne”. Le Figaro , “La Pasionaria des Andes”. Le Nouvel Observateur a écrit que «si Simon Bolívar, le libertador de l'Amérique latine, avait pu choisir son héritier, c’est elle qu’il aurait choisie ».

Les journaux colombiens, eux, se sont un peu moqués d’elle. La Semana , premier hebdomadaire d’information du pays, l’a mise en une sous le titre “Juana de Arco” (Jeanne d'Arc) avec un photomontage où elle apparaît en version Pucelle d’Orléans, avec cheval, armure et lance au pied. En fait, le livre est beaucoup plus mesuré et sobre que son titre et que les comptes rendus qui en sont faits. Ingrid ne cache pas qu’elle est une privilégiée. Issue de l'élite, elle a gardé certains luxes : faire de l’équitation une fois par semaine dans un domaine que lui prêtent des amis, par exemple.

À part ça, ce ne sont pas les idées qui lui manquent, et elle ne mâche pas ses mots pour les exprimer. « Les farc , Fuerzas Armardas Revolucionarias de Colombia, premier groupe guérillero du pays, pouvaient compter en 1998 sur des financements annuels équivalant, avec des calculs prudents, à un montant de trois cents millions de dollars, provenant essentiellement des “financements” des narcotrafiquants et des revenus des enlèvements, séquestrations et extorsions. Nous savons qu’ils peuvent aujourd’hui compter sur un montant annuel qui frôle le demi-million de dollars, et qu’ils sont passés de quinze mille à vingt et un mille cadres. Cette situation -explique-t-elle- met l’État colombien dans une situation de total déséquilibre des forces face à la guérilla. Nous avons calculé que, pour obtenir des résultats décisifs, le gouvernement devrait mettre sur le terrain entre trois et quatre militaires bien entraînés pour chaque guérillero, alors qu’il ne peut déployer aujourd’hui qu’une proportion d’un contre un, au maximum deux soldats contre chaque membre des farc . Et tout cela au prix d’un effort économique qui, pour mon pays, est déjà presque surhumain. On a calculé que le coût de la répression a quasiment été décuplé depuis 1990. Et s’il représentait au début un pour cent du PIB, il dépasse aujourd’hui deux pour cent, et il a atteint le chiffre astronomique de dix millions de dollars US ».

Une exaltée, comme la décrivent ses ennemis, ou une femme qui veut faire quelque chose pour son pays, comme elle le dit elle-même ? À Bogota, les cercles politiques snobent sa candidature. Mais, à bien y regarder, ils la craignent. Omar, le chef de ses gardes du corps, dit : « Dans ce pays, quand on est honnête, on risque de le payer de sa vie. » Et elle, en retour : « Je n’ai pas peur de mourir. La peur me rend plus lucide ».

La priorité de sa campagne électorale est la lutte contre la corruption. La guerre civile vient juste après : « L’État doit négocier sans appréhensions avec les guérilleros de gauche -conclut-elle- en prenant ses distances avec les AUC, les paramilitaires de droite, qui sont responsables de la majeure partie des homicides dans ce pays ».

Mais comment fait-on pour vivre tous les jours avec les menaces et la peur ?

« Peut-être que ça devient simplement une habitude. Une habitude horrible. L’autre jour -conclut-elle tranquillement- en ouvrant mon courrier, j’ai trouvé la photo d’un enfant démembré. Il y avait marqué dessous : “Madame la Sénatrice, les tueurs qui s’occuperont de vous ont déjà été payés. Pour votre fils, on se réserve un traitement particulier…” ».

















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Aung San Suu Kyi


Prix Nobel de la paix 1991




Se libérer de la peur


























Le six mai 2002, suite à de fortes pressions de l’ onu , Aung San Suu Kyi fut libérée. La nouvelle fit le tour du monde, mais sa liberté fut de courte durée. Le trente mai 2003, alors qu’elle se trouvait à bord d’un convoi, entourée d’une foule de ses partisans, un groupe de militaires ouvrit le feu en massacrant un nombre important de personnes, et Aung San Suu Kyi ne dut la vie qu’à la qualité des réflexes de son chauffeur Ko Kyaw Soe Lin ; mais elle fut de nouveau assignée à résidence.

En mai 2002, le lendemain de sa libération, par le biais de contacts que j’avais avec la dissidence birmane, je pus lui faire parvenir par mail une série de questions pour une interview “à distance”.





*****

Hier, à dix heures du matin, sans un bruit, les gardes qui stationnaient devant la résidence d’Aung San Suu Kyi, leader de la contestation démocratique birmane, sont rentrés dans leur caserne. C’est ainsi, par une manœuvre inattendue, que la junte militaire de Rangoun a annulé les restrictions de liberté de mouvement de la leader pacifiste, “la Dame” comme on l’appelle simplement en Birmanie, prix Nobel de la paix en 1991, assignée à résidence depuis ce lointain vingt juillet 1989.

Depuis hier, dix heures du matin, après presque treize ans, Aung San Suu Kyi est donc libre de sortir de la Maison du lac, de communiquer sans restrictions, de faire de la politique, de voir ses enfants.

Mais le terrible isolement de la “pasionaria birmane” est-il vraiment terminé ? L'opposition en exil ne croit pas encore aux déclarations grandiloquentes de la junte militaire qui a affirmé la libérer sans conditions.

Incrédules, les exilés birmans attendent. Et prient. Depuis hier, la diaspora birmane a en effet organisé des prières collectives dans tous les temples bouddhistes de Thaïlande et de l’Asie orientale.

Elle, la Dame , n’a pas perdu de temps. Elle avait à peine retrouvé sa liberté qu’elle a rejoint le quartier général de son parti, cette Ligue nationale pour la démocratie ( lnd ), qui avait obtenu une victoire écrasante (quatre-vingt pour cent des voix), aux élections de 1990, quand le Parti de l’unité, au pouvoir, ne s’était adjugé que 10 sièges sur 485. Le gouvernement militaire avait annulé le résultat des élections, interdit les activités de l’opposition, réprimé violemment les manifestations, et emprisonné ou contraint à l’exil les leaders de l’opposition. Le parlement ne fut jamais convoqué.





L’édition italienne de votre autobiographie a pour titre “Libera dalla paura


”. Vous vous en sentez libérée, aujourd’hui ?

Aujourd’hui, pour la première fois depuis plus de dix ans, je me sens libre. Libre physiquement. Libre, surtout, d’agir et de penser. Comme je l’explique dans mon livre, cela fait maintenant des années que je me sentais “libérée de la peur”. Depuis que j’avais compris que les exactions de la dictature de mon pays pouvaient nous blesser, nous humilier, nous tuer. Mais qu’elles ne pouvaient pas nous faire peur.





Aujourd’hui, à votre libération, vous avez déclaré qu’elle est sans conditions, et que la junte militaire au pouvoir vous a même autorisée à vous rendre à l’étranger. Vous y croyez vraiment ?

Un porte-parole de la junte, dans un communiqué écrit diffusé hier soir, a annoncé l’ouverture “d’une nouvelle page pour le peuple du Myanmar et pour la communauté internationale”. Des centaines de prisonniers politiques ont été libérés au cours des derniers mois, et les militaires m’ont assurée qu’ils continueraient à libérer ceux qui -je les cite- « ne représentent pas un danger pour la communauté ». Ici, tout le monde veut croire, veut espérer que c’est vraiment le signe du changement. La reprise du chemin vers la démocratie, brusquement interrompu par la violence du coup d’État de 1990. Mais que l’âme du peuple birman n’a jamais oubliée.





Maintenant que vous avez été libérée, vous ne craignez plus d’être expulsée, éloignée de vos partisans ?

Une chose doit être bien claire : je ne partirai pas. Je suis Birmane, j’ai renoncé à la nationalité britannique précisément pour ne pas offrir un prétexte au régime. Je n’ai pas peur. Et cela me donne de la force. Mais le peuple a faim, c’est pour ça qu’il a peur et qu’il devient si faible.





Vous avez dénoncé plusieurs fois, et avec force, les intimidations des militaires à l’égard des sympathisants de la Ligue pour la démocratie. Tout cela continue-t-il encore aujourd’hui ?

D’après les informations en notre possession, au cours de la seule année 2001, l’armée a arrêté plus de mille militants de l’opposition sur ordre des généraux du slorc . Beaucoup d’autres ont été obligés de quitter la Ligue après avoir subi des intimidations, des menaces, des pressions illégales pour lesquelles il n’existe aucune justification. Leur stratégie est toujours la même, une action capillaire : des unités de fonctionnaires d’État lâchées sur tout le territoire national font le tour des maisons, et dans ce “porte-à-porte”, demandent aux citoyens de quitter la Ligue . Les familles qui refusent font l’objet d’un chantage, avec le spectre de la perte de leur emploi et souvent des menaces explicites. De nombreuses sections du parti ont été fermées et chaque jour, les militaires vérifient les chiffres des abandons. Cela montre à quel point ils ont peur de la Ligue. Pour nous tous, en ce moment, l’espoir est que tout ça soit vraiment fini.





Le tournant d’aujourd’hui, le coup de théâtre de votre libération ont-ils été une surprise, ou s’agit-il de quelque chose qui a été préparé avec attention, et imaginé par les militaires pour des questions “d’image” internationale ?

Depuis 1995, l’isolement de la Birmanie a petit à petit diminué, l’université de Rangoun a été rouverte, et le niveau de vie s’est peut-être légèrement amélioré ; mais l’histoire de la Birmanie continue à se dérouler dans un quotidien fait de violences, d’actions illégales, d’abus de pouvoir, tant à l’encontre des dissidents, des minorités ethniques (Shan, We, Kajn) qui demandent leur autonomie, que de la majeure partie de la population, de manière générale. Les militaires sont de plus en plus en difficulté, tant à l’intérieur que sur le plan international. Entre-temps, ils poursuivent le trafic de drogue, à moins qu’ils ne parviennent à remplacer cette rente lucrative par une autre, tout aussi rentable. Mais laquelle ? Notre nation est quasiment transformée en gigantesque coffre-fort dont seule l’armée connaît la combinaison. Et ce ne sera pas facile de convaincre les généraux qu’ils doivent partager cette richesse avec les cinquante millions d’autres Birmans.





Dans cette situation, quelles sont vos conditions pour entamer un dialogue ?

Nous n’accepterons aucune initiative –y compris des élections organisées par les généraux- avant que ne soit réuni le Parlement élu en 1990. Mon pays reste dominé par la peur. Il n’y aura pas de paix véritable tant qu’il n’y aura pas un engagement véritable qui rende honneur à tous ceux qui se sont battus pour une Birmanie libre et indépendante ; même si la conscience reste aiguë qu’on ne pourra pas atteindre la paix et la réconciliation une fois pour toutes et qu’il faut donc une vigilance encore davantage accrue, encore plus de courage, et la capacité à développer en nous-mêmes une véritable résistance active et non-violente.





Que peut faire l’Union Européenne pour aider le peuple birman ?

Continuer à faire pression, parce que les généraux doivent savoir que le monde entier les regarde et qu’ils ne peuvent plus commettre impunément de nouvelles infamies.





*****

Le 13 novembre 2010, Aung San Suu Kyi a enfin été définitivement libérée. Elle a obtenu en 2012 un siège au Parlement birman, et le 16 juin de la même année, elle a pu retirer son prix Nobel. Comme le gouvernement lui a enfin accordé l’autorisation de se rendre à l’étranger, elle s’est rendue en Angleterre auprès de son fils qu’elle ne voyait plus depuis des années.

Le six avril 2016, elle est devenue Conseiller d’État (Premier ministre) du Myanmar.

La Birmanie, aujourd’hui le Myanmar, n’est pas encore un pays totalement libre, et son passé dictatorial pèse sur l’histoire comme sur le devenir de la nation. Mais quelque chose de plus qu’un espoir de liberté et de démocratie a fleuri au pays des Mille Pagodes.





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Lucia Pinochet









“ Asasinar, torturar y hacer desaparecir ”






























Santiago du Chili, mars 1999 .

« Pinochet ? Pour les Chiliens, c’est comme un cancer. Un mal obscur... douloureux. On sait qu’on l’a, mais on a même peur d’en parler, de prononcer son nom. Et on finit par faire semblant qu’il n’existe pas. En espérant peut-être qu’en l’ignorant, ce mal s’en aille tout seul, sans qu’on n’ait à l’affronter... ». Elle doit avoir à peine plus de vingt ans, la jeune fille qui sert aux tables du Cafè El Biografo , lieu de rencontre des poètes et des étudiants dans le barrio pittoresque de Bellavista à Santiago, le quartier des artistes et des vieux restaurants, avec ses maisons colorées. Elle n’était peut-être même pas née quand le général Pinochet Ugarte, le “Senador vitalicio”, comme on l’appelle ici, ordonnait de “asasinar, torturar y hacer desaparecir” ses opposants -comme le crient les familles de plus de trois mille desaparecidos - ou quand il œuvrait d’une main de fer “à libérer le Chili de la menace du bolchévisme international”, comme l’assurent ses admirateurs. Mais c’est elle qui a voulu me parler de Pinochet, et elle a les idées claires : « Tout est Pinochet, ici. Pour ou contre, mais il est là, le général, dans tous les aspects de la vie du Chili. Il est dans la politique, bien sûr. Il est dans la mémoire de tous, dans les souvenirs de mes parents, dans les explications des professeurs à l’école. Et il est dans les romans, dans les livres... dans le cinéma. Oui, même le cinéma, au Chili, on le fait pour ou contre Pinochet. Et nous, on continue à faire semblant qu’il n’existe pas... ».

Oui, c’est ce vieux monsieur têtu, qui affronte la justice britannique “avec une dignité de soldat” («...pauvre vieux !» m’a murmuré à l’oreille le portier du “Circulo de la Prensa”, situé juste derrière le palais de la Moneda où mourut Salvador Allende, traqué par le coup d’État du général, et où les plus fidèles du Senador vitalicio , dans les années sombres de la dictature, venaient “prélever” les journalistes gênants), ce “pauvre vieux” qui, dans le Chili du III


millénaire, devient un colosse encombrant dont la masse occupe chaque quartier, chaque coin, chaque rue de cette ville, Santiago, qui semble comme hésitante, repliée sur elle-même.

Et puis c’est lui la mémoire vivante de ce pays, une mémoire immense, envahissante, gênante pour ses partisans et insupportable pour ses détracteurs. Une mémoire qui s’étend, poisseuse comme un blob, sur les vies, les espoirs et les douleurs, sur le passé et sur l’avenir des Chiliens.





En octobre 1998, Pinochet, devenu sénateur quelques mois après l’abandon de ses fonctions de chef des Armées, fut arrêté et assigné à résidence alors qu’il se trouvait à Londres pour des traitements médicaux. Dans la clinique où il avait subi une intervention chirurgicale au dos, puis dans une résidence de location.

C’est un juge espagnol, Baltasar Garzón, qui avait signé le mandat d’arrêt international pour crimes contre l’humanité. Les accusations reposaient sur presque cent cas de torture contre des citoyens espagnols, et un cas de conspiration en vue de tortures. La Grande-Bretagne n’avait que très récemment signé la Convention internationale contre la torture, et toutes les accusations portaient sur des faits qui s’étaient produits au cours des quatorze derniers mois de son régime.

Le gouvernement chilien s’opposa immédiatement à l’arrestation, à l’extradition et au procès. Une rude bataille légale s’ouvrit dans la Chambre des Lords, l’organe juridique britannique suprême ; elle dura seize mois. Pinochet en appela à son immunité diplomatique en tant qu’ancien chef d’État, mais les Lords la lui refusèrent en vertu de la gravité des accusations, et accordèrent l’extradition, subordonnée à des limites, cependant. Peu de temps après, toutefois, un deuxième arrêt de ces mêmes Lords permit à Pinochet d’éviter l’extradition en raison de sa santé précaire pour des motifs qualifiés “d’humanitaires” -il avait quatre-vingt-deux ans au moment de son arrestation. Après quelques contrôles médicaux, le ministre britannique des Affaires étrangères de l’époque, Jack Straw, autorisa Pinochet à rentrer au Chili en mars 2000, presque deux ans après son assignation à résidence.





Au beau milieu de cette complexe affaire juridique internationale, fin mars 1999, je me rendis à Santiago pour suivre l’évolution de la situation pour le quotidien Il Tempo , et pour rencontrer la fille aînée du Senador vitalicio , Lucia. La Chambre des Lords venait tout juste de refuser l’immunité à Pinochet, et l’avion qui devait le ramener au Chili, comme l’espéraient sa famille et ses partisans, était parti sans lui.

La réaction fut immédiate dans les rues de Santiago. Le vingt-quatre mars, la capitale chilienne avait attendu la décision en retenant son souffle, mais sans être en état de siège. Tandis que des “Carabineros” contrôlaient d’une présence discrète les points chauds de la capitale chilienne -le palais présidentiel de la Moneda, les ambassades de Grande-Bretagne et d’Espagne et les sièges des associations pour et contre le Senador vitalicio - les Chiliens suivaient l’événement, minute par minute, par la couverture massive que toutes les télévisions nationales lui consacraient. L'attention était celle que l’on accorde à un événement historique, avec des directs par satellite de Londres, Madrid et de différents points de Santiago, commencés dès sept heures du matin et poursuivis toute la journée. Un peu moins d’une heure après la décision des Lords, vers midi, heure locale, deux quotidiens du soir étaient déjà prêts pour une édition extraordinaire. L’un d’eux titrait efficacement, en une : « Pinochet a perdu et gagné ».

Dans les moments cruciaux de la matinée, de très nombreux Santiagois s’étaient assemblés autour des postes de télévision installés un peu partout dans les lieux publics, des McDonald's aux plus petites gargotes. On avait même frôlé l’émeute dans un grand magasin du centre quand les clients, furieux, avaient agressé verbalement le directeur pour l’obliger à transmettre le direct de Londres à la télévision.

Dans l’après-midi, après le calme qui avait régné jusqu’alors, les premiers signes de tension s’annoncèrent. À seize heures, heure de Santiago, on enregistrait les premiers heurts entre les étudiants et la police dans le centre de la capitale, au carrefour de l'Alameda


et de calle Miraflores, avec un bilan d’une dizaine de blessés et d’une cinquantaine d’étudiants arrêtés.

De nombreux appels au calme, surtout de la part des représentants du gouvernement. Les déclarations menaçantes du général Fernando Rojas Vender (le pilote qui avait bombardé le palais présidentiel de la Moneda), commandant de la Force Aérienne Chilienne, la FACH, fidèle entre toutes, qui avait publiquement soutenu le mardi précédent qu’une atmosphère « semblable à celle du Coup d’État de 1973 » s’installait dans le pays, avaient ainsi été sévèrement censurées par le Gouvernement, qui avait même obligé Rojas à une rectification publique.

L’attention se déplaçait désormais sur le ministre britannique de la Justice, Straw. Et la machine de propagande des soutiens de Pinochet s’était déjà ébranlée à son encontre, visant « à faire connaître à Straw la même fin que Lord Hofmann », soit à discréditer le ministre britannique accusé d’avoir publiquement manifesté dans sa jeunesse de fortes sympathies pour la gauche chilienne durant un de ses voyages au Chili, à l’âge de trente-trois ans. Certains soutenaient même qu’ils pouvaient fournir les preuves d’une rencontre amicale entre le jeune Straw et le Président alors en fonctions, Allende, qui l’aurait invité à prendre un thé.

Bref, les arguments à évoquer ne manquaient pas, pensais-je en me rendant à pied vers le domicile de Lucia Pinochet.





*****

Inés Lucia Pinochet Hiriart est l’aînée. Une belle femme, qui porte assez bien son âge, et mieux encore son nom. Un banal plâtre l’a empêchée d’accompagner ses frères et sœurs à Londres au chevet de son père. Ainsi, sans l’avoir prévu, le sort l’a désignée pour rester à Santiago et représenter le Senador , et surtout le défendre, dans un moment rien moins que facile.

Des fenêtres ouvertes de sa belle maison des beaux quartiers nous parviennent les voix des manifestants qui hurlent des slogans en faveur de son père ; ses trois garçons Hernan, Francisco et Rodrigo à ses côtés, nous parlons pendant près d’une heure des thèmes “chauds” de l’affaire dont dépendent le destin de son père, et, inévitablement, l’avenir du Chili tout entier.





Que pensez-vous de la décision “humanitaire” appliquée à l’égard de votre père ?

J’aurais préféré qu’on reconnaisse à mon père l’immunité complète à laquelle il a droit en tant qu’ancien chef d’État d’un pays souverain. Au lieu d’un procès pénal, on est passé à une discussion politique sur des cas de torture, des crimes divers et un génocide présumés, cédant ainsi aux pressions des socialistes et de ceux qui disent vouloir défendre les droits de l’homme.





Avez-vous parlé à votre père ? Comment a-t-il réagi ?

Mon père n’est pas satisfait par cette solution. On l’avait averti à l’avance quant à la possibilité d’une décision “humanitaire”. Et, bien sûr, il est mécontent que tout cela ait été confié au ministre Jack Straw...





Celui-là même qui était venu au Chili en 1966 et qui, dit-on, alla prendre un thé chez Salvador Allende ?

Exactement, et ça, nous le savions depuis longtemps. Il suffit de voir que quand on a arrêté mon père à Londres, Straw a déclaré que le rêve de sa vie se réalisait.





Quoi qu’il en soit, on est maintenant passé d’un plan juridique à un plan humanitaire…

Tout cela n’a jamais été qu’une affaire politique ! Parler d’une procédure judiciaire revenait à se voiler les yeux, parce qu’il n’y avait pas à débattre de torture, à Londres, mais uniquement d’immunité présidentielle et de souveraineté territoriale.





De nombreux commentateurs ont observé qu’il s’agit quoi qu’il en soit d’un arrêt historique, qui constitue un précédent juridique d’importance remarquable. Vous êtes d’accord ?

Évidemment, vu que c’est la première fois qu’on traite une telle situation. Vous devez prendre en considération le fait que des conventions internationales existent depuis des années, mais qu’il n’existait aucune procédure judiciaire, et aucune cour de justice qui puisse juger et éventuellement punir les crimes contre les droits de l’homme. Et c’est mon père qui sert de cobaye !





Quel est l’état de santé du général ?

Il ne faut pas oublier qu’il a quatre-vingt-trois ans, et qu’il vient tout juste de subir une intervention très délicate. Il se reprend tout doucement, mais le diabète ne lui laisse pas de répit, et il doit se soumettre tous les jours à des contrôles et des soins médicaux.





Avez-vous des craintes pour sa santé, dans le cas où il serait extradé ?

Oui, parce que l’extradition pourrait faire gravement empirer son état. Et j’ai surtout des craintes pour la santé de ma mère. Elle n’a pas eu la force de supporter les épisodes les plus dramatiques de cette affaire. Par exemple, quand elle a suivi l’arrêt des Lords à la télévision, elle a eu un malaise, et les médecins ont dû lui faire plusieurs piqûres pour atténuer les sautes de tension auxquelles elle est sujette…





La justice anglaise vous a déçue ?

Non, parce que je ne crois pas que cette affaire soit une affaire liée aux Anglais en général. C’est plutôt le fruit de l’action de ceux qui sont actuellement au gouvernement en Grande-Bretagne. Des gens de gauche, comme on sait…





Croyez-vous qu’il y ait en Angleterre aussi des personnes acquises à votre cause ?

Beaucoup d’Anglais sont comme nous. Je m’en suis rendue compte quand j’y suis allée, récemment. Beaucoup de gens m’ont approchée pour me témoigner leur solidarité. Et leur contrariété, surtout, de ce que l’affaire dans laquelle mon père est impliqué a aussi un prix pour eux, citoyens anglais, et coûte beaucoup d’argent public.





L’ancien président Frei a-t-il agi avec suffisamment d’énergie, de votre point de vue ?

J’aurais préféré une action plus énergique. Mais il en a tout de même fait suffisamment, je le lui reconnais, et je l’apprécie. J’aurais bien sûr voulu le voir agir pour imposer à la communauté internationale le respect que notre pays mérite. Il n’est pas acceptable qu’un ancien chef d’État, sénateur de la République et ex-commandant en chef des Armées soit détenu à l’étranger.





Si votre père rentrait, comment voudriez-vous fêter l’événement ?

En famille. La plus grande fête, ce sera son retour dans sa patrie.





Après son retour, retournera-t-il tout de suite au Sénat, ou, comme l’affirment certains, se retirera-t-il quelques temps, pour que les choses se calment, dans une de ses résidences, à Bucalemu, El Melocoton ou Iquique ?

Écoutez, moi, je ne comprends vraiment pas pourquoi cette affaire agite tant les esprits, ici au Chili. Ce que mon père souhaite le moins, c’est bien être source de problèmes. Et de divisions et de déchirures dans la société chilienne. La seule chose qu’il souhaite, en revanche, c’est que le Chili puisse enfin entamer une pacification et une réconciliation nationale définitives, en avançant ainsi sur le difficile chemin du développement économique. C’est pour cette raison qu’il pourrait décider de ne pas retourner tout de suite au Sénat, s’il le pense utile.





En a-t-il parlé avec vous ?

Non, c’est une conviction personnelle. Mais ce qu’il m’a répété, c’est qu’il souhaite très vivement rentrer, sans être source de problèmes, toutefois. Mon père veut représenter un élément d’union, pas de division.





Croyez-vous que votre père soit disposé à se soumettre à la justice chilienne ?

Je suis absolument convaincue qu’il est prêt à répondre à toutes les questions que la justice chilienne pourrait lui poser. Cela ne veut pas dire qu’il se sent coupable. Il ne se sent pas coupable, et il sait qu’il ne l’est pas. Mais, je le répète, il respecte la justice chilienne, il l’a toujours respectée.





Êtes-vous d’accord avec votre frère Marco Antonio, qui a déclaré que des abus ont été commis quand votre père gouvernait ?

Mon frère et moi utilisons parfois des mots différents, mais j’ai toujours soutenu que, en certaines circonstances, des abus ont été commis. Mais il ne faut pas oublier que dans cette période si difficile de l’histoire tourmentée du Chili, une véritable guerre était en cours, une lutte souterraine entre deux factions. C’est pour cela qu’il y a eu des abus des deux côtés.





Pensez-vous que votre père doive demander pardon ?

Mon père ne se sent pas coupable. De quoi devrait demander pardon une personne qui se sent innocente ?





Partagez-vous les propos récents du général Fernando Rojas Vender selon qui une atmosphère semblable à celle de l’époque du Gouvernement d’Unité Populaire s’installe au Chili ?

Le général Rojas n’a fait que dire la vérité. C’est vrai que le pays se déchire, et que la possibilité existe d’aller -à pas de géant- vers un futur très incertain et dramatique.





Que pensez-vous de la réaction des Forces Armées au sujet de la détention de votre père. On parle d’une nervosité croissante...

Si j’étais militaire, et que l’on arrêtait à l’étranger un ancien commandant en chef de l’armée de mon pays, je serais extrêmement indigné. Je crois que je vivrais cela comme un attentat à la souveraineté de ma patrie et un manque de respect envers l’Armée. Et je pense que les militaires ont fait preuve jusqu’ici d’une grande patience. Si j’avais été l’un d’entre eux, je n’en aurais peut-être pas eue autant.





Qu’attendez-vous de l’Armée ?

Je n’en attends rien. Si ce n’est qu’elle agisse selon sa conscience.









8





Mireya Garcia









Impossible de pardonner






























Le Chili, déjà agité par les conséquences de la contradictoire sentence londonienne sur Pinochet, avait été traversé par une nouvelle terrible qui avait contribué à faire monter d’un cran encore la tension générale, déjà vive, alors même que la réunion du Conseil de sécurité nationale, convoqué de toute urgence par le président Frei, était toujours en cours au Palais présidentiel de la Moneda . Grâce aux révélations de l’évêque de Punta Arenas, monseigneur Gonzales, on avait découvert un nouveau centre de détention illégale datant de la dictature militaire, où les restes de plusieurs centaines de desaparecidos avaient été identifiés.

Le centre de détention se trouvait à l’extrême nord du Chili, à cent dix kilomètres du chef-lieu Arica, dans une région désertique où l’on en soupçonnait l’existence depuis longtemps. On était ainsi venu à savoir que la magistrature locale enquêtait sur le centre depuis plusieurs semaines, dans le secret le plus absolu. Malgré la discrétion observée sur l’affaire par Juan Cristobal Mera, juge de la troisième section pénale d’Arica, mais grâce aux déclarations du gouverneur local, Fernando Nuñez, on savait que les fosses communes se trouvaient dans une zone côtière du territoire de Camarones. Tout près du vieux cimetière de cette petite ville, que les autorités indiquaient comme étant “d’un accès facile”.

« Il convient de préciser » avait promptement déclaré le gouverneur Nuñez aux journalistes « que les coordonnées géographiques ne sont pas très précises, mais nous savons que le juge s’est déjà assuré de l’existence d’au moins deux fosses. Quoi qu’il en soit, nous demanderons la présence du ministre Juan Guzan Tapia au moment de l’exhumation éventuelle des restes des desaparecidos ».

Les indications qui avaient permis de repérer ce centre de détention venaient de révélations de l’évêque Gonzalez, qui disait les avoir reçues « sous le secret de la confession », comme il l’avait lui-même déclaré. On ne savait pas encore clairement à combien de centres de détention se rapportaient ces informations.

Je décidai alors de creuser l’effroyable réalité des desaparecidos chiliens, en rencontrant la leader de l’Association des familles des disparus.





*****

Emprisonnée, torturée, exilée. Mireya Garcia a perdu plus que sa jeunesse avec le coup d’État de Pinochet. Son frère a disparu depuis plus d’un quart de siècle maintenant. Aujourd’hui vice-présidente de l’Association des familles des détenus “desaparecidos”, elle n’a jamais cessé de se battre pour la recherche de la Vérité.

Le lieu où, jour après jour, depuis des années maintenant, se réunissent ces mères, ces grands-mères, chacune avec son fardeau de douleur, chacune avec la photographie de son fils, de son frère, de son mari ou de son petit-fils disparu, est un petit immeuble bleu, proche du centre de Santiago. Les murs de la cour sont couverts de photos de desaparecidos ; pour chacun d’eux, une photo aux couleurs passées et une phrase qui répète la même question, indéfiniment : Donde estan ? « Où sont-ils ? ». Ponctuellement, la succession ininterrompue de photos et de questions toutes identiques est suspendue par une rose, par une fleur.





Quel souvenir avez-vous de ces années, du coup d’État ?

Un souvenir très vague. J’étais à la maison, et je me rappelle simplement avoir entendu des musiques militaires à la radio. Et puis plein d’hommes, en uniforme, dans les rues. Je n’arrivais pas encore à me rendre compte que, ce jour-là, l’Histoire de mon pays, le Chili, avait subi un coup très dur…





Quel âge aviez-vous alors ?

J’appartenais à la jeunesse socialiste de Concepcion, une petite ville à quelques centaines de kilomètres au sud de Santiago. Je voulais faire des études, me marier, avoir une famille et des enfants… Mais tout s’est écroulé. Vite, trop vite. Aujourd’hui, j’arrive à parler de tout cela avec un calme relatif. Mais pendant des années, j’étais incapable de ré-évoquer ces jours-là. Même avec ma famille…

Ils sont venus nous chercher un soir. Il n’y avait que mon frère et moi à la maison… J’ai été arrêtée (si on peut parler d’arrestation) puis torturée. Pour être sincère, je n’arrive toujours pas à parler de ces humiliations aujourd’hui …

Je n’ai plus revu mon frère. Plus tard, quand nous avons réussi avec ma famille à nous enfuir à l’étranger, au Mexique, j’ai appris que Vicente avait définitivement disparu. Je me souviens comme d’une angoisse terrible de savoir qu’il était peut-être encore vivant, quelque part, et que moi j’étais là, à des milliers de kilomètres, sans pouvoir rentrer au Chili, sans pouvoir le chercher, l’aider.





C’est à cette époque que vous avez eu l’idée de fonder cette association ?

Oui. Nous étions nombreuses, exilées au Mexique, à avoir des membres de nos familles que la dictature de Pinochet avait fait disparaître. Nous organisions des défilés dans les rues. Une arme bien faible, contre une dictature aussi féroce, mais au moins les gens ont commencé à s’intéresser à nous. Ils ont commencé à savoir.





Quand avez-vous pu rentrer au Chili ?

Il a fallu quinze ans. Et, aujourd’hui encore, je me sens exilée. Une exilée dans mon propre pays.





Qu’avez-vous pu apprendre sur le sort de votre frère ?

Presque rien. Juste qu’il a été déporté dans un centre de détention clandestin, un centre de torture, qui s’appelait Cuartel Borgoño et qui n’existe plus aujourd’hui. Ils ont tout détruit au bulldozer, pour faire disparaître les traces, et les preuves.





Croyez-vous que l’on puisse attribuer toute la responsabilité à Pinochet ?

Non. Et c’est le côté incroyable du Chili. Dans les archives des tribunaux, il y au moins une trentaine de procédures judiciaires ouvertes contre des généraux, des colonels, des politiques et de simples “ouvriers” de la mort, qui se sont rendus coupables de torture, d’assassinats et de violences de tout type. Mais le côté absurde de mon pays est que tout le monde sait que trois mille personnes au moins ont disparu dans le néant, alors que les tribunaux ne reconnaissent la disparition avérée que de onze d’entre elles. C’est comme si un pays tout entier savait, mais tournait la tête de l’autre côté…





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Au cours de sa longue activité d’envoyé spécial et de correspondant à l’étranger pour les plus grands titres de presse italiens et pour la RAI, Marco Lupis a côtoyé de nombreux protagonistes de notre temps. Ce livre, qui rassemble les entretiens les plus importants de sa carrière, donne la parole aux nombreuses « célébrités » de notre époque –prix Nobel, chefs d’État, rock stars et top models- mais aussi, et surtout, à des femmes et des hommes courageux qui ont voué leur existence à la lutte contre les injustices et l’exercice du pouvoir à des fins dévoyées.

Cinquante personnages qui, à différents titres, ont fait l’histoire de la seconde moitié du XXème siècle -le « Siècle Court » – rencontrés au cours d’entretiens exclusifs conduits par le reporter Marco Lupis durant sa longue activité d’envoyé spécial et de correspondant en Amérique latine et en Extrême-Orient pour les plus grands médias italiens : Il Corriere della Sera, Panorama, l’Espresso, La Repubblica et la RAI. Un voyage à travers les témoignages des protagonistes de la culture, de la politique et de l’art de ces dernières décennies, de la rock star Peter Gabriel à l’auteur-interprète Franco Battiato et au top model Claudia Schiffer ; du sous-commandant Marcos à la leader birmane et prix Nobel Aung San Suu Kyi ; de la colombienne Ingrid Betancourt au président argentin Menem, du prix Nobel japonais Kenzaburo Oé au Chinois Gao Xingjian et au prix Nobel de la Paix Ramos-Horta. Un regard tantôt dramatique, tantôt léger, toujours précis et profond, porté par les voix des protagonistes des grandes problématiques de notre époque : la guerre, la liberté, la lutte contre les injustices, la recherche de la vérité dans la politique, la littérature, l’art ou le cinéma.

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