Книга - L’Homme Qui Séduisit La Joconde

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L'Homme Qui Séduisit La Joconde
Dionigi Cristian Lentini


C’est l’histoire de Tristano, un jeune diplomate pontifical au passé mystérieux et ténébreux qui, entre stratégies et tromperies, aventures et complots, dans l’Italie de la Renaissance, porte au succès toutes ses entreprises en maîtrisant l’art de la séduction. Mais le moment arrive où le destin lui enverra sa mission la plus importante. C’est alors que Tristano voit sa vie bouleversée ... et qu’il séduit celle qui, immortalisée si énigmatiquement par Léonard de Vinci, charmera par son regard le monde entier.

Un chercheur précaire du CNR de Pise, expert en cryptographie et blockchain, trouve par hasard dans les archives d’une abbaye toscane, un étrange fichier crypté contenant une histoire incroyable, extraordinaire, inédite ... de laquelle il ne peut plus se détacher :

Par une nuit froide des prémices de la Renaissance, au temps où les seigneuries italiennes s’annihilaient dans le but de remporter le contrôle éphémère de leurs frontières, un jeune diplomate pontifical au passé mystérieux préférait de loin s’adonner à l’art de la séduction plutôt qu’à celui de la guerre. Qui était-il ?

Il n’était ni prince, ni condottiere, ni prélat, il ne portait aucune titre officiel ... et pourtant lui parler équivalait à s’entretenir directement avec le Saint Père. Il se mouvait avec désinvolture sur le complexe échiquier politique de l’époque, mais n’y laissait pour autant jamais de trace. Il écrivait chaque jour l’Histoire sans que son nom apparaisse sur aucune de ses pages. Il était partout mais semblait ne pas exister. D’une seigneurie à l’autre, d’un règne à une république, entre stratégies et tromperies, aventures et complots, les entreprises de Tristano étaient toujours couronnées de succès ... jusqu’au jour où le destin l’amena à réaliser sa mission la plus importante : découvrir qui il était réellement.

Pour y parvenir, il dut déchiffrer une lettre écrite par sa mère biologique qui, pendant quarante-deux ans, fut dissimulée par la caste des puissants de cette période. Pour ce faire, il dut traverser indemne cette époque marquée par une incroyable et inédite concentration de personnages exceptionnels (hommes d’État, mercenaires, artistes, hommes de lettres, ingénieurs, scientifiques, navigateurs, courtisans, etc.) qui changèrent significativement, drastiquement et irrémédiablement le cours de l’Histoire. Pour parvenir à ses fins, il dut séduire celle qui, immortalisée si énigmatiquement par Léonard de Vinci, charmera par son regard le monde entier.







A L’OCCASION DU CINQ-CENTIEME ANNIVERSAIRE DU DECES DE LEONARD DE VINCI



© 2021 - Dionigi Cristian Lentini

L


homme

qui séduisit la Joconde



un roman de

Dionigi Cristian Lentini



Traduit de l’italien par Colette Vicario



Cette histoire est le fruit de la fantaisie et de l’imagination de l’auteur.

Les informations, références et contenus historiques ne sont présents dans ce roman que pour apporter un caractère véridique à la narration.

Toute référence ou analogie à des faits, des épisodes, des personnages ou des lieux existants ou ayant existé est purement fortuite.



PUBLICATION –

PUBLICATION E-BOOK –

[A l’occasion du cinq-centième anniversaire du décès de Léonard de Vinci]



Tektime Edition



Cette œuvre est protégée par le Code de la propriété intellectuelle.

Toute reproduction intégrale ou partielle sans autorisation de l’auteur est illicite.



A mon oncle

don Giovanni Lentini




PROLOGUE


« Salut étalon ;-) Cette nuit tu as été fantastique. Ne te fais pas trop d’idées quand même, on ne peut pas toujours être John Holmes … ;-) Dès que j’arrive au bureau je t’envoie quelque chose sur ce frère don Juan dont je t’ai parlé. Bonne journée ! »

C’était le message privé que Francesca venait de lui envoyer alors qu’il se dirigeait vers l’abbaye au volant de son vieux cabriolet au méthane.

Il n’avait même pas entendu la notification car il était en communication sur haut-parleur avec le Professeur De Rango, qui pour la 33


fois lui recommandait de faire du bon travail, et surtout de saluer de sa part le Père Enzo, l’abbé ami du Recteur … et de qui sait combien d’autres directeurs et dirigeants.

« C’est incroyable comme on peut capter aussi facilement dans ce coin perdu de montagne », pensa-t-il.

Après exactement vingt-sept secondes il décida d’activer le plan d’urgence prévu dans ce genre de cas, grâce à la procédure de survie contre les patrons casse-….. : « simulation de perte imprévue de signal, avec mise en statut de non-joignabilité pour les prochaines 30 minutes. »

Claudio, un chercheur précaire de quarante ans, employé à l’Institut d’Informatique et de Télématique du CNR de Pise, huit ans d’allocations et de contrats à durée déterminée dans son curriculum vitae, avait été envoyé d’urgence en déplacement pour un de ces problèmes que les anglo-saxons nomment « Damage assessment and disaster recovery », en d’autres termes une intervention d’évaluation des dommages et récupération des données des archives numériques d’une vieille abbaye toscane, qui avait subi 48 heures auparavant une cyberattaque d’un hacker russe exalté.

C’est sûr que l’idée de passer une semaine entière dans une bibliothèque médiévale, à récupérer des parchemins numérisés, à réinstaller des systèmes opérateurs, à analyser des enregistrements de prières et de chants grégoriens (sans même peut-être un seul film porno), tandis que le reste du monde s’occupait de blockchain et de crypto monnaies, le rendait fou d’enthousiasme.

De toute l’année il n’avait produit aucune publication scientifique. Ce n’était pas faute d’avoir fait suffisamment de recherche ou d’avoir atteint des résultats concrets … mais simplement il n’avait encore rien trouvé qui vaille vraiment la peine d’être partagé avec le reste de la planète. Pour cette raison, ses collègues le raillaient à la première occasion, eux qui par contre publiaient et brevetaient désormais chacune de leurs flatulences émises après un bon gueuleton de haricots en Valleriana.

Bref, ce matin-là, même le CD de « Hotel California » des Eagles ne parvenait pas à lui remonter le moral. Il arriva au sommet, à l’abbaye, à 9 :37 au moment où les guitares de Don Felder et Joe Walsh terminaient un des plus beaux solos de l’histoire du rock.

« Oh, Docteur, bienvenue chez nous. Notre Très Révérend Père vous attendait déjà hier … Venez, venez, je vous explique tout. »

Un frère cordial mais inquiet l’accueillit, lui indiquant tout de suite le chemin des Archives piratées.

La situation était moins grave qu’il le craignait. Le serveur principal était hors service, un logiciel d’extorsion, tel un cheval de Troie, avait crypté la moitié de la planète avec une clé AES2048 et réclamait une rançon de 21 bitcoins ; la majorité des frères ne savaient même pas ce qu’étaient un logiciel d’extorsion ou un bitcoin. Heureusement, la restriction à l’autorisation d’accès aux fichiers de sauvegarde (lecture/écriture seulement) avait résisté, et d’autre part - et après on ose dire que les moines ne sont pas chanceux- la dernière copie que la procédure automatique de synchronisation et sauvegarde avait réalisée remontait à seulement 16 heures et 18 minutes avant la cyberattaque. Bref, s’il ne s’était pas trouvé dans un lieu sacré, notre chercheur se serait sans aucun doute exclamé : « Quelle chance de coc…. ! »

Donc le plus gros avait été sécurisé. Il suffisait d’extirper le virus et de restaurer environ 9 téraoctets de fichiers contenant des manuscrits et des livres numérisés, en les transférant manuellement des disques de sauvegarde vers le disque principal. Ce qui remontait encore plus le moral de Claudio était qu’il pouvait le faire aussi bien de Pise, évitant ainsi que son palais déjà mis à mal ne vienne au contact des mets succulents de ce restaurant d’entreprise, coté 3 étoiles au Michelin, appelé « réfectoire ».

Ainsi, après seulement 4 heures passées à transmettre au moine qui lui semblait le plus éveillé, les instructions pour la récupération des host, Claudio prit du rack le strict nécessaire, chargea le tout dans sa voiture et rentra chez lui.

Ah, entre temps le smartphone recevait de nouveau et le voyant rouge à droite annonçait deux messages :

- le premier, du sympathique Professeur De Rango, qui disait textuellement : «Même les plus minables étudiants de première année n’ont plus recours à ce genre d’expédients ! Le portable là-haut capte très bien ! J’ai bien compris que je t’ai cassé les c… mais c’est important !!! Contacte-moi dès qu’on aura terminé. Merci. »

« Oui, « on a » … » pensa-t-il.



- le second, de Francesca, contenait la photo d’un extrait d’article de journal paru 18 ans auparavant.

Son amie, en effet, au courant de la visite de Claudio à cette abbaye, avait retrouvé dans les archives du journal local pour lequel elle travaillait, un article intrigant. Celui-ci décrivait les circonstances obscures de la mort du Père Sergio, un jeune moine, bourreau des cœurs, assassiné par un mari jaloux qui n’avait pas supporté que sa femme se confesse aussi souvent.

Le cadavre avait été trouvé devant un retable, dans une horrible mise en scène, à mi-chemin entre le « Da Vinci Code » et « Seven », entre « Le Nom de la Rose » et « Basic Instinct. »

Depuis, le cas avait été classé, mais personne n’avait jamais réussi à comprendre la signification exacte de la parole « sinemensura », écrite avec du sang, détectée au luminol par la police scientifique sur la bure du pauvre religieux.

Probablement, et même sûrement, s’il n’avait pas lu cet article, avec plus de 370 000 dossiers à analyser et la finale de Roland Garros à la télévision, le chercheur n’aurait jamais prêté attention à ce petit répertoire du système de fichiers du dernier disque, intitulé « Père Sergio ». A l’intérieur, des dizaines de dossiers de poèmes d’amour, des photos de belles jeunes femmes et un seul fichier marqué AXX, un format crypté protégé par un mot de passe.

Claudio savait bien que la probabilité de deviner ce mot de passe (de 11 caractères sur les 95 possibles) était de l’ordre de 0,0000000000000000000175 %, et qu’avec une attaque par force brute de 100 000 tentatives à la seconde il aurait pu mettre environ 1 milliard et 803 millions d’années à le trouver ; mais, pour une fois, il laissa de côté les chiffres et opta pour une seule tentative :

il tapa sur le clavier « sinemensura » et là, comme un coffre au trésor s’ouvrant devant un pirate, s’offrit à lui la plus belle histoire qu’il ait jamais lue.



I




La guerre de Ferrare


Novembre 1482



Le vent glacial de cette soirée hivernale fouettait les créneaux du château de San Giorgio bien moins que le souffle de la passion ne faisait fureur dans ses veines.

C’était le mois de novembre de l’année du Seigneur 1482, Mantoue était gelée, déserte … et Béatrice était dans sa chambre, allongée sur son lit, le regard songeur fixé sur les aigles impériaux du plafond … son esprit débordant d’imagination … des pensées indicibles qui, pour une dame de son rang, frôlaient l’indécence. Elle savait que dès que le bavardage des serviteurs des Gonzaga se serait éloigné de l’étage noble, lui, ce diplomate fascinant désormais maitre de son esprit, serait arrivé, sans se soucier - si ce n’est en profitant - de l’absence imprudente de son cousin et fiancé (le jeune marquis, avec son père, combattait depuis deux jours sous les murs de Ferrare pour défendre farouchement le château des Este, menacé par les Vénitiens du Comte Roberto di San Severino).

Le fait étant que Girolamo Riario, le seigneur cupide d’Imola et Forli, fort de l’appui de son oncle Sisto IV et ayant pour objectif déclaré de s’emparer dans un bref délai du duché d’Ercole d’Este, avait réussi à persuader le doge de Venise de la nécessité de déclarer la guerre à Ferrare, coupable depuis quelque temps de menacer leur monopole du commerce du sel dans le Polesine.

La Maison d’Este, certainement plus raffinée que militarisée, était délibérément apparentée au roi de Naples (Ercole ayant épousé la fille de Ferdinand d’Aragon, Eleonora) et avait su tisser des alliances avec les seigneuries italiennes limitrophes, parmi lesquelles celle de Ludovico Maria Sforza dit “Il Moro”, auquel le duc de Ferrare avait en d’autres temps promis en mariage une de ses filles.

C’est ainsi que toute la péninsule fut bientôt séparée en deux factions, armées l’une contre l’autre : d’une part, l’état pontifical avec Sisto IV, Imola et Forli avec le Riario, la république de Venise, la république de Gênes, le marquisat du Monferrato et le comté de San Secondo Parmense ; de l’autre, le duché de Ferrare d’Ercole d’Este, le royaume de Naples de Ferdinando d’Aragon, le duché de Milan de Ludovico il Moro, le marquisat de Mantoue de Federico Gonzaga, le duché d’Urbino avec Federico da Montefeltro, la seigneurie de Bologne dominée par Giovanni Bentivoglio et la république de Florence avec Lorenzo de Medici.

Après l’été, les troupes vénitiennes avaient nettement l’avantage : elles avaient conquis Rovigo, assiégé Ficarolo, pris Argenta et maintenant faisaient le siège de Ferrare. La situation pour les Este était devenue encore plus critique depuis que le fameux Federico Da Montefeltro, le condottiere le plus expert de la coalition contre Venise, était mort de la malaria en septembre.

Inexpectate, le pape qui entre temps avait vaincu les Napolitains à Campomorto, prit soudain la décision de cesser pour sa part les hostilités, concluant un traité avec le roi de Naples. En effet, Ludovico il Moro, en bon diplomate, avait réussi à convaincre les conseillers les plus proches du Saint Père que l’expansion rapide de la Sérénissime en Italie Septentrionale s’annonçait dangereuse pour Milan comme pour Rome. Par conséquent, continuer cette guerre si onéreuse, juste pour seconder l’ambition démesurée du Riario, ne convenait décidément à personne.

Seulement Venise, à un pas de la victoire définitive, n’avait aucune intention de lâcher la partie et voulait même en finir rapidement, avant les rigueurs de l’hiver.

Cet après-midi là en effet, les troupes vénitiennes, profitant d’une tentative imprudente de leurs adversaires, avaient décidé d’attaquer par le nord la garnison de Francesco Gonzaga. Celui-ci essayait de résister autant que possible à l’assaut de l’ennemi, concentré plus que jamais sur sa stratégie de défense, et bien loin de se douter de ce qu’il se passait dans les salles de son beau palais …

Deux coups seulement furent frappés à la porte : deux coups qui résonnèrent dans son esprit comme les battants d’une cloche, oscillant de l’extrême pudeur à l’extrême audace ; non pas celle, dédaigneuse du péril, de son marquis parmi les arbalètes et les arquebuses, mais le vrai courage, celui de s’emparer de cette clé, de la tourner dans la serrure et de permettre à son amant de franchir ce seuil, dernier rempart de son cœur déjà profané.

Tandis que le feu dans la cheminée allongeait l’ombre de la porte qui s’ouvrait, et que le cavalier impavide entrait dans la pièce, Beatrice se retourna d’un coup, laissant sensuellement tomber une perle de son couvre-chef.

“Dis-moi que ce n’est pas un péché”, supplia-t-elle.

Lui se baissa lentement, ramassa la perle, la prit par la taille et lui effleurant le cou de ses lèvres lui murmura la première et unique phrase de cette nuit :

“Cà l’est certainement. Mais ne pas le commettre, gâchant ce moment, serait un péché encore pire.”

A ce moment elle ferma les yeux, et ignorante de la nouvelle amère qui serait arrivée du champ de bataille le lendemain, elle se tourna doucement vers lui et s’abandonna à la passion. Et alors que son fiancé était humilié par la cavalerie vénitienne, elle, amazone en selle, s’exaltait, libre pour une nuit d’être elle-même.

Ainsi, quand le vacarme des épées cessa sur le champ de bataille et que l’ultime bûche se consuma dans le foyer de la chambre, la nouvelle aurore ne vint pas annoncer la chute de plus en plus imminente de Ferrare … mais seulement l’énième conquête de Tristano Licini dei Ginni.



II




Le jeune Tristano


De Bergame à Rome



Tristano était un jeune homme de vingt-deux ans, distingué, brillant, cultivé et raffiné ; sa morphologie et sa finesse faisaient de lui un « bel homme » ; malgré son jeune âge il était déjà un diplomate influent des Etats Pontificaux et à ce titre, était reçu par toutes les cours italiennes. Il n’avait pas de poste fixe, mais était envoyé de temps en temps en mission par le Saint-Siège auprès des Seigneuries de la péninsule (et au-delà), parfois à l’insu des ambassadeurs officiels, pour les questions les plus délicates, réservées, souvent secrètes. Tous les seigneurs et notables savaient que lui parler équivalait à s’entretenir directement avec le Saint-Père. Pourtant il n’avait aucun titre de noblesse, son passé était inconnu de tous, son nom n’apparaissait sur aucun document officiel. Il s’habillait bien mieux que nombre de comtes et marquis mais il n’arborait aucun blason ou distinction honorifique, il démontrait une disponibilité quasi illimitée d’argent mais il n’était pas fils de banquier ou de marchand. Il se mouvait avait désinvolture sur l’échiquier politique mais ne laissait aucune trace, il écrivait l’Histoire chaque jour mais son nom n’apparaissait sur aucune de ses pages … il était partout et pourtant il était comme inexistant.

Jusqu’à ses quinze ans il avait grandi dans la province de Bergame, à la frontière des territoires de la République Vénitienne, où il avait reçu une bonne formation culturelle et une éducation sentimentale et sexuelle non conventionnelle. Orphelin de père et, à l’entrée de l’adolescence, de mère, il vivait avec son grand-père, un vieil homme digne mais fatigué, désormais en déclin, qui restait malgré tout très fier de ses origines. Il venait d’une famille dont les titres de noblesse remontaient à Federico Barbarossa et qui, à l’époque des Croisades, s’était liée à des familles de la haute aristocratie toscane dont la lignée s’était pratiquement éteinte depuis. Dans le bourg et le comté, on accordait encore au vieil homme un respect considérable dont bénéficiait aussi Tristano. En âge d’aller à l’école il fut confié en premier aux Dominicains, puis aux Franciscains, montrant dès le début une aptitude certaine pour la logique et la rhétorique, même si, chaque dimanche matin, il faisait enrager ses précepteurs religieux, préférant la vision angélique des jeunes novices entrant à l’église à l’étude des classiques grecs et latins. Parfois on le voyait assombri, peut- être souffrant de l’absence de ses parents, mais jamais grincheux ; il avait un tempérament vif mais toujours posé, éveillé sans être impertinent et un visage innocent qui le rendait sympathique à tous les habitants du bourg, et surtout aux femmes.

Il venait d’avoir douze ans quand un évènement, destiné à refaire souvent surface dans ses rêves d’adulte, lui ouvrit un nouveau monde, bien loin des règles monacales auxquelles il était habitué et des vertus cardinales décrites chaque jour dans les livres : on était au début de l’été, par un chaud après-midi, les portes et les fenêtres du scriptorium de la bibliothèque étaient grandes ouvertes pour permettre aux courants d’air d’alléger la pesanteur de ces lectures ; Tristano tenait à la main le tome d’un ouvrage sur Saint-Augustin d’Hippone, qui le fascinait particulièrement. Il s’était retiré près d’une fenêtre, prêt à s’immerger dans ces pages ardues, quand il nota sur la route une agitation inhabituelle à cette heure : Antonia, veuve inconsolable, venant du parvis de l’église, avançait à grands pas sur le chemin désert, traînant par la main sa fille, la tiraillant car, pauvre gamine, elle n’avait appris à marcher que quelques années auparavant. La malheureuse jeune femme paraissait anxieuse d’arriver rapidement à destination sans être remarquée. Peu après, toujours de manière circonspecte, elle dévia légèrement sur la droite et arrivée à hauteur de la boutique de l’apothicaire y entra. Sur ce, le titulaire, passant la tête par la porte, donna un rapide coup d’œil circulaire et rentra en fermant derrière lui ; la porte ne se rouvrit qu’une demi-heure plus tard laissant sortir la mère et la fille. Ce manège se reproduisit presque à l’identique les samedis suivants, si bien que l’adolescent éprouva la tentation irrésistible d’approfondir cette énigme. C’est ainsi qu’il planifia de se cacher dans le vieux coffre qu’un journalier travaillant chez son grand-père utilisait pour livrer des outres d’eau de source à l’épouse de l’apothicaire, une dame fortunée qui préparait avec ses deux filles des distillats, des hydrolats et des parfums pour le laboratoire de son mari. A peine le chargement effectué, Tristano, en cachette, vida l’équivalent de son poids et se glissa tout recroquevillé dans le coffre, laissant ensuite l’ouvrier le charger en toute ignorance sur sa charrette et le transporter jusqu’à destination, à l’intérieur de la droguerie comme à son habitude. Arrivé à bon port, dissimulé dans son « cheval de bois », tel Ulysse à Troie, il attendit le moment où l’assistant herboriste s’éloignait pour payer l’ouvrier, pour sortir du coffre et se cacher derrière les sacs de céréales et de graminées qui emplissaient la pièce. Il suffisait maintenant de patienter … Et effectivement, le clocher de l’église avait à peine sonné la none que la belle Antonia, avec sa petite, fit ponctuellement son entrée dans la pénombre ; à l’attendre au portail son soupirant l’alchimiste, qui se rua sur sa poitrine généreuse comme un loup sur sa proie, la poussant contre le vantail fixe de la porte. Et tandis que de la main droite il refermait le vantail mobile, de la gauche il fourrageait sous la veste de la séduisante dame laquelle, abandonnant la main de sa petite fille, défaisait en même temps sa coiffe et libérait sa longue chevelure cuivrée. Le jeune homme assistait incrédule à cette scène, dans une extase d’herbes médicinales, épices, racines, bougies, papier, encres et couleurs … Après les premières effusions, l’apothicaire relâcha son étreinte, juste le temps de permettre à la jeune mère de mieux installer son enfant, la faisant asseoir sur une petite chaise avec une poupée de chiffon ; puis il la prit par la main et tout en la conduisant vers l’arrière-boutique lui demanda sarcastiquement : « Dis-moi, qu’as-tu raconté aujourd’hui en confession à Don Berengario ? » Alors leur ardeur redoubla : aux petits rires et aux murmures succédèrent des gémissements ; l’espion audacieux avait à peine écarté le rideau de séparation qu’il vit les deux amants forniquer sans pudeur parmi les herbes, les graines, les parfums, les eaux aromatiques, les huiles et les onguents …

C’est ainsi qu’il initia son éducation sexuelle, la consolidant, comme toute discipline qui se respecte, par la théorie (se procurant quelques textes considérés comme formellement interdits par ses précepteurs) et par la pratique (provoquant des émois et des remises en question chez plus d’une jeune novice).

Il connut son premier rapport sexuel complet avec Elisa di Giacomo, la fille aînée d’un palefrenier de leur domaine. De deux ans plus âgée, la belle Elisa accompagnait volontiers Tristano pour de longues promenades sur les sentiers de montagne, envoûtée par ses histoires, ses projets … et ils finissaient inévitablement par faire l’amour dans une cabane ou un refuge de la région.

Un jour de vendange où ils s’étaient ainsi isolés, un petit groupe de soldats étrangers arrivant au galop, surgit à l’improviste au beau milieu de la fête. Ils écartèrent les journaliers et les badauds affolés et s’arrêtèrent devant l’alcôve rurale pour l’encercler. Le plus haut gradé, vêtu d’une armure scintillante jamais vue dans ces parages, descendit de cheval, retira son heaume et, forçant la porte d’un coup de pied, créant l’embarras le plus total chez les tourtereaux stupéfaits, fit irruption :

« Tristano Licini de’ Ginni ? »

« Oui monsieur, c’est moi », répondit le jeune homme, récupérant à la hâte son pantalon et cherchant de son corps semi-dénudé à faire rempart à sa compagne terrifiée, « mais qui êtes-vous mon seigneur ? »

« Mon nom est Giovanni Battista Orsini, Seigneur de Monte Rotondo. Rhabillez-vous ! Vous devez me suivre immédiatement à Rome. Votre grand-père a déjà été informé et a donné son consentement à votre départ de ces lieux, pour vous transférer le plus rapidement possible dans la demeure de mon noble oncle, Sa Seigneurie Eminentissime et Révérendissime, le cardinal Orsini. Ma mission est de vous escorter, par la force si nécessaire, jusqu’à sa sainte personne. Je vous prie, n’opposez aucune résistance et suivez-moi. »

Et ainsi, arraché à son microcosme provincial où il avait trouvé son équilibre, à seulement quatorze ans, Tristano quitta pour toujours ces pauvres terres de confins, pour arriver, puis devenir un homme, dans l’opulente cité que Dieu avait élue comme son Siège sur la Terre, la ville éternelle, l’Urbs des César, la caput mundi …

Après sept jours d’un voyage éreintant, il arriva épuisé dans la demeure du cardinal à Monte Giordano ; le jeune garçon fut tout de suite confié aux soins d’un serviteur et peu après conduit auprès de l’Illustrissime Cardinal Latino Orsini, représentant de premier plan de la faction romaine des Guelfes, suprême camerlingue et archevêque de Tarente, en outre évêque de Conza et archevêque de Trani, archevêque d’Urbino, cardinal évêque d’Albano et de Frascati, administrateur apostolique de l’archidiocèse de Bari et Canosa et du diocèse de Polignano, et encore Seigneur de Mentana, Selci et Palombara, et caetera, et caetera …

En s’y rendant, Tristano scrutait les regards sévères des bustes de marbre des illustres ancêtres de cette noble lignée, dressés sur des consoles décorées de protomes de lions et de roses, symboles distinctifs des Orsini. Dans son esprit montait en flèche une myriade d’interrogations qui se poursuivaient et se chevauchaient.

Il traversa un salon, avec ses fenêtres rythmées par des lésènes, surmontées de frontons curvilignes ornés de têtes de lion, pommes de pin, aigles couronnés, couleuvres des Visconti, etc. … qui lui parut immense.

Son Eminence se trouvait dans son étude poussiéreuse, occupé à signer des dizaines de paperasses que deux jeunes diacres imberbes lui présentaient avec un rituel savoir-faire.

A peine eut-il noté la présence du jeune homme qu’il leva lentement la tête en se tournant légèrement vers l’entrée ; posément, le regard fixé sur l’adolescent et le coude sur la table, il leva l’avant-bras gauche, la paume de sa main ouverte, pour interrompre son assistant dans le passage d’un autre document. Il se leva et s’approcha sans hâte du nouvel arrivant, comme s’il cherchait l’angle le plus favorable pour en apprécier au mieux les traits ; il lui caressa le visage avec bienveillance, s’attardant sur son menton.

« Tristano », murmura-t-il … « enfin, Tristano.”

Une main posée sur sa tête, de l’autre il lui donna sa bénédiction en traçant vaguement un signe de croix dans l’air.

Le garçon, malgré un mélange de crainte et de sujétion, l’observait fixement pour scruter chacune des expressions de sa bouche et de ses yeux qui puisse dévoiler de quelque manière la raison de ce transfert si subit. Le cardinal, serrant dans sa main le précieux crucifix ornant sa poitrine, se tourna brusquement vers la baie vitrée et s’avançant, anticipa ses interrogations en lui disant :

« Tu as le regard éveillé mon garçon. Tu te seras certainement demandé la raison de ce transfert forcé à Rome … »

« Le moment de le savoir n’est pas encore arrivé … Sache seulement que tu es là pour ton bien, pour ta protection et pour ton futur. Egalement, pour ton bien-être et celui de la Sainte Eglise Catholique, il est préférable que tu ne sois pas au courant de cette raison. En cette sombre époque, des esprits insensés et des forces diaboliques complotent ensemble contre le bien et la vérité. Ta mère le savait. Ce rosaire que tu portes au cou est le sien, ne le retire jamais, c’est sa protection, sa bénédiction.

S’il y a en toi un élément précieux, tu ne le dois qu’à elle, qui te mit au monde, par son corps pour la vie temporelle et par son cœur pour la vie éternelle. Elle, dans son amour infini de mère, avant de retrouver Notre Seigneur, te confia à Notre Personne et depuis lors, nous gardons un sombre secret qui te sera dévoilé le moment venu, et seulement alors. Veritas filia temporis. »

« Monseigneur, je vous en prie », intervint alors Tristano d’une voix tremblante, « comme tout bon chrétien j’ai le droit de savoir la vérité … » et, surmontant avec courage les battements de son cœur, il ajouta, « La vie des saints et surtout celle de Saint Augustin nous enseigne à chercher la vérité, celle-là même que vous me dissimulez. »

Le prélat sursauta et se retourna avec un regard sévère, mais intérieurement satisfait de la réaction de l’adolescent, et répliqua :

« Je te réponds comme le fit Ambrogio da Milano à celui que tu aimes citer sans en être digne : « Non, Augustin, ce n’est pas l’homme à trouver la vérité, il doit laisser la vérité venir le trouver. » Et comme le jeune homme d’Hippone autrefois, ton parcours vers la vérité ne vient que de commencer. »

Avant que quiconque osât proférer une seule autre parole, il posa son regard sur l’accompagnateur et conclut péremptoirement :

« Maintenant vous pouvez aller. »

On fit sortir Tristano, muet et bouleversé, et après quelques jours de repos, bien habillé selon les canons de cette maison centenaire, il suivit le neveu du cardinal, du Mons Ursinorum à la Curie.

Giovanni Battista, malgré les protestations et l’insistance de Tristano, ne fournit jamais d’explications valables à cette mystérieuse réticence (peut-être ne savait-il rien ou lui avait-on imposé de se taire) … mais il se limita à s’acquitter complètement de la mission conférée par son oncle, dirigeant dès le début l’orphelin vers une formation diplomatique … ayant déjà notamment pu constater que le jeune homme n’avait aucune disposition pour la vie mystique et religieuse.

Ce dernier, dans l’intimité de ses nuits, repensait parfois aux paroles du cardinal Latino lors de sa première entrevue, se sentant impuissant devant tant de questions qui assaillaient son esprit : pourquoi ne pouvait-il ou ne devait-il savoir ? Pourquoi et qui devait être protégé ? Comment son humble mère aurait pu connaître un prélat si illustre et lui confier un mystère qui le concernait ? Pourquoi cet arcane était si dangereux pour lui et même pour l’Eglise entière ?

D’autres fois il repensait aux lieux et personnes de son enfance, mais désormais, définitivement confié par son seul parent encore vivant à ce nouveau protecteur illustrissime, il ne pouvait que cueillir l’opportunité d’expérimenter ce que lui avaient dévoilé les récits des pères dominicains ; il se concentra donc sur ses études et s’adapta rapidement au milieu ecclésiastique de Rome, aux salles somptueuses de la Curie, aux monuments gigantesques, aux palais majestueux, aux banquets dignes de Lucullus …

… Tempora tempore, c’était comme si ce style de vie lui était familier depuis toujours. Chaque jour le voyait acquérir de nouvelles expériences ; chaque jour lui permettait d’ajouter de nouvelles notions à son bagage culturel ; chaque jour lui faisait connaître de nouvelles personnes : des princes et des valets, des artistes et des courtisans, ingénieurs et musiciens, héros et missionnaires, parasites et pusillanimes, prélats et prostituées. Une palette de vie continue et inépuisable … Connaître le plus de gens possible, de tout rang, de toute provenance, toute extraction, culture, croyance, lignée, entrer dans leur monde, relever des informations utiles, analyser chaque détail même minime, scruter à fond chaque âme humaine … c’était du reste la base de sa profession. Et elle l’amenait à être en apparence l’ami de tous. En vérité, sur le nombre incalculable d’hommes et de femmes qu’il rencontra dans sa vie, le diplomate ne put compter que peu de vrais amis, trois desquels connus justement à cette époque. Pour chacun de ces amis il détenait un de leurs secrets intimes :

Jacopo, moine bénédictin, alchimiste accompli, savant spécialisé en botanique, décoctions, potions et parfums, mais aussi inventeur d’excellents digestifs et liqueurs. Il partageait avec Tristano sa passion pour les textes patristiques classiques et la recherche philosophique de la vérité. Dans son plus jeune âge, il avait tué son maître, en l’assommant avec un alambic, un vieux pédophile impotent qui avait abusé à maintes reprises de ses élèves. Le cadavre, dissous dans de l’acide, ne fut jamais retrouvé.

Veronica, élevée par sa mère dans un bordel vénitien, avait acquis très jeune l’art de la séduction qu’elle exerçait depuis quelques années à Rome ; sa maison close était fréquentée tous les jours par des peintres, des lettrés, militaires, riches marchands, banquiers, comtes, marquis et surtout, par des prélats de haut rang. Elle n’avait plus aucune famille au monde, à part une sœur jumelle qu’elle n’avait jamais connue et dont seul Tristano connaissait l’existence secrète.

Ludovico, le fils et l’assistant du tailleur personnel de la famille Orsini, très raffiné, extravagant, créatif, extroverti, expert en tissus, étoffes et accessoires les plus variés, toujours informé des dernières nouveautés et des tendances provenant des états italiens et européens. Son secret ? … il était attiré sexuellement par les hommes plus que par les femmes et même s’il n’avait jamais osé le montrer, il ressentait pour Tristano de l’admiration et une tendresse particulière qui parfois dépassait la seule amitié.

Dès qu’il le pouvait, libéré des charges de la Curie, entre une mission et l’autre, notre diplomate encore imberbe fréquentait volontiers ses amis … Au retour de chaque mission, à peine arrivé à Rome, il leur rendait visite pour leur raconter ses aventures mouvementées et leur ramener un présent.

Durant l’été 1477 le cardinal Orsini tomba gravement malade ; il fit immédiatement appeler son protégé qui se trouvait alors dans l’abbaye de Santa Maria di Farfa. Tristano se précipita en un éclair, mais quand il arriva à Rome le palais était déjà en deuil. Il monta à l’étage noble ; dans le salon, une foule se pressait au chevet du défunt, des princes à la mine funèbre et des notables chuchotant entre eux : malheureusement le cardinal avait expiré et avec lui s’envolait la possibilité d’apprendre de sa propre voix le mystère entourant le passé du jeune fonctionnaire.

Hélas, le cardinal n’avait laissé aucun message pour lui et sur son testament aucune mention ne faisait référence au secret dont il lui avait parlé trois ans auparavant.

Les jours suivant le décès, Tristano fit des recherches acharnées et méticuleuses dans la vie de Latino, fouillant la bibliothèque du palais … mais rien, il ne trouva absolument rien, aucun indice pertinent … sauf une seule page manquante qui avait été arrachée à un vieux journal de voyage. Le document concernait une importante mission du cardinal Orsini à Barletta en l’an A.D. MCDLIX. Les manuscrits du cardinal étaient tous rédigés et conservés avec un tel soin maniaque que l’absence de ce feuillet, de plus mal déchiré, aurait dû être promptement remarqué et arrangé, soit par Latino lui-même, soit par ses bibliothécaires si minutieux. Ceci avait attiré un moment les soupçons de Tristano ; mais il n’y avait rien d’autre qui puisse ouvrir une piste ou une hypothèse digne d’être approfondie. Il décida donc de suspendre ses recherches et de retourner à la Curie où il pouvait poursuivre sa carrière diplomatique sous l’égide de Giovanni Battista Orsini qui, entre temps, avait reçu le titre convoité de Protonotaire apostolique.

Pour ses premières missions diplomatiques au-delà des confins des Etats de l’Eglise, Tristano fut accompagné par le Nonce pontifical Frère Roberto da Lecce, mais bien vite ses aptitudes exceptionnelles de diligentia, prudentia et discretione convainquirent Giovanni Battista et ses conseillers à lui confier des tâches de plus en plus difficiles et délicates, pour lesquelles plus d’indépendance et d’autonomie lui étaient nécessaires. Une de celles-ci était la situation complexe de la guerre de Ferrare. Non seulement les seigneuries de la péninsule étaient toutes impliquées, pour divers motifs et à des niveaux différents, mais également les Etats pontificaux, où la situation devenait de jour en jour plus compliquée et exigeait des stratèges particulièrement fins pour jouer sur au moins deux plans à la fois : l’un externe, et l’autre, peut-être encore plus redoutable pour le Saint-Siège, interne ; à Rome en effet étaient nées deux factions : les Orsini et les Della Rovere en soutien au pape, contre les princes Colonna épaulés par les Savelli.

En somme, la vie pour notre jeune diplomate était loin d’être facile : l’allié rassuré et encensé du dîner d’un soir pouvait très bien devenir en une nuit l’ennemi implacable et déplorable du matin suivant, le pion à retirer de l’échiquier pour éviter l’impasse ou donner de l’espace au roque, la pièce à changer pour déclencher l’attaque finale…

Déjà, après cet été de 1482, le changement dans la politique des Etats du Pape commençait à se faire évidente. Le Saint-Siège avait décidé de mettre fin à la guerre, et Tristano fut envoyé à la cour des Gonzaga pour leur faire savoir les nouvelles volontés de Rome au sujet de Ferrare et de Mantoue. En même temps, jouissant de l’hospitalité complète des maîtres de maison et ayant libre accès à l’environnement raffiné du palais, ce beau jeune homme de vingt-deux ans ne pouvait certes rester insensible à l’attrait des jeunes courtisanes qui, en ces froides soirées hivernales, défilaient tout émoustillées devant lui.



III




Alessandra Lippi


La rencontre avec Pietro di Giovanni et le séjour à Prato



Aux premières lueurs de l’aurore à Mantoue, Tristano laissa sa jeune amante dans les bras de Morphée et retourna dans sa chambre. Il venait juste de plonger dans un sommeil bien mérité quand une voix insistante sous sa fenêtre le reporta à la réalité. Un soldat, tenant un petit parchemin à la main, requérait son attention immédiate. La missive portait clairement le sceau du pape et ordonnait à Tristano de rentrer au plus vite à Rome.

Ainsi, sans même attendre les nouvelles du champ de bataille, l’officier pontifical dut abandonner avec son escorte la cité de Virgile, non sans au préalable écrire rapidement deux messages indispensables : l’un pour le marquis Federico, s’excusant pour ce départ imprévu et lui assurant l’appui renouvelé du Saint Père, pour lui comme pour le duc de Ferrare ; l’autre pour sa Béatrice, la remerciant d’avoir partagé si généreusement sa nuit avec lui et lui souhaitant de rencontrer cet amour qu’elle désirait tant et que son fiancé ne pourrait jamais lui donner.

Ils chevauchèrent sans interruption toute la journée, faisant une seule halte à Bologne, pour reposer les chevaux avant de franchir en Emilie les Apennins en direction de Florence.

Le jour suivant, traversant une hêtraie dense et silencieuse, un coup d’arbalète croisa en un éclair le chemin du jeune fiduciaire pontifical, faisant s’envoler une nuée de grives et de fauvettes transies de froid. Tandis que Tristano et ses compagnons ralentissaient instinctivement et saisissaient leurs armes, sur la même trajectoire, un cheval bai complètement affolé, épuisé et saignant du garrot, leur coupa la route. Il était monté maladroitement par un homme et une jeune femme qui s’accrochait à sa taille. Juste après surgirent quatre cavaliers, puis deux autres, à la poursuite évidente du premier.

Suivant son impulsion, l’ambassadeur audacieux décida de se lancer à leurs trousses dans les bosquets de feuillus, obligeant les deux hommes de son escorte à en faire autant.

Mais quand le bois déboucha sur une clairière légèrement en pente, les trois cavaliers ralentirent et, se cachant dans les broussailles, essayèrent de comprendre les évènements en se tenant à une distance respectueuse.

Le canasson était affalé sur le sol, les deux fugitifs désarçonnés cherchaient en vain à se barricader dans une petite cabane à moitié abandonnée, désormais rejoints et braqués par leurs poursuivants ;

deux d’entre eux étaient descendus de cheval l’épée à la main, pendant que les quatre autres encerclaient la masure.

Tandis que sa protégée cherchait de toutes ses forces à ouvrir la porte déglinguée, l’homme, unus sed leo, se préparait à affronter avec un râteau les deux hommes de main qui ricanaient. Malgré l’évidente infériorité numérique, il réussit à contrer l’attaque sur sa droite en donnant un coup de pied dans le bas ventre de son premier adversaire, puis il se tourna rapidement vers le second sur sa gauche et esquivant son coup d’épée le transperça sur le flanc. Récupérant ainsi une arme, il lança un regard rapide vers la jeune femme, maintenant encerclée par les bandits, et reprit la lutte avec le premier énergumène, réussissant en quelques bottes à le désarmer et, malgré sa carrure, à l’envoyer à terre. Mais l’appel à l’aide désespéré de sa compagne rappela son attention ; tourné vers elle, il lança son épée à la manière d’un javelot et atteignit la poitrine de la brute qui l’assaillait. Au même moment il reçut à l’épaule un trait d’arbalète lancé par le dernier cavalier resté en selle ; il ne put rien faire contre les deux hommes qui arrivèrent dans son dos et l’enveloppèrent d’une maille métallique, comme celles utilisées pour la chasse, le jetèrent à terre et immobilisèrent ses membres avec des sangles.

« Non, Pietro … » hurla la jeune fille désespérée « laissez-le ! C’est moi que vous voulez », et elle éclata en sanglots.

« Arrêtez ! » ordonna celui qui semblait être le chef, « ne le finissez pas tout de suite », et montrant la pauvrette ajouta : « Amusons-nous d’abord un peu. »

« Bâtards ! » cria le jeune homme à terre, cherchant en vain à se débattre, « canailles, lâches, salauds ! »

Le bandit attrapa la jeune fille terrorisée par les cheveux et lui arrachant ses vêtements, la plaqua contre le mur de la cabane. Lui immobilisant les bras, pendant que deux de ses compères lui ligotaient les jambes avec une corde, il commença à baisser son pantalon et lui enfonça un chiffon dans la bouche pour atténuer ses hurlements.

Alors Tristano, ne pouvant plus rester impassible devant une violence aussi exécrable, se décida finalement à intervenir : il sortit avec ses hommes à découvert et faisant irruption sur la scène, se rua héroïquement sur cette meute barbare d’hyènes lubriques. Les violeurs, quoique réduits en nombre, conservaient toujours la supériorité numérique et ne se laissèrent pas surprendre : la tension remonta. Mais tandis qu’une des brutes remontait son pantalon, Tristano reconnut sur la frise de sa cape le lys des Médicis et, avant que l’arbalétrier n’ait commencé à tendre son arc, levant le poing au ciel, il leur intima :

« Arrêtez ! Je vous l’ordonne au nom de Messire Lorenzo de’ Medici », et, royalement, il tendit le bras en avant, à droite puis à gauche, englobant ainsi tous les malfrats. « J’ai vingt-cinq hommes à ma suite, prêts à vous arrêter et vous jeter dans les prisons de mon ami Lorenzo », ajouta-t-il.

Alors le plus costaud, reconnaissant sur la bague du jeune homme l’effigie de son seigneur, et craignant de sérieuses répercussions, commanda subitement aux siens de jeter les armes ; il chercha en plus à ébaucher des justifications pour ce qu’il s’était passé, mais Tristano l’arrêta immédiatement :

« Va-t-en, misérable. »

Les quatre vauriens cessèrent de brailler, remontèrent à cheval et disparurent dans la forêt.

Les soldats pontificaux, encore abasourdis par la manière dont le jeune officier avait réglé cette affaire, libérèrent rapidement les deux victimes et, après avoir pansé au mieux leurs blessures, les firent monter à cheval avec eux. Ils reprirent ainsi leur chemin tandis qu’à leur droite le soleil commençait à décliner.

Ils arrivèrent le soir à Prato, où Tristano connaissait une personne qui pouvait probablement prendre soin des deux malheureux, les laissant libres de poursuivre au plus tôt leur chevauchée vers Rome.

Aux abords de la place de la cathédrale, deux jeunes filles venaient de donner un morceau de pain à un pauvre mendiant grelottant de froid et s’en retournaient chez elles. Tout à coup, Tristano sauta de cheval et tourné vers les deux demoiselles, s’écria :

« Alessandra ! »

La plus mince des deux se retourna, regarda qui osait prononcer son nom à une heure aussi tardive et, sa vue lui confirmant ce que cette voix avait évoqué dans son souvenir, répondit :

« Tristano ! »

En un instant elle se précipita vers lui et, ignorant les conventions et toute inhibition, comme entre jeunes gens se connaissant bien, lui jeta les bras au cou et les yeux tendrement mi-clos, appuya sa tête sur la poitrine du visiteur inattendu.

Alessandra était la fille si gracieuse de madame Lucrezia Buti et du regretté peintre florentin Filippo Lippi. Sa mère, auparavant sœur Lucrezia, avait été nonne au monastère de Santa Caterina, contrainte par sa famille à une vie monastique forcée. Son père, chapelain du couvent de ce monastère de Prato, était reconnu déjà de son vivant comme un des meilleurs peintres de son époque et, par conséquent, très souvent chargé par les hautes sphères ecclésiastiques et par les familles les plus fortunées de peindre des œuvres très importantes, surtout sur des thèmes bibliques et hagiographiques. Ce fut précisément lors d’un de ces travaux qu’ils se rencontrèrent. L’attirance fut inévitable et irrépressible … elle si belle et sensuelle, lui sensible et charismatique : les deux religieux s’éprirent follement l’un de l’autre. La relation impie entre les murs sacrés du couvent dura quelque temps, au cours duquel sœur Lucrezia se prêtait volontiers comme modèle pour quelques tableaux de Frère Filippo, jusqu’au jour où ce dernier, à l’occasion de la procession de la Sacra Cintola, la ceinture sacrée de la Madone, décida d’enlever sa bien-aimée et de commencer une nouvelle vie avec elle, en concubinage, indifférent au tollé soulevé, au scandale et à la réprobation générale. Evidemment l’Eglise s’opposa fermement au lien les unissant, le considérant comme luxurieux et même diabolique ; c’est seulement des années après, grâce à l’intervention de Cosimo de’ Medici, protecteur de Lippi, auprès du Saint Père, que les deux amants furent finalement réhabilités et obtinrent l’annulation de leurs vœux monastiques. C’est ainsi que naquit la belle Alessandra quelques années plus tard.

Encore adolescent, Tristano avait connu et fréquenté cette jeune fille si spontanée durant ses séjours à Florence auprès des Medici. Elle avait tout de suite retenu son attention et il avait ressenti une forte attraction pour elle, charmé par la douceur de ses traits mais encore plus par son ouverture d’esprit, son caractère extroverti et son indépendance intellectuelle, caractéristiques qu’elle avait sûrement héritées de ses deux parents dont elle représentait tout à fait le modus cogitandi et operandi.

Il la revoyait maintenant après cinq ans, encore plus belle, encore plus femme.

Ils entrèrent tous les deux chez elle pendant que le reste du groupe attendait au dehors. Juste le temps de raconter à la maîtresse de maison les évènements des heures précédentes et les deux amis ressortirent, invitant les compagnons de Tristano à s’installer dans la demeure. Alessandra, malgré l’heure tardive, fit appeler un médecin, fit préparer des chambres pour les invités et, pleine de générosité, assura Tristano de vouloir s’occuper, avec l’aide de sa mère, du complet rétablissement des deux blessés.

Ainsi, tandis qu’un bon verre de vin accompagnait les récits captivants du visiteur si bienvenu et accentuait le rose aux joues de la charmante demoiselle, Hypnos et ses Oneiroi, les songes ses fils, descendirent lentement sur la ville de Prato.

Le lendemain après les laudes, le jeune émissaire, remerciant chaleureusement de l’hospitalité reçue, reprit avec son escorte le chemin de Rome où l’attendait impatiemment son protecteur … et avec lui une autre mission passionnante à accomplir. Il fallait pour cela effectuer encore quelques heures de voyage en évitant les imprévus.

Mais à seulement cent pieds des habitations, sur la route poussiéreuse menant à Florence, les trois cavaliers pontificaux venaient à peine d’accélérer le pas lorsqu’ils furent rejoints par un homme à cheval, portant visiblement le bras en écharpe.

« Monsieur … Monsieur, je vous en prie. Arrêtez-vous …”

Ce cavalier hors d’haleine n’était autre que le jeune homme sauvé par Tristano la veille et recueilli avec sa compagne par la famille LIppi. L’officier pontifical dut s’arrêter de nouveau.

“Je vous en prie, Monseigneur, écoutez-moi bien », supplia-t-il, « ce que vous avez fait et démontré est bien plus noble que n’importe quel blason qui ornerait votre poitrine ou de quelque couronne sur les armoiries de votre famille. »

Puis il descendit de cheval et se prosterna devant le diplomate :

« Permettez-moi de vous assurer de ma gratitude éternelle et de vous offrir, bien modestement, mes services, en retour de la dette inextinguible contractée envers vous, du moment où Votre Excellence m’a sauvé, mais bien plus encore ma femme, des griffes homicides de ces canailles. Toute la nuit j’y ai repensé et j’ai mûri ma décision : si vous voulez bien l’accepter, je vous offre mon humble épée et je vous jure fidélité aussi longtemps que vous me permettrez de vous servir. »

Tristano, vu l’importance de sa charge, n’était certes pas privé de protection et franchement, jusqu’à présent, il s’était toujours tiré d’affaire tout seul … mais il perçut dans le regard de cet homme qui l’implorait une lueur spéciale et un sentiment de gratitude sincère, loyal, désintéressé, hors du commun. Si bien que, sans attendre que cet humble homme du peuple ajoute une seule parole, il demanda :

« Comment t’appelles-tu, effronté ? »

« Pietro Di Giovanni, Monseigneur », répondit-il en relevant la tête.

« Lève-toi Pietro. Vu le retard que tu m’as fait prendre, hélas ta protection ne me sera d’aucune aide contre la colère de mon seigneur… Je n’ai ni blasons, ni armoiries, ni une famille notable à exhiber, mais j’apprécie ta reconnaissance et j’accepte tes services. Maintenant, si tu y tiens tant, avant que je change d’avis, remonte vite en selle et mettons-nous en route sans plus attendre. »



IV




La bague du Magnifique


Giuliano de’ Medici et Simonetta Vespucci



Pietro, un homme d’âge mûr, rude, à l’aspect négligé mais sans être trop rustre, était très habile avec l’épée (grâce à l’héritage de son père il avait pu fréquenter l’école bolognaise de Lippo Bartolomeo Dardi) ; il possédait une excellente technique et quoique n’étant plus dans sa prime jeunesse, était en bonne condition physique ; il n’aimait pas se définir comme mercenaire mais, comme beaucoup, jusqu’à présent il avait gagné sa vie à la solde d’un seigneur ou d’un autre, participant à tant de ces batailles et échauffourées qui animaient en ces années-là l’entière péninsule.

Pendant le voyage, à un moment où ils avaient ralenti l’allure, le spadassin vint aux côtés de Tristano, et s’assurant que les naseaux de son cheval ne dépassassent jamais celui de son nouveau maître, osa demander :

« Vous me permettez une question, Votre Excellence ? »

« Bien sûr Pietro, vas-y », répondit le fonctionnaire distingué, tournant légèrement la tête vers son audacieux interlocuteur.

« Comment se fait-il, Monsieur, que vous portiez cette bague ? Il s’agit vraiment de la bague de Lorenzo de’ Medici, Le Magnifique ? »

Tristano laissa passer un moment de silence, une ébauche de sourire aux lèvres mais, certain de pouvoir faire confiance à cet homme qu’il connaissait depuis si peu de temps mais qu’il appréciait déjà, surmonta ses réserves et commença son récit :

« Il y a sept ans, le cardinal Orsini m’emmena avec lui à Florence, à la suite d’une délégation médicale organisée pour porter assistance à Son Excellence Révérendissime, Rinaldo Orsini, archevêque de Florence, malade depuis deux semaines et sans aucun signe de rémission. Arrivés dans la ville, pendant que le physicus et ses élèves - parmi lesquels mon ami Jacopo - furent immédiatement conduits au diocèse, au chevet du prélat souffrant, le cardinal m’amena chez Dame Clarice, sa nièce et l’épouse de Lorenzo de’ Medici, le Magnifique Messire.

Je me souviens encore du regard doux et maternel avec lequel Dame Clarice m’accueillit en me tendant la main. Elle me présenta à ses parents et à ses amis et mit aussitôt à ma disposition tous les agréments du palais. Chaque soir ses banquets étaient fréquentés par des hommes de lettres, des humanistes, des artistes, des courtisans très raffinés et surtout … de très belles femmes.

La plus belle de toutes, celle qui encore aujourd’hui n’a pas d’égale et qu’aucune femme n’arrive à détrôner dans mon idéal, était Simonetta Cattaneo Vespucci.

Le soir où je la vis pour la première fois, elle portait une cape de brocart rouge doublée de velours, qui mettait en valeur son décolleté généreux et contrastait finement avec une simarre noire adhérant parfaitement à sa poitrine ferme, et épousant jusqu’à ses pieds les courbes moelleuses de son corps admirable et si désirable. Elle laissait tomber en cascade ses longs cheveux blonds et ondulés, n’en tressant savamment que quelques mèches en une longue natte ornée de rubans et de petites perles. Quelques bouclettes rebelles encadraient son visage harmonieux, frais, rayonnant, éthéré. De grands yeux mélancoliques, très sensuels, autant que l’était l’ébauche de ce sourire sur ses lèvres entr’ouvertes et veloutées, exaltées par une petite fossette au menton, et du même rouge que sa cape.

Si je n’avais appris peu après la tragique nouvelle de sa mort, je croirais encore qu’elle était une déesse incarnée dans un corps parfait de femme.

Pour tous, elle n’avait qu’un seul défaut : elle avait déjà un mari … très jaloux à juste titre. A l’âge tendre de seize ans elle avait épousé dans sa Gênes natale le banquier Marco Vespucci, en présence du doge et de toute l’aristocratie de la république marine.

Elle était très aimée (mais aussi très enviée) en société ; à cette époque elle était devenue la muse préférée de nombreux écrivains et artistes, parmi eux le peintre Sandro Botticelli, ami de longue date de la famille Medici, qui l’aimait platoniquement et multipliait ses portraits : même la bannière qu’il avait réalisé pour le tournoi de cette année-là, gagné précisément de manière épique par Giuliano de’ Medici, représentait son visage angélique.

Le lendemain nous fûmes invités villa des Careggi, à un banquet que le Magnifique avait organisé en l’honneur des Borromeo, dans l’intention de présenter une des jeunes filles de cette famille à son frère Giuliano. Celui-ci, par contre, comme et peut-être même plus que les autres, avait manifestement perdu la tête pour la belle Simonetta. Après les premières civilités en effet, Giuliano abandonna salon et invités et s’éloigna vers le jardin où l’attendait justement la femme de Vespucci, profitant de l’absence de son mari, parti le matin en voyage d’affaires.

Entre un mets et l’autre, Lorenzo enchantait ses hôtes en déclamant des sonnets de qualité dont il était l’auteur. En contre-chant, éventuellement, l’un de ses illustres invités lui donnait la réplique en rimes, animant ainsi plaisamment le symposium. Outre de nobles parents et amis, à cette table se trouvaient des académiciens néoplatoniciens renommés, tels Marsilio Ficino, Agnolo Ambrogini ou Pico della Mirandola, sans compter plusieurs membres du Conseil florentin.

Chef incontesté de la famille la plus riche et la plus puissante de Florence, devenant graduellement l’arbitre incontesté des équilibres politiques de la péninsule, alors qu’il n’avait que vingt-six ans, Lorenzo avait l’indéniable mérite d’avoir su s’entourer d’une cour jeune et brillante, mais aussi avisée et compétente. Seuls quelques jours avaient suffi pour qu’il devienne à mes yeux le modèle vers lequel tendre, un parangon des valeurs à atteindre. Mais objectivement, ce qui nous différenciait et que je n’aurais jamais pu égaler, à part nos onze ans de différence, était qu’il pouvait compter sur une famille solide et unie. Sa mère, madame Lucrezia était, encore plus depuis la mort de son conjoint Piero, sa complice et conseillère omniprésente ; Bianca, sa sœur douce et adorée, en admiration devant son frère aîné, ne perdait aucune occasion d’en faire l’éloge et ses yeux brillaient dès qu’elle prononçait son nom en public ; Giuliano, son frère cadet, à l’existence dissolue, malgré des désaccords minimes et ses impertinences, était lui aussi toujours à ses côtés et associé à chacun de ses succès ou défaites politiques ; Clarice, même si elle avait eu connaissance de quelques escapades de son mari, n’avait jamais cessé de l’aimer et l’aurait toujours défendu contre tous, jusqu’à s’opposer à sa famille d’origine si le cas s’était présenté. C’était si beau d’observer cette cour familiale autour de laquelle toute la ville, subordonnée avec élégance et pleine de révérence, se pressait à chaque fête, chaque célébration et chaque banquet. Et cette occasion fut pour moi un exemple parmi d’autres d’avoir le privilège d’y assister.

Mais avant que le pâtissier fasse son entrée spectaculaire dans la salle, j’entendis un chien aboyer avec insistance à l’extérieur de la villa, et je décidais instinctivement de sortir pour comprendre pour quelle raison cet animal cherchait ainsi à attirer l’attention de ses maîtres. Arrivé dans le jardin je découvris incrédule Giuliano et Simonetta se roulant par terre, ayant perdu le contrôle de leurs mouvements : la Vespucci, le visage écarlate, bouche et yeux grand ouverts, tremblait comme une feuille ; son amant lui, essayait de s’arracher les vêtements, alternant des rires spasmodiques à des crises hallucinatoires … Je me précipitai sans attendre vers la maison et, profitant d’une pause et usant de toute ma discrétion, je demandai à Lorenzo de me suivre.

Nous nous ruâmes à l’extérieur et vîmes les corps inanimés. Lorenzo m’ordonna d’appeler immédiatement le médecin ; il avait beau remuer la tête et le buste de son frère cadet, celui-ci ne réagissait aucunement, ni à ses secousses ni à sa voix. Peu après commencèrent les convulsions.

La situation était critique et très délicate. En quelques instants les expressions du Magnifique passèrent de la frénésie et la confusion à un sentiment de panique et d’impuissance. Même s’il avait voulu demander de l’aide à l’un des invités, il savait bien que la découverte des deux jeunes dans de telles conditions, si elle était rendue publique, outre l’énorme scandale, aurait signé pour lui et sa famille la perte de l’important appui politique de Marco Vespucci. Ce dernier, à cette époque, représentait l’aiguille qui aurait fait pencher la balance du Conseil, déjà miné par les Pazzi (le gentilhomme Jacopo de Pazzi, sans l’ombre d’un doute, aurait profité de la situation pour prétendre au contrôle de Florence).

Même l’arrivée précipitée du médecin et de l’apothicaire n’arriva pas à tranquilliser Lorenzo qui continuait à m’interroger sur tout ce que j’avais noté avant sa venue. Ces grands docteurs en effet, convaincus dès le début que la cause était l’empoisonnement, n’arrivaient pas à déterminer la substance responsable et en conséquence, indiquer le remède approprié. Entre temps Agnolo Ambrogini arriva sur les lieux, il était la seule personne, à part sa mère, en qui Lorenzo avait une confiance aveugle ; il le chargea d’inventer une excuse plausible pour les invités qui à raison, commençaient à remarquer l’absence du maître de maison. Avec l’aide d’Agnolo, les corps furent rapidement transportés, en grand secret, dans un abri proche.

Je remarquai alors qu’à l’endroit où gisait auparavant le corps de Simonetta, se trouvait une corbeille de pommes et de fruits des bois, en apparence comestibles et inoffensifs. Je saisis entre deux doigts une baie de myrtille et l’écrasai. En un éclair je me souvins que Jacopo, quelques mois auparavant à Rome, m’avait montré une plante très toxique, appelée « belladone » et connue également sous le nom de « cerise du diable » ; ses fruits pouvaient facilement être confondus avec les baies de myrtilles, mais à leur différence, elles étaient létales même en petite quantité. Le macérat de feuilles de belladone était souvent utilisé par les jeunes femmes pour rendre leur regard plus brillant et dilater leurs pupilles, les rendant ainsi plus séduisantes. Mon hypothèse fut considérée comme plausible par le médecin et confirmée par le fait que les deux agonisants gardaient des taches bleuâtres sur les lèvres. Hélas, le savant décréta que, si tel était le cas, aucune cure n’était connue, jetant Lorenzo dans une résignation désespérée.

L’explication se fit quelques jours plus tard : un individu, à la solde de Francesco de’ Pazzi, avait remplacé les myrtilles par des baies de belladone dans le panier de fruits que la demoiselle Vespucci avait ensuite partagé avec son amant. Giuliano s’était ainsi empoisonné, en recueillant, en un jeu érotique, les baies toxiques directement de la bouche de la belle Simonetta. Et en quelques minutes le redoutable poison avait produit son effet.

Encore abasourdi par cette succession rapide d’évènements, j’osai interférer encore une seconde fois et proposai à Messire Lorenzo de faire une dernière tentative, en consultant la délégation pontificale qui était logée au diocèse. Le Magnifique me faisant promettre la plus grande discrétion y consentit et me fit accompagner jusqu’à Jacopo. Je revins avec mon ami bénédictin qui analysa les baies de la solanacée, et injecta aux mourants un antidote provenant des terres inconnues d’Afrique. Après une heure environ, les symptômes faiblirent, la température du corps commença à baisser et, en huit jours, les deux jeunes gens se rétablirent complètement.

En même temps que les Parques on éloigna tout élément suspect en et hors les murs du palais. Si bien qu’à son retour à Florence en compagnie de ses banquiers, Marco Vespucci ne s’aperçut de rien ; lui était encore plus riche, Simonetta encore plus belle, Giuliano encore plus amoureux … mais surtout, la cité était encore plus médicéenne.

Même l’archevêque semblait se rétablir peu à peu ; nous préparâmes donc notre retour à Rome. Mais avant, le Magnifique, en signe de son affection et de son estime mais aussi de remerciement et de reconnaissance, voulut me rendre hommage par ce que tous considéraient comme une des plus hautes distinctions de la république : la bague en or à six boules, laissez-passer universel dans les territoires florentins … et au-delà.

Depuis lors je la portais toujours sur moi, précieux témoin de l’amitié de Lorenzo et en éternel souvenir de ces deux malheureux amants qui risquèrent maintes fois, tels Pâris et Hélène, de transformer Florence en Troie. »

Durant toute cette narration Pietro, fasciné et captivé par des faits si extraordinaires, le talent oratoire du conteur et la profusion de détails, n’osa plus prononcer une seule parole. Il attendit quelques secondes après l’heureux dénouement pour être sûr de ne pas profaner cette incroyable histoire et, réajustant l’écharpe de son bras plâtré, dit finalement avec orgueil :

« Merci Seigneur, vous servir sera pour moi plus qu’un honneur, ce sera un plaisir. »

Après deux autres jours de route, la via Cassia dévoila enfin la magnificence de Rome et bien que hommes et bêtes fussent fatigués, à cette vue leurs esprits reprirent vigueur et leurs corps des forces. Tristano pressa les flancs de sa monture et accéléra le rythme de la marche.



V




La Comtesse de Forli


Girolamo Riario et Caterina Sforza



A l’attendre dans les salles du protonotaire, il ne trouva pas Giovanni Battista mais un clerc grassouillet, qui l’invita à rejoindre immédiatement Monseigneur, très occupé, directement dans la basilique Saint-Pierre, où ce dernier venait d’être convoqué d’urgence par le pape. Il les trouva là tous les deux, en pleine discussion sérieuse, devant le monument funéraire de Roberto Malatesta, le héros de la bataille de Campomorto.

Aux côtés de Sisto IV se trouvait son neveu, le sinistre capitaine général Girolamo Riario, que Tristano connaissait déjà, comme un des principaux auteurs de la conjuration échouée de Florence, ourdie quatre ans auparavant contre ses amis Lorenzo et Giuliano de’ Medici, et ayant coûté la vie à ce dernier. Non content d’avoir reçu de son oncle les seigneuries d’Imola et Forli, après avoir échoué à prendre possession de Florence et à conquérir Urbino, l’insatiable Riario risquait maintenant de voir aussi s’éteindre définitivement ses ambitions sur Ferrare.

La république de Venise, comme déjà mentionné, continuait à ignorer les avertissements et les excommunications du Pape ; et pire, après avoir rappelé ses ambassadeurs de Rome, elle menaçait chaque jour davantage la frontière milanaise et les territoires de l’Eglise en Romagne. Et c’était cette dernière visée qui inquiétait le plus le vieux Sisto IV.

Avant qu’il ne soit trop tard, on pensa alors à jouer la carte aragonaise : on décida d’envoyer Tristano à Naples, auprès du roi Ferdinando, pour tenter de le convaincre, après Campomorto, de stipuler un nouvel accord de coalition (auquel aurait aussi participé Florence et Milan) contre la Sérénissime. En vérité, Giovanni Battista n’était pas partisan de cette solution et avait proposé au contraire d’essayer de négocier directement avec le doge, mais vu la détermination du Saint Père, il s’y plia de bonne grâce et accepta la mission.

Le plus satisfait de cette situation était évidemment Girolamo, qui voyait dans cette décision sa dernière chance pour s’asseoir en protagoniste à la table des vainqueurs et mettre enfin les mains sur la cité des Este.

« Monseigneur Orsini », l’interpella-t-il avant que le Pape ne congédie les personnes présentes, « auriez-vous l’obligeance, Votre Grandeur et Notre Honorable Ambassadeur, d’accepter mon invitation à un modeste banquet, que mon épouse et moi tiendrons demain soir dans mon humble palais à Sant’Apollinare pour inaugurer la période des fêtes de Noël. »

Tristano, qui ne s’était pas prononcé devant le capitaine, la réunion terminée et une fois à l’écart, fut lui aussi prié par son protecteur d’accepter l’invitation. Descendant le grand escalier de la basilique constantinienne, Orsini lui enjoignit :

« Demain matin à la tierce, je t’attends dans mon bureau pour les détails sur Mantoue, mais d’abord, envoie immédiatement une confirmation à Riario. Tu pourrais décliner l’invitation du neveu du pape, mais pas celle de son fils ! »

Sur ces paroles il monta dans son coche et disparut dans les rues bondées de la ville.

Le jeune diplomate était épuisé et cette dernière indiscrétion, outre son extrême implication, le laissa sans voix ; il entra dans la première auberge ouverte et, après s’être restauré, dirigea Pietro et les deux chevaux vers un hébergement pour la nuit ; tandis que le soleil se couchait il retourna chez lui à pied.

Pourtant, arrivé devant sa demeure les émotions de la journée n’étaient pas encore terminées …

De la rue il entrevit une faible lueur de chandelle illuminant pour un instant l’étage supérieur de sa résidence. Il mit la main à son épée et monta avec précaution jusqu’au palier où il aperçut de nouveau cette lueur mais cette fois dans la chambre à coucher … Puis une autre lumière plus forte et une troisième bougie …

« Qui va là ? » demanda-t-il, s’emparant d’une dague accrochée sur un écu au mur, « Montrez-vous ! » et d’un coup de pied il ouvrit en grand la porte entrebâillée de la pièce.

Un rire impertinent brisa alors la tension, et devant ses yeux se profilèrent les courbes douillettes d’un corps féminin qu’il connaissait bien. C’était sa Veronica.

« Raconte-moi tout, oh mon héros ! Mes oreilles sont impatientes d’entendre ta voix », murmura son irremplaçable confidente et amante incomparable.

« Pas autant que moi de serrer ta taille, ma chérie », répliqua Tristano en posant ses armes sur un siège sur lequel se trouvaient la crinoline et les chausses de la jeune prostituée et, laissant tomber sur le sol sa cape bleu outremer, il s’avança virilement vers elle.

Elle sourit en approchant son index de sa bouche et secouant la tête lâcha sa chevelure bouclée. Il retira sa chemise et la poussant sur le lit, ajouta :

« Ce récit de ton héros, tu vas devoir te le gagner … »

Et entre les rires et les jeux érotiques dont ils étaient coutumiers, la fatigue disparut d’un seul coup.

Le lendemain, ayant récupéré ses forces et l’élégant manteau de laine noire qu’il avait commandé au bon Ludovico avant son départ pour Mantoue, le jeune diplomate se rendit, ob torto collo, au festin de Riario.

Son palais flambant neuf, qui s’érigeait sur les ruines d’un ancien temple d’Apollon, était une splendeur. Il avait été conçu par le maître de Forli, Melozzo di Giuliano degli Ambrosi, pour satisfaire la folie des grandeurs de Girolamo et le goût raffiné de sa jeune et belle épouse : Caterina Sforza, la fille naturelle du regretté duc de Milan, Galeazzo, et de son amante, Lucrezia Landriani.

Malgré l’atmosphère particulièrement rigide de cette soirée, la maîtresse de maison était aimable et détendue pour accueillir en compagnie de son mari, de vingt ans son aîné, les invités de haut rang qui affluaient dans leur superbe cour. Elle portait une longue cape moulante, ourlée d’une dentelle noire qui rehaussait la pâleur de sa peau. Sa robe, lacée dans le dos, était complétée par des manches séparées, brodées de fils d’or et formées de tissus variés. Ceux-ci, artistiquement coupés, étaient maintenus ensemble par des cordonnets et laissaient bouffer la chemise candide entre leurs entailles. Ses cheveux étaient voluptueusement retenus par un voile constellé de perles et de paillettes d’or.

Lorsqu’arriva le tour de Tristano, Riario fit obséquieusement les présentations de cet invité d’honneur à son épouse :

« Son Excellence Tristano de’ Ginni, celui en qui Sa Sainteté accorde toute sa confiance et sa bénédiction », comme s’il avait voulu souligner qu’il s’agissait là de l’homme dont dépendait la réussite de leur prochaine entreprise et donc le sort et la fortune de sa famille.

« Une extraordinaire renommée vous précède, Monsieur », prononça avec emphase Caterina en se tournant vers le beau diplomate.

« Extraordinaire est la facture de votre magnifique pendentif, gravé au burin, avec la technique supérieure des maîtres français de la fusion à cire perdue, Madame », répliqua aussitôt Tristano, fixant son cou et remontant jusqu’à ses yeux qui étaient profonds, fiers d’appartenir à une lignée de glorieux guerriers mais en même temps mélancoliques, miroirs résignés d’une âme insatisfaite, fidèles indicateurs du mal-être typique d’un bonheur trop ostentatoire.

Tristano fut conquis par ce regard, ne put s’en détacher un seul instant de toute la soirée et, profitant de l’absence momentanée du mari, en conversation dans une autre salle avec des cardinaux et des politiciens, il osa inviter Caterina pour une basse danse.

Depuis qu’elle vivait dans le milanais, elle avait pris l’habitude de pratiquer diverses activités, même certaines considérées comme inconvenantes pour son sexe ou pour son rang : c’était une chasseuse habile, elle était passionnée par les armes et elle avait un penchant prononcé pour commander, tous traits hérités de sa mère ; elle aimait aussi se lancer dans des expériences de botanique et d’alchimie. Elle était téméraire et aimait les téméraires.

Bien qu’elle fût le centre de tous les regards, elle ne put refuser.

« J’adore la sculpture grecque de Polyclète et Phidias. Et vous Madame ? » lui demanda Tristano quand les pas de la danse lui permirent de murmurer dans son oreille.

« Oui, elle est sublime. Je l’adore aussi », répondit-elle en souriant.

« Avez-vous déjà vu la collection d’art du Palais Orsini ? Il y a des corps herculéens sculptés dans le marbre d’une valeur inestimable », ajouta son audacieux cavalier.

« Oh !» fit la gente dame, feignant de s’étonner et de se troubler, « je peux imaginer … Mais vous aussi, Monsieur, devriez voir les tableaux de mon Melozzo que je garde jalousement dans mon palais », répondit-elle d’un ton caressant avant que la musique ne les sépare.

Pour le restant de la soirée l’élégante maîtresse de maison ignora les attentions du jeune séducteur qui par contre, ne voyait et ne sentait plus que la clarté et le parfum de sa peau à peine effleurée.

Le dîner se termina et les commensaux quittèrent peu à peu le magnifique banquet.

Tristano était déjà dans la cour quand un petit page le rejoint avec un billet plié.

« Les œuvres de mon Melozzo sont dans la loggia de l’étage noble. »

Et comme il n’avait pu refuser l’invitation du fils du pape, de même il ne pouvait absolument pas décliner celle de son estimée belle-fille. Il rentra et suivit le jeune serviteur au premier étage, où il attendit avec impatience le moment où il pourrait enfin libérer ces longs cheveux blonds, sous lesquels il découvrit l’intensité de ses lèvres, écarlates comme les blessures innombrables dont elle avait souffert.

Caterina avait une âme complexe … et cette complexité chez une femme, un bon séducteur peut l’observer au mieux dans deux situations particulières, dans le jeu et entre les draps.

Son ardeur ne faiblit pas jusqu’aux lueurs de l’aube, même quand elle lui confia en larmes les violences subies depuis sa tendre enfance.

« Parfois les secrets ne peuvent être confiés qu’à un étranger », dit-elle. Et elle commença son bouleversant récit :

« Ce n’était pas moi la promise de Girolamo Riario mais tout était organisé pour que ce fût ma cousine Costanza, qui avait onze ans à l’époque, pour être unie devant Dieu et les hommes à cet animal enragé. Mais la veille des noces, ma tante, Gabriella Gonzaga, exigea que la consommation de cette union légitime n’advienne qu’après trois ans, lorsque la petite Costanza aurait atteint l’âge légal. Girolamo, fou de rage, refusant ces conditions, annula le mariage et menaça toute la famille de terribles conséquences pour la grande honte subie. C’est ainsi que, comme on le ferait pour une bague abîmée, mes parents me substituèrent à ma cousine rejetée, et je dus consentir à toutes les exigences de mon époux despotique. Je n’avais que dix ans. »

Tristano, sidéré, ne put que la serrer très fort dans ses bras et essuyer les larmes qui coulaient sur son visage.



VI




Le sac d’Otrante


Ahmed Pacha et la ligue contre les Turcs



Après quelques jours, comme prévu, ayant mis au point les derniers détails, l’infatigable fiduciaire du pape partit pour Naples.

Le valeureux Pietro l’accompagnait dans sa mission secrète, désormais complètement rétabli et impatient de voir la cité parthénopéenne dont son père lui avait tant parlé quand il était enfant.

Pour Tristano par contre, ce n’était pas une nouveauté, mais devant l’insistance insolente dont était coutumier son palefrenier, il commença à raconter les évènements survenus trois ans auparavant :

« J’étais au moins aussi curieux et excité que toi maintenant. Imagine, je ne connaissais Naples que par une vieille carte bénédictine décrite par feu mon grand-père pour me montrer où ma mère, en ses jeunes années, avait servi à la cour. Je rejoignis Frère Roberto, mon maître et guide, bien connu à l’époque sous le nom de Frère Roberto Caracciolo da Lecce, dans la merveilleuse chapelle royale de Naples, et nous nous précipitâmes pour avertir le roi Ferdinando d ‘Aragon du péril turc imminent sur les côtes orientales.

En effet, une lettre urgente du Grand Maître des Chevaliers Hospitaliers avait peu avant informé le pape d’une tentative de la république vénitienne d’encourager les Ottomans à entreprendre une expédition contre la péninsule italienne, et plus spécifiquement contre le royaume de Naples. Ce qui évidemment faisait naître d’immenses préoccupations, non seulement pour les Aragonais, mais pour la Chrétienté toute entière.

Toutefois Ferrante (le nom que ses sujets donnaient au roi Ferdinando), non seulement ignora les avertissements sur la menace turque, mais peu après, totalement irresponsable, ordonna le départ de deux cents soldats de la garnison d’Otrante pour les déployer contre Florence.

Ainsi, le grand vizir Gedik Ahmed Pacha, après une tentative échouée d’arracher Rhodes aux chevaliers de Saint-Jean, débarqua sans problème avec sa flotte sur les côtes de Brindisi, le regard porté sur la ville d’Otrante. Il envoya son chargé de mission vers ses blanches murailles, garantissant aux habitants d’Otrante la vie sauve en échange de leur capitulation immédiate. Mais ces derniers, non seulement refusèrent les conditions du messager turc, mais perfidement l’assassinèrent, déchaînant par force la colère du féroce Ahmed Pacha.

En été les Turcs attaquèrent la cité comme des fauves assoiffés de sang, et en quelques minutes renversèrent toute opposition.

La cathédrale fut l’ultime refuge pour les femmes, les enfants, les anciens, les invalides, les habitants terrorisés, le dernier bastion où se barricader alors que toutes les autres défenses étaient tombées, les hommes en ayant consolidé les portails. Les mères, leur petit dans les bras, en file indienne sur la mosaïque au sol représentant l’arbre de vie cosmogonique, demandaient aux religieux la dernière communion … et, comme les premiers chrétiens, élevaient vers Dieu un triste chant liturgique en attendant le martyre. La cavalerie défonça le portail, les démons fondirent sur la foule et s’acharnèrent sur les malheureux, ne faisant aucune distinction ; l’archevêque exhorta en vain les infidèles à s’arrêter, mais ignoré, fut frappé à mort et décapité avec ses semblables ; aucune femme, aucun enfant ne furent épargnés par leur aveugle furie homicide. De nobles femmes furent dépouillées et dévêtues, les plus jeunes violées à plusieurs reprises en présence de leur père ou mari maintenus par la force, tuées dans leur honneur avant que de l’être physiquement. De la cathédrale la violence la plus cruelle et épouvantable se répandit dans toute la ville. Huit cents hommes arrivèrent dans un premier temps à se réfugier sur une colline mais, eux aussi bloqués par des janissaires du chef barbare, furent un à un passés au fil du cimeterre. La population fut horriblement exterminée : de cinq mille habitants, à la tombée du jour il n’en restait plus que quelques dizaines, épargnés en échange de leur conversion au Coran et au prix de trois cents ducats d’or sonnants et trébuchants.

C’est seulement quand ces abominables nouvelles lui parvinrent à sa cour, que Ferrante comprit l’énorme faute de sous-estimation qu’il avait commise, et il décida alors de confier la reconquête de ces terres à son fils Alfonso.

Le pape écrivit paternellement à toutes les seigneuries d’Italie, leur demandant de mettre de côté leurs rivalités internes pour faire front commun contre la menace ottomane, et en échange accorda à tous ceux qui adhéreraient à la ligue chrétienne naissante l’indulgence plénière. Vu la gravité et l’urgence de la situation, la Curie alloua cent mille ducats à la construction d’une flotte de vingt-cinq galères et l’équipement de quatre mille fantassins.

A l’appel de Sisto IV répondirent, outre le roi de Naples, le roi de Hongrie, les duchés de Milan et Ferrare, les républiques de Gênes et de Florence. Comme c’était à prévoir, Venise n’envoya aucun support, vu que l’année précédente elle avait signé un traité de paix avec les Turcs et ne pouvait se permettre de bloquer à nouveau les voies commerciales vers l’Orient.

Malgré la tardive mais imposante mobilisation chrétienne, les Ottomans non seulement réussirent à maintenir solidement sous leur coupe la terre d’Otrante, mais aussi en partie les terres de Bari et de la Basilicate, et ils se préparaient à diriger leur armée vers le nord sur la Capitanate et vers l’occident sur Naples.

Ce ne fut que grâce à notre diplomatie que l’on arriva à intercepter un message de Mehmed II en Anatolie ; dûment modifié et préparé, nous le fîmes délivrer à Ahmed Pacha par notre Sinone. Le capitaine turc mordit à l’hameçon : avec les deux tiers de ses soldats il quitta temporairement Otrante pour s’embarquer pour Valona ; durant la traversée il put ainsi être encerclé par la flotte de la ligue chrétienne à l’affût, et finalement, après des mois de conquêtes et de victoires, il subit une défaite dévastatrice, si lourde qu’il fut obligé de fuir sur une petite embarcation en Albanie.

L’annonce de cette victoire navale et encore plus de la fuite honteuse du chef barbare remonta le moral des Napolitains et de leurs alliés … Le duc Alfonso réussit à réorganiser une honnête armée de mercenaires, enfin soutenues aussi opérationnellement par les autres seigneuries catholiques, lesquelles considérèrent alors la reconquête d’Otrante et des Pouilles comme possible. L’Espagne envoya vingt navires et la Hongrie cinq cents soldats d’élite.

Ce fut un des sièges navals les plus importants de l’histoire : le colossal siège d’Otrante. »

Entre temps les chevaux commençaient à donner des signes de fatigue et avaient besoin d’eau fraîche. Tristano regarda autour de lui et interrompit sa narration épique.

Pietro était comme toujours rendu muet, charmé et rêveur, comme les enfants qui entendent pour la première fois les poèmes d’Homère ou de Virgile.

« Et alors ? Qu’arriva-t-il ? Comment tout cela finit-il, Seigneur ? »

« Eh bien, le reste fait partie de l’histoire récente : après la mort de Mehmed II le nouveau sultan interdit à Ahmed Pacha de retourner en Italie. A la fin de l’été de l’année dernière, épuisés par la faim, la soif et la peste, les Ottomans durent se rendre et les Aragonais reprirent finalement le contrôle de la ville. D’après certaines rumeurs, le fameux condottiere turc serait en prison ou même aurait été exécuté à Edirne. « O quam cito transit gloria mundi », conclut Tristano.

« Comment, votre Excellence ? »

« Rien Pietro, rien. Dépêchons-nous maintenant. Les seins généreux et plantureux de la sirène Parthénope nous attendent … »

Et, excitant son destrier, il accéléra l’allure, laissant à sa suite un Pietro encore plus confondu.





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C’est l’histoire de Tristano, un jeune diplomate pontifical au passé mystérieux et ténébreux qui, entre stratégies et tromperies, aventures et complots, dans l’Italie de la Renaissance, porte au succès toutes ses entreprises en maîtrisant l’art de la séduction. Mais le moment arrive où le destin lui enverra sa mission la plus importante. C’est alors que Tristano voit sa vie bouleversée … et qu’il séduit celle qui, immortalisée si énigmatiquement par Léonard de Vinci, charmera par son regard le monde entier.

Un chercheur précaire du CNR de Pise, expert en cryptographie et blockchain, trouve par hasard dans les archives d’une abbaye toscane, un étrange fichier crypté contenant une histoire incroyable, extraordinaire, inédite … de laquelle il ne peut plus se détacher :

Par une nuit froide des prémices de la Renaissance, au temps où les seigneuries italiennes s’annihilaient dans le but de remporter le contrôle éphémère de leurs frontières, un jeune diplomate pontifical au passé mystérieux préférait de loin s’adonner à l’art de la séduction plutôt qu’à celui de la guerre. Qui était-il ?

Il n’était ni prince, ni condottiere, ni prélat, il ne portait aucune titre officiel … et pourtant lui parler équivalait à s’entretenir directement avec le Saint Père. Il se mouvait avec désinvolture sur le complexe échiquier politique de l’époque, mais n’y laissait pour autant jamais de trace. Il écrivait chaque jour l’Histoire sans que son nom apparaisse sur aucune de ses pages. Il était partout mais semblait ne pas exister. D’une seigneurie à l’autre, d’un règne à une république, entre stratégies et tromperies, aventures et complots, les entreprises de Tristano étaient toujours couronnées de succès … jusqu’au jour où le destin l’amena à réaliser sa mission la plus importante : découvrir qui il était réellement.

Pour y parvenir, il dut déchiffrer une lettre écrite par sa mère biologique qui, pendant quarante-deux ans, fut dissimulée par la caste des puissants de cette période. Pour ce faire, il dut traverser indemne cette époque marquée par une incroyable et inédite concentration de personnages exceptionnels (hommes d’État, mercenaires, artistes, hommes de lettres, ingénieurs, scientifiques, navigateurs, courtisans, etc.) qui changèrent significativement, drastiquement et irrémédiablement le cours de l’Histoire. Pour parvenir à ses fins, il dut séduire celle qui, immortalisée si énigmatiquement par Léonard de Vinci, charmera par son regard le monde entier.

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