Книга - Les Rues de Paris, tome troisième

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Les Rues de Paris, tome troisième
Bathild Bouniol






Les Rues de Paris, tome troisième / Biographies, portraits, récits et légendes





LES RUES DE PARIS





L'ABBÉ DE LA SALLE





I


Jean-Baptiste de la Salle, né à Reims en 1651, était fils d'un conseiller au présidial de cette ville et de mademoiselle Moit de Brouillet. Il reçut au baptême le nom de Jean-Baptiste. «On aura lieu de juger dans la suite, dit le père Garreau qui écrit d'après des mémoires originaux et authentiques, qu'il méritait bien de porter ce nom puisqu'on le verra joindre la vie la plus pénitente à une innocence qui ne s'est jamais démentie.»

Après avoir fait ses humanités au collége de Reims, il déclara à ses parents qu'il se croyait appelé à l'état ecclésiastique, et reçut, à l'âge de dix-sept ans, la tonsure des mains de son archevêque. Puis, quoique pourvu immédiatement selon l'usage du temps d'un canonicat dans l'église métropolitaine, il se rendit à Paris pour y faire ses études théologiques au séminaire de St-Sulpice. C'était le désir de ses parents, désir auquel il était heureux de se conformer. Moins de deux années après, une double et douloureuse catastrophe vint l'arracher à sa studieuse retraite. Il perdit, à quelques mois de distance, son père et sa mère qu'il aimait tendrement, et, quoique âgé de vingt et un ans à peine, devenu chef de famille comme l'aîné de tous, il dut revenir à Reims pour veiller sur ses frères et sœurs plus jeunes. «Il se mit au fait des affaires domestiques et pourvut à tout par sa prudence. Les conseils qu'il sut demander suppléèrent à son peu d'expérience, de sorte qu'on n'eut point de fautes à lui reprocher.» Du reste, il restait fidèle à sa vocation; mais, sa profonde humilité, dit son historien, lui fit prolonger beaucoup le temps des interstices prescrits par l'Église. Ordonné diacre en 1676, il ne reçut la prêtrise que deux années après, la veille de Pâques.

Un de ses amis, l'abbé Roland, chanoine et théologal de l'église de Reims, lui avait, en mourant, recommandé la communauté des Filles ou sœurs de l'Enfant Jésus, établie par ses soins dans cette ville et à laquelle se montraient peu favorables le maire et les échevins. Cependant on avait peine à s'expliquer ces préventions, car les pieuses filles «s'acquittaient avec toute la fidélité possible des fonctions de zèle propres à leur institut. Depuis qu'elles instruisaient les orphelines et les autres enfants de leur sexe, on remarquait le changement le plus consolant dans cette jeunesse qui donnait auparavant de justes craintes pour l'avenir.»

L'abbé de la Salle, avec un grand zèle, s'employa pour les sœurs et, grâce à ses efforts, la communauté fut approuvée définitivement par l'ordinaire et confirmée par lettres patentes du roi. Il s'applaudissait de cet heureux résultat lorsque, par une suite de circonstances dans lesquelles pour lui se montrait le doigt de la Providence, il fut amené à s'occuper d'une œuvre bien autrement importante, la fondation de l'Institut, dit des Frères de la Doctrine chrétienne. Un certain Adrien Niel, natif de Laon, était venu à Reims pour y fonder une école dont une pieuse dame, du nom de Maillefer, s'offrait à faire les frais. L'école s'ouvrit en effet sur la paroisse Saint-Maurice et le résultat fut tel qu'une autre dame, appelée de Croyères, «veuve sans enfants et fort riche» piquée d'une sainte émulation, voulut qu'une école semblable fût établie sur la paroisse Saint-Jacques. Dans ce but, elle donna une première somme de 500 livres, et, tombée gravement malade, elle légua par son testament, à la même intention, une somme de 10,000 livres. L'abbé de la Salle, ayant servi d'intermédiaire pour ces diverses bonnes œuvres, devint tout naturellement le protecteur des nouvelles écoles et dut s'occuper aussi de la direction et surveillance des maîtres; car M. Niel «plein de piété dans le fond, dit le P. Garreau, ne savait ce que c'était que se tenir dans les bornes d'une juste modération; il roulait dans sa tête mille projets d'établissements. Il ne vit pas plutôt l'école Saint-Jacques ouverte qu'il pensa aux moyens d'en faire ouvrir plusieurs autres, et pour cela il se donna des mouvements infinis. Ce n'était que visites continuelles qu'il se croyait obligé de rendre; par conséquent point d'assiduité à ses devoirs; nulle attention à veiller sur la conduite des maîtres à l'égard de leurs écoliers; chacun faisait à sa guise… Non-seulement il n'y avait point d'ordre dans les classes, mais les maîtres n'étaient encore assujettis à aucune discipline extérieure.»

L'abbé de la Salle tâcha de remédier à ce désordre en les réunissant dans le même local et les soumettant de leur propre consentement à un règlement dont profitèrent les élèves comme les maîtres. L'épreuve ayant paru suffisante au bout de quelques mois, M. de la Salle loua pour la petite communauté une maison plus grande qu'il vint lui-même habiter accompagné d'un de ses frères. Mais dès lors pour lui commencèrent les tribulations par lesquelles Dieu a coutume d'éprouver les siens. D'abord la famille de l'abbé de la Salle blâma vivement ce genre de vie qu'on trouvait, pour un homme de sa condition, extraordinaire et sauvage. Puis M. Niel, avec l'inconstance de son caractère, voulut se rendre à Rouen pour y fonder de nouvelles écoles. L'abbé de la Salle, ayant vainement insisté pour le retenir à Reims, se vit dans le plus grand embarras; «car n'ayant jamais prétendu que favoriser de son pouvoir l'établissement des écoles, il se trouvait réduit à en soutenir tout le poids s'il ne voulait pas les voir tomber entièrement… Après bien des réflexions, sans se proposer de devenir fondateur d'ordre, il se détermina à ajouter les soins fatigants de la conduite des écoles aux peines incroyables qu'il prenait à former des maîtres.»

La tâche en effet était laborieuse «et dit son historien, on ne peut exprimer les dégoûts qu'il eut d'abord à essuyer en vivant avec des hommes si peu disposés par l'éducation qu'ils avaient reçue pour la plupart à la perfection du christianisme. Des inquiétudes sur l'avenir agitèrent ces hommes attachés encore à la terre. «À quoi nous servira la vie dure que nous menons, se dirent-ils, les uns aux autres? Il n'y a rien de solide dans l'état que nous avons pris. Nous perdons notre jeunesse dans cette maison. Ne ferions-nous pas mieux d'apprendre des métiers qui fourniraient sûrement à notre subsistance? Que deviendrons-nous si notre père nous abandonne ou si la mort nous l'enlève?»

Ces réflexions, on les faisait même devant M. de la Salle qui reprit vivement ses disciples en leur reprochant leur manque de confiance en la Providence. «Il vous est bien facile de parler ainsi, lui fut-il répondu, vous qui, en outre de votre canonicat, possédez un riche patrimoine dont les revenus, quoi qu'il arrive, vous mettent à l'abri du besoin.» M. de la Salle ne put se défendre de quelque sensibilité en entendant cette objection plus spécieuse cependant que réelle, car tous ses revenus passaient en bonnes œuvres. Toutefois, il comprenait que, pour parler à ses disciples avec toute l'autorité nécessaire, il devait prêcher d'exemple et, après avoir pris conseil d'hommes éclairés et pieux, il se démit de son canonicat en faveur d'un autre ecclésiastique. Il fit plus, il se dépouilla de tous ses biens et par une conduite qui semble extraordinaire selon la prudence humaine, mais qui lui était dictée par une inspiration supérieure, «il se sentit invinciblement porté à ne rien donner même à ses disciples et à ne rien réserver pour lui-même. Il trouva un goût infini à penser au bonheur de ceux qui se confient uniquement dans les soins de la Providence. L'idée de tout tenir chaque jour de sa pure libéralité le ravit et il se détermina à faire aux pauvres la distribution de tout ce qu'il possédait.»

On était alors dans l'année 1684, où sévissait, en Champagne comme par toute la France, une cruelle disette. M. de la Salle par son généreux abandon put venir en aide à un grand nombre de malheureux et donner du pain à beaucoup de ceux qui en manquaient. Aussi sa famille qu'avait vivement mécontentée la cession du canonicat en faveur d'un étranger, n'osa blâmer l'emploi qu'il faisait de ses biens. Il n'en fut pas de même de ses disciples qui murmurèrent vivement de n'avoir point été compris dans la répartition et disaient bien haut qu'une partie de ces richesses aurait pu être utilisée pour la fondation des écoles. Mais par réflexion ils se calmèrent et le sentiment égoïste fit place à l'admiration, à la vénération pour celui que dès lors ils se plurent à nommer leur père et qui devint tout naturellement leur supérieur quand la communauté, sous son influence, avisa à se constituer en congrégation.




II


Dans cette grave circonstance, M. de la Salle ne voulut pas s'en rapporter à lui seul; douze des maîtres les plus vertueux furent par lui appelés à Reims et, après une retraite faite en commun avec la plus grande ferveur, les principaux règlements relatifs à la nouvelle congrégation furent proposés et adoptés. Le choix de l'habillement fut laissé à M. de la Salle qui, après avoir longtemps réfléchi, se décida pour celui que les frères portent aujourd'hui encore et dans lequel le fondateur avait eu en vue surtout la simplicité jointe à la solidité. Mais cette simplicité parut de la rusticité et de la bizarrerie à de certains esprits chagrins qui surent faire partager leurs préventions à beaucoup d'autres. «On ne saurait croire combien cette sorte de vêtement, dit le P. Garreau, attira d'outrages à M. de la Salle et à ses enfants. Dès que les frères parurent avec leur nouvel habit, la populace s'attroupa autour d'eux. On les hua, on en vint jusqu'à leur jeter de la boue au visage, sans que personne s'avisât de prendre leur défense. Les magistrats, qui auraient dû arrêter ce désordre, se tinrent tranquilles et virent de sang-froid les insultes qu'on faisait à tout moment à des hommes que leurs services devaient rendre précieux à la ville.»

M. de la Salle eut sa large part des affronts. Comme il se rendait, couvert de la soutane de bure et de la capote, à l'école Saint-Jacques pour faire la classe, en remplacement d'un maître malade, il ne put éviter de passer devant la demeure de quelques-uns de ses plus proches parents: «Ceux-ci, animés plus que jamais contre lui plus parce qu'ils le regardaient comme un homme qui les déshonorait absolument et qui ne gardait plus aucune mesure, témoignèrent ouvertement le mépris qu'ils faisaient de sa personne. La populace, n'étant plus retenue par aucune considération, se laissa aller à tout ce que lui inspira sa grossièreté ordinaire. On osa lui donner des soufflets dans les rues; et l'humble disciple d'un Dieu outragé par les hommes montra toujours une patience inaltérable.»

Qui peut comprendre ces entraînements irréfléchis des multitudes si promptes à l'ingratitude contre leurs plus zélés bienfaiteurs? Car que voulaient M. de la Salle et ses généreux disciples en se condamnant eux-mêmes à toute une vie de privations et de fatigues, sinon arracher les enfants du peuple à la grossière ignorance, au vagabondage source de tous les vices, et leur assurer gratuitement, avec l'instruction élémentaire suffisante, une solide éducation chrétienne?

Au mois de février 1688, M. de la Salle se rendit, avec deux frères à Paris, où l'appelait le curé de la paroisse Saint-Sulpice, M. de la Barmondière, pour lui confier la direction d'une partie des écoles. Il trouva celles-ci dans un affreux désordre auquel il se hâta de remédier et, dès la première visite que le curé rendit à l'école, frappé du changement en ce qui concernait les enfants placés sous la direction des frères, il en témoigna vivement sa satisfaction à M. de la Salle. Cet éloge irrita, comme un blâme indirect, le maître qui s'occupait des autres enfants; il s'en vengea par des calomnies qui un moment firent impression sur le curé même tout prêt à retirer l'école aux Frères et à les renvoyer à Reims. Mais prompt à reconnaître son erreur, il se plut à leur faire réparation. M. C*** ayant échoué de ce côté eut recours à une autre machination dans le but de ruiner le nouvel Institut. Il ameuta contre les Frères la corporation des maîtres d'école de Paris qui se crurent menacés par la concurrence des écoles chrétiennes et gratuites. Ils intentèrent procès à M. de la Salle pardevant le grand chantre de l'église de Paris. Celui-ci rendit une sentence que supprimait les écoles chrétiennes gratuites comme contraires aux priviléges des maîtres d'école.

Malgré son horreur des procès, l'abbé de la Salle, estimant avec raison la décision inique, en appela au juge mieux informé. Après une journée passée avec ses frères dans le jeune et la prière «plein d'une sainte confiance, le lendemain, il alla plaider pour les pauvres. Il parla avec tant d'onction et de force tout ensemble qu'il fit changer l'arrêt prononcé contre lui. Les maîtres de Paris perdirent à leur tour et le père des pauvres fut maintenu dans ses fonctions de charité.»

C'est ainsi que la consolation succédait à l'épreuve et il en devait être de même jusqu'à la fin. Alors que M. de la Salle avait la joie de voir sa pensée tous les jours mieux comprise et des écoles chrétiennes et gratuites s'ouvrir sur tous les points de la France, à Calais, à Troyes, à Avignon, (etc.), il lui fallait lutter contre des obstacles, des contradictions de la part de ceux-là même qui semblaient désignés comme les protecteurs naturels de son œuvre! Des hommes excellents, zélés et pieux, des supérieurs ecclésiastiques, tout en applaudissant au bien qui se faisait et heureux qu'il se fît, auraient voulu qu'il s'accomplît chacun suivant ses vues particulières. Plusieurs, et des plus haut placés, se laissaient ainsi prévenir contre le fondateur que sa profonde humilité ne sauvait pas toujours du reproche d'obstination dans son propre sens. Parfois la tribulation se changea en véritable persécution comme il advint à propos de l'achat de la maison de Saint-Denis, où par la mauvaise foi des intermédiaires, M. de la Salle, non-seulement perdit une somme de 6,000 livres, mais se vit exposé à des accusations injustes autant qu'odieuses. Dans une autre circonstance, la sévérité outrée du maître des novices de Vaugirard et celle du directeur des écoles de Saint-Sulpice excitèrent des plaintes dont l'écho retentit jusqu'à l'archevêché; l'on rendit, des torts des deux frères, responsable leur supérieur, non point sans quelque apparence de raison, car, disait-on, il n'avait pu les ignorer, ce qui était vrai. Mais l'abbé de la Salle avait jugé ces plaintes exagérées; «il croyait aussi que le bon gouvernement demandait qu'il ne parût jamais donner gain de cause aux inférieurs de peur d'affaiblir l'autorité. Ainsi, d'un côté, il exhortait à l'obéissance, à l'humilité, à la patience, à l'observation des règles; de l'autre, il avertissait le frère directeur d'avoir plus de douceur et de condescendance, de dissimuler à propos; il lui faisait voir les inconvénients funestes d'une sévérité qui ne connaît point d'égards, qui s'en tient toujours rigoureusement à la lettre. Ces avertissements avaient leur effet; mais il n'était pas de longue durée.»

Dans cette circonstance, M. de la Salle reçut une grande consolation de l'affection toute filiale que lui témoignèrent ses disciples inébranlables dans leur résolution de le conserver comme supérieur général quoique lui-même insistât pour se démettre de ses fonctions. Ce ne fut que plusieurs années après, dans les derniers temps de sa vie que, se sentant trop âgé et infirme, l'abbé de la Salle obtint de se voir remplacé par un des frères du nom de Barthélemy.

Dès lors, avec cette humilité singulière qui lui était comme naturelle, «l'abbé de la Salle, dans l'état d'inférieur, n'était occupé qu'à donner tous les jours de nouveaux exemples de vertu; il était surtout un modèle d'obéissance; il ne faisait rien sans permission encore que le Frère supérieur, à qui une si grande exactitude était à charge autant qu'elle l'édifiait, voulût lui donner des dispenses générales en lui disant qu'il trouverait toujours bien fait ce qu'il aurait fait.»

Ce fut dans l'exercice de ces vertus et la pratique des austérités dont il faisait ses délices, que l'abbé de la Salle se vit atteint de la maladie à laquelle il succomba. Lorsqu'on lui apporta le saint Viatique, «confus d'être assis devant son créateur et son juge, il se laissa emporter par un mouvement impétueux de ferveur, sans faire attention à l'état d'épuisement où il était: il se jeta à genoux pour l'adorer et s'anéantir devant sa souveraine majesté. Il n'y eut que l'ardeur de sa charité qui le soutint; aussi son visage parut tout enflammé en ce moment: on eût cru, à le voir, qu'il jouissait d'une parfaite santé; et quelques-uns des assistants marquèrent leur étonnement qu'on eût communié en Viatique un homme qui semblait si bien se porter.»

Le surlendemain, dans la nuit (7 avril 1719), il expirait à l'âge de soixante-dix-huit ans. «J'espère, dit le P. Garreau, que, sur le récit fidèle que je viens de faire des principales actions de sa vie, tout lecteur judicieux et non prévenu s'en formera l'idée qu'on doit en avoir.

«Il conviendra que ce fut une âme vraiment généreuse, qui fit les sacrifices les plus héroïques; qu'il fut d'une humilité profonde qui le rendit comme insensible aux outrages et aux affronts les plus sanglants; d'une mortification continuelle dont on ne trouve d'exemples que dans les plus grands saints; d'une confiance en Dieu sans bornes, d'un abandon total à la Providence.

«Il jugera que les défauts qu'on a prétendu trouver en lui n'étaient rien moins que des défauts, mais des qualités excellentes; que l'entêtement et l'imprudence, dont on l'a accusé témérairement, n'étaient qu'une fermeté digne de tous les éloges parce qu'elle ne savait point trahir la cause de Dieu, et une participation de cette sagesse toute céleste qui confond les vues de la prudence humaine. En un mot, il connaîtra que M. de la Salle fut un modèle des plus sublimes vertus, un homme précieux à l'Église par ses travaux et par ceux d'un nouvel Institut dont il l'a enrichi; et que, semblant se reproduire dans ses enfants, il acquiert chaque jour de nouveaux droits à la reconnaissance publique.»

Six ans après la mort du fondateur des Frères des Écoles chrétiennes, son ordre fut approuvé par le Saint-Siége. Plus tard, lui-même était déclaré vénérable par un illustre pontife, heureux de rendre ce solennel hommage à la vertu du grand serviteur de Dieu, dont un contemporain nous a laissé ce portrait quant à l'extérieur: «Il avait le front large, le nez bien tiré, des yeux grands et beaux, presque bleus; les traits du visage doux et agréables, la voix forte, l'extérieur gai, serein, modeste; le teint un peu basané à cause de ses fréquents voyages, et animé pour l'ordinaire par un peu de feu et de vermeil. Ses cheveux crépus et châtains dans sa jeunesse, devenus blancs avec les années, le rendaient vénérable. Ses manières étaient gracieuses et honnêtes sans affectation; enfin, tout paraissait aimable dans sa personne et inspirait la piété.»




EUSTACHE LESUEUR

ou Le Sueur





I


«Soyez sûr qu'un peintre se montre dans son ouvrage autant et plus qu'un littérateur dans le sien» disait à ses élèves David, qui ne faisait que répéter ce qu'avait écrit Diderot. C'est là une vérité (quoiqu'on puisse et doive admettre des exceptions) qui ne saurait mieux s'appliquer qu'à notre Lesueur par ce que nous savons de sa vie, encore que sur celle-ci on souhaiterait plus de détails, de ces détails intimes qui révèlent l'homme et que, pour les obtenir, nous n'ayons cependant plaint aucune fatigue, négligé nulle recherche. Il s'en faut peu que nous ayons lu tout ce qui a été écrit et publié depuis deux siècles sur Lesueur et qui formerait bien des volumes, mais sans pouvoir connaître autrement que dans ses grandes lignes la vie du grand artiste, «cette vie si courte et si remplie, dit un écrivain contemporain, et qui est presque un mystère.»

Eustache Lesueur était né à Paris, rue de la Grande-Truanderie, le 18 ou 19 novembre 1616, 1617 et même 1619 suivant d'autres. Il eut pour père Cathelin Lesueur, d'une famille plébéïenne, originaire de Montdidier, pour mère Élisabeth Torroude. Quoique simple tourneur en bois et non sculpteur, comme l'ont dit des biographes, Cathelin Lesueur, appréciant de bonne heure les dispositions remarquables de son fils pour le dessin, le fit entrer dans l'atelier de Simon Vouet, premier peintre du roi, où il se rencontra avec Ch. Lebrun, son futur rival. «Il commença à peindre sous M. Vouet, (dit Guillet de Saint-Georges, le premier en date comme biographe et dont le témoignage est d'autant plus précieux) et en retint quelque temps la manière, mais ensuite il la changea avantageusement, et étant secouru de nouvelles études, de la force de son génie et de ses dispositions naturelles, il peignit enfin d'une correction et d'une grâce qui l'ont fait entièrement admirer[1 - Notice sur Lesueur, lue à l'Académie, le 5 avril 1690, l'année de la mort de Lebrun.].»

Mais ce qui fut plus précieux à Lesueur que les conseils de Vouet, ce furent ceux du Poussin à qui il avait été présenté ou se présenta, lors du séjour en France de l'illustre artiste; et, dit-on, celui-ci garda si bon souvenir du jeune homme que, retourné en Italie, il prenait la peine de dessiner à son intention les plus belles statues antiques et lui envoyait ces études, trésor inappréciable aujourd'hui supposé qu'on pût le retrouver. Le procédé d'ailleurs n'a rien qui puisse surprendre de la part de Poussin; et il faut louer M. Vitet d'avoir maintenu, contre M. Dussieux[2 - Archives de l'Art français, t. III.], dans sa nouvelle édition de l'étude sur Lesueur[3 - Études sur l'Art, t. III.], cette tradition ancienne des relations de maître à disciple entre Poussin et Lesueur, car, à défaut de preuves matérielles, elle a pour elle non pas seulement la vraisemblance, mais une sorte de certitude morale. Lesueur, en outre, s'aidait de tous les renseignements qui pouvaient servir à l'éclairer et le mettre dans la voie la meilleure, au point de vue de l'art: «Son goût, écrit Ch. Perrault, lui avait fait prendre, dans l'étude des figures et des bas-reliefs antiques, ce qu'ils ont de grand, de noble et de majestueux, sans en imiter ce qu'ils peuvent avoir de sec, de dur et d'immobile, et lui faisait tirer des ouvrages modernes ce qu'ils ont de gracieux, de naturel, d'aisé, sans tomber dans le faible et le mesquin.»

D'après un biographe, une circonstance particulière acheva de lui ouvrir les yeux et lui fut comme une sorte d'illumination: «La Couronne possédait quelques-uns de ces tableaux-diamants d'où jaillit le feu créateur, trésors trop cachés alors, peut-être aujourd'hui trop montrés aux regards; Raphaël apparaît enfin à Lesueur. La poésie du peintre d'Urbin fit sur ses organes délicats la même impression que l'harmonie de Malherbe sur ceux de la Fontaine: l'artiste s'éveilla complètement. Il comprit que l'imitation des formes et des couleurs doit avoir pour but celle du mouvement et du sentiment; la peinture ne lui sembla un art que lorsqu'elle est l'image poétique et l'expression accentuée de la vie. De ce moment, il fut peintre de l'âme plus que de la matière, c'est-à-dire que la représentation matérielle ne fut pour lui qu'un moyen de peindre les passions[4 - Miel. Encyclopédie des gens du monde.].»

Combien Lesueur n'enviait-il pas l'heureux sort de son camarade Lebrun qui, grâce à la générosité du chancelier Seguier, prodigue pour lui de ses bienfaits et lui ouvrant si largement sa bourse, avait pu suivre Poussin en Italie. Pourtant ce fut peut-être pour notre artiste un bonheur de n'avoir pu réaliser ce rêve et quitter la France. Qui sait s'il ne dut pas à ce contretemps, cause pour lui de si vifs regrets, de rester lui-même et de ne pas exposer son talent à perdre quelque chose de sa sincérité, de sa candeur, de son originalité? M. Vitet est de cet avis et il le dit en meilleurs termes que nous: «Il ne savait pas que c'était sa bonne étoile qui le retenait loin de cette Italie si belle et si dangereuse. Sans doute il perdit l'occasion de fortes et savantes études; mais que de piéges, que de contagieux exemples n'évita-t-il pas! Aurait-il su, comme le Poussin en fut capable, résister aux séductions du présent pour ne lier commerce qu'avec l'austère pureté du passé? Son âme tendre était-elle trempée pour cette lutte persévérante, pour cet effort solitaire? N'aurait-il pas cédé? Et alors que seraient devenues cette candeur, cette virginité de talent, qui font sa gloire et la nôtre, et qui, par un privilége unique, lui ont fait retrouver dans un âge de décadence quelques-unes de ces inspirations simples et naïves qui n'appartiennent qu'aux plus beaux temps de l'art.»

Doué d'une âme tendre, porté même à la mélancolie, d'ailleurs profondément chrétien et honnête, Lesueur, presque à ses débuts encore comme artiste et nullement connu, se prit d'affection pour la sœur d'un camarade d'atelier, ou comme dit un écrivain du temps: «Quel-qu'un qui faisait de la peinture chez Lesueur.» Geneviève Goussé était fille d'un marchand épicier-cirier de la place Maubert, un notable bourgeois, mais, à cause de son fils sans doute, n'ayant nulle prévention contre les artistes. Il donna sans difficulté à Lesueur la main de la jeune personne (1644); la dot dut être assez mince, car nous voyons que les embarras de sa position et les exigences du ménage entravèrent momentanément l'essor du peintre par la nécessité de s'occuper de travaux d'un produit immédiat et certain. C'est ainsi qu'il dessina et grava des frontispices pour des thèses de théologie, qu'il peignit des médaillons pour des religieuses, des portraits de saints, etc. Heureusement, Vouet, alors surchargé de commandes, eut besoin de son aide et lui confia des travaux plus sérieux, notamment une Assomption pour une communauté. Vers la même époque, Lesueur peignit pour le cardinal de Richelieu, dans l'hôtel Bouillon, rue Platrière, huit sujets tirés du poème bizarre du Songe de Poliphile; la manière dont il exécuta ces tableaux, destinés à servir de modèles de tapisseries, commença à le faire connaître, mais bien plus encore le Saint Paul guérissant les malades par l'imposition des mains, une toile remarquable et qui ne trahissait plus en rien l'élève de Vouet.

Il fit ensuite divers autres tableaux et enfin s'occupa de la décoration du Cloître des Chartreux qui lui avait été commandée par le prieur et suivant d'autres par Anne d'Autriche «la sérényssime reyne qui était si légitimement prévenue du mérite de M. Lesueur,» dit Guillet de Saint-Georges. Il n'y a donc rien de fondé dans cette imagination, chère même à des biographes sérieux, et dont la Nouvelle Biographie de Didot, par exemple, se faisait tout récemment l'écho après l'Encyclopédie des gens du monde, qui l'avait empruntée à la Galerie Française: «Au dix-septième siècle, on récompensait les savants et les artistes par des emplois; Lesueur fut nommé inspecteur des recettes à la barrière de l'Ourcine. Dans l'exercice de cet emploi, il eut une discussion avec un gentilhomme qui ne voulait pas se soumettre aux exigences légales. Un duel s'ensuivit et fut vidé sous les murs des Chartreux du Luxembourg. Lesueur, ayant tué son adversaire, se réfugia dans le couvent et attendit que sa famille calmât celle de la victime. Ce fut là que, pour occuper ses loisirs et récompenser l'hospitalité des frères, il peignit cette belle série de tableaux de la Vie de saint Bruno.»

M. Vitet répond péremptoirement à M. Miel qui, le premier[5 - Galerie française, 1821.], avait raconté cette anecdote: «C'est là un fait dont avant lui personne n'avait dit un mot, et comme il n'indique aucune preuve à l'appui de son allégation, comme nous savons au contraire par d'infaillibles indices que Lesueur, à l'époque où il le gratifie de cet emploi de commis, était entièrement absorbé par l'étude de son art, on doit tenir pour aussi peu sérieux l'emploi d'inspecteur des octrois que le fait d'armes de la barrière de l'Ourcine. Qu'on fasse bon marché de semblables sornettes, qu'on en démontre le ridicule, rien de mieux. Il ne faut pour cela ni documents nouveaux, ni preuves inédites: le simple bon sens suffit; et c'est sans aucun secours, sans autorité que nous-même, il y a plus de vingt ans, nous en avons fait justice.» Et en effet, quoi de plus ridiculement inventé que ce duel fantastique qui nous montre le sage et religieux Lesueur transformé en ferrailleur émérite et couchant, du premier coup, sur le pré son adversaire?

D'ailleurs, ainsi que nous l'avons dit, les tableaux de la Vie de saint Bruno, ayant été tout probablement commandés par la reine, il n'y a pas plus de vérité, quoique plus de vraisemblance, dans l'autre version qui assigne pour cause à la retraite de Lesueur chez les Chartreux le chagrin profond qu'il ressentit de la mort de sa femme. Or, quand il commença son travail (1645), marié depuis une année à peine, il venait d'être père de son premier enfant qui ne devait pas être le dernier. La Galerie des chartreux, exécutée en trois ans, fut terminée en 1648 ou 1649; mais Lesueur, pour répondre à l'impatience des bons pères, pressés de jouir de leur cloître, avait dû se faire aider par son beau-frère, Thomas Goussé, et par ses frères, Pierre, Philippe et Antoine, qui peignirent, d'après ses dessins et compositions, plusieurs panneaux ou parties de panneaux. Cette collaboration, forcée en quelque sorte, explique l'infériorité de certains morceaux, et elle eut aussi l'inconvénient d'enlever à l'artiste une partie du prix convenu, qui fut plus que modeste; on le comprend, même alors que la reine en eût fait les frais, l'état des finances ne lui permettant guère d'être généreuse. Pour les vingt-deux tableaux, à ce qu'on assure, l'artiste ne reçut pas plus que tel peintre médiocre d'Italie pour un seul tableau commandé par des religieux de Bologne.

À cette époque (1649), fut créée l'Académie royale de peinture dont Lesueur fut un des douze premiers membres. Cette même année, chargé par la Confrérie des orfèvres de Paris de peindre le tableau de Mai à Notre-Dame, il fit le Saint Paul prêchant à Éphèse, une œuvre magistrale, remarquable par la composition, l'animation des figures et la richesse du coloris. Ce chef-d'œuvre lui fut payé 400 livres, je dis, 400 livres.

L'artiste exécuta, en 1650 et 1651, pour le monastère de Marmoutiers et d'autres communautés, divers tableaux dont ceux qui nous restent sont empreints, en outre du mérite artistique, de ce caractère profondément religieux, qui, par la sublimité de l'expression, ne laisse rien à envier aux vieux maîtres de l'Ombrie. C'est que comme eux Lesueur n'était pas seulement un peintre, mais un chrétien fervent, et qu'il ne faisait que traduire sur la toile les sentiments dont son cœur était rempli. «Pour faire pareille peinture il ne faut pas être sceptique», a dit M. Ch. Blanc qui n'est pas suspect. Quoi de plus admirable, de plus émouvant, par exemple, que le beau tableau des Martyrs saint Gervais et saint Protais, entraînés pour sacrifier aux idoles, et peint pour l'église Saint-Gervais?




II


Avec le caractère réservé de Lesueur, avec sa piété sincère, on aurait peine à comprendre qu'il eût accepté de peindre à l'hôtel Lambert, appartenant au président de Thorigny «les sujets les moins graves de la mythologie, les amours, les nymphes et les muses», dit M. de Gence, si l'on ne se rappelait la toute-puissance du préjugé régnant alors en faveur de l'antiquité, qui faisait dire si étrangement à Boileau:

De la foi d'un chrétien les mystères terribles
D'ornements égayés ne sont point susceptibles, etc.

Bien plus, un évêque, l'un des plus illustres comme des plus pieux de l'époque, Fénelon, c'est tout dire, n'écrivait-il pas, à l'usage de son royal élève, le Télémaque, en déguisant, ou parant, comme on disait alors, des riantes fictions de la Fable ses utiles et précieuses leçons, qui auraient gagné beaucoup à être présentées, sans tous ces enjolivements d'emprunt, sous une forme attrayante, sans doute, mais franchement chrétienne. Avec ce préjugé dominant, souverain alors, il est facile de comprendre que Lesueur n'ait pas eu l'ombre d'une hésitation à la lecture de ce programme, quoique assez nouveau pour lui, et qu'il ne se soit pas effarouché du choix de pareils sujets qu'il avait vu traiter maintes fois par ses contemporains, voire par le plus illustre d'entre eux, le Poussin. Mais il est juste de dire qu'aucun d'eux, y compris le dernier même, ne fit preuve de plus de réserve «en peignant avec autant d'amabilité que de décence» ces sujets mythologiques. Il fallait que, chez le noble artiste ce sentiment de l'honnête fût bien profond pour que, dans des peintures où le nu tient une si large place, son pinceau ne se permît aucun écart, et, conduit par une main discrète obéissant au cœur le plus droit, demeurât d'habitude tellement chaste, que ces toiles, dont l'idée est toute païenne, ne choquent pas même vis-à-vis des grandes et saintes pages de la Vie de saint Bruno.

Lesueur d'ailleurs eût préféré traiter toujours des sujets plus en harmonie avec son caractère; mais apprécié surtout, ou plutôt uniquement, par des amateurs d'élite, il n'avait pas, tant s'en faut, le choix des commandes, et ne jouissait pas pour les contemporains de la renommée et de la considération de Ch. Lebrun, quoique la postérité ait élevé sur un bien autre piédestal celui qu'elle a surnommé le Raphaël français. Ainsi, dans cet hôtel Lambert même, Lebrun avait obtenu la commande des travaux les plus importants en laissant à son émule la décoration des pièces moindres, cabinets, salle de bains etc. Pourtant, même alors, les connaisseurs ne se trompaient pas sur leur mérite relatif. On raconte que, certain jour, le Nonce vint à l'hôtel Lambert pour visiter les peintures nouvelles dont il était fort parlé dans le monde, celles de Lebrun bien entendu, et en particulier la galerie de l'Apothéose d'Hercule. Après une longue station devant ce tableau, on passa dans le salon voisin, où se trouvaient, peints au plafond, l'Apollon et le Phaëton de Lesueur. Comme Lebrun doublait le pas, le prélat moins pressé le retint en disant: «Doucement, arrêtons-nous, monsieur! car voilà de bien belles peintures!»

Suivant des auteurs mêmes, le Nonce aurait exprimé son admiration en termes bien autrement énergiques, mais très-peu flatteurs pour Lebrun: «À la bonne heure, voici des tableaux dignes d'un maître italien, le reste est una coglioneria (sottise, niaiserie).»

Cette seconde version n'est peut-être pas très-vraisemblable; mais la première, qui paraît plus fondée, suffit pour expliquer ces sentiments de rivalité, d'ardente émulation, sinon de jalousie, qu'on attribue à Lebrun, artiste trop éminent lui-même pour ne pas reconnaître, dans son for intérieur, la supériorité de son ancien camarade et peut-être s'en inquiéter. «Ne se croyait-il pas, sans ce rival, assuré de la faveur du public comme de celle du roi prodigue pour lui de ses récompenses, dont pas une, on a regret à le dire, n'alla chercher Lesueur?» Ainsi s'expriment à tour de rôle et assez étourdiment les biographes qui oublient que Louis XIV avait dix-sept ans à peine quand mourut Lesueur. La Biographie universelle, après d'autres, n'en fait pas moins d'un air contrit écho à ces doléances: «Lebrun cherchait à s'attirer exclusivement par l'allégorie de ses louanges les bienfaits de Louis XIV, auxquels on sait qu'en effet Lesueur comme le bon la Fontaine n'eut point de part.»

D'ailleurs, il faut reconnaître que notre artiste ignorait l'art de se produire «modeste, inoffensif, incapable d'adulation», il disait en parlant de ses rivaux: «J'ai toujours tout fait et toujours je ferai tout pour être aimé d'eux.» Il ajoutait: «Est-ce donc un crime d'être studieux, de chérir son art et de faire tous ses efforts pour y réussir?» Ce langage, conforme à son caractère comme à ses principes, nous ferait un peu douter de l'idée que lui ont prêtée sans doute certains biographes. D'après eux, il se serait peint, dans une allégorie, pas précisément modeste, triomphant comme le Poussin de tous ses rivaux.

Nous avons dit plus haut ce qu'il fallait penser de la retraite de Lesueur chez les Chartreux et de la sotte invention du duel dont le sieur Miel est seul coupable. Les biographes, presque jusqu'à ces derniers temps, ne semblent pas avoir été mieux renseignés sur d'autres circonstances et des plus importantes de la vie du Maître. M. Ch. Blanc, d'ordinaire plus exact, nous dit rondement: «Il ne fut point marié et n'a laissé que des neveux.» Or, on a la date non-seulement de son mariage, mais celle aussi de la naissance de ses six enfants dont quatre lui survécurent: Eustache Lesueur, 11 juillet 1645 – Geneviève Marguerite, 9 novembre 1648 – Louise, 23 février 1651 – Michelle 1655 – et deux autres dont A. Jal donne les noms. Voilà qui est décisif.

L'Encyclopédie des gens du monde n'est pas mieux informée quand elle écrit: «La perte de sa femme qu'il aimait tendrement l'ayant plongé dans un chagrin profond, il tomba dans une maladie de langueur et se retira chez les Chartreux, dont le prieur reçut son dernier soupir.» La nouvelle édition de la Biographie de Michaud, dit également: «Persécuté, resté veuf et seul, une maladie de langueur détermina sa retraite chez les Chartreux, où la reconnaissance l'avait souvent accueilli.» «Plus tard, répète la Nouvelle Biographie de Didot qui fait si volontiers écho à l'autre, lorsque Lesueur eut perdu sa femme et que, découragé, il lui sembla que sa vie était accomplie, il vint mourir aux Chartreux!»

Autant d'erreurs que de mots, si incroyable que cela paraisse! Autant d'erreurs grossières et que n'autorise aucunement le langage des premiers biographes quoique «d'un laconisme extrême, ainsi que le fait observer M. Vitet, en ce qui concerne la personne et la vie de l'artiste et ne s'occupant que de ses tableaux.» Guillet, l'académicien, qui parlait devant des confrères dont plusieurs avaient connu Lesueur, se borne à dire: «Il était naturellement officieux, sociable, d'une humeur gaie et d'une sage conduite. Il se maria et laissa deux enfants[6 - Erreur, comme on l'a vu.] qui sont pourvus à leur avantage.»

Donc, malgré le côté poétique de cette légende établie, qui sait comment? et passée si généralement à l'état de tradition historique, il ne faut pas hésiter à reconnaître, à déclarer que ce n'était qu'une légende (qu'on le regrette on non). Cela résulte jusqu'à l'évidence de l'examen des documents et en particulier des pièces publiées dans les tomes III et V des Archives de l'Art Français.

Lesueur, dont la femme relevait de couches depuis quelques semaines seulement, étant tombée malade, sans doute par suite d'un excès de travail, fut forcé de s'aliter, et au bout de quelques jours, il expirait dans les bras de Geneviève Goussé. Hélas! le grand artiste, peu de temps avant, à ce qu'on raconte, ne se croyant pas si gravement atteint: «se flattait encore de vivre de longs jours dans l'espoir d'exécuter plus de vingt tableaux déjà conçus, qui effaceraient ce qu'il avait déjà fait et lui procureraient peut-être la réputation à laquelle il aspirait.» Tant, dans sa modeste opinion de lui-même, il se croyait encore loin du but que pour la postérité il a, non pas atteint, mais presque dépassé.

Lebrun lui-même en jugeait ainsi, s'il est vrai qu'étant venu voir son confrère mourant, après lui avoir fermé les yeux, il n'ait pu s'empêcher de murmurer en sortant: «que la mort lui tirait une grosse épine du pied»[7 - Mélanges de littérature et d'histoire, publiés sous le pseudonyme de Vigneul de Marville, t. 1er, p. 184.]. Le mot a été rapporté par un chartreux même, Bonaventure d'Argonne, qu'on en peut croire, malgré la contradiction d'A. Jal qui s'appuie, pour innocenter Lebrun, «cet ennemi prétendu de Lesueur» de cette circonstance qu'en 1649, celui-ci «fut choisi par Mme Lebrun, pour être son compère au baptême de Suzanne Lebrun, fille de Nicolas Lebrun, le paysagiste.» Il ne semble pas qu'il y ait là un motif suffisant pour invalider le témoignage du bon chartreux, alors qu'au contraire la visite de Lebrun au malade prouve ces relations d'intimité et de camaraderie qui n'avaient cessé d'exister entre eux et n'empêchaient pas, fût-ce à son insu et comme malgré lui, chez Lebrun, les appréhensions que l'on sait.

Landon[8 - Galerie des artistes célèbres, in-4, 1807-1809.], avant Jal, avait contesté l'exactitude de l'assertion de Bonaventure d'Argonne, mais par un autre motif et en s'appuyant aussi de faits qui tendraient plutôt à la confirmer: «De pareils sentiments et un pareil langage ne s'accorderaient point avec le caractère bien connu d'un homme tel que Lebrun, et sont encore démentis par le témoignage d'un artiste digne du foi. Simonneau, graveur, raconte que, se trouvant un jour dans le cloître des Chartreux, il vit arriver Lebrun; et que s'étant mis à l'écart pour entendre ce que dirait ce rival de Lesueur, Lebrun, qui se croyait seul, s'écriait à chaque tableau:

«Que cela est beau! que cela est bien peint! que cela est admirable!»

Il n'en faut pas savoir moins gré à feu A. Jal des renseignements précieux et précis qu'il nous a donnés d'après examen des pièces officielles (actes de naissance, de décès, etc.), et desquels il résulte que Geneviève Goussé survécut de longues années encore à son mari puisqu'elle mourut seulement «le 24 décembre 1669, place Maubert, au coin de la rue de Bièvre, au logis même où elle était née… Par prudence, par amour pour le métier de son père, peut-être par respect pour la mémoire de son mari, au lieu d'élever Eustache II, son fils, pour la peinture, où il aurait pu compromettre un beau nom, elle lui fit prendre le tablier de l'épicier. Ainsi, le grand Lesueur, allié à l'épicerie par sa femme, eut un fils épicier; et comme si ce n'était point assez, il eut une fille épicière… car sa veuve avait marié, treize mois avant sa mort (9 octobre 1668), Marie-Geneviève, sa fille, à François Violaine, épicier-cirier qui demeurait aussi sur la place Maubert[9 - A. Jal, Notice sur Lesueur. —Archives de l'Art français.].»

Ces détails, tels étranges qu'ils nous paraissent, ne permettent pas le doute; ils tendent à confirmer ce qu'on soupçonnait par la tradition, à savoir la position modeste et peut-être même gênée dans laquelle a vécu trop longtemps l'illustre artiste, aussi bien que l'injustice ou plutôt l'incroyable indifférence de ses contemporains qui semblent avoir eu si peu conscience de la sublimité de son génie. «Il mourut honoré, regretté, comme homme de bien, dit avec trop de vérité M. Vitet, estimé comme artiste, mais à peu près au même titre que ses onze confrères de l'Académie et le jour où son génie fut enlevé aux arts personne, dans tout le royaume, ne mesura la perte que venait de faire la France.»

Aussi combien douloureuse, combien désolante, cette mort prématurée pour le grand artiste si, comme tant d'autres, il n'eût travaillé que dans un but humain et en vue de ce qu'on appelle la gloire! Quoi! au moment peut-être d'atteindre au but rêvé, quand tout lui souriait dans la vie, entouré des chers objets de ces affections qui la rendent plus douce et plus aimable, une tendre épouse, des enfants adorés, des frères, des parents, des amis dévoués, jouissant enfin de l'aisance acquise au prix de tant d'efforts, voilà qu'il faut entendre prononcer l'arrêt de la suprême séparation, dire à tout ce qu'on aimait l'éternel adieu! Avec quelles angoisses, avec quel déchirement! si Lesueur n'avait pas été fortement chrétien, s'il n'eût pas trouvé le courage de la résignation dans la pensée que la providence de Dieu le voulait ainsi pour le plus grand bien de tous et qu'il était sûr de trouver ailleurs la récompense de ses vertus comme celle de ses talents dont il avait su faire un si noble usage.

Disons, pour terminer, que Lesueur, habitant, lors de sa mort, sur la paroisse Saint-Louis en l'Île, fut porté cependant, pour y être inhumé, à l'église Saint-Étienne du Mont ainsi que le constate le registre de cette paroisse: «Le samedi, 1er mai 1655, fut inhumé dans l'église défunt M. Lesueur, vivant peintre sculpteur (sic) ordinaire du Roy, apporté dans un carrosse de la paroisse Saint-Louis en l'Île.»

«Mais pourquoi, dit A. Jal, Lesueur désira-t-il être enterré dans cette église? Maintenant que vous savez que c'est là qu'il se maria ne devinez-vous pas que ce fut un dernier témoignage de tendresse qu'il voulut donner à sa chère et bien-aimée Geneviève?»

L'épitaphe de Lesueur gravée sur la pierre tumulaire à Saint-Étienne du Mont s'est effacée par le laps de temps ou par d'autres causes. On se demande comment elle n'a pas été rétablie ainsi qu'on a fait pour celles de Racine et Pascal.




III


Un critique à qui l'on peut faire des reproches sérieux au point de vue historique et biographique, parce que, sans les appuyer des preuves décisives qui seules pourraient les faire accepter, il a raconté sur Lesueur des faits nouveaux, singuliers, contraires à toute vraisemblance, le rédacteur de l'Encyclopédie des gens du monde et de la Galerie française, Miel enfin, ne semble point avoir fait ainsi fausse route quand il s'est agi de juger l'artiste. Bien au contraire, son appréciation sympathique et motivée prouve qu'il ne parlait point au hasard ni de ce qu'il connaissait mal ou peu, mais en Aristarque éclairé, consciencieux et d'autant de sens que de goût. On sent qu'il s'était recueilli de longues heures devant les chefs-d'œuvre du maître illustre qu'il a su comprendre et louer dignement comme peintre si, par une regrettable méprise ou le désir exagéré d'ajouter un élément nouveau d'intérêt à cette vie trop courte, il a su moins heureusement nous parler de l'homme. Aussi, pour que le lecteur n'incline point à le juger trop sévèrement, semble-t-il juste de citer cette excellente page entre autres dans laquelle l'œuvre de Lesueur nous paraît dans l'ensemble excellemment apprécié:

«Lesueur n'éblouit pas, mais il attache, sa peinture est douce, persuasive, pénétrante; elle tient le spectateur sous le charme et ce charme est celui de la vertu. Rien de théâtral, ni de recherché, ni d'ambitieux dans son talent; point d'accessoires parasites ni de mensonges pompeux dans ses œuvres; partout la mesure unie à l'enthousiasme et cette sagesse de jugement qui, conduisant au beau par le vrai, s'arrête là où il convient au sujet plutôt que là où il pourrait convenir au peintre; partout cette fécondité d'imagination qui produit facilement, abondamment comme la nature même, et ce pouvoir d'exécution qui ne demeure jamais au-dessous de ce que l'esprit conçoit et de ce que l'âme sent… Quelle variété, quelle aptitude à prendre tous les tons! Quelle puissance de talent! Qu'on ne s'y trompe point, c'est à la rigidité même de ses principes modifiée par une âme tendre, une imagination vive, et un génie original que le peintre doit la flexibilité de son style.»

Tout cela est aussi bien pensé que bien dit. Un autre biographe antérieur à Miel et à qui l'on peut, sous le rapport historique, faire également quelques reproches mais moins graves, Landon, a su aussi en quelques lignes admirablement caractériser Lesueur: «L'influence de Vouet est sensible dans les premiers ouvrages de son élève et lui nuisit beaucoup sous le rapport du coloris et du clair-obscur; toutefois il ne laissa pas d'y faire des progrès dans la suite et ses dernières productions laissent sous ce rapport beaucoup moins à désirer. Mais par quelles beautés éminentes ce grand peintre ne rachète-t-il pas ce qui peut lui manquer dans les parties les plus essentielles de l'art! Un génie élevé, la sagesse dans la composition et dans l'ordonnance, l'élégance du dessin, le naturel et la simplicité dans les attitudes et dans les airs de tête, un goût parfait dans l'ajustement des draperies, la noblesse, la grâce et la douceur de l'expression; enfin la franchise et la liberté de la touche dans ses peintures exécutées au premier coup; telles sont les qualités qui distinguent le talent de Lesueur et l'ont fait nommer à juste titre le Raphaël de la France.»




MICHEL-ANGE ET TITIEN





I


«Oui, Monsieur, que l'ignorance rabaisse tant qu'elle voudra l'éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les états: nous ne craindrons point de le dire à l'avantage des lettres, du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s'immortalisent par des chefs-d'œuvre, comme ceux de Monsieur votre frère (Pierre Corneille), quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité qui se plaît, qui s'instruit dans les ouvrages qu'ils lui ont laissés, ne fait point difficulté de les égaler à tout ce qu'il y a de plus considérable parmi les hommes, fait marcher de pair l'excellent poète et le grand capitaine. Le même siècle qui se glorifie aujourd'hui d'avoir produit Auguste, ne se glorifie guère moins d'avoir produit Horace et Virgile. Ainsi lorsque, dans les âges suivants, on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l'admiration de tous les siècles à venir, Corneille prendra sa place parmi toutes merveilles[10 - Jean Racine. —Discours prononcé à l'Académie française pour la réception de MM. Thomas Corneille et Bergeret.].»

Ce que Racine disait des poètes à propos de Corneille, ne peut-on pas, ne doit-on pas le dire, des grands artistes, de ceux-là surtout qu'on nomme des maîtres et dont les chefs-d'œuvre, sujet d'éternelle admiration pour la postérité, nous ravissent non pas seulement par les merveilles de l'exécution, mais par la grandeur de la conception, la majesté du sujet, la noblesse et la sublimité des pensées! Michel-Ange et Titien, pour le plus grand nombre de leurs œuvres, et, sauf quelques réserves que nous indiquerons avec sincérité, méritent entre tous cette louange et sont au rang des plus illustres.

La vie du Titien (Tiziano-Vecelli) né à Cador, dans le Frioul, en 1477, offre peu d'évènements; elle est surtout dans ses œuvres. On raconte que, tout enfant encore, sa vocation se révéla par une figure de la Vierge qu'il peignit sur une muraille, avec du jus d'herbes, à défaut de couleurs. Son père le surprit au milieu de ce travail dont l'exécution l'étonna et dit à l'enfant:

– Voudrais-tu donc être peintre par hasard? Il n'est pas besoin de dire la réponse du bambin, envoyé, dès l'âge de dix ans, à Venise où demeurait un de ses oncles qui le plaça d'abord chez Gentil Bellin, et ensuite chez Jean Bellin, plus célèbre que son frère. Titien étudia assez longtemps dans l'atelier de ce maître. Mais un jour, ayant vu certains tableaux de Giorgione remarquables par la liberté de la touche et surtout la magie du coloris, il voulut connaître cet artiste et se mit sous sa direction. Dès l'âge de dix-huit ans, Titien était devenu si habile que le Giorgione, craignant en lui un rival, par suite des préférences marquées d'un amateur, prit de l'ombrage, et ils durent se séparer.

Un Jugement de Salomon, peint à Vicence, et plusieurs tableaux exécutés pour l'église de Padoue, commencèrent à faire connaître Titien; aussi le Sénat, lors de son retour à Venise, n'hésita pas à lui confier l'achèvement, dans la grande salle du conseil, du travail commencé par Jean Bellin qui venait de mourir. Titien s'acquitta de cette tâche difficile avec un tel succès que le Sénat, outre le prix convenu, «lui donna, dit d'Argenville, un office de trois cents écus de revenu.»

Bientôt après, il fut appelé à Ferrare par le duc pour y terminer également les peintures commencées par Jean Bellin dans le palais, et le prince, prompt à apprécier son talent, lui fit faire, en outre, son portrait, celui de la duchesse sa femme, et d'autres tableaux. À la cour de Ferrare, Titien connut plusieurs personnages célèbres de l'Italie, entre autres l'Arioste, qui composa, à la louange du jeune peintre, des vers répétés bientôt par tous les échos de la Péninsule et dont Titien voulut le remercier en faisant son portrait.

Être peint par cette main déjà merveilleusement habile, c'était un honneur et un bonheur dont les souverains mêmes se montraient jaloux; successivement Titien fit les portraits du pape Paul III, pendant son séjour à Ferrare, du duc et de la duchesse d'Urbin, de François 1er, à son retour en France, de Soliman II empereur des Turcs; plus tard, ceux de l'empereur Charles Quint, en 1530, et de beaucoup de princes, cardinaux, seigneurs. Le portrait ne lui faisait pas négliger la partie la plus élevée de l'art. Il exécuta alors, entre autres grandes compositions, son fameux tableau de saint Pierre martyr, pour l'église Saint-Jean Saint-Paul des Dominicains. Après la mort du Giorgione, son ancien ami, il fut chargé de terminer plusieurs de ses tableaux, et l'on n'eut pas à le regretter: «Le Titien, dit d'Argenville, avait plus de finesse que ce peintre, et une plus grande recherche dans tous les accompagnements de ses ouvrages. Ses portraits sont inimitables… On pouvait regarder ses tableaux de près comme de loin. Son grand travail était caché par quelques touches hardies qu'il répandait partout ce qui trompe ceux qui veulent copier ses tableaux. Enfin, il ne travaillait que pour dissimuler les efforts du travail.»

Titien avait dans le caractère de la grandeur et de la générosité. Il se trouvait non loin de Parme, lorsqu'il apprit qu'il était question, pour je ne sais quels projets imaginés par certains architectes d'accord avec d'autres ignorants, de détruire la coupole peinte à l'intérieur par le Corrége. À cette nouvelle, plein d'indignation, il accourt, et par l'autorité de son talent et de sa position, empêche cet acte inouï de vandalisme en conservant à la postérité ce chef-d'œuvre que le temps par malheur n'a pas assez respecté.

Lors du séjour de Titien à Rome en 1543, Paul III, dont il fit de nouveau le portrait, voulut qu'il logeât au Belvédère; le pape fut très-satisfait de ce portrait, mais bien plus encore d'un Ecce Homo, et ne pouvant se lasser de le contempler, il le fit placer dans la chambre où il se tenait habituellement. Dans son admiration pour l'artiste, l'illustre Mécène eut la pensée d'élever son fils Pomponio à quelque haute dignité ecclésiastique, mais Titien s'y refusa:

«Non, très Saint-Père, je ne crois pas que telle soit la vocation de mon fils; et sa vertu ne serait point à la hauteur de ces graves fonctions.»

L'artiste refusa pareillement pour lui-même d'autres faveurs, préférant retourner à Venise au milieu de ses amis. À quelque temps de là, il reçut, dans son atelier, la visite de Henri III, nommé roi de Pologne, qui lui demanda le prix de tableaux qu'il avait fort admirés.

– Sire, ils sont à vous! dit l'artiste, veuillez les accepter comme un petit présent du peintre.

Le roi remercia et fit emporter les toiles, mais, comme on le pense bien, sut dédommager l'artiste.

Titien, auquel son talent avait donné tout à la fois la gloire et la fortune, ne cessa de travailler même lorsque l'âge semblait lui conseiller le repos. On rapporte que, soit que sa vue ou son intelligence eut faibli, à cette époque, il eut la malheureuse idée de retoucher plusieurs tableaux de son meilleur temps et qu'il jugeait, bien à tort, peu dignes de son génie. Quelques-uns en souffrirent; par bonheur, ses élèves, avertis par cette expérience, mêlèrent aux couleurs de l'huile d'olive qui ne sèche point. Puis, le maître sorti, ils effaçaient avec une éponge toute trace du nouveau et malencontreux travail.

Titien, qui pendant de longues années avait eu ce rare bonheur d'une santé presque parfaite, avait atteint l'âge de 99 ans lorsque la peste éclata à Venise, et il fut une des victimes. Quoique, à cause du fléau qui sévissait cruellement, on eût interdit toutes les cérémonies funèbres, le Sénat ordonna qu'il serait fait une exception pour l'illustre artiste, honoré de magnifiques funérailles dans l'église Dei Frari (1575).

«Le Titien n'a été étranger à aucun genre: son talent varié les embrassa tous, et il brilla tour à tour dans les sujets sacrés, profanes, mythologiques et champêtres. Sévère dans le choix des figures, il ne le fut pas moins pour les détails; dans ses compositions rien n'est inutile et tout paraît nécessaire. On n'oserait supprimer les moindres accessoires sans craindre de détruire l'harmonie de l'ensemble. Peintre inimitable de la nature, il a excellé surtout à exprimer les nuances les plus délicates, les sentiments les plus opposés. C'est le même pinceau qui a imprimé l'horreur de la mort sur le visage de saint Pierre martyr, la résignation sur le front du Sauveur, la pudeur dans la Vierge, la honte dans Caliste, l'innocence dans les anges, la volupté dans Vénus, la douleur dans Marie, l'ivresse dans les bacchanales. Il ne se bornait pas à bien saisir le caractère d'une passion; il la nuançait de plusieurs manières en marquant, pour ainsi dire, les degrés de souffrance de chacun des principaux acteurs. Dans la Déposition du Christ au tombeau, par exemple, tout le monde est frappé de douleur; mais l'on voit la Vierge souffrir plus que la Madeleine et saint Jean, qui sont à leur tour plus accablés que Joseph et Nicodème.»

Ce jugement, porté sur le Titien par un critique distingué[11 - Taillasson, Observations sur quelques grands peintres, 1807.] qui n'est que l'écho de beaucoup d'autres, ne saurait être adopté sans restriction, et malgré notre admiration enthousiaste pour le génie du grand artiste, au premier rang dans l'École Vénitienne, nous oserons dire qu'il y a peut-être ici exagération dans la louange. Le talent du Titien n'est point aussi complet et surtout aussi constamment égal que l'affirme le critique. La composition chez lui parfois se sent de la hâte du travail, et n'en déplaise au panégyriste, on pourrait ajouter ou retrancher sans inconvénient. Si les expressions parfois sont heureuses, sont admirables, d'autres fois aussi elles semblent banales, et certains personnages, venus au hasard du pinceau, ne sont guère que des comparses et n'ont point été assurément étudiés d'après nature. Le relief laisse peu à désirer de même que le modelé pour lequel Titien, si merveilleux dans la fonte des couleurs et le maniement du pinceau, se montre souvent incomparable. Le dessin parfois pourrait être plus sévère encore qu'on doive trouver exorbitante cette parole prêtée peut-être à Michel-Ange à la vue de la Danaé:

– Quel dommage qu'à Venise on n'apprenne pas à bien dessiner! Si le Titien était secondé par l'art comme il a été favorisé par la nature, personne au monde ne ferait si vite ni mieux.

Ce jugement excessif est d'un homme de parti pris qui ne voyait l'art qu'à un point de vue restreint sinon personnel. Le fait est que Titien, auquel on peut reprocher des négligences, des lacunes, par suite de la rapidité du travail, n'est pas, tant s'en faut, un médiocre dessinateur. Il a, quand son pinceau se surveille, la suprême élégance des formes, la pureté de la ligne, la grâce et la vérité des attitudes, la morbidesse des chairs, la finesse et la délicatesse extrême du modelé unies à une fermeté de contours et à une franchise de tons qu'on trouverait difficilement ailleurs. Il jette magnifiquement ses draperies témoin sa descente au Tombeau, pour moi son chef-d'œuvre parmi les tableaux du maître que nous possédons au Louvre. La composition est superbe, unissant grandeur et simplicité. Quelle noblesse dans les personnages, le saint Jean, la Madeleine, le saint Pierre, dont les figures pathétiques nous remuent si profondément, nous saisissent si fortement que l'émotion ne permet pas de s'apercevoir que la tête du Christ, perdue dans l'ombre, est la moins belle de toutes et ne rayonne point de ce grand et divin caractère qui devrait la transfigurer. Ce n'est pas impunément, quoiqu'on ait dit, que, par une erreur qui fut trop celle de son temps et d'autres temps, Titien traita, tour à tour et souvent à la fois, des sujets divers et opposés, sacrés et profanes.

Il ne me paraît pas du tout prouvé d'ailleurs qu'en général l'artiste réussît aussi bien les sujets tirés des Évangiles ou de l'Ancien Testament que ceux empruntés à la mythologie, j'entends au point de vue des expressions et de l'impression produite par le tableau. Que l'on compare par exemple, au Louvre, sa sainte Famille avec la Nymphe et le Satyre, et l'on verra combien celui-ci l'emporte sous le rapport de l'art, j'entends d'un art qui brille surtout par la perfection extérieure. Mais où peut-être Titien est supérieur encore, du moins pour les toiles que nous possédons au Louvre, c'est dans ses portraits qui le disputent aux plus admirables toiles de Van Dyck même, par la noblesse, la fierté des attitudes, le relief puissant, le modelé merveilleux, et surpassent peut-être le peintre de Charles Ier pour la solidité des tons. Aussi je suis tout à fait de l'avis de M. des Angelis quand il dit: «C'est beaucoup sans doute de retracer fidèlement la physionomie d'un homme; mais c'est bien un autre mérite de laisser sur ses traits l'empreinte ineffaçable de ses vertus et de ses vices. À toutes ces qualités plus que suffisantes pour constituer le grand peintre, Titien réunit celle d'être le premier coloriste de l'Italie. C'est en vain qu'on a examiné, qu'on a sacrifié même quelques-uns de ses tableaux pour surprendre son secret; il demeure caché sous l'éclat des couleurs et l'œil le plus exercé se flatterait en vain de suivre les traces d'un pinceau dont on ne peut assez admirer les prodiges.»

On comprend, en contemplant tel de ces chefs-d'œuvre, l'admiration des contemporains et en particulier de l'empereur Charles-Quint pour le grand artiste. En vérité je me sens de l'estime et presque de la sympathie pour cet illustre ambitieux, l'opiniâtre ennemi de la France, mais qui, glorieux Mécène, savait si magnifiquement honorer, récompenser le génie. On sait que, non content de prodiguer au Titien l'or et les pensions, en public, à la promenade, à cheval, il lui cédait toujours la droite, et comme certains courtisans paraissaient s'en étonner, il leur dit:

– Je puis bien créer un duc; mais où trouverai-je un second Titien?

Et un autre jour, l'artiste, grimpé sur son échelle, ayant laissé échapper son pinceau, le prince le ramassa et le lui rendit en disant:

– Titien mérite d'être servi par un Empereur.

D'Argenville, selon son habitude, dans son étude sur Titien mêle à sa prose quelques rimes, je n'ose dire, de la poésie en l'honneur du maître. Or, la pièce se termine par ces deux vers:

Heureux si son pinceau plus sage
N'eût blessé la pudeur par trop de liberté.

Et ce reproche qui fait honneur à la sincérité de d'Argenville, Titien l'a mérité. Pendant son séjour à la cour de Ferrare, l'artiste, connut, avec l'Arioste, le trop fameux Arétin dont le nom seul est une injure, et pour lequel déjà, Jules Romain, entraîné à illustrer, je ne sais quel poème immonde, avait souillé ses crayons. Sa liaison, quoique passagère avec ce détestable génie, fut-elle aussi fatale au Vénitien, en poussant son pinceau à de fâcheux écarts? Ou Titien, par une illusion, qui alors comme aujourd'hui trompa trop d'artistes, crut-il, par l'habitude de vivre dans un certain milieu, que les témérités du pinceau s'emportant jusqu'à la licence, n'étaient que l'exercice légitime de la liberté de l'art? Je ne saurais le dire, mais ce qui n'est pas douteux, c'est que dans son œuvre, à côté de tant de pages de l'ordre le plus élevé, s'en trouvent d'autres d'une inspiration bien différente, toute païenne, et qu'un peintre d'Athènes ou de Corinthe, au temps où fleurissait le culte de Venus d'Amathonte, n'eut pas désavouées! Fussent-elles de cette époque de la vie de l'artiste qu'un moraliste a appelées «la fièvre de la raison», il ne faut pas songer à les excuser, et lui-même sans doute, dans le recueillement des dernières années, les aura regrettées.




II


Mais voici qui semble plus extraordinaire et qui prouve que les princes de l'art, ces autres demi-dieux de la terre, auxquels la toute puissance du génie conquiert une royauté plus enviable sans doute que l'autre, eux aussi sont exposés à de formidables tentations dans cette atmosphère enivrante où ils vivent, fatigués d'hommages, de louanges, d'adulations incessantes. Ce reproche, que l'honnête d'Argenville ne peut s'empêcher d'adresser au Titien, son illustre contemporain, Michel-Ange pouvait en prendre sa part, Michel-Ange qui cependant, par la gravité de son caractère et la sévérité de ses mœurs, semblait devoir rester étranger toujours à ces écarts. D'après le témoignage de Milizia, critique peu sympathique au grand Florentin: «Michel-Ange n'était pas seulement désintéressé, dédaigneux des vains honneurs comme de l'argent, mais aussi frugal, austère, dur à lui-même comme aux autres et, s'il eût vécu dans les temps antiques, on l'eût glorifié comme un stoïcien modèle… Il vivait solitaire, fuyant la société des grands d'autant plus empressés à le rechercher, comme celle des artistes.»

Tous les contemporains, biographes et autres, rendent hommage, et en termes bien plus accentués, au caractère sérieux de Michel-Ange que l'art seul préoccupait dès la première jeunesse et qui répondait plus tard à un ami s'étonnant qu'il ne se fût pas marié: «J'ai une femme de trop qui m'a toujours persécuté, c'est mon art et mes ouvrages sont mes enfants.»

«J'ai souvent entendu Michel-Ange raisonner et discourir sur l'amour, dit Condivi[12 - Vita de Michel-Angelo Buonarroti.] et j'ai appris des personnes présentes qu'il n'en parlait pas autrement que d'après ce qu'on en lit dans Platon. Je ne sais pas ce qu'en dit Platon (ignorant le grec), mais je sais bien que j'ai beaucoup connu Michel-Ange et je n'ai jamais entendu sortir de sa bouche que des paroles très-honnêtes et capables de contenir les désirs déréglés qui naissent chez les jeunes gens.» Michel-Ange, ce qui est certain, n'oublia jamais l'éducation forte et saine de sa jeunesse et les principes que, dès le berceau, lui avait inculqué une famille chrétienne.

Né le 6 mars 1475, près d'Arezzo, dans le Valentino, il eut pour père Léonardo Buonarroti Simoni, alors podestat de Castello di Chiusi et Caprese. Bien différent du père de Vecelli, Léonardo, destinant son fils aux sciences et aux lettres, l'envoya tout enfant à l'école de grammaire que tenait à Florence Francisco de Urbino, et il ne voyait pas sans un profond déplaisir le peu de progrès que faisait dans cette étude Michel-Ange moins paresseux pour le dessin; car, toujours armé d'un crayon, il employait tout le temps des récréations à illustrer ses livres ou les murs de la maison paternelle. «Ses premiers essais, dit M. Ch. Clément, existaient encore au milieu du XVIIIe siècle, et Gori raconte que le cavalier Buonarroti, descendant de l'oncle de Michel-Ange, lui montra une de ces esquisses entre autres, dessinée au crayon noir sur le mur d'un escalier de la Villa de Seltignano, représentant un homme, le bras droit élevé, la tête renversée, d'un dessin ferme et vivant, qui dénotait toute la précocité du génie de l'enfant[13 - Ch. Clément: Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël.].»

Le père ne s'obstinait pas moins à contrarier cette vocation et pour cela ne s'abstenait ni des remontrances, ni des reproches, ni même des coups: «Plus d'une fois, dit Condivi, à cette époque il fut grondé et terriblement battu.» Mais l'enfant avait déjà ce vouloir indomptable, et cette ténacité dont plus tard l'homme fait donnera tant d'exemples, et le père, vaincu par sa persévérance, se résigna. Il plaça Michel-Ange dans l'atelier de Ghirlandajo, chargé de la décoration de Santa-Maria Novella, et les progrès de l'élève furent si rapides qu'adolescent encore, il exécuta deux tableaux, l'un original et l'autre copie, qui attirèrent l'attention de Laurent de Médicis, dit le Magnifique. Celui-ci, par la protection généreuse et intelligente qu'il accordait aux arts, aux lettres et aux sciences, par sa libéralité, ses bienfaits en tout genre, faisait oublier aux Florentins que la république n'existait plus que de nom. Devinant, avec son goût passionné pour les arts, le génie de Michel-Ange, il l'admit à sa table et le donna pour compagnon à ses fils en lui laissant d'ailleurs toute facilité pour le travail. Michel-Ange en profita, car dès lors, prenant goût à la sculpture, il exécuta le bas-relief des Centaures et la Madone qu'on voit à Florence. Dans le même temps, il copiait les fresques de Masaccio, dans l'église del Carmine, et étudiait avec passion l'anatomie dans l'hôpital de Santo-Spiritu dont le prieur lui avait ouvert l'entrée. Par ces continuels efforts, ses progrès furent tels qu'ils excitèrent la jalousie de ses camarades, et l'un d'eux, le brutal Torrigiano, dans une discussion, lui asséna sur la figure un coup de poing dont Michel-Ange eut le nez presque écrasé et garda la marque toute sa vie.

La protection de Laurent de Médicis n'en fut que plus empressée pour le jeune artiste; par malheur, au bout de trois années, une brusque mort priva de son Mécène Buonarroti attaché sincèrement, profondément au prince «et qui resta plusieurs jours sans pouvoir travailler tant il était affligé», dit Condivi. Pour faire diversion à son chagrin, Michel-Ange alla passer quelques mois dans sa famille, d'où il se rendit à Venise et à Bologne et dans ces deux villes il séjourna un certain temps aussi. Il revint an bout d'une année à Florence gouvernée par Pierre François de Médicis, fils aîné de Laurent, qui lui fit le meilleur accueil. C'est alors que l'artiste exécuta le Cupidon dormant qui fit tant de bruit et dont l'histoire singulière a été bien des fois racontée. Laurent, fils de Pierre-François de Médicis, ayant vu cette statue, la trouva si parfaite qu'il donna le conseil à Michel-Ange de l'envoyer à Rome et de la faire enterrer dans une vigne qu'on devait fouiller, et où, la découvrant, on la prendrait certainement pour un antique, ce qui lui donnerait une tout autre valeur. La chose arriva comme il l'avait prévu; la statue, après quelques mois, fut déterrée; les connaisseurs avertis s'empressèrent d'accourir et proclamèrent à l'envi, dans leur admiration, ce morceau, une œuvre des plus remarquables, un chef-d'œuvre de Phidias peut-être. Le cardinal de saint Georges, un des plus animés, l'acheta au prix de deux cents écus romains.

On doutait d'autant moins de l'origine ancienne de la statue qu'il lui manquait un bras, cassé adroitement naguère par Michel-Ange. Celui-ci, instruit de ce qui se passait à Rome, s'y rendit et se fit reconnaître pour le véritable auteur de Cupidon dormant au moyen du bras qu'il apportait et qui s'adaptait parfaitement à la fracture. Cette aventure accrut beaucoup sa réputation et le cardinal de Saint-Georges lui-même, loin de lui garder rancune, voulut lui donner l'hospitalité dans son palais où Michel-Ange demeura toute une année. Il resta quatre autres années (de 1496 à 1501) dans la ville pour l'exécution de diverses commandes. On cite de lui à cette époque le Bacchus, l'Amour du musée de Kemington, l'Adonis des Offices de Florence et surtout la fameuse Pietà aujourd'hui dans l'église Saint-Pierre.

Après cette longue absence, Michel-Ange revint à Florence, où il ne retrouva plus les Médicis qu'une révolution en avait chassés. L'artiste n'en était pas moins sûr d'un favorable accueil de la part de ses concitoyens; car il venait, d'après l'invitation de quelques-uns des plus notables d'entre eux, pour l'exécution du colossal David qu'on voit sur une des places de Florence. Le gonfalonier Soderini, un bourgeois gonflé de son importance, «étant venu le voir travailler pendant qu'il faisait quelques retouches, et s'étant avisé de critiquer le nez du David qu'il trouvait trop gros, l'artiste se permit de le railler cruellement. Il monta sur son échafaud, après avoir ramassé un peu de poussière de marbre, qu'il laissa tomber sur son critique pendant qu'il faisait semblant de corriger le nez avec son ciseau; puis se tournant vers le gonfalonier, il lui dit:

«Eh bien? qu'en pensez-vous maintenant?

« – Admirable! répondit Soderini, vous lui avez donné la vie.

«Michel-Ange descendit de l'échafaud en riant de ce magistrat «semblable à tant d'autres doctes connaisseurs qui parlent sans savoir ce qu'ils disent[14 - Ch. Clément, d'après Condivi.].»

À cette même époque, il exécuta, dans la salle du Grand-Conseil, en concurrence avec Léonard de Vinci, le grand carton de la Guerre de Pise, admiré de tous les amateurs et artistes et en particulier de Raphaël.

Bientôt après, Jules II, élu pape en 1503, le fit venir à Rome pour l'exécution de grands travaux, son tombeau d'abord, qui ne devait pas se composer, d'après le dessin original de Michel-Ange, de moins de quarante figures. Mais l'artiste dut interrompre l'exécution de ce monument, d'abord à cause d'une absence, puis pour s'occuper des peintures de la chapelle Sixtine pour lesquelles Jules II montrait une singulière impatience. «Michel-Ange, dit d'Argenville[15 - Vies des Peintres Italiens.] remplit dignement cette grande carrière, en vingt mois de temps. Neuf sujets de l'Ancien Testament parurent dans la partie plate du plafond; et, dans ce qui est voûté, les Prophètes et les Sibylles dans des attitudes savantes et hardies.»

Ce ne fut que plusieurs années après, sous le pontificat de Paul III, que Michel-Ange compléta les peintures de la Chapelle par l'exécution de son fameux Jugement dernier, qui éveilla tant d'admiration, mais auquel n'ont pas manqué les critiques. D'Argenville, plus enclin à la louange qu'au blâme, dit cependant: «Un nombre infini de figures, dans des attitudes très-extraordinaires, mais peu convenable à la sainteté du lieu, forment une composition aussi grande que terrible… Sa peinture est fière et terrible; comme il a cherché le difficile et le surprenant, elle étonne plus qu'elle ne plaît. Son goût austère fait souvent fuir les Grâces; ses têtes sont trop fières et dénuées d'expression; ses couleurs sont tranchantes et tirent un peu sur la brique. Grand anatomiste, il affectait de charger trop les muscles de ses figures et d'en outrer les attitudes. S'il n'a pas été le premier peintre de l'univers, il a été du moins le plus grand dessinateur, et le premier artiste qui ait fait paraître ce qu'il y avait de plus grand dans cet art.»

Mariette, le célèbre amateur du XVIIIe siècle, est plus sévère. On lit dans les Observations sur la vie de Michel-Ange: «Quant au premier reproche, il est plus difficile d'excuser Michel-Ange. En tous pays, en tous temps, pour quelque motif que ce soit, il n'est pas permis de rien faire qui puisse nuire aux mœurs, ni qui soit contraire à la religion. Par conséquent, Michel-Ange est fort répréhensible d'avoir exposé tant de nudités à découvert, et surtout dans un lieu destiné au culte divin. Il voulait montrer son savoir, mais à quelles conditions? Aussi délibéra-t-on dans la suite de faire effacer la peinture sous le pontificat de Paul IV; si on la laissa subsister, ce ne fut qu'au moyen de quelques draperies dont on fit couvrir (habiller, dit un peu ironiquement M. Ch. Clément) les figures qui semblaient les moins convenables, par un peintre du temps.»

Dominé soit par l'orgueil comme le prétend Milizia, soit par l'esprit de système au point de vue de l'art, ce qui paraît plus probable, Michel-Ange jugeait que c'étaient là de vains scrupules. Car quelqu'un lui parlant du mécontentement du pontife au sujet de ces peintures, il répondit: «Dites au pape qu'il ne s'inquiète point de cette misère, mais un peu plus de réformer les hommes ce qui est beaucoup moins facile que de corriger des peintures.»

On aurait peine à comprendre ce langage si l'on ne savait, hélas! quelle est chez les artistes la force de certains préjugés qui, par l'habitude, arrivent à fausser la conscience la plus droite et nous expliquent cette grande énigme des plus prodigieuses contradictions. M. Ch. Clément lui-même, si partial pour Michel-Ange, est contraint d'avouer que dans cette œuvre qu'il exalte «comme un de ces actes inouïs de l'esprit humain qui, malgré toutes les critiques qu'on en peut faire, épouvantent et subjuguent, jamais Michel-Ange n'est autant tombé du côté où il penchait; jamais il ne s'est moins soucié de plaire et de séduire; jamais il n'a entassé plus de difficultés, de poses violentes, de pantomimes, ni autant abusé de ces formes, de ces mouvements, de ces postures, sorte de rhétorique de son art qui devait précipiter ses élèves dans de si monstrueux excès.»

Les éloges les plus passionnés font difficilement contrepoids à de pareils aveux.




III


Michel-Ange au reste était plus sculpteur que peintre et les immortelles figures de Moyse, de la Nuit, du Pensiero ne laissent pas de doute à cet égard. Ce qui ne paraît pas moins certain, malgré les écarts signalés plus haut, c'est qu'il avait sur l'art en général, sur son but, sa mission, les idées les plus sublimes. Un document d'une haute importance puisqu'il émane d'un témoin oculaire, document découvert récemment, confirme de la façon la plus explicite cette opinion qui résulte pour tout judicieux critique de l'œuvre de Buonarroti pris dans son ensemble. Un contemporain de Michel-Ange, maître François de Hollande, architecte et enlumineur, avait été envoyé en Italie par le gouvernement portugais pour y étudier l'état des arts. À son retour, il écrivit la relation de son voyage ayant pour titre: Dialogue de la Peinture dans la ville de Rome. Cet ouvrage dont l'authenticité ne paraît point douteuse, quoiqu'il soit resté manuscrit jusqu'à ces derniers temps[16 - Retrouvé par le comte Razynski dans la bibliothèque du Jésus à Lisbonne, il a été publié par ce savant amateur dans son livre: Les arts en Portugal. 1846.], fut écrit vers 1549. Il renferme, dans sa narration un peu diffuse, quelques pages relatives à Michel-Ange d'un intérêt singulier et qui donnent un caractère tout nouveau, admirable et puissamment sympathique à cette étonnante figure qui nous apparaissait, dans son lointain, non pas seulement austère, mais rébarbative et farouche. La narration si naïvement sincère de maître François de Hollande nous la montre sous un jour tout différent.

«Dans le nombre de jours que je passai ainsi dans cette capitale, il y en eut un, ce fut un dimanche, où j'allai voir, selon mon habitude, messire Lactance Tolomée qui m'avait procuré l'amitié de Michel-Ange par l'entremise de messire Blosio, secrétaire du pape. Ce messire Lactance était un grave personnage, respectable autant par la noblesse de ses sentiments et de sa naissance que par son âge et par ses mœurs. On me dit chez lui qu'il avait laissé commission de me faire savoir qu'il se trouvait à Monte-Cavallo, dans l'église Saint-Silvestre, avec madame la marquise de Pescara, pour entendre une lecture des épîtres de saint Paul; je me transportai donc à Monte-Cavallo. Or, madame Vittoria Colonna, marquise de Pescara, sœur du Seigneur Ascanio Colonna, est une des plus illustres et des plus célèbres dames qu'il y ait en Italie et en Europe, c'est-à-dire dans le monde. Chaste et belle, instruite en latinité et spirituelle, elle possède toutes les qualités qu'on peut louer chez une femme. Depuis la mort de son illustre mari[17 - Le marquis de Pescara, qui commandait l'armée espagnole à Pavie, et mourut par suite des blessures qu'il avait reçues dans la bataille.], elle mène une vie modeste et retirée; rassasiée de l'éclat et de la grandeur de son passé, elle ne chérit maintenant que Jésus-Christ et les bonnes études, faisant beaucoup de bien à des femmes pauvres et donnant l'exemple d'une véritable piété.

«… M'ayant fait asseoir, et la lecture se trouvant terminée, elle se tourna vers moi et dit: «Il faut savoir donner à qui sait être reconnaissant, d'autant plus que j'aurai une part aussi grande après avoir donné que François de Hollande après avoir reçu. Holà! un Tel, va chez Michel-Ange, dis-lui que messire Lactance et moi nous sommes dans cette salle bien fraîche, qui est fermée et agréable, demande-lui s'il veut bien venir perdre une partie de la journée avec nous, pour que nous ayons l'avantage de la gagner avec lui.»

Quelques instants après, on frappait à la porte qui fut ouverte, et Michel-Ange, que le serviteur par fortune avait rencontré à peu de distance, entra. La marquise se leva pour le recevoir, puis le fit asseoir entre elle et messire Lactance. «Après un court silence, la marquise, suivant sa coutume d'ennoblir toujours ceux à qui elle parlait ainsi que les lieux où elle se trouvait, commença avec un art que je ne pourrais imiter ni décrire, et parla de choses et d'autres avec beaucoup d'esprit et de grâce sans jamais toucher le sujet de la peinture, pour mieux s'assurer du grand artiste. On voyait la marquise se conduire comme celui qui veut s'emparer d'une place inexpugnable par ruse et par tactique, et le peintre se tenir sur ses gardes, vigilant comme s'il eût été l'assiégé.

«Vous avez, dit-elle entre autres choses à Michel-Ange, vous avez le mérite de vous montrer libéral avec sagesse, et non pas prodigue avec ignorance; c'est pourquoi vos amis placent votre caractère au-dessus de vos ouvrages, et les personnes qui ne vous connaissent pas estiment de vous ce qu'il y a de moins parfait, c'est-à-dire les ouvrages de vos mains. Pour moi certes, je ne vous considère pas comme moins digne d'éloges pour la manière dont vous savez vous isoler, fuir nos inutiles conversations, et refuser de peindre pour tous les princes qui vous le demandent.

« – Madame, dit Michel-Ange, peut-être m'accordez-vous plus que je ne mérite… mais les oisifs ont tort d'exiger qu'un artiste, absorbé par ses travaux, se mette en frais de compliments pour leur être agréable, car bien peu de gens s'occupent de leur métier en conscience, et certes ceux-là ne font pas leur devoir qui accusent l'honnête homme désireux de remplir soigneusement le sien… Je puis assurer à Votre Excellence que même Sa Sainteté me cause quelquefois ennui et chagrin en me demandant pourquoi je ne me laisse pas voir plus souvent… Alors je réponds à Sa Sainteté que j'aime mieux travailler pour elle à ma façon que de rester un jour entier en sa présence, comme tant d'autres.

« – Heureux Michel-Ange! m'écriai-je à ces mots, parmi tous les princes il n'y a que les papes qui sachent pardonner un tel péché.»

La conversation continua très intéressante sur ce sujet, mais la rapporter nous entraînerait trop loin. La marquise cependant ne perdait point de vue son but qui était d'amener la peintre à parler de son art: «Demanderai-je à Michel-Ange, dit-elle enfin à Lactance, qu'il éclaircisse mes doutes sur la peinture?

» – Que Votre Excellence, répondit Michel-Ange, me demande quelque chose qui soit digne de lui être offert, elle sera obéie.

» – Je désire beaucoup savoir, reprit en souriant la marquise, ce que vous pensez de la peinture de Flandre?

» – Cette peinture, reprit Michel-Ange, semblera belle surtout à ceux qui sont sourds à la véritable harmonie. En Flandre, on peint de préférence, pour tromper la vue extérieure, soit des objets qui vous charment, soit des objets dont vous ne puissiez dire du mal, tels que des saints et des prophètes. D'ordinaire, ce sont des chiffons, des masures, des champs très verts ombragés d'arbres, des rivières et des ponts, ce que l'on appelle paysages et beaucoup de figures par-ci par-là; quoique cela fasse bon effet à certains yeux, en vérité, il n'y a là ni raison ni art, point de symétrie, point de proportions, nul soin dans le choix, nulle grandeur; enfin cette peinture est sans corps et sans vigueur, et pourtant on peint plus mal ailleurs qu'en Flandre. Si je dis tant de mal de la peinture flamande (celle de l'époque) ce n'est pas qu'elle soit entièrement mauvaise, mais elle veut rendre avec perfection tant de choses, dont une seule suffirait par son importance, qu'elle n'en fait aucune d'une manière satisfaisante. C'est seulement aux ouvrages qui se font en Italie que l'on peut donner le nom de vraie peinture. Et c'est pour cela que la bonne peinture est appelée italienne. La bonne peinture est noble et dévote par elle-même, car chez les sages rien n'élève plus l'âme et ne la porte davantage à la dévotion que la difficulté de la perfection qui s'approche de Dieu et qui s'unit à lui: Or, la bonne peinture n'est qu'une copie de ses perfections, une ombre de son pinceau, enfin une musique, une mélodie, et il n'y a qu'une intelligence très vive qui en puisse sentir la grande difficulté; c'est pourquoi elle est si rare que peu de gens y peuvent atteindre et savent le produire.»

À ces paroles si vraies, les dernières surtout, de Michel-Ange, on ne peut qu'applaudir, comme firent ses auditeurs, maître François de Hollande et le docte Lactance qui dit entre autres choses: «Sachez, maître François, que celui qui ne comprend et qui n'estime pas la très noble peinture, agit ainsi par son propre défaut: la faute n'en est pas à l'art si illustre et si grand. Il agit ainsi parce qu'il est barbare et privé du jugement de la plus noble partie de l'intelligence humaine.»

« – Quel homme vertueux et sage en effet, ajouta la marquise, n'accordera toute sa vénération aux contemplations spirituelles et dévotes de la sainte peinture? Le temps manquerait, je crois, plutôt que la matière pour les louanges de cette vertu. Elle rappelle la gaîté chez le mélancolique, la connaissance de la misère humaine chez le dissipé et l'exalté; elle réveille la componction chez l'obstiné, guide le mondain à la pénitence, le contemplatif à la méditation, à la crainte et au repentir. Elle nous représente les tourments et les dangers de l'enfer, et autant qu'il est possible, la gloire et la paix des bienheureux et l'incompréhensible image du Seigneur Dieu. Elle nous fait voir bien mieux que de toute autre manière la modestie des saints, la constance des martyrs, la pureté des vierges, la beauté des anges et l'amour de charité dont brûlent les séraphins. Elle élève et transporte notre esprit et notre âme au-delà des étoiles et nous fait contempler l'éternel empire. Elle nous rend présents les hommes célèbres qui depuis longtemps n'existent plus et dont les ossements même ont disparu de la face de la terre. Elle nous invite à les imiter dans leurs hauts faits en même temps qu'elle offre à la vue leurs pensées, leurs plaisirs et leurs dangers dans les batailles, ainsi que leur piété, leurs mœurs et leurs grandes actions… La peinture ne s'arrête point là: si nous désirons voir et connaître l'homme que ses actions ont rendu célèbre, elle nous en montre l'image. Elle nous présente celle de la beauté dont un grand nombre de lieues nous séparent, chose que Pline tient pour très-grande. La veuve affligée retrouve des consolations dans la vue journalière de l'image de son mari; les jeunes orphelins sont satisfaits, une fois devenus hommes, de connaître les traits d'un père chéri et son image leur inspire le respect et les bons sentiments.»

La marquise se tut alors émue jusqu'aux larmes, et Michel-Ange s'inclina en signe d'assentiment, car ce langage d'une femme pour laquelle sa vénération était profonde, exprimait admirablement sa propre pensée. Dans le troisième entretien, Michel-Ange dit entre autres choses: «La gravité et la décence sont d'une grande importance dans la peinture. Bien peu de peintres s'efforcent de s'approprier ces qualités; aussi parmi eux y en a-t-il beaucoup qui n'ont d'artiste que le nom. Ceux qui estiment ces qualités sont seuls vraiment grands.»

Parlant ensuite des sujets religieux, il dit: «Cette entreprise est si grande qu'il ne suffit pas pour imiter en quelque partie l'image vénérable de Notre-Seigneur qu'un maître soit grand et habile, je soutiens qu'il lui est nécessaire d'avoir de bonnes mœurs ou même, s'il était possible, d'être saint afin que le Saint-Esprit puisse inspirer son entendement… Si Dieu voulut que l'arche de la sainte loi fût bien décorée et bien peinte, avec combien plus de réflexion et d'étude doit-on chercher à imiter sa divine figure et celle de son fils Notre-Seigneur, ou la résignation, la chasteté, la beauté de la glorieuse Vierge-Marie retracée par saint Luc l'Évangéliste… Souvent les images mal peintes causent de la distraction et font perdre la dévotion. Celles au contraire qui sont peintes parfaitement excitent à la contemplation et aux larmes jusqu'aux moins dévots en leur inspirant la vénération et la crainte par la gravité de leur aspect.»




IV


Après avoir lu ces admirables pages, on s'étonnera davantage sans doute des étrangetés du jugement dernier, mais bien plus encore que Michel-Ange ait pu peindre cette Léda, destinée d'abord au duc de Ferrare, mais qui, donnée par l'artiste à son élève Memmi, passa en France et fut achetée par François Ier. «Elle fut transportée à Fontainebleau sous Louis XIII, dit d'Argenville; M. du Noyer, ministre d'état, fit brûler dans la suite cette peinture à cause de son caractère trop libre. Un cardinal en a fait autant en jetant au feu des peintures un peu lascives: «Pereant tabulæ, dit-il, ne pereant animæ! Périssent les tableaux plutôt que les âmes.» D'une note de Mariette il résulterait que cette œuvre n'avait point été détruite, mais qu'elle subit des retranchements.

Quoique d'ailleurs prétendent messieurs les biographes et les critiques, prompts à railler M. du Noyer de ses scrupules, il est impossible qu'avec un tel sujet Michel-Ange pût faire un tableau exempt de tout blâme au point de vue de la morale, et dont plus tard l'artiste, éclairé par la réflexion, n'ait pas ressenti quelques remords. Quand plusieurs années après l'époque dont nous parlions plus haut (celle des entretiens avec Maître François de Hollande), il fut éprouvé par de si cruelles douleurs, ne dut-il pas voir là une expiation?

Vittoria Colonna, «si belle et honnête dame, dit Brantôme dans la vie du marquis de Pescara, qu'elle fut de son temps estimée une perle en toutes vertus et beautés», n'était pas moins remarquable par la distinction de son esprit dont témoignent ses poésies. Michel-Ange, quoiqu'il l'eût connue tardivement, l'aima d'une affection profonde, qui s'exaltait par le respect même et la vénération.

L'illustre artiste, comme on l'a vu, avait toujours vécu «seul comme le bourreau», disait un peu durement Raphaël. Déjà presque sexagénaire, célèbre entre tous et rassasié de gloire pour ainsi dire, il n'était plus autant tourmenté de cette fièvre de produire qui le dévorait autrefois. Il semble même qu'à cette époque il ait jeté un regard mélancolique sur la carrière parcourue, et que la solitude pour lui perdit de son attrait. Peut-être souffrit-il un peu tardivement de ce regret si fatal de nos jours à l'infortuné Léopold Robert? Peut-être, par cette illusion ordinaire qui abuse les plus expérimentés dans la science de la vie, en leur faisant croire que le bonheur, en ce monde, se trouve précisément dans ce qui leur manque, peut-être Michel-Ange, un beau jour, se dit que l'homme ne vit pas seulement par l'intelligence et qu'à son cœur aussi il faut un aliment? Qui sait si, dupe de ce mirage, il ne rêva pas ou mieux ne regretta pas la douceur du foyer domestique dont il ne voyait que les côtés riants, n'ayant pu connaître ses épreuves ou ses chagrins, et ne sentit pas son âme se remplir d'une morne tristesse et des larmes monter à ses yeux par la pensée qu'il avait sacrifié toutes ces joies à la jalouse Muse qui maintenant, dans sa vieillesse, le délaissait?

C'est alors qu'il se rencontra avec la marquise de Pescara, cette autre Béatrice, qui réalisait merveilleusement son idéal et «dont l'esprit divin l'avait séduit» selon l'expression de Condivi. Michel-Ange eut tout-à-coup, dans sa vie, un intérêt nouveau, puissant, d'autant plus que l'illustre veuve témoignait pour lui de la plus haute estime et d'une amitié sincère. D'après certains sonnets de Michel-Ange (car l'artiste était poète aussi), on peut croire qu'il espéra davantage et que la marquise, libre d'elle-même, ne refuserait pas sa main à celui qui l'aimait d'une affection si sérieuse et dont le front, s'il s'ombrageait de cheveux gris, rayonnait pour tous de cette magnifique auréole du génie et de la gloire.

S'il se berça de cet espoir (chose probable), Michel-Ange se vit cruellement déçu; la marquise voulut rester fidèle à la mémoire de son premier mari, à cette chère ombre qui semblait l'appeler de loin, et qu'elle ne devait pas tarder, malgré les nobles amitiés qui voulaient la retenir sur la terre, à rejoindre dans la tombe. Buonarroti connaissait, admirait, vénérait cette illustre amie depuis quatre années à peine quand il eut la douleur de la perdre.

Vittoria Colonna, dont la santé avait toujours été délicate, au commencement de l'année 1547, tomba malade. Se sentant gravement atteinte, elle se fit transporter dans la maison de sa parente, Guilia Colonna, qui lui était tendrement dévouée et se montra pour elle garde-malade des plus zélées.

Michel-Ange, prévenu, accourut au chevet de la malade qu'il ne quitta pas jusqu'à ce qu'elle eût rendu le dernier soupir. Quand Vittoria Colonna ne fut plus qu'un cadavre, il prit dans ses mains tremblantes sa main déjà glacée qu'il approcha respectueusement de ses lèvres, puis il s'éloigna et «sa douleur fut si violente, Condivi nous l'atteste, qu'elle le rendait comme privé de sens.»

On n'en doute pas quand on lit ces vers où le regret de l'artiste se trahit si poignant: «Ô sort fatal à mes désirs, ô esprit pur, où es-tu maintenant? La terre couvre ton corps et le ciel a reçu ton âme divine.

«… Je reste glacé comme un corps défaillant qu'un reste de vie abandonne.

«Ah! mort cruelle! combien tes coups auraient été doux si, quand tu as frappé l'un de nous deux, l'autre eût été atteint de la même blessure.

«Je ne traînerais point maintenant ma vie dans les larmes et, libre de la douleur qui me tourmente, je ne remplirais pas l'air de tant de soupirs[18 - 1 Traduction de M. Lanneau-Rolland.].»

On ne peut douter, d'après tous ces témoignages, que Michel-Ange éprouva de cette mort un grand vide et que le travail, pour lequel il n'avait plus d'autre aiguillon que le devoir, ne suffit pas toujours à le combler. Dans les seize années qu'il vécut encore, il eut des jours d'amère tristesse, alors surtout qu'un nouveau deuil fût venu attrister son logis déjà si solitaire. Vers 1556, il perdit Urbino, son fidèle serviteur, qu'après tant d'années de vie commune et de dévouement, il regardait plus comme un ami que comme un domestique, et qui jeune encore semblait, selon le cours de la nature, devoir lui fermer les yeux. Une anecdote racontée par Condivi prouve, avec la générosité de l'artiste, sa vive affection pour Urbino.

«Si je venais à mourir, que ferais-tu? dit un jour Michel-Ange à son serviteur.

– Je serais obligé de servir un autre maître.

– Oh! mon pauvre Urbino, je ne veux pas que tu sois malheureux après moi! et il lui donna à l'instant 2,000 écus.

Durant toute la maladie d'Urbino, il ne le quitta pas, le soigna comme il eût fait d'un parent et le pleura comme un frère. Mais si douloureuse qui lui fût cette mort, on est heureux de voir que, par une grâce spéciale de la Providence, il y vit un motif pour raviver sa foi plutôt que pour se décourager, témoin cette lettre en réponse à Vasari qui lui avait écrit pour le consoler:

«Messer Giorgio, mon cher ami, j'écrirai mal; cependant il faut que je vous dise quelque chose en réponse à votre lettre. Vous savez comment Urbino est mort; ça été pour moi une très-grande faveur de Dieu et un chagrin bien cruel. Je dis que ce fut une faveur de Dieu, parce que Urbino, après avoir été le soutien de ma vie, m'a appris non-seulement à mourir sans regret, mais même à désirer la mort. Je l'ai gardé vingt-six ans avec moi et je l'ai toujours trouvé parfait et fidèle. Je l'avais enrichi, je le regardais comme le bâton et l'appui de ma vieillesse, et il m'échappe en ne me laissant que l'espérance de le revoir en paradis. J'ai un gage de son bonheur dans la manière dont il est mort. Il ne regrettait pas la vie, il s'affligeait seulement en pensant qu'il me laissait accablé de maux, au milieu de ce monde trompeur et méchant. Il est vrai que la majeure partie de moi-même l'a suivi et tout ce qui me reste n'est plus que misères et que peines. Je me recommande à vous.»

Je ne sais rien de plus admirablement touchant que cette lettre qui atteste tout à la fois une sensibilité si vraie et une résignation si courageuse. Michel-Ange survécut six années à Urbino. Pendant l'année 1562, à plusieurs reprises, il souffrit de graves indispositions. Puis, au commencement de l'année 1563, sa santé s'altéra de plus en plus; la fièvre le força de s'aliter et, le 17 février, il expira, à l'âge de 89 ans, après avoir dicté ce testament où l'homme tout entier se retrouve: «Je laisse mon âme à Dieu, mon corps à la terre, et mes biens à mes plus proches parents.»

Le poète, d'ailleurs si vraiment poète d'Il Pianto, a-t-il donc tout à fait raison quand il dit, dans son sonnet sur Michel-Ange?

Hélas! d'un lait trop fort la Muse t'a nourri,
L'art fut ton seul amour et prit ta vie entière;
Soixante ans tu courus une triple carrière,
Sans reposer ton cœur sur un cœur attendri.

Pauvre Buonarroti! ton seul bonheur au monde
Fut d'imprimer au marbre une grandeur profonde,
Et, puissant comme Dieu, d'effrayer comme lui.

Aussi, quand tu parvins à ta saison dernière,
Vieux lion fatigué, sous ta blanche crinière,
Tu mourus longuement plein de gloire et d'ennui.

Dieu ne veut effrayer que les méchants et même pour eux, dès qu'ils se repentent, il a dans sa miséricorde des trésors de bouté. Michel-Ange mourut plein de gloire sans doute, mais non pas plein d'ennui, témoin cet admirable sonnet qu'il écrivait trois ans avant sa mort, et qu'on lit avec plusieurs autres dans une lettre adressée à Vasari:

«Porté sur une barque fragile, au milieu d'une mer orageuse, j'arrive au port commun où tout homme vient rendre compte du bien et du mal qu'il a faits.

«Maintenant je reconnais combien mon âme fut sujette à l'erreur en faisant de l'art son idole et son souverain maître.

«Pensers amoureux, imaginations vaines et douces, que deviendrez-vous maintenant que j'approche de deux morts, l'une certaine, l'autre menaçante?

«Ni la peinture ni la sculpture ne peuvent suffire pour calmer une âme qui s'est tournée vers toi, ô mon Dieu, qui as ouvert pour nous tes bras sur la croix.»

Ne sent-on pas ici le calme d'une grande âme battue naguère par les orages, mais pour laquelle la lumière s'est faite de plus en plus, et qui, dans la sérénité de sa foi, dans la certitude de son espérance, n'aspire qu'à dire à la terre son dernier adieu attirée qu'elle est vers la céleste patrie?

Michel-Ange étant mort à Rome, par l'ordre du pape, son corps fut déposé dans l'église de Santo-Apostolo, en attendant le tombeau qu'on devait lui élever à Saint-Pierre. Mais Léonardo, le neveu de Buonarroti, instruit, par des amis présents à ses derniers moments, que son oncle avait témoigné de son désir d'être enterré à Florence, fit, pendant la nuit, en grand secret, par crainte de la jalousie des Romains, enlever le corps transporté rapidement à Florence. Dans cette ville, dès que la nouvelle s'en répandit, il y eut une émotion profonde mêlée de joie et de tristesse qui mit toute la population en rumeur. Après des funérailles magnifiques, dont les préparatifs avaient duré plusieurs mois, le corps fut déposé dans l'église de Santa-Croce, où se voit encore aujourd'hui le tombeau de Michel-Ange. Il fut exécuté par Lorenzo d'après les dessins de Vasari empressé de donner ce dernier témoignage d'affection à son maître, «le plus grand artiste qui eût jamais été», suivant ses expressions excessives sans doute, mais qui dans sa bouche ne peuvent étonner.




TOUSTAIN


Il y eut en France deux personnages de ce nom tous deux distingués dans des carrières fort différentes encore que leur mérite ne fût point tel qu'il pût donner à leur nom la grande célébrité. Le premier de ces deux hommes éminents, bénédictin de la congrégation de saint Maur (Toustain, dom Charles François), était né au Repos, diocèse de Séez, le 13 octobre 17.. d'une ancienne famille du pays de Caux. Ses études terminées au collége de l'abbaye de Jumièges, il fit profession dans cette même abbaye. Avec la vocation religieuse, il avait celle de la science. Sachant le grec et l'hébreu, il voulut avoir aussi des notions sur les langues orientales, et en même temps, il étudiait les langues modernes, l'italien, l'anglais, l'allemand et le hollandais. Mais sa passion pour la science et son amour de l'étude ne refroidirent jamais sa piété. Ordonné prêtre en 1729, il ne disait jamais la messe sans un tremblement causé par le respect et l'amour, et son action de grâces, d'après ce qu'on raconte, était souvent accompagnée de larmes abondantes. En 1747, le général de son ordre l'appela dans le couvent de St-Germain d'où il passa dans celui des Blancs-Manteaux. Les austérités du régime en même temps que les excès de travail avaient fort affaibli sa santé; pourtant il ne pouvait se résigner à quitter ses livres et ses pieuses pratiques. Ce ne fut que dans l'année 1754 que, par obéissance, il consentit à se rendre à St-Denis pour y prendre le laitage. Il mourut dans cette résidence, la même année, laissant plusieurs savants ouvrages imprimés ou manuscrits. Le plus important a pour titre La Nouvelle Diplomatique.

Dans le 18e siècle également, vécut un personnage du même nom et de la même famille. Toustain (Gaspard François) né à Richebourg, le 23 février 1716, ayant embrassé l'état militaire, s'éleva jusqu'au grade de lieutenant des maréchaux. Il avait fait avec distinction les campagnes de 1733, 1741, 1756, blessé deux fois à la bataille de Dettingen en 1743. La Révolution, en dépit de ses loyaux services, lui supprima (1792) la pension de retraite dont il jouissait depuis une année à peine. Bien plus, emprisonné comme suspect sous la Terreur, et menacé de perdre la vie, le vétéran ne recouvra sa liberté qu'après le 9 thermidor. Il mourut en avril 1799. Cet homme de guerre était aussi un homme d'étude: il cultivait les lettres avec zèle; on a de lui plusieurs dissertations qui prouvent de l'érudition, entre autres deux Mémoires sur Jeanne d'Arc.




LA TRÉMOUILLE OU LA TRÉMOILLE

(LOUIS, SIRE DE)


Louis XI qui, d'après Commines, était doué d'une sagacité si rare pour juger des hommes dès leurs premières années, avait deviné ce que serait un jour le jeune La Trémouille, venu à la cour pour être l'un de ses pages.

«Ce jeune Louis, dit Bouchet, historien contemporain, fut amiablement reçu par le roi (à qui son père n'avait pas osé le refuser, quoiqu'il en eût bonne envie), et mis au nombre des enfants d'honneur. Et il les surmonta bientôt tous en hardiesse, finesse, cautelles et ruses, comme à lutter, chasser, lancer la barre, chevaucher et tous autres jeux honnêtes et laborieux, en sorte qu'on ne parlait en cour que du petit Trémoille: dont le roi fut fort joyeux. Et lui voyant parfois faire ces bons tours, disait aux princes et seigneurs de sa compagnie:

« – Ce petit Trémoille sera quelquefois le soutènement (soutien) et la défense de mon royaume: je le veux garder pour un fort écu (bouclier) contre Bourgogne[19 - Vie de la Trémouille.].»

Un autre jour, montrant le jeune page «qui avait si bonne grâce, beau comme un semi-dieu, son corps étant de moyenne stature, ni trop grand ni trop petit, bien organisé de tous ses membres, la tête élevée, le front haut et clair, les yeux pers, le nez moyen et un peu aquilin, petite bouche, son teint net et brun, plus tirant sur vermeille blancheur que sur le noir, et les cheveux crêpelés et reluisant comme fin or,» Louis XI dit aux ambassadeurs du duc de Bourgogne:

«La maison de Bourgogne a nourri et entretenu longtemps ceux de la Trémoille, dont j'ai retiré ce rejeton, espérant qu'il tiendra barbe aux Bourguignons.»

La Trémouille ne trompa point ces espérances, arrivé promptement aux premiers grades de l'armée, surtout après la mort de Louis XI, dont Jean de Troyes, dans sa chronique, dit admirablement: «Ce prince fut si craint et redouté qu'il n'y avait si grand en son royaume et mêmement ceux de son sang qui dormît ni reposât sûrement en sa maison… Et avant son dit trépas, fut moult (beaucoup) molesté de plusieurs maladies pour la guérison desquelles furent faites par les médecins qui avaient la cure de sa personne de terribles et merveilleuses médecines.»

La régente Anne de Beaujeu, sœur et tutrice du jeune roi Charles VIII, connaissait dès longtemps La Trémouille, et confiante en sa loyauté comme en ses talents, elle lui donna le commandement des troupes royales qui défirent à Saint-Aubin-du-Cormier (Ile-et-Vilaine) l'armée des grands seigneurs et des princes révoltés, dont le duc d'Orléans, depuis Louis XII, était le chef. Celui-ci se trouvait au nombre des prisonniers.

Lors de l'expédition d'Italie par Charles VIII, La Trémouille avait également sous le roi le commandement en chef, et toujours il se montra à la hauteur de sa position, tour à tour capitaine et soldat, et payant au besoin de sa personne comme au passage de l'Apennin.

«Lui-même, dit Jean Bouchet, ses vêtements laissés, fors chausses et pourpoints, se mit à pousser aux charrois et porter gros boulets de fer, en si grand labeur et diligence qu'à son exemple la plupart de ceux de l'armée, mêmement les Allemands, de son grand et bon vouloir ébahis, se rangèrent à cette œuvre, et par ce moyen fut toute l'artillerie passée par monts et vallées avec les munitions.

»… Et l'œuvre mise à louable fin, le seigneur de La Trémoille, noir comme un Maure, pour l'exténuante chaleur qu'il avait supportée, en fit rapport au roi qui lui dit:

« – Par le jourd'hui, mon cousin, vous avez fait plus que purent faire oncques Annibal de Carthage, ni Jules César, au danger de votre personne que ne voulûtes oncques épargner, dont vous sais à toujours gré.»

La victoire de Fornoue (1495), le seul fait éclatant de cette campagne, fut due aux habiles dispositions de La Trémouille au moins autant qu'au vaillant exemple donné par le monarque. Il en fut de même de la bataille d'Agnadel (1509), livrée et gagnée plus tard par Louis XII dans les mêmes conditions. C'est à propos de La Trémouille que ce prince, en montant sur le trône, dit cette mémorable parole que l'histoire s'est plu à enregistrer:

«Le roi de France ne venge pas les querelles du duc d'Orléans. Si La Trémoille a bien servi son maître contre moi, il me servira de même contre ceux qui seraient tentés de troubler l'État.»

Le Chevalier sans Reproche, comme l'appelle Jean Bouchet, ne trompa point ces espérances. Chargé de nouveau par Louis XII (en 1500) du commandement en chef de l'armée d'Italie, il conquit rapidement le Milanais en faisant prisonniers Louis Sforce et son frère. En 1509, repassant les monts avec le roi, il prit, comme nous l'avons dit, une part glorieuse à la victoire d'Agnadel. Marignan, la Journée des Géants, fut pour lui encore une illustre journée, mais aussi douloureuse, car son fils unique, le prince de Talmont, s'étant lancé trop avant, «fut retiré de la presse, navré de soixante-deux blessures,» dont plusieurs mortelles, et le lendemain il succomba. Le duc, malgré son chagrin profond, sut ne point se laisser abattre; mais la mère du jeune homme, Gabrielle de Bourbon, fut inconsolable: «dont en son cœur s'engendra une mortelle aposthume non curable aux remèdes… Une fièvre lente accompagnée de langueur, en decevant les médecins, la conduisit jusqu'au tombeau… Je n'oublierai, ajoute Jean Bouchet, sa très-louable mort, portant témoignage de sa sainte vie… Quant au bon seigneur de La Trémoille, fut son deuil si grand qu'il ne prenait repos assuré ni consolation pour laquelle il pût l'excès de ses soupirs modérer.»

Néanmoins, trois ans après, il épousa «par honneur,» c'est-à-dire dans l'espoir de laisser un héritier, la fille du duc de Valentinois dont le chroniqueur ne parle pas avec moins de complaisance que de la première épouse. «La jeune demoiselle était humble sans rusticité, grave sans orgueil, bénigne sans sottise, affable sans trop grande familiarité, dévote sans hypocrisie, joyeuse sans folie et bien parlante sans fard de langage, libérale sans prodigalité et prudente sans présomption.» Une merveille pour tout dire, et la perfection incarnée si le portrait n'est point flatté.

Pourtant le vieux guerrier n'hésita point à la quitter pour suivre le roi François Ier en Italie. Il se trouvait près du prince à la bataille de Pavie (1525) et «là fut abattu mort d'un coup d'arquebuse.» «Et en la bataille de Pavie, dit à son tour Brantôme, après avoir combattu vaillamment et plus que son vieil âge ne lui concédait, il mourut au champ de bataille et lit d'honneur, montrant par sa mort au monde que si quelquefois les grands capitaines sont défavorisés de la fortune en quelques exploits, pourtant il ne les en faut blâmer ni eux ni leurs courages, ni leurs valeurs, mais que la fortune qui tient toutes choses mondaines en sa main et se plaît en faveur, en disgrâce, en gloire et déshonneur, les donne en abondance et en épargne, ainsi que porte sa volonté, aux uns et aux autres.»

Or, le fidèle Bouchet (qui sans doute se mêlait de rimer) fit à La Trémouille cette épitaphe:

Au lit d'honneur il a perdu la vie,
Le bon Louis Trémoille ci-gisant,
Au dur conflit qui fut devant Pavie,
Entre Espagnols et Français par envie;
Dont son renom en tous lieux est luisant.
Il n'eut voulu mourir en languissant
En sa maison, ni sous obscure roche,
De lâcheté, comme il allait disant;
Pour ce est nommé: Chevalier sans Reproche.

Molière dirait:

La rime n'est pas riche et le style en est vieux.

Mais, au point de vue de l'histoire, ce document contemporain est précieux, et Clio s'accommode volontiers de ce qui ne suffirait pas à sa sœur.




VAUCANSON


Il est des vocations innées, des natures heureuses, privilégiées chez lesquelles les aptitudes se trahissent par une facilité merveilleuse pour le genre de travail qui éveille leur génie. Aussi l'effort ne leur coûte point et l'obstacle est pour eux un aiguillon. Ils produisent des chefs-d'œuvre comme l'arbre tout naturellement porte des fleurs et des fruits, comme l'abeille dans ses courses matinales, fait le miel en pompant le suc des fleurs. Tel un Giotto dessinant sur le sable les chèvres de son troupeau, avant de savoir mème ce que c'est que le dessin; tel Pascal inventant, en quelque sorte, les mathématiques; tel enfin, Vaucanson devinant l'art de la mécanique, témoin ce trait de sa première enfance, qu'à l'envi nous racontent les biographes.

Né à Grenoble, 24 février 1690, d'une famille d'artisans, ou mieux de petits bourgeois, il eut pour père Jacques Vocanson (car, d'après l'acte de baptème relevé sur les registres de la ville par M. Pilot, telle serait la vraie orthographe du nom), pour mère Dorothée Lacroix. Celle-ci, «femme d'une piété sévère, dit la Biographie universelle, ne permettait à l'enfant d'autre distraction que celle de venir avec elle le dimanche chez des dames d'une dévotion égale à la sienne. Pendant leurs pieuses conversations, le jeune Vaucanson s'amusait à examiner, à travers les fentes d'une cloison, une horloge placée dans la chambre voisine. Il en étudiait le mouvement, s'occupait à en dessiner la structure et à découvrir le jeu des pièces dont il ne voyait qu'une partie. Cette idée le poursuivait partout. Enfin, il saisit tout d'un coup le mécanisme de l'échappement qu'il cherchait depuis plusieurs mois. Dès ce moment, toutes ses idées se tournèrent vers la mécanique. Il fit en bois, et avec des instruments grossiers, une horloge qui marquait les heures assez exactement. Il composa pour une chapelle d'enfant des petits anges qui agitaient leurs ailes, des prêtres automates qui imitaient quelques fonctions ecclésiastiques.»

Ces premiers et étonnants résultats étaient faits pour l'encourager; mais il dut, pour un temps, interrompre ses travaux pour d'autres études, placé par ses parents dans le collége des Jésuites, où se fit son éducation. On ne peut douter, d'ailleurs, que, pendant ses heures de loisir, il ne continuât ses travaux de prédilection. Il était au collége encore peut-être, ou l'avait quitté récemment, lorsqu'il entendit parler d'une machine hydraulique projetée par la ville de Lyon. Sa tête aussitôt s'enflamme; pendant plusieurs jours il s'absorbe dans une préoccupation profonde, il réfléchit, il combine et, enfin, il exécute un modèle de machine, qu'il n'osa présenter crainte d'être accusé de présomption et de vanité. Mais venu à Paris quelque temps après, quelle ne fut pas sa joie quand il constata que la fameuse Samaritaine, aujourd'hui détruite et que longtemps les Parisiens virent fonctionner sur le Pont-Neuf, était précisément la machine qu'il avait imaginée et que, dans son mécanisme simple et ingénieux, elle amenait l'eau par les mêmes moyens.

Le jeune homme ne put se défendre d'un mouvement de vive satisfaction, mais exempt d'orgueil; comprenant que ses connaissances en anatomie, en mécanique, etc., ne pouvaient lui suffire et qu'il avait beaucoup à apprendre encore, «car savoir sert beaucoup pour inventer», ainsi que l'a dit Mme Staël; il se mit de nouveau et courageusement aux études spéciales. Il n'eut pas à le regretter; car son horizon s'agrandit et une connaissance plus sérieuse, plus complète de l'organisme humain, comme des diverses sciences se rattachant de près ou de loin à la mécanique, donnèrent une singulière lucidité à son esprit d'investigation comme d'imitation; en voici la preuve!

Un jour qu'il se promenait dans le jardin des Tuileries, s'étant arrêté devant le Flûteur, l'idée lui vint d'exécuter une statue qui jouerait des airs et, à l'aide d'un mécanisme intérieur, ferait ce que fait un musicien vivant. Tout plein de ce projet, en rentrant à la maison, chez un oncle qui lui donnait l'hospitalité, il en parla avec un enthousiasme qui, par malheur, trouva peu d'échos. L'oncle, en homme positif, lui dit:

– Tu es fou, mon neveu, de rêver de telles chimères! Si c'est là tout le fruit de tes lectures et de tes expériences, en vérité, je ne t'en fais point compliment, et je ne puis m'empêcher de dire qu'il est fâcheux de te voir ainsi perdre un temps que tu pourrais mieux employer. En ce qui me concerne, je m'opposerai très-fermement à la mise à exécution de ce projet extravagant, qui ne pourrait qu'entraîner inutilement des sacrifices considérables. Tu n'as donc pas à compter sur moi, au contraire.

Tout confus de ces reproches assez rudement formulés, Vaucanson, quoique à regret, n'insista point; mais, toutefois, il n'abandonna pas son idée, et trois ans après, pendant une maladie qui le retint de longs jours, soit au lit, soit dans sa chambre, il revint à son projet, qu'il réalisa. Telle était la netteté de sa conception et la lucidité de sa pensée, que la machine put être exécutée sur ses dessins par divers ouvriers qui ne se connaissaient point entre eux, et dont chacun exécuta telle ou telle partie du mécanisme. Or, toutes ces parties réunies s'emboîtèrent, se soudèrent si parfaitement, après avoir été mises chacune en sa place, qu'au premier ordre de l'inventeur, elles fonctionnèrent avec une merveilleuse régularité. On vit les mains et les doigts du Flûteur remuer en cadence comme ceux d'un musicien ordinaire et la flûte fit entendre des sons harmonieux et non différents de ceux d'une flûte réelle. Le domestique de Vaucanson, seul présent à cette première expérience, et que la curiosité avait porté à se cacher dans l'appartement derrière un rideau de lit, saisi d'une sorte de terreur semblable à celle qui pétrifia Sganarelle quand il vit la statue du commandeur incliner la tête, ne put retenir un cri et vint éperdu se jeter aux pieds de son maître, qu'il jugeait un vrai sorcier. Vaucanson, tout à la joie de sa découverte, et avec des larmes dans les yeux, l'embrassa en murmurant comme Archimède: Eureka! Eureka! Je l'ai trouvé! je l'ai trouvé!

Après cette machine, l'inventeur fit un automate qui jouait à la fois du tambourin et du galoubet; puis deux canards si parfaitement imités qu'on les voyait agiter les ailes, la queue, les pattes, en un mot barboter dans la mare, prendre ensuite dans l'auge le grain et, en remuant le col, l'avaler. Ce grain subissait dans leur estomac une espèce de trituration et passait ensuite dans les intestins, suivant ainsi tous les degrés de la digestion animale.

Ces curieuses inventions firent connaître au loin le nom de l'habile mécanicien, et le roi de Prusse, Frédéric II, qui cherchait à attirer dans ses états les hommes célèbres en tout genre, lui fit faire, en 1740, des offres magnifiques que Vaucanson, par l'inspiration d'un patriotisme que tous n'imitèrent pas, déclina noblement; il refusa de quitter la France. Il en fut récompensé; car, peu de temps après, le cardinal de Fleury, qui sans doute avait été instruit de ce généreux refus, nomma Vaucanson inspecteur en chef des manufactures de soie. Cette position permit au savant d'appliquer son génie d'invention à des résultats utiles, pratiques. «Il imagina, d'après ce qu'on nous apprend, des machines propres à donner à volonté de l'apprêt aux diverses espèces de soie, à rendre cet apprêt égal pour toutes les bobines ou tous les écheveaux d'un même travail, et pour toute la longueur du fil qui formait chaque bobine ou chaque écheveau. Il imagina de plus les instruments nécessaires pour exécuter avec régularité et d'une manière uniforme les différentes parties de ces machines. Ainsi une chaîne sans fin donnait le mouvement à son moulin à organsiner; il inventa une machine pour fermer la chaîne de mailles toujours égales: elle est regardée comme un chef-d'œuvre.»

Mais des intérêts menacés, ou du moins qui croyaient l'être par ces inventions, s'inquiétèrent, s'irritèrent et peu s'en fallut qu'il n'en coûtât cher à l'inventeur. Vaucanson étant venu à Lyon pour les besoins de son inspection, les ouvriers en soie furent prévenus de son arrivée. Aussitôt la fermentation commence dans les ateliers que bientôt on déserte.

– Cet homme, murmurent les meneurs, ou plutôt ce diable, par ses inventions maudites qui tendent à rendre les métiers inutiles, veut nous ôter notre pain et nous réduire à l'aumône, le souffrirons-nous, le souffrirons-nous?

– Non, non, vengeance, vengeance!

Sur ces entrefaites, Vaucanson arrive au milieu des groupes, soit par un effet du hasard, soit par un dessein prémédité, afin de les éclairer et de démontrer aux ouvriers que leurs alarmes n'étaient nullement fondées et qu'ils se méprenaient sur la nature de ses inventions. Il se voit accueilli par des injures et des huées, puis les pierres commencent à pleuvoir. Contraint à la retraite par cette grêle de projectiles dont plus d'un l'atteint, il lance en fuyant, comme le Parthe, sa flèche, c'est-à-dire cette menace aux assaillants:

– Vous prétendez que vous seuls êtes capables d'exécuter un dessin; eh bien! je prouverai le contraire, car j'en chargerai un âne.

En effet, bientôt après, il fit construire une machine avec laquelle un âne exécutait un dessin à fleurs et par là coupa court aux intrigues dont le gouvernement se voyait assiégé et qui avaient pour but d'obtenir de nouveaux priviléges pour les fabriques, dont les ouvriers, disait-on, pour exécuter leurs travaux, devaient être doués d'une intelligence peu commune.

Vaucanson s'occupa ensuite d'un automate des plus curieux et dans l'intérieur duquel on devait voir s'opérer tous les phénomènes de la circulation du sang, cette récente et admirable découverte d'Harvey. Le roi Louis XV avait fort encouragé l'artiste (on peut certes lui donner ce nom), dans l'exécution de ce travail qui inspirait à Voltaire ces vers qui ne sont point des pires qu'il ait faits:

Le hardi Vaucanson, rival de Prométhée,
Semblait, de la nature imitant les ressorts,
Prendre le feu des cieux pour animer les corps.

Comme poésie c'est pauvre sans doute, mais il y a du vrai dans la pensée. Vaucanson cependant n'acheva pas cette machine, dégoûté, dit-on, par les lenteurs qu'éprouvaient les ordres du roi: c'est-à-dire qu'il ne touchait pas l'argent qui lui avait été promis. Cette bureaucratie est toujours et en tout temps la même.

Attaqué par une cruelle maladie, dont il souffrit pendant plusieurs années, Vaucanson, presque jusqu'au dernier jour, s'occupa de ses travaux et en particulier de l'exécution d'une machine inventée pour composer la chaîne sans fin. De son lit de douleur, où il languit pendant dix-huit mois, il surveillait le travail des ouvriers, répétant incessamment: – Hâtez-vous, hâtez-vous! pas de temps à perdre; je ne vivrai pas assez peut-être pour expliquer toute mon idée.

Enfin son état s'aggravant de plus en plus, il prêta l'oreille aux exhortations de parents chrétiens qui, avec le courage et la sincérité de la vraie affection, lui rappelaient ces croyances et ces devoirs qu'il avait un peu trop négligés, soit par l'entraînement de la science, soit par l'influence de certaines et fatales amitiés. Docile à leurs conseils, il accueillit avec reconnaissance la visite du prêtre auquel il se confessa et mérita que sur sa tombe, placée dans l'église Sainte-Marguerite, on inscrivît cette épitaphe:



Bonis omnibus, pietate, caritate, verecundiâ, flebilis.


Vaucanson, par son testament avait légué son cabinet à la reine Marie-Antoinette. Par suite de regrettables malentendus, le legs n'ayant point été accepté, le cabinet fut dispersé et les merveilles qui le composaient se trouvent aujourd'hui dans les divers musées de l'Europe.

Une jolie anecdote pour terminer. Vaucanson, à la demande de Marmontel, avait fait pour la Cléopâtre de celui-ci, tragédie plus que médiocre, un aspic qui sifflait en mordant le sein de la reine.

– Que pensez-vous de cette pièce? demanda un spectateur à son voisin.

– Moi, je suis de l'avis de l'aspic! fut-il répondu.

Ce mot inspira-t-il à Lebrun son épigramme?

Au beau drame de Cléopâtre
Où fut l'aspic de Vaucanson,
Tant fut sifflé qu'à l'unisson
Sifflaient et parterre et théâtre;
Et le souffleur, oyant cela,
Croyant encor souffler, siffla.




SAINT VICTOR


Peu après le massacre de la légion thébaine, le césar Maximien vint à Marseille où, comme la bête féroce plus terrible quand elle a goûté du sang, il déclara avec une fureur nouvelle la guerre aux chrétiens, aux Christocoles, comme il les appelait par dérision. Dès le lendemain de son arrivée, il fait annoncer que tous ceux qui refuseront de sacrifier aux idoles périront par les plus cruels supplices. Au milieu de la consternation que ces menaces répandent dans la ville, Victor, soldat chrétien que la foi rend intrépide, court de maison en maison, pour raffermir et consoler ses frères. Arrêté dans ce pieux office, il est traîné devant le tribunal militaire où d'un visage assuré, d'une voix ferme, il se déclare hautement, hardiment chrétien. Alors du milieu de la multitude païenne qui se pressait autour du tribunal, s'élèvent des cris et des murmures qui bientôt sont des malédictions et des outrages. Le préfet militaire ordonne que la cause, la première sans doute depuis l'entrée du César, soit renvoyée à celui-ci. Victor en effet comparaît devant Maximien qui, tour à tour employant les promesses et les menaces, le presse de sacrifier aux idoles; mais le martyr ne répond à ces sollicitations que par une généreuse profession de foi:

– Je suis le soldat du Christ, dit-il, de Jésus, Seigneur et Sauveur, qui par amour pour nous s'est fait homme! Mort parce que lui-même l'a voulu de la main des impies, et ressuscité le troisième jour par la toute puissance de sa vertu divine, il est remonté au ciel où il règne et règnera éternellement. Lui seul est Dieu, lui seul mérite nos adorations et nos hommages!

Maximien, plein de colère, ordonne que le brave soldat soit à l'instant dépouillé de ses vêtements et qu'on lui ôte ses armes. Après cette espèce de dégradation, le légionnaire, les mains liées derrière le dos, devra être promené par toute la ville pour y être livré aux risées et aux insultes de la populace. Mais Victor, le front serein, souriait aux insulteurs dont plusieurs aux outrages joignaient les coups, et s'applaudissait de souffrir pour Jésus-Christ.

Après qu'il eût été ainsi quelque temps le jouet de cette sauvage multitude, le Martyr, souillé de boue et de crachats, tout déchiré et tout sanglant, est ramené au tribunal du préfet militaire. Là de nouveau on le presse de sacrifier aux idoles:

«Après avoir appris par une première expérience, lui dit le président, ce qu'il en coûte de désobéir en oubliant ce que tu dois à César et à la République, oseras-tu bien t'obstiner encore? Seras-tu assez aveugle pour dédaigner la faveur des Dieux et celle de notre invincible prince, assez insensé pour sacrifier toutes les joies du monde, la gloire, l'honneur et la vie même qui est d'un si grand prix, à je ne sais quel Jésus, obscur malfaiteur que les Juifs eux-mêmes, ses compatriotes, ont crucifié? Voudras-tu de gaîté de cœur attirer sur toi la colère des Dieux et des hommes; et, en désespérant tous ceux qui te sont chers, te condamner toi-même à la plus cruelle des morts? Va, crois-moi plutôt, renonce à cette chimère d'un Dieu que tu n'as jamais vu, qui toujours d'ailleurs a vécu pauvre et misérable, et par sa triste fin a prouvé combien faible était sa puissance. Si tu obéis, non-seulement par cet acte de sagesse tu évites l'horreur des supplices, mais tu t'acquiers la bienveillance de César et tu peux espérer de te voir un jour porté aux plus hauts honneurs. Que si follement au contraire tu t'obstines, malheur à toi, malheur! Pour cette gloire chimérique que tu rêves, il faut t'attendre au sort du Crucifié et même à une destinée pire.

Victor inébranlable, et le cœur plein de l'esprit divin qui se reflète sur son visage intrépide, répond:

«Pourquoi ces injustes reproches au sujet de César et de la République; jamais je n'oubliai, le ciel m'en est témoin, ce que je dois à l'une et l'autre. Chaque jour, je prie, matin et soir, pour le salut de notre prince et la conservation de tout l'empire; chaque jour, devant Dieu j'immole ces hosties spirituelles pour la prospérité de l'état.»

Après avoir montré ce qu'étaient les faux dieux, tous abominables et infâmes non moins qu'impuissants, le Martyr repousse éloquemment les attaques dirigées contre Jésus-Christ qu'il glorifie en ces termes:

«Oui, ce doux Sauveur s'est fait homme, mais, en se revêtant de notre chair mortelle, il n'a rien perdu de sa divinité; car, dans les merveilles de sa vie, il nous a laissé un modèle accompli de toutes les vertus, un immortel exemple à imiter. S'il a voulu être ici bas le plus pauvre de tous, lui si riche, c'est afin d'enrichir les indigents. Par sa mort glorieuse et toute volontaire, il a acquitté pour toujours notre dette envers son père. Oh! qu'elle est riche cette pauvreté qui, quand il lui a plu, sut nourrir tout un peuple avec quelques poissons! Qu'elle est forte cette faiblesse qui a guéri tant de langueurs et tant d'infirmités! Qu'elle est vivante cette mort qui nous ressuscite, nous tous qui croyons!

»Et, pour que vous ne puissiez douter de la vérité de toutes ces choses, elles ont été prédites dès le commencement et appuyées par un grand nombre de miracles. Puis, si vous savez en bien juger, combien il est grand celui à qui tout l'univers obéit! celui dans lequel il n'y a ni ombre ni défaut, dont la charité accueille tous ceux qui le veulent et dont nul ne peut tromper l'infaillible justice.

»Lequel de vos dieux lui est semblable? Lequel peut lui être comparé? Lui qui a fait les cieux et la terre et tout ce qu'ils renferment selon la parole du prophète. Les dieux des nations au contraire ne sont que des démons et ils brûlent et brûleront éternellement dans les flammes inextinguibles avec leurs adorateurs.

»C'est pourquoi, vous tous, hommes prudents, hommes doctes, dans la plénitude de votre raison et le calme de votre esprit (afin de ne pas vous perdre à jamais), examinez la vérité de ce que je vous déclare et dont vous serez bientôt, Dieu aidant, convaincus. Et alors obéissez à votre très saint, très clément, très juste Créateur et Sauveur, dont l'humilité, si vous adhérez de cœur à sa loi, vous élèvera, dont la pauvreté vous enrichira, dont la mort vous fera vivre de la vraie vie en attendant la gloire de la bienheureuse immortalité.»

Ce discours du nouvel Étienne ne fit qu'irriter davantage les juges et l'auditoire. Astérius, le juge principal, ordonne que Victor soit mis à la torture. Pendant que les bourreaux déchiraient ses membres sanglants, le saint Martyr, les yeux levés au ciel, remerciait Jésus de l'éprouver par ces souffrances qu'il bénissait comme une grâce. Alors le divin Sauveur, attendri par ce zèle sublime, apparut à son vaillant athlète, et, lui montrant le signe de la victoire, la croix qui rayonnait entre ses mains divines, il dit:

– Paix à toi, Victor, je suis Jésus qui souffre dans mes saints les tourments et les injures. Continue et sois ferme; moi qui suis ta force dans le combat, je serai ta récompense après la victoire.

À la voix du Sauveur, les souffrances du Martyr cessèrent soudain. Son cœur fut inondé d'une joie céleste qui faisait resplendir son visage et s'exhalait en actions de grâces pour son divin Visiteur.

Les licteurs, épuisés de fatigue autant qu'étonnés de voir la merveilleuse constance du Martyr, durent s'arrêter. Victor fut conduit à la prison et jeté dans un cachot, lieu horrible où le jour n'arrivait pas, où l'air manquait. Mais là encore, il se vit fortifié par les consolations divines; des anges, envoyés par le Sauveur, vinrent le visiter, et, au milieu de la nuit la plus profonde, la prison s'illumina soudain d'une clarté céleste. Trois soldats préposés à la garde de Victor, éblouis de cette lumière miraculeuse, tombent aux pieds du martyr, et se frappant à l'envi la poitrine, en confessant Jésus crucifié, ils demandent le baptême. Victor, délivré déjà de ses chaînes, après avoir instruit en quelques mots, comme les circonstances le permettaient, les nouveaux convertis, les conduit à une fontaine voisine et répand tour à tour sur leurs têtes, pieusement inclinées, l'eau qui, par la vertu des paroles saintes, fait les païens enfants de l'Église; puis tous reviennent à la prison. Le matin venu, la nouvelle de cette prodigieuse conversion se répandit dans toute la ville. Maximien, l'un des premiers, en est instruit; transporté d'une rage nouvelle, forcené de colère, surtout contre Victor qu'il accuse de ce qu'il appelle la trahison des autres, il fait venir le Martyr et les soldats convertis en sa présence et leur ordonne de sacrifier immédiatement, montrant tout prêts les bourreaux armés du glaive en cas de refus.

– Nous sommes chrétiens, répondent avec Victor les nouveaux convertis, Alexandre, Félicien, Longin; nous ne manquerons pas aux promesses de notre récent baptême! Nous ne pouvons offrir l'encens aux idoles.

Les trois soldats à l'instant sont égorgés; mais Victor est réservé à de plus cruelles épreuves. On le livre aux licteurs qui, armés de nerfs de bœufs et de bâtons, le frappent furieusement et sans relâche. Mais le sang coule en vain, les instruments du supplice tombent par la fatigue des mains des bourreaux sans qu'ils aient pu triompher de la constance du Martyr. On le reconduit dans sa prison. Trois jours après, Maximien le fait amener de nouveau devant lui, puis il ordonne qu'un autel de Jupiter soit apporté. Alors s'adressant à Victor:

– Offre l'encens au grand Jupiter, et, par cet honneur rendu au Souverain des Dieux, rachète ton crime et rentre en grâce auprès de nous.

Victor garde le silence, mais tout bouillant au dedans d'une généreuse colère, il s'avance comme pour obéir vers l'autel que portait le prêtre et d'un coup de pied il le jette à quelques pas. Maximien, par la violence de sa colère, reste quelques instants muet et comme interdit, puis avec un geste terrible, il crie aux licteurs:

– Qu'on coupe le pied du sacrilége!

L'ordre est exécuté. Pendant la cruelle opération, le Martyr, joignant les mains, le visage radieux, s'applaudit de pouvoir offrir au Seigneur Jésus ce sanglant débris comme les prémices de son corps.

Le César cependant regardait d'un œil farouche le Martyr, et paraissait hésiter, sans doute incertain sur le choix du supplice qui pourrait rendre la mort plus douloureuse. Enfin, comme fixé, il sourit d'une façon sinistre et dit aux licteurs:

– À la Boulangerie publique cet impie et qu'il soit broyé sous les meules. Allez!

Les licteurs s'éloignent entraînant ou plutôt portant Victor, toujours calme et souriant, et qu'on peut suivre à la trace du sang qui coule à flots de l'horrible blessure. Le Martyr n'a pas l'air de s'en apercevoir. On arrive à la Boulangerie publique où de lourdes meules, mises en mouvement par une machine et par des esclaves, servaient à broyer le grain qu'on versait par monceaux sur l'arène. À la place du grain, c'est Victor qu'on étend sur la dalle où la meule passe et repasse; bientôt on entend crier les os du Martyr et son sang jaillit de tous les membres et du tronc, comme le jus sort des raisins mûrs quand on les foule. Et le Martyr, les mains jointes, autant qu'il le peut, continue à prier. Mais soudain on entend un affreux craquement; les meules s'arrêtent et les esclaves font de vains efforts pour les ébranler. Ils y renoncent bientôt en reconnaissant que la machine, par un miracle à ce que crurent les chrétiens, s'était brisée soudainement. Cependant le Martyr respirait encore et ses regards toujours aussi sereins disaient assez que dans ce corps, qui n'était plus que tronçons et débris, l'âme, comme dans une forteresse ruinée la sentinelle héroïque, l'âme restait invaincue. Le Martyr n'eut pas besoin de ranimer son courage pour le dernier combat que devait couronner la victoire. Un licteur s'étant approché:

– Par Jupiter, s'écria-t-il, il vit encore; mais ses membres sont donc d'airain ou de fer! Nous allons voir pourtant.

Et d'un coup de hache, il sépara la tête du saint de son corps, si l'on pouvait appeler encore de ce nom cette masse informe et sanglante aplatie par la meule. Au même instant, on entendit une voix céleste qui disait:

– Heureux Victor, tu as vaincu, tu as vaincu!

Maximien cependant n'était point satisfait encore; car il lui fallait bien confesser sa défaite. Espérant au moins triompher des morts puisqu'il n'avait pu vaincre les vivants, il ne permit pas qu'on ensevelît les corps des Martyrs.

– Non, dit-il, on sait la folie des Christocoles qui en feraient des reliques et des dieux à leur mode. Que les corps des rebelles soient jetés à la mer pour être la pâture des poissons, digne sépulture de ces impies.

L'ordre fut exécuté; mais les anges du Seigneur veillaient sur les saintes dépouilles et, protégées par eux, elles furent portées rapidement vers le rivage opposé où de pieux chrétiens s'empressèrent de les recueillir. On les déposa avec les cérémonies accoutumées au fond d'une crypte creusée dans le rocher; et là Dieu glorifia ses héros par de nombreux miracles dus à leur intercession[20 - Acta Sanctorum.].




VILLE-HARDOUIN


La famille de Ville-Hardouin, une des plus illustres de la Champagne, habitait le château de ce nom, à une demi-lieue de l'Aube, entre Arcis et Bar. C'est là que naquit Geoffroy vers 1164, d'autres disent 1167. Lorsque Foulques, curé de Neuilly, prêcha la quatrième croisade, Geoffroy, chef de la famille, remplissait les fonctions de maréchal de Champagne et son noble caractère lui avait conquis l'estime universelle. L'un des premiers, il prit la croix à l'exemple du jeune et brillant Thibaut, comte de Champagne, son suzerain et chef désigné de la croisade. Mais Thibaut ne devait pas voir la Terre Sainte. Pendant qu'il faisait ses préparatifs de départ, tombé malade, il se mit au lit et, peu de temps après, il serrait pour la dernière fois la main au maréchal de Champagne qui nous a raconté cette mort prématurée en quelques lignes émues.

La croisade perdait ainsi son chef et plusieurs semblaient découragés; mais Ville-Hardouin, non moins éloquent et insinuant que brave, diplomate autant que guerrier, sut réunir en faisceau toutes les volontés déjà détournées de leur but. Envoyé en ambassade à Venise, il se concilia la sympathie du doge et des sénateurs, et obtint, avec les navires de transport nécessaires aux croisés, des secours considérables en hommes et chevaux. Le doge Dandolo lui-même, vieillard presque octogénaire, voulut commander les troupes de la République, et prit en grande affection le maréchal ce qui aplanit bien des difficultés. On sait que, par un concours inattendu de circonstances et certaines ambitions aidant, la croisade, détournée de son premier but, aboutit à la prise de Constantinople et à la fondation d'un empire latin dans cette ville en faveur de Baudouin, comte de Flandre. Après un règne fort court, celui-ci eut pour successeur son frère Henri, gendre du marquis de Montferrat, Boniface, qui avait été le chef de la croisade en remplacement de Thibaut, et au lendemain de la victoire, avait obtenu pour sa part la royauté ou principauté de Thessalonique. Il tenait Ville-Hardouin en très haute estime, et l'appelant dans son royaume, il lui fit don de plusieurs cités formant ensemble un domaine considérable où le maréchal de Champagne mourut en 1213.

«Ce serait ici le lieu, dit excellemment Du Cange dans son Éloge de Ville-Hardouin[21 - En tête de son édition de la Chronique de Ville-Hardouin.], d'étaler les belles qualités qui le firent admirer et le rendirent recommandable même parmi les étrangers: sa piété envers Dieu, sa prudence et sa dextérité dans les affaires qui le firent réputer, en plusieurs occasions où il porta la parole, comme le mieux disant, le plus éloquent et le plus judicieux de son temps, son courage et son adresse dans la conduite des armées, sa fidélité inviolable envers ses princes, et tant d'autres vertus qui éclatent dans toute la suite de l'Histoire qu'il a dressée non tant de cette fameuse conquête, comme de ses belles actions, lesquelles toutefois il a décrites avec tant de retenue et de candeur qu'il est aisé de juger qu'il en a plus passé sous silence qu'il n'en a mis au jour. Mais il suffit que lui-même ait dressé matière à ses louanges et qu'à l'exemple de ces grands capitaines des siècles passés qui ont mieux aimé rédiger eux-mêmes les principales actions de leur vie que d'en laisser la charge à des écrivains ignorants, il ait laissé à la postérité de quoi relever sa mémoire par ce monument qui durera plus que le marbre et le bronze.»

Citons, comme un spécimen du langage de Ville-Hardouin, ce passage relatif à la prise de Constantinople. Il suffira de modifier non le style, mais l'orthographe, pour qu'il soit intelligible à la plupart des lecteurs. «… Et les autres gens, qui furent espandus parmi la ville, gagnèrent. Et fut si grand le gain fait que nul ne vous en saurait dire la fin, et d'or et d'argent, et vaisselemente, et de pierres précieuses, et de corps saints (reliques), et de draps de soie, et de robes vaires (multicolores), grises et hermines, et tous les chers avoirs qui oncques furent trouvés en terre. Et bien témoigne Geoffroy de Ville-Hardouin, le maréchal de Champagne, à son escient et pour vérité, que, puis que le monde fut estoré (créé), ne fut tant gagné en une ville. Chacun prit hôtel tant comme lui plut, car il y en avait assez.

«Ainsi se hébergèrent les pèlerins (croisés) et les Vénitiens. Et fut grande la joie de l'honneur et de la victoire que Dieu leur avait donnée. Et bien en durent Notre-Seigneur louer, car ils n'avaient pas plus de vingt mille hommes d'armes, et par l'aide de Dieu, en avaient pris plus de trois cent mille, et en la plus forte ville du monde qui grande ville fut et la mieux fermée.

«Lors fut crié par tout l'ost, de par le marquis de Montferrat, qui sire (chef) était de l'armée et des autres barons: que tous les avoirs qu'ils avaient gagnés fussent apportés ensemble, si comme ils l'avaient assuré et juré et fait sous peine d'escommuniement. Et furent nommés le lieu en trois églises; et le mit-on en la garde des Français et des Vénitiens et des plus loyaux qu'on put trouver. Lors commencèrent à apporter le gain et mettre ensemble. Les uns apportèrent bien, les autres mauvaisement; car convoitise, qui est racine de tous maux, ne leur laissa (permit). Ainsi commencèrent d'ici en avant les convoiteux à retenir des choses et Notre Sire les commença moins à aimer qu'il n'avait devant fait. Ha! comme ils s'étaient loyalement maintenus jusqu'à ce point! Et Notre Sire leur avait bien montré, car de toutes leurs affaires les avait Dieu exaucés et honorés sur toutes les autres gens. Et maintes fois ont mal les bons pour les mauvais.»

Au fond, ce qui ressort le plus clairement de ce récit, c'est que la grande cité prise par les croisés fut entièrement pillée. C'était le droit de la guerre à cette époque. Il faut se féliciter que le progrès des mœurs condamne de plus en plus aujourd'hui ces façons d'agir, et que les nations civilisées soient unanimes à considérer le pillage d'une ville, d'une capitale en particulier, comme un procédé sauvage, un abus odieux de la victoire qui ferait honte à Attila lui-même. Revenons au Chroniqueur.

Voici, pour terminer, le dramatique récit de la mort du marquis du Montferrat, tué malheureusement dans une rencontre: «Et quand le marquis fut à Messinople (Mosynopolis) ne tarda plus que six jours qu'il fit une chevauchée par le conseil des Grecs de la terre, en la montagne de Messinople, plus d'une grande journée loin. Et comme il eut été en la terre et vint au partir, les Bougres (Bulgares) se furent assemblés de la terre; et virent que le marquis était avec peu de gens; et vinrent de toutes parts et l'assaillirent à l'arrière-garde. Et quand le marquis ouït le cri, si sali (sauta) en un cheval tout désarmé une glave[22 - Espèce d'épieu à bout ferré.] en sa main. Et quand il vint là où ils étaient assemblés, à l'arrière-garde, si leur courut sus et les cacha (rejeta) une grande pièce arrière. Là fut féru d'une sagette (flèche) parmi le gros du bras et sous l'épaule mortellement, si qu'il commença moult à répandre de sang. Et quand sa gent virent ce si se commencèrent fort à esmayer (effrayer) et à déconfire et mauvaisement maintenir. Et cil (ceux) qui furent entour le marquis le soutinrent. Et il perdit moult de sang. Si commença à pâmer. Et quand ses gens virent qu'ils n'avaient nulle aide de lui si se commencèrent à déconfire (débander) et à lui laisser. Ainsi furent déconfits par cette mésaventure et cils qui restèrent avec lui furent morts. Et le marquis eut la tête coupée; et la gent du pays envoyèrent à Johannis (roi des Bulgares) la tête et ce fut une des plus grandes joies qu'il eut oncques. Hélas! quel dommage en eut l'Empereur et tous les latins de la terre de Roumanie, de tel homme perdre par telle mésaventure, un des meilleurs chevaliers et des plus vaillants et des plus larges (généreux) qui fut au remanant (reste) du monde. Et cette mésaventure si advint en l'an de l'Incarnation mil deux cent sept.»

Ce récit termine l'Histoire de la Conquête de Constantinople, par Ville-Hardouin. La première édition imprimée parut à Venise en 1573; la seconde, faite d'après celle-ci sans doute, fut publiée à Paris en 1585.




SAINT VINCENT DE PAUL





I


Cet homme de Dieu qu'on pourrait appeler, si l'expression ne semblait hasardée, un saint surtout moderne, naquit, le 24 avril 1576, à Ranquine, petit hameau du canton de Pouy, près de Dax (Landes). Son père se nommait Guillaume de Paul et sa mère Bertrande de Moras. «Ses premières années, dit Godescard, se passèrent à garder le troupeau de son père qui, apercevant en cet enfant de bénédiction les dispositions les plus rares, se détermina à le faire étudier et le mit en pension chez les cordeliers d'Acqs.» Abelly, le bon évêque, de Rodez, contemporain et ami de Vincent de Paul, et auteur d'une vie du Saint qui passe pour un des chefs-d'œuvre du genre, Abelly dit mieux encore: «Quoique les perles naissent dans une nacre mal polie et souvent toute fangeuse, elles ne laissent pas que de faire éclater leur vive blancheur au milieu de cette bourbe qui ne sert qu'à en relever le lustre et faire mieux connaître leur valeur. La vivacité d'esprit dont Dieu avait doué notre jeune Vincent, commençant à paraître parmi ces bas emplois où il était occupé, elle en fut d'autant plus remarquée; et son père reconnut bien que cet enfant pouvait faire quelque chose de meilleur que de mener paître les bestiaux!»

Ses progrès furent tels qu'au bout de quatre années, il entrait comme précepteur chez M. de Commet, avocat de la ville. Son séjour dans cette maison fut assez court malgré la grande estime qu'on lui témoignait; il en sortit à l'âge de vingt ans pour se rendre à Toulouse où il fit son cours de théologie. Sous-diacre et diacre en 1598, il fut ordonné prêtre deux ans après.

En 1605, il dut faire un voyage à Marseille pour y recevoir une somme de 1500 livres qu'un ami lui avait léguée. Or, voici ce qui au retour lui arriva et ce qu'il nous a raconté lui-même avec une singulière vivacité de style et un rare bonheur d'expressions:

«Je m'embarquai, dit-il, pour Narbonne, pour y être plutôt et pour épargner, ou pour mieux dire, pour n'y jamais être et pour tout perdre. Le vent nous fut autant favorable qu'il fallait pour nous rendre ce jour-là à Narbonne, qui était faire cinquante lieues, si Dieu n'eût permis que trois brigantins turcs, qui côtoyaient le golfe de Lyon pour attraper les barques qui venaient de Beaucaire, ne nous eussent donné la chasse et attaqués si vivement que, deux ou trois des nôtres étant tués et le reste blessé, et même moi qui eus un coup de flèche qui me servira d'horloge tout le reste de ma vie, n'eussions été contraints de nous rendre à ces félons. Les premiers éclats de leur rage furent de hacher notre pilote en mille pièces, pour avoir perdu un des principaux des leurs, outre quatre ou cinq forçats que les nôtres tuèrent; cela fait, ils nous enchaînèrent, et après nous avoir grossièrement pansés, ils poursuivirent leur pointe faisant mille voleries, donnant néanmoins liberté à ceux qui se rendaient sans combattre, après les avoir volés; et enfin chargés de marchandises, au bout de sept ou huit jours, ils prirent la route de Barbarie, tanière et spélonque de voleurs sans aveu du Grand-Turc, où étant arrivés il nous exposèrent en vente avec un procès-verbal de notre capture, qu'ils disaient avoir été faite dans un navire espagnol, parce que sans ce mensonge nous aurions été délivrés par le consul que le roi tient dans ce lieu là, pour rendre libre le commerce aux Français… Les marchands nous vinrent, sur la place, visiter tout de même qu'on fait à l'achat d'un cheval ou d'un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche pour voir nos dents, palpant nos côtes, sondant nos plaies, et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis lever des fardeaux, et puis lutter pour voir la force d'un chacun et mille autres sortes de brutalités.

«Je fus vendu à un pêcheur qui fut contraint de se défaire bientôt de moi, pour n'avoir rien de si contraire que la mer; et depuis, par le pêcheur à un vieillard, médecin spagirique, souverain tireur de quintessences, homme fort humain et traitable lequel, à ce qu'il me disait, avait travaillé l'espace de cinquante ans à la pierre philosophale. Il m'aimait fort et se plaisait à me discourir de l'alchimie, et puis de sa loi, à laquelle il faisait tous ses efforts pour m'attirer, me promettant force richesses et tout son savoir. Dieu opéra toujours en moi une croyance de délivrance par les assidues prières que je lui faisais, et à la Vierge-Marie, par la seule intercession de laquelle je crois fermement avoir été délivré. L'espérance donc et la ferme croyance que j'avais de vous revoir, Monsieur, me fit être plus attentif à m'instruire du moyen de guérir la gravelle, en quoi je lui voyais journellement faire des merveilles; ce qu'il m'enseigna et même me fit préparer et administrer les ingrédiens.

«Je fus donc avec ce vieillard depuis le mois de septembre 1605 jusqu'au mois d'août 1606, qu'il fut pris et mené au Grand-Sultan, pour travailler pour lui, mais en vain; car il mourut de regret par les chemins. Il me laissa à un sien neveu, vrai anthropomorphite, qui me revendit bientôt après la mort de son oncle… Un renégat de Nice, en Savoie, ennemi de nature, m'acheta et m'emmena en son temar (lisez timar), ainsi s'appelle le bien que l'on tient comme métayer du Grand-Seigneur, car là le peuple n'a rien, tout est au Sultan: le temar de celui-ci était dans la montagne, où le pays est extrêmement chaud et désert. L'une des trois femmes qu'il avait était Grecque chrétienne, mais schismatique; une autre était Turque, qui servit d'instrument à l'immense miséricorde de Dieu pour retirer son mari de l'apostasie, et le remettre au giron de l'Église, et me délivrer de mon esclavage. Curieuse qu'elle était de savoir notre façon de vivre, elle me venait voir tous les jours aux champs, où je fossoyais; et un jour elle me commanda de chanter les louanges de mon Dieu. Le ressouvenir du Quomodò cantabimus in terrâ alienâ des enfants d'Israël, captifs en Babylone, me fit commencer, la larme à l'œil, le psaume Super flumina Babylonis, et puis, le Salve Regina et plusieurs autres choses, en quoi elle prenait tant de plaisir que c'était merveille. Elle ne manqua pas de dire à son mari, le soir, qu'il avait eu tort de quitter sa religion, qu'elle estimait extrêmement bonne, pour un récit que je lui avais fait de notre Dieu, et quelques louanges que j'avais chantées en sa présence: en quoi elle disait avoir ressenti un tel plaisir qu'elle ne croyait point que le paradis de ses pères et celui qu'elle espérait fût si glorieux, ni accompagné de tant de joie, que le contentement qu'elle avait ressenti pendant que je louais mon Dieu; concluant qu'il y avait en cela quelque merveille. Cette femme, comme un autre Caïphe, ou comme l'ânesse de Balaam, fit tant par ses discours que son mari me dit dès le lendemain qu'il ne tenait qu'à une commodité que nous nous sauvassions en France; mais qu'il y donnerait tel remède que dans peu de jours Dieu en serait loué. Ce peu de jours dura dix mois qu'il m'entretint en cette espérance, au bout desquels nous nous sauvâmes avec un petit esquif, et nous rendîmes, le 28 juin 1607, à Aigues-Mortes, et tôt après en Avignon, où M. le vice-légat reçut publiquement le renégat, avec la larme à l'œil et le sanglot au cœur, dans l'église de St-Pierre, à l'honneur de Dieu et édification des assistants[23 - Lettre écrite à M. de Commet (24 juillet 1607).]





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notes



1


Notice sur Lesueur, lue à l'Académie, le 5 avril 1690, l'année de la mort de Lebrun.




2


Archives de l'Art français, t. III.




3


Études sur l'Art, t. III.




4


Miel. Encyclopédie des gens du monde.




5


Galerie française, 1821.




6


Erreur, comme on l'a vu.




7


Mélanges de littérature et d'histoire, publiés sous le pseudonyme de Vigneul de Marville, t. 1er, p. 184.




8


Galerie des artistes célèbres, in-4, 1807-1809.




9


A. Jal, Notice sur Lesueur. —Archives de l'Art français.




10


Jean Racine. —Discours prononcé à l'Académie française pour la réception de MM. Thomas Corneille et Bergeret.




11


Taillasson, Observations sur quelques grands peintres, 1807.




12


Vita de Michel-Angelo Buonarroti.




13


Ch. Clément: Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël.




14


Ch. Clément, d'après Condivi.




15


Vies des Peintres Italiens.




16


Retrouvé par le comte Razynski dans la bibliothèque du Jésus à Lisbonne, il a été publié par ce savant amateur dans son livre: Les arts en Portugal. 1846.




17


Le marquis de Pescara, qui commandait l'armée espagnole à Pavie, et mourut par suite des blessures qu'il avait reçues dans la bataille.




18


1 Traduction de M. Lanneau-Rolland.




19


Vie de la Trémouille.




20


Acta Sanctorum.




21


En tête de son édition de la Chronique de Ville-Hardouin.




22


Espèce d'épieu à bout ferré.




23


Lettre écrite à M. de Commet (24 juillet 1607).



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  • константин александрович обрезанов:
    3★
    21.08.2023
  • константин александрович обрезанов:
    3.1★
    11.08.2023
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