Книга - Le feu

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Le feu
Henri Barbusse






Le feu





I

LA VISION


La Dent du Midi, l’Aiguille Verte et le Mont Blanc font face aux figures exsangues émergeant des couvertures alignées sur la galerie du sanatorium.

Au premier étage de l’hôpital-palais, cette terrasse à balcon de bois découpé, que garantit une vérandah, est isolée dans l’espace, et surplombe le monde.

Les couvertures de laine fine – rouges, vertes, havane ou blanches – d’où sortent des visages affinés aux yeux rayonnants, sont tranquilles. Le silence règne sur les chaises longues. Quelqu’un a toussé. Puis, on n’entend plus que de loin en loin le bruit des pages d’un livre, tournées à intervalles réguliers, ou le murmure d’une demande et d’une réponse discrète, de voisin à voisin, ou parfois sur la balustrade, le tumulte d’éventail d’une corneille hardie échappée aux bandes qui font, dans l’immensité transparente, des chapelets de perles noires.

Le silence est la loi. Au reste, ceux qui, riches, indépendants, sont venus ici de tous les points de la terre, frappés du même malheur, ont perdu l’habitude de parler. Ils sont repliés sur eux-mêmes, et pensent à leur vie et à leur mort.

Une servante paraît sur la galerie; elle marche doucement et est habillée de blanc. Elle apporte des journaux, les distribue.

– C’est chose faite, dit celui qui a déployé le premier son journal, la guerre est déclarée.

Si attendue qu’elle soit, la nouvelle cause une sorte d’éblouissement, car les assistants en sentent les proportions démesurées.

Ces hommes intelligents et instruits, approfondis par la souffrance et la réflexion, détachés des choses et presque de la vie, aussi éloignés du reste du genre humain, que s’ils étaient déjà la postérité, regardent au loin, devant eux, vers le pays incompréhensible des vivants et des fous.

– C’est un crime que commet l’Autriche, dit l’Autrichien.

– Il faut que la France soit victorieuse, dit l’Anglais.

– J’espère que l’Allemagne sera vaincue, dit l’Allemand.


*


* *

Ils se réinstallent sous les couvertures, sur l’oreiller, en face des sommets et du ciel. Mais, malgré la pureté de l’espace, le silence est plein de la révélation qui vient d’être apportée.

– La guerre!

Quelques-uns de ceux qui sont couchés là rompent le silence, et répètent a mi-voix ces mots, et réfléchissent que c’est le plus grand événement des temps modernes et peut-être de tous les temps.

Et même, cette annonciation crée sur le paysage limpide qu’ils fixent comme un confus et ténébreux mirage.

Les étendues calmes du vallon orné de villages roses comme des roses et de pâturages veloutés, les taches magnifiques des montagnes, la dentelle noire des sapins et la dentelle blanche des neiges éternelles, se peuplent d’un remuement humain.

Des multitudes fourmillent par masses distinctes. Sur des champs, des assauts, vague par vague, se propagent, puis s’immobilisent; des maisons sont éventrées comme des hommes, et des villes comme des maisons, des villages apparaissent en blancheurs émiettées comme s’ils étaient tombés du ciel sur la terre, des chargements de morts et de blessés épouvantables changent la forme des plaines.

On voit chaque nation, rongée de massacres sur les bords, qui s’arrache sans cesse du cœur de nouveaux soldats pleins de force et pleins de sang, on suit des yeux ces affluents vivants d’un fleuve de mort.

Au Nord, au Sud, à l’Ouest, ce sont des batailles, de tous côtés, dans la distance. On peut se tourner dans un sens ou l’autre de l’étendue: il n’y en a pas un seul au bout duquel la guerre ne soit pas.

Un des voyants pâles, se soulevant sur son coude, énumère et dénombre les belligérants actuels et futurs: trente millions de soldats. Un autre balbutie, les yeux pleins de tueries:

– Deux armées aux prises, c’est une grande armée qui se suicide.

– On n’aurait pas dû, dit la voix profonde et caverneuse du premier de la rangée.

Mais un autre dit:

– C’est la Révolution Française qui recommence.

– Gare aux trônes! annonce le murmure d’un autre. Le troisième ajoute:

– C’est peut-être la guerre suprême.

Il y a un silence, puis quelques fronts encore blanchis par la fade tragédie de la nuit où transpire l’insomnie, se secouent.

– Arrêter les guerres! Est-ce possible! Arrêter les guerres! La plaie du monde est inguérissable.

Quelqu’un tousse. Ensuite, le calme immense au soleil des somptueuses prairies où luisent doucement les vaches vernissées, et les bois noirs, et les champs verts et les distances bleues, submergent cette vision, éteignent le reflet du feu dont s’embrase et se fracasse le vieux monde. Le silence infini efface la rumeur de haine et de souffrance du noir grouillement universel. Les parleurs rentrent, un à un, en eux-mêmes, préoccupés du mystère de leurs poumons.

Mais quand le soir se prépare à venir dans la vallée, un orage éclate sur le massif du Mont-Blanc.

Il est défendu de sortir, par ce soir dangereux où l’on sent parvenir jusque sous la vaste vérandah – jusqu’au port où ils sont réfugiés – les dernières ondes du vent.

Ces grands blessés à la plaie intérieure embrassent des yeux ce bouleversement des éléments: Ils regardent sur la montagne éclater les coups de tonnerre qui soulèvent les nuages horizontaux comme une mer, et dont chacun jette à la fois dans le crépuscule une colonne de feu et une colonne de nuée, et bougent leurs faces blêmes et creusées pour suivre les aigles qui font des cercles dans le ciel et qui regardent la terre d’en haut, à travers les cirques de brume.

– Arrêter la guerre! disent-ils. Arrêter les orages!

Mais les contemplateurs placés au seuil du monde, lavés des passions des partis, délivrés des notions acquises, des aveuglements, de l’emprise des traditions, éprouvent vaguement la simplicité des choses et les possibilités béantes…

Celui qui est au bout de la rangée s’écrie:

– On voit, en bas, des choses qui rampent.

– Oui… c’est comme des choses vivantes.

– Des espèces de plantes…

– Des espèces d’hommes.

Voilá que dans les lueurs sinistres de l’orage, au-dessous des nuages noirs échevelés, étirés et déployés sur la terre comme de mauvais anges, il leur semble voir s’étendre une grande plaine livide. Dans leur vision, des formes sortent de la plaine, qui est faite de boue et d’eau, et se cramponnent à la surface du sol, aveuglées et écrasées de fange, comme des naufragés monstrueux. Et il leur semble que ce sont des soldats. La plaine, qui ruisselle, striée de longs canaux parallèles, creusée de trous d’eau, est immense, et ces naufragés qui cherchent à se déterrer d’elle sont une multitude… Mais les trente millions d’esclaves jetés les uns sur les autres par le crime et l’erreur, dans la guerre de la boue, lèvent leurs faces humaines où germe enfin une volonté. L’avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieux monde sera changé par l’alliance que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis.




II

DANS LA TERRE


Le grand ciel pâle se peuple de coups de tonnerre: chaque explosion montre à la fois, tombant d’un éclair roux, une colonne de feu dans le reste de nuit et une colonne de nuée dans ce qu’il y a déjà de jour.

Là-haut, très haut, très loin, un vol d’oiseaux terribles, à l’haleine puissante et saccadée, qu’on entend sans les voir, monte en cercle pour regarder la terre.

La terre! Le désert commence à apparaître, immense et plein d’eau, sous la longue désolation de l’aube. Des mares, des entonnoirs, dont la bise aiguë de l’extrême matin pince et fait frissonner l’eau; des pistes tracées par les troupes et les convois nocturnes dans ces champs de stérilité et qui sont striées d’ornières luisant comme des rails d’acier dans la clarté pauvre; des amas de boue où se dressent ça et là quelques piquets cassés, des chevalets en x, disloqués, des paquets de fil de fer roulés, tortillés, en buissons. Avec ses bancs de vase et ses flaques, on dirait une toile grise démesurée qui flotte sur la mer, immergée par endroits. Il ne pleut pas, mais tout est mouillé, suintant, lavé, naufragé, et la lumière blafarde a l’air de couler.

On distingue de longs fossés en lacis où le résidu de nuit s’accumule. C’est la tranchée. Le fond en est tapissé d’une couche visqueuse d’où le pied se décolle à chaque pas avec bruit, et qui sent mauvais autour de chaque abri, à cause de l’urine de la nuit. Les trous eux-mêmes, si on s’y penche en passant, puent aussi, comme des bouches.

Je vois des ombres émerger de ces puits latéraux, et se mouvoir, masses énormes et difformes: des espèces d’ours qui pataugent et grognent. C’est nous.

Nous sommes emmitouflés à la manière des populations arctiques. Lainages, couvertures, toiles à sac, nous empaquettent, nous surmontent, nous arrondissent étrangement. Quelques-uns s’étirent, vomissent des bâillements. On perçoit des figures, rougeoyantes ou livides, avec des salissures qui les balafrent, trouées par les veilleuses d’yeux brouillés et collés au bord, embroussaillées de barbes non taillées ou encrassées de poils non rasés.

Tac! Tac! Pan! Les coups de fusil, la canonnade. Au-dessus de nous, partout, ça crépite ou ça roule, par longues rafales ou par coups séparés. Le sombre et flamboyant orage ne cesse jamais, jamais. Depuis plus de quinze mois, depuis cinq cents jours, en ce lieu du monde où nous sommes, la fusillade et le bombardement ne se sont pas arrêtés du matin au soir et du soir au matin. On est enterré au fond d’un éternel champ de bataille; mais comme le tic-tac des horloges de nos maisons, aux temps d’autrefois, dans le passé quasi légendaire, on n’entend cela que lorsqu’on écoute.

Une face de poupard, aux paupières bouffies, aux pommettes si carminées qu’on dirait qu’on y a collé de petits losanges de papier rouge, sort de terre, ouvre un œil, les deux; c’est Paradis. La peau de ses grosses joues est striée par la trace des plis de la toile de tente dans laquelle il a dormi la tête enveloppée.

Il promène les regards de ses petits yeux autour de lui, me voit, me fait signe et me dit:

– Encore une nuit de passée, mon pauv’ vieux.

– Oui, fils, combien de pareilles en passerons-nous encore?

Il lève au ciel ses deux bras boulus. Il s’est extrait, à grand frottement, de l’escalier de la guitoune, et le voilà à côté de moi. Après avoir trébuché sur le tas obscur d’un bonhomme assis par terre, dans la pénombre, et qui se gratte énergiquement avec des soupirs rauques, Paradis s’éloigne, clapotant, cahin-caha, comme un pingouin, dans le décor diluvien.


*


* *

Peu à peu, les hommes se détachent des profondeurs. Dans les coins, on voit de l’ombre dense se former, puis ces nuages humains se remuent, se fragmentent… On les reconnaît un à un.

En voilà un qui se montre, avec sa couverture formant capuchon. On dirait un sauvage ou plutôt la tente d’un sauvage, qui se balance de droite à gauche et se promène. De près, on découvre, au milieu d’une épaisse bordure de laine tricotée, un carré de figure jaune, iodée, peinte de plaques noirâtres, le nez cassé, les yeux bridés, chinois, et encadrés de rose, une petite moustache rêche et humide comme une brosse à graisse.

– V’là Volpatte. Ça ira-t-il, Firmin?

– Ça va, ça va t’et ça vient, dit Volpatte.

Il a un accent lourd et traînant qu’un enrouement aggrave. Il tousse.

– J’ai attrapé la crève, c’coup-ci. Dis donc, t’as entendu, c’te nuit, l’attaque? Mon vieux, tu parles d’un bombardement qu’ils ont balancé. Quelque chose de soigné comme décoction!

Il renifle, passe sa manche sous son nez concave, il fourre sa main dans sa capote et sa veste, cherchant sa peau, et se gratte.

– A la chandelle j’en ai tué trente, grommelle-t-il. Dans la grande guitoune, à côté du passage souterrain, mon vieux, tu parles s’il y a quelque chose comme mie de pain mécanique! On les voit courir dans la paille comme je te vois.

– Qui ça a attaqué, les Boches?

– Les Boches et nous aussi. C’était du côté de Vimy. Une contre-attaque. T’as pas entendu?

– Non, répond pour moi le gros Lamuse, l’homme-bœuf. J’ronflais. Faut dire que j’ai été de travaux de nuit, l’autre nuit.

– Moi, j’ai entendu, déclare le petit Breton Biquet. J’ai mal dormi, pas dormi pour mieux dire. J’ai une guitoune individuelle. Ben, tenez, la v’là, c’te putain-là.

Il désigne une fosse qui s’allonge à fleur du sol, et où, sur une mince couche de fumier, il y a juste la place d’un corps.

– Tu parles d’une installation à la noix, constate-t-il en hochant sa rude petite tête pierreuse qui a l’air pas finie, j’ai presque point roupillé: j’étais parti pour, mais j’ai été réveillé par la relève du 129


qui a passé par là. Pas par le bruit, par l’odeur. Ah! tous ces gars avec leurs pieds à hauteur de ma gueule! Ça m’a réveillé, tellement ça me faisait mal au nez.

Je connais cela. J’ai souvent été réveillé, moi, dans la tranchée, par le sillage de senteur épaisse qu’une troupe en marche traîne avec elle.

– Si ça tuait les gos, seulement, dit Tirette.

– Au contraire, ça les excite, observe Lamuse. Plus t’es dégueulasse, plus tu cocotes, plus t’en as.

– Et c’est heureux, poursuit Biquet, qu’ils m’ont réveillé en m’emboucanant. Comme je l’racontais tout à l’heure à c’ gros presse-papier, j’ai ouvert les carreaux juste à temps pour me cramponner à ma toile de tente qui fermait mon trou et qu’un de ces fumiers-là parlait de m’grouper.

– C’est des crapules dans c’129-là.

On distinguait, au fond, à nos pieds, une forme humaine que le matin n’éclaircissait pas et qui, accroupie, empoignant à pleines mains la carapace de ses vêtements, se trémoussait; c’était le père Blaire.

Ses petits yeux clignotaient dans une face où végétait largement la poussière. Au-dessus du trou de sa bouche édentée, sa moustache formait un gros paquet jaunâtre. Ses mains étaient sombres, terriblement: le dessus si encrassé qu’il paraissait velu, la paume plaquée d’une dure grisaille. Son individu, recroquevillé et velouté de terre, exhalait un relent de vieille casserole.

Affairé à se gratter, il causait néanmoins avec le grand Barque qui, un peu écarté, se penchait vers lui.

– J’suis pas sale comme ça dans l’civil, disait-il.

– Ben, mon pauv’ vieux, ça doit salement t’changer! dit Barque.

– Heureusement, renchérit Tirette, parce qu’alors, en fait de gosses, tu f’rais des petits nègres à ta femme!

Blaire se fâcha. Ses sourcils se froncèrent sous son front où s’accumulait la noirceur.

– Qu’est-c’que tu m’embêtes, toi? Et pis après? C’est la guerre. Et toi, face d’haricot, tu crois p’t’être que ça n’te change pas la trompette et les manières, la guerre? Ben, r’garde toi, bec de singe, peau d’fesse! Faut-il qu’un homme soye bête pour sortir des choses comme v’là toi!

Il passa la main sur la couche ténébreuse qui garnissait sa figure et qui, après les pluies de ces jours-ci, se révélait réellement indélébile, et il ajouta:

– Et pis, si j’suis comme je suis, c’est que j’le veux bien. D’abord, j’ai pas d’dents. Le major m’a dit d’puis longtemps: «T’as pus une seule piloche. C’est pas assez. Au prochain repos, qu’i’ m’a dit, va donc faire un tour à la voiture estomalogique.»

– La voiture tomatologique, corrigea Barque.

– Stomatologique, rectifia Bertrand.

– C’est parce que je l’veux bien que j’y suis pas t’été, continua Blaire, pisque c’est à l’œil.

– Alors pourquoi?

– Pour rien, à cause du changement, répondit-il.

– T’as tout du cuistancier, dit Barque. Tu devrais l’être.

– C’est mon idée aussi, repartit Blaire, naïvement.

On rit. L’homme noir s’en offusqua. Il se leva.

– Vous m’faites mal au ventre, articula-t-il avec mépris. J’vas aux feuillées.

Quand sa silhouette trop obscurcie eut disparu, les autres ressassèrent une fois de plus cette vérité qu’ici-bas les cuisiniers sont les plus sales des hommes.

– Si tu vois un bonhomme barbouillé et taché de la peau et des frusques, à ne le toucher qu’avec des outils, tu peux t’dire: c’est un cuistot, probab’. Et tant plus il est sale, tant plus il est cuistot.

– C’est vrai et véritable, tout de même, dit Marthereau.

– Tiens, v’la Tirloir. Eh! Tirloir!

Il approche affairé, flairant de-ci, de-là; sa mince tête, pâle comme le chlore, danse au milieu du bourrelet de son col de capote beaucoup trop épais et large. Il a le menton taillé en pointe, les dents de dessus proéminentes; une ride, autour de la bouche, profondément encrassée, a l’air d’une muselière. Il est, selon son ordinaire, furieux, et, comme toujours, il rousse:

– On m’a fauché ma musette, c’te nuit!

– C’est la relève du 129. Où c’que tu l’avais mise?

Il désigne une baïonnette fichée dans la paroi, près d’une entrée de cagna:

– Là, pendue à c’cure-dents qu’est planté ici là.

– Ballot! s’écrie le chœur. A la portée de la main des soldats qui passent! T’es pas dingue, non?

– C’est malheureux, tout de même, gémit Tirloir.

Puis, tout d’un coup, il est pris d’une crise de rage; sa face se chiffonne, furibonde, ses petits poings se serrent, se serrent, comme des nœuds de ficelle. Il les brandit.

– Alors quoi? Ah! si je tenais la carne qui me l’a faite! Tu parles que j’y casserais la gueule, que j’y défoncerais le bide, que j’y… Y avait dedans un camembert pas entamé. J’vas encore chercher.

Il se frictionne le ventre du poing, à petits coups secs, comme un guitariste, et il s’enfonce dans le gris du matin, à la fois digne et grimaçant, avec sa silhouette engoncée de malade en robe de chambre. On l’entend roussoter jusqu’à disparition.

– C’con-là, dit Pépin.

Les autres ricanent.

– Il est fou et loufoque, déclare Marthereau, qui a coutume de renforcer l’expression de sa pensée par l’emploi simultané de deux synonymes.


*


* *

– Tiens, p’tit père, dit Tulacque, qui arrive, vise-moi ça.

Tulacque est magnifique. Il porte une casaque jaune citron, faite au moyen d’un sac de couchage en toile huilée. Il a pratiqué un trou au milieu pour passer la tête et a assujetti, par-dessus cette carapace, ses bretelles de suspension et son ceinturon. Il est grand, osseux. Il tend en avant, lorsqu’il marche, une énergique figure aux yeux louches. Il tient quelque chose à la main.

– J’ai trouvé ça en creusant la terre, cette nuit, au bout du Boyau Neuf, quand on a changé les caillebottis pourris. Ça m’a plu tout de suite, c’t’affutiau. C’est une hache ancien modèle.

Pour un ancien modèle, c’en est un: une pierre pointue emmanchée dans un os bruni. Ça m’a tout l’air d’un outil préhistorique.

– C’est bien en mains, dit Tulacque, en maniant l’objet. Mais oui. C’est pas si mal compris que ça. Plus équilibré que la hachette réglementaire. C’est épatant pour tout dire. Tiens, essaye voir… Hein? Rends-la-moi. J’la garde. Ça m’servira bien, tu voiras…

Il brandit sa hache d’homme quaternaire et semble lui-même un pithécanthrope affublé d’oripeaux, embusqué dans les entrailles de la terre.


*


* *

On s’est, un à un, groupés, ceux de l’escouade de Bertrand et de la demi-section, à un coude de la tranchée. En ce point, elle est un peu plus large que dans sa partie droite où, lorsqu’on se croise, il faut, pour passer, se jeter contre la paroi et frotter son dos à la terre et son ventre au ventre du camarade.

Notre compagnie occupe, en réserve, une parallèle de deuxième ligne. Ici, pas de service de veilleurs. La nuit, nous sommes bons pour les travaux de terrassement à l’avant, mais tant que le jour durera, nous n’aurons rien à faire. Entassés les uns contre les autres et enchaînés coude à coude, il ne nous reste plus qu’à atteindre le soir comme nous pourrons.

La lumière du jour a fini par s’infiltrer dans les crevasses sans fin qui sillonnent cette région de la terre; elle affleure aux seuils de nos trous. Lumière triste du Nord, ciel étroit et vaseux, lui aussi, chargé, dirait-on, d’une fumée et d’une odeur d’usine. Dans cet éclairement blême, les mises hétéroclites des habitants des bas-fonds apparaissent à cru, dans la pauvreté immense et désespérée qui les créa. Mais c’est comme le tic-tac monotone des coups de fusil et le ronron des coups de canon: il y a trop longtemps que dure le grand drame que nous jouons, et on ne s’étonne plus de la tête qu’on y a prise et de l’accoutrement qu’on s’y est inventé, pour se défendre contre la pluie qui vient d’en haut, contre la boue qui vient d’en bas, contre le froid, cette espèce d’infini qui est partout.

Peaux de bêtes, paquets de couvertures, toiles, passe-montagnes, bonnets de laine, de fourrure, cache-nez enflés, ou remontés en turbans, capitonnages de tricots et surtricots, revêtements et toitures de capuchons goudronnés, gommés, caoutchoutés, noirs, ou de toutes les couleurs – passées – de l’arc-en-ciel, recouvrent les hommes, effacent leurs uniformes presque autant que leur peau, et les immensifient. L’un s’est accroché dans le dos un carré de toile cirée à gros damiers blancs et rouges, trouvé au milieu de la salle à manger de quelque asile de passage: c’est Pépin, et on le reconnaît de loin à cette pancarte d’arlequin plus qu’à sa blême figure d’apache. Ici se bombe le plastron de Barque, taillé dans un édredon piqué, qui fut rose, mais que la poussière et la pluie ont irrégulièrement décoloré et moiré. Là, l’énorme Lamuse semble une tour en ruines avec des restants d’affiches. De la moleskine, appliquée en cuirasse, fait au petit Eudore un dos ciré de coléoptère; et, parmi tous, Tulacque brille, avec son thorax orange de Grand Chef.

Le casque donne une certaine uniformité aux sommets des êtres qui sont là, et encore! L’habitude prise par quelques-uns de le mettre soit sur le képi, comme Biquet, soit sur le passe-montagne comme Cadilhac, soit sur le bonnet de coton, comme Barque, produit des complications et des variétés d’aspect.

Et nos jambes!.. Tout à l’heure, je suis descendu, plié en deux, dans notre guitoune, petite cave basse, sentant le moisi et l’humidité, où l’on trébuche sur des boîtes de conserves vides et des chiffons sales et où deux longs paquets gisaient endormis, tandis que dans le coin, à la lueur d’une chandelle, une forme agenouillée fouillait dans une musette… En remontant, j’ai, par le rectangle de l’ouverture, aperçu les jambes. Horizontales, verticales ou obliques, étalées, repliées, mêlées, – obstruant le passage et maudites par les passants. – elles offrent une collection multicolore et multiforme: guêtres, jambières noires et jaunes, hautes et basses, en cuir, en toile tannée, en un quelconque tissu imperméable: bandes molletières bleu foncé, bleu clair, noir, réséda, kaki, beige… Seul de son espèce, Volpatte a gardé ses petites jambières de la mobilisation. Mesnil André exhibe depuis quinze jours une paire de bas de grosse laine verte à côtes, et on a toujours connu Tirette avec des bandes de drap gris à rayures blanches, prélevées sur un pantalon civil qui pendait on ne sait où, au commencement de la guerre… Marthereau, lui, en a qui ne sont pas du même ton toutes deux, car il n’a pu trouver pour les débiter en lanières deux bouts de capote aussi usés et aussi sales l’un que l’autre. Et il est des jambes emballées dans des chiffons, voire des journaux, maintenues par des spirales de ficelles ou, ce qui est plus pratique, de fils téléphoniques. Pépin éblouit les copains et les passants avec une paire de guêtres fauves, empruntées à un mort… Barque qui a la prétention (et Dieu sait s’il en devient parfois embêtant, le frère!) d’être un gars débrouillard, riche en idées, a les mollets blancs: il a disposé des bandes de pansement autour de ses houseaux, pour les préserver; ce blanc forme, au bas de sa personne, un rappel de son bonnet de coton, qui dépasse de son casque et d’où dépasse sa mèche rousse de clown. Poterloo marche depuis un mois dans des bottes de fantassin allemand quasi neuves avec leurs fers à cheval aux talons. Caron les lui a confiées lorsqu’il a été évacué pour son bras. Caron les avait prises lui-même à un mitrailleur bavarois abattu près de la route des Pylônes. J’entends encore Caron raconter l’affaire:

– Mon vieux, le frère Miroton, il était là, le derrière dans un trou, plié; i’zyeutait l’ciel, les jambes en l’air. I’ m’présentait ses pompes d’un air de dire qu’elles valaient l’ coup. «Ça colloche», que j’ m’ai dit. Mais tu parles d’un business pour lui reprendre ses ribouis: j’ai travaillé dessus, à tirer, à tourner, à secouer, pendant une demi-heure, j’attige pas: avec ses pattes toutes raides, il ne m’aidait pas, le client. Puis, finalement, à force d’être tirées, les jambes du macchab se sont décollées aux genoux, son froc s’est déchiré, et le tout est venu, v’lan! J’m’ai vu, tout d’un coup, avec une botte pleine dans chaque grapin. Il a fallu vider les jambes et les pieds de d’dans.

– Tu vas fort!..

– Demande au cycliste Euterpe si c’est pas vrai. J’te dis qu’il l’a fait avec moi, lui: on enfonçait notre abatis dans la botte et on en retirait de l’os, des bouts de chaussettes et des morceaux de pied. Mais regarde si elles en valaient le coup!

…Et en attendant que Caron revienne, Poterloo use à sa place les bottes que n’a pas usées le mitrailleur bavarois.

C’est ainsi que l’on s’ingénie, selon son intelligence, son activité, ses ressources et son audace, à se débattre contre l’inconfort effrayant. Chacun semble, en se montrant, avouer: «Voilà tout ce que j’ai su, j’ai pu, j’ai osé faire, dans la grande misère où je suis tombé.»


*


* *

Mesnil Joseph somnole, Blaire bâille, Marthereau fume, l’œil fixe. Lamuse se gratte comme un gorille et Eudore comme un ouistiti. Volpatte tousse et dit: «J’vas crever». Mesnil André a sorti sa glace et son peigne, et cultive comme une plante rare sa belle barbe châtain. Le calme monotone est interrompu, de-ci, de-là, par les accès d’agitation acharnée que provoque la présence endémique, chronique et contagieuse, des parasites.

Barque, qui est observateur, promène un regard circulaire, retire sa pipe de sa bouche, crache, cligne de l’œil et dit:

– Tout de même, c’ qu’on ne se ressemble pas!

– Pourquoi se ressemblerait-on? dit Lamuse. Ça serait un miracle.


*


* *

Nos âges? Nous avons tous les âges. Notre régiment est un régiment de réserve que des renforts successifs ont renouvelé en partie avec de l’active, en partie avec de la territoriale. Dans la demi-section, il y a des R. A. T., des bleus et des demi-poils. Fouillade a quarante ans, Blaire pourrait être le père de Biquet, qui est un duvetier de la classe 13. Le caporal appelle Marthereau «grand-père» ou «vieux détritus» selon qu’il plaisante ou qu’il parle sérieusement. Mesnil Joseph serait à la caserne s’il n’y avait pas eu la guerre. Cela fait un drôle d’effet quand nous sommes conduits par notre sergent Vigile, un gentil petit garçon qui a un peu de moustache peinte sur la lèvre, et qui, l’autre jour, au cantonnement, sautait à la corde, avec des gosses. Dans notre groupe disparate, dans cette famille sans famille, dans ce foyer sans foyer qui nous groupe, il y a, côte à côte, trois générations qui sont là, à vivre, à attendre, à s’immobiliser, comme des statues informes, comme des bornes.

Nos races? Nous sommes toutes les races. Nous sommes venus de partout. Je considère les deux hommes qui me touchent: Poterloo, le mineur de la fosse Calonne, est rose; ses sourcils sont jaune paille, ses yeux bleu de lin; pour sa grosse tête dorée, il a fallu chercher longtemps dans les magasins la vaste soupière bleue qui le casque; Fouillade, le batelier de Cette, roule des yeux de diable dans une longue maigre face de mousquetaire creusée aux joues et couleur de violon. Mes deux voisins diffèrent, en vérité, comme le jour et la nuit.

Et non moins, Cocon, le mince personnage sec, à lunettes, au teint chimiquement corrodé par les miasmes des grandes villes, fait contraste avec Biquet, le Breton pas équarri, à peau grise, à mâchoire de pavé; et André Mesnil, le confortable pharmacien de sous-préfecture normande, à la jolie barbe fine, qui parle tant et si bien, n’a pas grand rapport avec Lamuse, le gras paysan du Poitou, aux joues et à la nuque de rosbif. L’accent faubourien de Barque, dont les grandes jambes ont battu dans tous les sens les rues de Paris, se croise avec l’accent quasi belge et chantant de ceux de «ch’Nord» venus du 8


territorial, avec le parler sonore, roulant sur les syllabes comme sur des pavés, que nous versa le 144


, avec le patois s’exhalant des groupes que forment entre eux, obstinément, au milieu des autres, comme des fourmis qui s’attirent, les Auvergnats du 124… Je me rappelle la première phrase de ce loustic de Tirette, quand il se présenta: «Moi, mes enfants, j’suis d’Clichy-la-Garenne! Qui dit mieux?», et la première doléance qui rapprocha Paradis de moi: «I’ s’foutions d’moi parce que j’sommes Morvandiau…»

Nos métiers? Un peu de tout, dans le tas. Aux époques abolies où on avait une condition sociale, avant de venir enfouir sa destinée dans des taupinières qu’écrasent la pluie et la mitraille, et qu’il faut toujours recommencer, qu’étions-nous? Laboureurs et ouvriers pour la plupart. Lamuse fut valet de ferme, Paradis, charretier. Cadilhac, dont le casque d’enfant surmonte en branlant un crâne pointu – effet de dôme sur un clocher, dit Tirette – a des terres à lui. Le père Blaire était métayer dans la Brie. De son tri-porteur, Barque, garçon livreur, faisait des acrobaties entre les tramways et les taxis parisiens, en invectivant magistralement, à ce qu’il dit, dans les avenues et les places, le poulailler effaré des piétons. Le caporal Bertrand, qui se tient toujours un peu à l’écart, taciturne et correct, avec une belle figure mâle, bien droite, le regard horizontal, était contremaître dans une manufacture de gainerie. Tirlor peinturlurait des voitures, sans ronchonner, affirme-t-on. Tulacque était bistro à la barrière du Trône, et Eudore, avec sa figure douce et pâlotte, tenait sur le bord d’une route, pas très loin du front actuel, un estaminet; l’établissement a été malmené par les obus – naturellement, car Eudore n’a pas de chance, c’est connu. Mesnil André, l’homme encore vaguement distingué et peigné, vendait du bicarbonate et des spécialités infaillibles sur une grand’place; son frère Joseph vendait des journaux et des romans illustrés dans une gare du réseau de l’Etat, tandis que, loin de là, à Lyon, Cocon, le binocard, l’homme-chiffre, s’empressait, revêtu d’une blouse noire, les mains plombées et brillantes, derrière les comptoirs d’une quincaillerie, et que Becuwe Adolphe et Poterloo, dès l’aube, traînant la pauvre étoile de leur lampe, hantaient les charbonnages du Nord.

Et il y en a d’autres dont on ne se rappelle jamais le métier et qu’on confond les uns avec les autres, et les bricoleurs de campagne qui colportaient dix métiers à la fois dans leur bissac, sans compter l’équivoque Pépin qui ne devait pas en avoir du tout: (ce qu’on sait, c’est qu’il y a trois mois, au dépôt, après sa convalescence, il s’est marié… pour toucher l’allocation des femmes de mobilisés…).

Pas de profession libérale parmi ceux qui m’entourent. Des instituteurs sont sous-officiers à la compagnie ou infirmiers. Dans le régiment, un frère mariste est sergent au service de santé; un ténor, cycliste du major; un avocat, secrétaire du colonel; un rentier, caporal d’ordinaire à la Compagnie Hors Rang. Ici, rien de tout cela. Nous sommes des soldats combattants, nous autres, et il n’y a presque pas d’intellectuels, d’artistes ou de riches qui, pendant cette guerre, auront risqué leurs figures aux créneaux, sinon en passant, ou sous des képis galonnés.

Oui, c’est vrai, on diffère profondément.

Mais pourtant on se ressemble.

Malgré les diversités d’âge, d’origine, de culture, de situation, et de tout ce qui fut, malgré les abîmes qui nous séparaient jadis, nous sommes en grandes lignes les mêmes. A travers la même silhouette grossière, on cache et on montre les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, le même caractère simplifié d’hommes revenus à l’état primitif.

Le même parler, fait d’un mélange d’argots d’atelier et de caserne, et de patois, assaisonné de quelques néologismes, nous amalgame, comme une sauce, à la multitude compacte d’hommes qui, depuis des saisons, vide la France pour s’accumuler au Nord-Est.

Et puis, ici, attachés ensemble par un destin irrémédiable, emportés malgré nous sur le même rang, par l’immense aventure, on est bien forcé, avec les semaines et les mois, d’aller se ressemblant. L’étroitesse terrible de la vie commune nous serre, nous adapte, nous efface les uns dans les autres. C’est une espèce de contagion fatale. Si bien qu’un soldat apparaît pareil à un autre sans qu’il soit nécessaire, pour voir cette similitude, de les regarder de loin, aux distances où nous ne sommes que des grains de la poussière qui roule dans la plaine.

On attend. On se fatigue d’être assis: on se lève. Les articulations s’étirent avec des crissements de bois qui joue et de vieux gonds: L’humidité rouille les hommes comme les fusils, plus lentement mais plus à fond. Et on recommence, autrement, à attendre.


*


* *

On attend toujours, dans l’état de guerre. On est devenu des machines à attendre.

Pour le moment, c’est la soupe qu’on attend. Après, ce seront les lettres. Mais chaque chose en son temps: lorsqu’on en aura fini avec la soupe, on songera aux lettres. Ensuite, on se mettra à attendre autre chose.

La faim et la soif sont des instincts intenses qui agissent puissamment sur l’esprit de mes compagnons. Comme la soupe tarde, ils commencent à se plaindre et à s’irriter. Le besoin de la nourriture et de boisson leur sort de la bouche en grognements:

– V’là huit plombes. Tout d’même, cette croûte, qu’est-ce qu’elle fout, qu’elle radine pas?

– Justement, moi qui ai la dent depuis hier midi, rechigne Lamuse, dont l’œil est humide de désir et dont les joues présentent de gros coups de badigeon de la couleur du vin.

Le mécontentement s’aigrit de minute en minute:

– Plumet a dû s’envoyer dans l’entonnoir mon bidon d’réglisse qu’i d’vait m’apporter, et d’autres avec, et il est tombé saoul qué’qu’ part par là.

– C’est sûr et certain, appuie Marthereau.

– Ah! les malfaisants, les vermines, que ces hommes de corvée! beugle Tirloir. Quelle race dégoûtante! Tous, becs-salés et cossards! Ils se les roulent toute la journée à l’arrière, et ils ne sont pas fichus de monter à l’heure. Ah! si j’étais le maître, ce que je les ferais venir aux tranchées à la place de nous, et il faudrait qu’ils bossent! D’abord, je dirais: chacun dans la section sera graisseux et soupier à tour de rôle. Ceux qui veulent, bien entendu… et alors…

– Moi, j’suis sûr, crie Cocon, que c’est c’cochon de Pépère qui met les autres en retard. Il le fait exprès, d’abord, et aussi, il ne peut pas s’déplumer, l’matin, l’ pauv’ petit. Il lui faut ses dix heures de pucier, tout comme à un mignard. Sans ça, monsieur a la cosse toute la journée.

– J’t’en foutrai moi! gronde Lamuse. Attends voir comme j’le f’rais décaniller du pajot, si seulement j’étais là. J’te l’réveillerais à coups d’tartine sur la tétère, et j’te l’poisserais par un abatis…

– L’autre jour, poursuit Cocon, j’ai compté: il a mis sept heures quarante-sept minutes pour venir du 31-Abri. Il faut cinq heures bien tassées, mais pas plus.

Cocon est l’homme-chiffre. Il a l’amour, l’avarice de la documentation précise. A propos de tout, il fouine pour trouver des statistiques qu’il amasse avec une patience d’insecte, et sert à qui veut l’entendre. Pour le moment, où il manie ses chiffres comme des armes, sa figure chétive, faites de sèches arêtes, de triangles et d’angles sur lesquels se pose le double rond des lunettes, est crispée de rancune.

Il monte sur la banquette de tir, pratiquée du temps où c’était ici la première ligne, érige la tête, rageusement, par-dessus le parapet. Dans la lumière frisante d’un petit rayon froid qui traîne sur la terre, on voit briller les verres de ses binocles et aussi la goutte qui lui pend au nez, comme un diamant.

– Et puis, c’Pépère, tu parles aussi d’un quart à trous! C’est à ne pa’ y croire c’qi’s’ laisse tomber de kilos dans l’étui, dans l’espace seulement d’une journée.

Le père Blaire «fume» dans son coin. On voit trembler sa grosse moustache, blanchâtre et tombante comme un peigne en os:

– Veux-tu que j’te dise? Les hommes de soupe, c’est le type des sales types. C’est: J’fous rien, J’m’en fous, Jean-Foutre et Compagnie.

– Ils ont tout du fumier, soupire avec conviction Eudore qui, affalé par terre, la bouche entr’ouverte, a l’air d’un martyr et suit d’un œil atone Pépin qui va et vient, tel une hyène.

L’irritation haineuse contre les retardataires monte, monte.

Tirloir le roussoteur s’empresse et se multiplie. Il est à son affaire. Il aiguillonne la colère ambiante avec ses petits gestes pointus:

– Si on disait: «Ça s’ra bon!», mais ça va être encore de la vacherie qu’il va falloir que tu t’enfonces dans la lampe.

– Ah! les potes, hein, la barbaque qu’on nous a balancée hier, tu parles d’une pierre à couteaux! Du bifteck de bœuf, ça? Du bifteck de bicyclette, oui, plutôt. J’ai dit aux gars: «Attention, vous autres! N’mâchez pas trop vite: vous vous casseriez les dominos, des fois que l’bouif aurait oublié de r’tirer tous les clous!»

Le boniment, lancé par Tirette, ex-régisseur, paraît-il, de tournées cinématographiques, aurait, en d’autres moments, fait rire; mais les esprits sont excités et cette déclaration a pour écho un grondement circulaire.

– D’aut’fois, pour que tu t’plaignes pas qu’ c’soit dur, i’t’collent en fait d’bidoche, que’qu’chose de mou: d’l’éponge qui n’a point d’goût, du cataplame. Quand tu croûtes ça, c’est comme si tu boives un quart d’eau, ni plus ni moins.

– Tout ça, dit Lamuse, ça n’a pas d’consistance, ça n’tient pas au bide. Tu crois qu’t’es rempli, mais, au fond d’ta caisse, t’es vide. Aussi, p’tit à p’tit, tu tournes de l’œil, empoisonné par le manque de nourriture.

– La prochaine fois, clame Biquet exaspéré, j’demande à parler au vieux, j’y dirai: «Mon capitaine…»

– Moi, dit Barque, je m’fais porter pâle. J’y dirai: «Monsieur le major…»

– C’que tu y casseras ou rien, c’est du pareil au même. Ils s’entendent tous pour exploiter l’troufion.

– J’te dis, moi, qui veul’tent not’peau!

– C’est comme la gniole. On a droit qu’on nous en distribue aux tranchées – vu qu’ça a été voté qué’q’part, j’sais pas quand, ni où, mais je l’sais – et d’puis trois jours qu’on est ici, v’là trois jours qu’on nous en sert au bout d’une fourche.

– Ah, malheur!


*


* *

– V’là la bectance! annonce un poilu qui guettait au tournant.

– I’n’est qu’temps!

Et l’orage des récriminations violentes tombe net, comme par enchantement. Et on voit leur fureur se changer, subitement, en satisfaction.

Trois hommes de corvée, essoufflés, la face larmoyante de sueur, déposent par terre des bouteillons, un bidon à pétrole, deux seaux de toile et une brochette de boules traversées par un bâton. Adossés au mur de la tranchée, ils s’essuient la figure avec leurs mouchoirs ou leurs manches. Et je vois Cocon s’approcher de Pépère, avec le sourire, et, oublieux des outrages dont il a couvert sa réputation, tendre la main, cordialement, vers un des bidons de la collection qui gonfle circulairement Pépère d’une manière de ceinture de sauvetage.

– Qu’est-ce qu’il y a à becqueter?

– C’est là, répond évasivement le deuxième homme de corvée.

L’expérience lui a appris que l’énoncé du menu provoque toujours des désillusions acrimonieuses…

Et il se met à déblatérer, en haletant encore, sur la longueur et les difficultés du trajet qu’il vient d’accomplir: «Y en a, tout partout, du populo! c’est un fourbi arabe pour passer. A des moments, faut s’déguiser en feuille de papier à cigarette»… «Ah! y en’a qui disent qu’à la cuistance, on est embusqué»!.. Eh bien, il aimerait cent mille fois mieux, quant à lui, être avec la compagnie dans les tranchées pour la garde et les travaux que de s’appuyer un pareil métier deux fois par jour pendant la nuit!

Paradis a soulevé les couvercles des bouteillons et inspecté les récipients:

– Des fayots à l’huile, de la dure, bouillie, et du jus. C’est tout.

– Nom de Dieu! Et du pinard? braille Tulacque.

Il ameute les camarades.

– V’nez voir par ici, eh, vous autres! Ça, ça dépasse tout! V’là qu’on s’bombe de pinard!

Les assoiffés accourent en grimaçant.

– Ah! merde alors! s’écrient ces hommes désillusionnés jusqu’au fond de leurs entrailles.

– Et ça, qu’est-ce qu’y a dans c’ siau-là? dit l’homme de corvée, toujours rouge et suant, en montrant du pied un seau.

– Oui, dit Paradis. J’mai trompé, y a du pinard.

– C’ t’emmanché-là! fait l’homme de corvée en haussant les épaules et en lui lançant un regard d’indicible mépris. Mets tes lunettes à vache, si tu n’y vois pas clair!

Il ajoute:

– Un quart par homme… Un peu moins, peut-être, parce qu’y a un fourneau qui m’a cogné en passant dans le Boyau du Bois, et il y en a eu eun’ goutte e’d’renversée… Ah! s’empresse-t-il d’ajouter en élevant le ton, si je n’avais pas été chargé, tu parles d’un coup de trottinant qu’il aurait reçu dans le croupion! Mais il a ripé à la quatrième vitesse, l’animau!

Et nonobstant cette ferme déclaration, il s’esquive lui-même, rattrapé par les malédictions – pleine d’allusions désobligeantes pour sa sincérité et sa tempérance – que fait naître cet aveu de ration diminuée.

Cependant, ils se jettent sur la nourriture et mangent, debout, accroupis, à genoux, assis sur un bouteillon ou un havresac tiré du puits où on couche, ou écroulés à même le sol, le dos enfoncé dans la terre, dérangés par les passants, invectivés et invectivant. A part ces quelques injures ou quolibets courants, ils ne disent rien, d’abord occupés tout entiers à avaler, la bouche et le tour de la bouche graisseux comme des culasses.

Ils sont contents.

Au premier arrêt des mâchoires, on sert des plaisanteries obscènes. Ils se bousculent tous et criaillent à qui mieux mieux pour placer leur mot. On voit sourire Farfadet, le fragile employé de mairie qui, les premiers temps, se maintenait au milieu de nous, si convenable et aussi si propre qu’il passait pour un étranger ou un convalescent. On voit se dilater et se fendre, sous le nez, la tomate de Lamuse, dont la joie suinte en larmes, s’épanouir et se réépanouir la pivoine rose de Poterloo, se trémousser de liesse les rides du père Blaire, qui s’est levé, pointe la tête en avant et fait gesticuler le bref corps mince qui sert de manche à son énorme moustache tombante, et on aperçoit même s’éclairer le petit facies plissé et pauvre de Cocon.

– Sin jus, on va-t-i’ pas l’fouaire recauffir? demande Bécuwe.

– Avec quoi, en soufflant d’ssus?

Bécuwe, qui aime le café chaud, dit:

– Laissez-mi bric’ler cha. Ch’n’est point n’n’affouaire. Arrangez cheul’ment ilà in ch’tiot foyer et ine grille avec d’fourreaux d’baïonnettes. J’sais où c’qu’y a d’bau. J’allau en fouaire de copeaux avec min couteau assez pour cauffer l’marmite. V’s allez vir..

Il part à la chasse au bois.

En attendant le caoua, on roule la cigarette, on bourre la pipe.

On tire les blagues. Quelques-uns ont des blagues en cuir ou en caoutchouc achetées chez le marchand. C’est la minorité. Biquet extrait son tabac d’une chaussette dont une ficelle étrangle le haut. La plupart des autres utilisent le sachet à tampon antiasphyxiant, fait d’un tissu imperméable, excellent pour la conservation du perlot ou du fin. Mais il y en a qui ramonent tout bonnement le fond de leur poche de capote.

Les fumeurs crachent en cercle, juste à l’entrée de la guitoune où loge le gros de la demi-section et inondent d’une salive jaunie par la nicotine la place où l’on pose les mains et les genoux quand on s’aplatit pour entrer ou sortir.

Mais qui s’aperçoit de ce détail?


*


* *

Voici qu’on parle denrées, à propos d’une lettre de la femme de Marthereau.

– La mère Marthereau m’a écrit, dit Marthereau. Le cochon gras, tout vif, vous ne savez pas combien i’vaut chez nous, m’tenant.

…La question économique a dégénéré soudain en une violente dispute entre Pépin et Tulacque.

Les vocables les plus définitifs ont été échangés, puis:

– Je m’fous pas mal de c’que tu dis ou d’c’que tu n’dis pas. La ferme!

– J’la fermerai si j’veux, saleté!

– Un trois kilos te la fermerait vite!

– Non, mais chez qui?

– Viens-y voir, mais viens-y donc!

Ils écument et grincent et s’avancent l’un vers l’autre. Tulacque étreint sa hache préhistorique et ses yeux louches lancent deux éclairs. L’autre, blême, l’œil verdâtre, la face voyou, pense visiblement à son couteau.

Lamuse interpose sa main pacifique grosse comme une tête d’enfant et sa face tapissée de sang, entre ces deux hommes qui s’empoignent du regard et se déchirent en paroles.

– Allons, allons, vous n’allez pas vous abîmer. Ce s’rait dommage!

Les autres interviennent aussi et on sépare les adversaires. Ils continuent à se jeter, à travers les camarades, des regards féroces.

Pépin mâche des restants d’injures avec un accent fielleux et frémissant:

– L’apache, la frappe, le crapulard! Mais, attends, i’me revaudra ça!

De son côté, Tulacque confie au poilu qui est à côté de lui:

– C’morpion-là! Non, mais tu l’as vu! Tu sais, y a pas à dire: ici on fréquente un tas d’individus qu’on sait pas qui c’est. On s’connaît et pourtant on s’connaît pas. Mais ç’ui-là, s’il a voulu zouaviller, il est tombé sur le manche. Minute: je le démolirai bien un de ces jours, tu voiras.

Pendant que les conversations reprennent et couvrent les derniers doubles échos de l’altercation.

– Tous les jours, alors! me dit Paradis. Hier, c’était Plaisance qui voulait à toute force fout’ sur la gueule à Fumex à propos de je n’sais quoi, une affaire de pilules d’opium, j’pense. Pis c’est l’un, pis c’est l’autre, qui parle de s’crever. C’est-i’ qu’on devient pareil à des bêtes, à force de leur ressembler?

– C’est pas sérieux, ces hommes-là, constate Lamuse, c’est des gosses.

– Ben sûr, pis que c’est des hommes.


*


* *

La journée s’avance. Un peu plus de lumière a filtré des brumes qui enveloppent la terre. Mais le temps est resté couvert, et voilà qu’il se résout en eau. La vapeur d’eau s’effiloche et descend. Il bruine. Le vent ramène sur nous son grand vide mouillé, avec une lenteur désespérante. Le brouillard et les gouttes empâtent et ternissent tout: jusqu’à l’andrinople tendue sur les joues de Lamuse, jusqu’à l’écorce d’orange dont Tulacque est caparaçonné, et l’eau éteint au fond de nous la joie dense dont le repas nous a remplis. L’espace s’est rapetissé. Sur la terre, champ de mort, se juxtapose étroitement le champ de tristesse du ciel.

On est là, implantés, oisifs. Ce sera dur, aujourd’hui, de venir à bout de la journée, de se débarrasser de l’après-midi. On grelotte, on est mal; on change de place sur place, comme un bétail parqué.

Cocon explique à son voisin la disposition et l’enchevêtrement de nos tranchées. Il a vu un plan directeur et il a fait des calculs. Il y a dans le secteur du régiment quinze lignes de tranchées françaises, les unes abandonnées, envahies par l’herbe et quasi nivelées, les autres entretenues à vif et hérissées d’hommes. Ces parallèles sont réunies par des boyaux innombrables qui tournent et font des crochets comme de vieilles rues. Le réseau est plus compact encore que nous le croyons, nous qui vivons dedans. Sur les vingt-cinq kilomètres de largeur qui forment le front de l’armée, il faut compter mille kilomètres de lignes creuses: tranchées, boyaux, sapes. Et l’armée française a dix armées. Il y a donc, du côté français, environ dix mille kilomètres de tranchées et autant du côté allemand… Et le front français n’est à peu près que la huitième partie du front de la guerre sur la surface du monde.

Ainsi parle Cocon, qui conclut en s’adressant à son voisin:

– Dans tout ça, tu vois ce qu’on est, nous autres…

Le pauvre Barque, – face anémique d’enfant des faubourgs que souligne un bouc de poils roux, et que ponctue, comme une apostrophe, sa mèche de cheveux, – baisse la tête:

– C’est vrai, quand on y pense, qu’un soldat – ou même plusieurs soldats – ce n’est rien, c’est moins que rien dans la multitude, et alors on se trouve tout perdu, noyé, comme quelques gouttes de sang qu’on est, parmi ce déluge d’hommes et de choses.

Barque soupire et se tait – et, à la faveur de l’arrêt de ce colloque, on entend résonner un morceau d’histoire racontée à demi-voix:

– Il était v’nu avec deux chevaux. Pssiii… un obus. I’ n’ lui reste plus qu’un chevau…

– On s’embête, dit Volpatte.

– On tient! ronchonne Barque.

– Faut bien, dit Paradis.

– Pourquoi? interroge Marthereau, sans conviction.

– Y a pas besoin d’raison, pis qu’il le faut.

– Y a pas d’raison, affirme Lamuse.

– Si, y en a, dit Cocon. C’est… Y en a plusieurs, plutôt…

– La ferme! C’est bien mieux qu’y en aye pas, pis qu’i’ faut t’nir.

– Tout d’même, fait sourdement Blaire, qui ne perd jamais une occasion de réciter cette phrase, tout d’même i’s veul’nt not’ peau!

– Au commencement, dit Tirette, j’pensais à un tas de choses, j’réfléchissais, j’calculais: maint’nant, j’pense plus.

– Moi non plus.

– Moi non plus.

– Moi, j’ai jamais essayé.

– T’es pas si bête que t’en as l’air, bec de puce, dit Mesnil André de sa voix aiguë et gouailleuse.

L’autre, obscurément flatté, complète son idée:

– D’abord, tu peux rien savoir de rien.

– On n’a besoin de savoir qu’une chose, et cette seule chose, c’est que les Boches sont chez nous, enracinés, et qu’il ne faut pas qu’ils passent et qu’il faut même qu’ils les mettent, un jour ou l’autre – le plus tôt possible, dit le caporal Bertrand.

– Oui, oui, faut qu’ils en jouent un air: y a pas d’erreur; autrement, quoi? C’est pas la peine de se fatiguer le ciboulot à penser à aut’ chose. Seul’ment, c’est long.

– Ah! bougre de bagasse! exclame Fouillade, eunn peu!

– Moi, dit Barque, je ne rouspète plus. Au commencement, je rouspétais contre tout le monde, contre ceux de l’arrière, contre les civils, contre l’habitant, contre les embusqués. Oui, j’rouspétais, mais c’était au commencement de la guerre, j’étais jeune. Maint’nant, j’prends mieux les choses.

– Y a qu’une façon de les prendre: comme elles viennent!

– Pardi! Autrement, tu deviendrais fou. On est déjà assez dingo comme ça, pas, Firmin?

Volpatte fait oui de la tête, profondément convaincu, crache, puis, contemple son crachat d’un œil fixe et absorbé.

– Tu parles, appuie Barque.

– Ici, faut pas chercher loin devant toi. Faut vivre au jour le jour, heure par heure, même si tu peux.

– Pour sûr, face de noix. Faut faire ce qu’on nous dit de faire en attendant qu’on nous dise de nous en aller.

– Et voilà, bâille Mesnil Joseph.

Les faces cuites, tannées, incrustées de poussière, opinent, se taisent. Evidemment, c’est là l’idée de ces hommes qui ont, il y a un an et demi, quitté tous les coins du pays pour se masser sur la frontière: Renoncement à comprendre, et renoncement à être soi-même; espérance de ne pas mourir et lutte pour vivre le mieux possible.

– Faut faire ce qu’on doit, oui, mais faut s’démerder, dit Barque, qui, lentement, de long en large, triture la boue.


*


* *

– Il l’faut, souligne Tulacque. Si tu t’démerdes pas, on l’fera pas pour toi, t’en fais pas!

– I’ n’est pas encore fondu, c’ui qui s’occupera de l’autre.

– Chacun pour soi, à la guerre!

– Videmment, videmment.

Un silence. Puis, du fond de leur dénuement, ces hommes évoquent des images savoureuses.

– Tout ça, reprend Barque, ça n’vaut pas la bonne vie qu’on a eue, un temps, à Soissons.

– Ah! foutre!

Un reflet de paradis perdu illumine les yeux et, semble-t-il, les trognes, déjà attisées par le froid.

– Tu parles d’un louba, soupire Tirloir, qui s’arrête, pensivement, de se gratter, et regarde au loin, à travers la terre de la tranchée.

– Ah! nom de Dieu, toute cette ville quasi évacuée et qui, en somme, était à nous! Les maisons, avec les lits…

– Les armoires!

– Les caves!

Lamuse en a les yeux mouillés, la face en bouquet, et le cœur gros.

– Vous y êtes restés longtemps? demande Cadilhac, qui est venu depuis, avec le renfort des Auvergnats.

– Plusieurs mois…

La conversation, presque éteinte, se ranime en flammes vives, à l’évocation de l’époque d’abondance.

– On voyait, dit Paradis, comme dans un rêve, des poilus s’couler à l’long et à derrière les piaules, en rentrant au cantonnement, avec des poules autour du cylindre et, sous chaque abatis, un lapin emprunté à un bonhomme ou à une bonne femme qu’on n’avait pas vu, et qu’on n’reverra pas.

Et on pense au goût lointain du poulet et du lapin.

– Y avait des choses qu’on payait. L’pognon, i’dansait aussi, va. On était encore aux as, en c’temps-là.

– C’est des cent mille francs qui ont roulé dans les boutiques.

– Des millions, oui. C’était toute la journée un gaspillage dont t’as pas une idée d’ssus, une espèce de fête surnaturelle.

– Crois-moi ou crois-moi pas, dit Blaire à Cadilhac, mais au milieu de tout ça, comme ici et comme partout où c’qu’on passe, ce qu’on avait le moins, c’était le feu. Il fallait courir après, l’trouver, l’gagner, quoi. Ah! mon vieux, c’qu’on a couru après le feu!..

– Nous, nous étions dans le cantonnement de la C. H. R. Là, l’cuistot, c’était le grand Martin César. Il était à la hauteur, lui, pour dégoter du bois.

– Ah! oui, lui, c’était un as. Y a pas à tortiller du croupion, i’savait y faire!

– Toujours du feu dans sa cuistance, toujours, ma vieille cloche. Tu rechassais des cuistots qui bagotaient dans les rues en tous sens, en chialant parce qu’ils n’avaient pas d’bois ni d’charbon; lui, il avait du feu. Quand i’n’avait pas rien, i’ disait: «T’occupe pas, j’vas m’ démieller.» Et c’était pas long.

– Il attigeait même, on peut l’dire. La première fois que j’lai zévu dans sa cuisine, tu sais avec quoi i’f’sait mijoter la tambouille? Avec un violon qu’il avait trouvé dans la maison.

– C’est vache, tout de même, dit Mesnil André. J’sais bien qu’un violon, ça sert pas à grand’chose pour l’utilité, mais, tout d’même…

– D’autres fois, il s’est servi des queues de billard. Zizi a tout juste pu en grouper une pour se faire une canne. Le reste, au feu. Après, les fauteuils du salon, qui étaient en acajou, y ont passé en douce. I’les zigouillait et les découpait pendant la nuit, parce qu’un gradé aurait pu trouver à redire.

– Il allait fort, dit Pépin… Nous, on s’est occupé avec un vieux meuble qui nous a fait quinze jours.

– Pourquoi aussi qu’on n’a rien de rien? Faut faire la soupe, zéro bois, zéro charbon. Après la distribution, t’es là avec tes croches vides devant l’tas de bidoche, au milieu des copains qui s’fichent de toi en attendant qu’ils t’engueulent. Alors quoi?

– C’est l’métier qui veut ça. C’est pas nous.

– Les officiers ne disaient trop rien quand on chapardait?

– I’s’en foutaient eux-mêmes plein la lampe, et comment! Tu t’rappelles, Desmaisons, le coup du lieutenant Virvin défonçant la porte d’une cave à coup de hache? Même qu’un poilu l’a vu et qu’il lui a donné la porte pour en faire du bois à brûler, à cette fin que l’copain i’n’aille pas ébruéter la chose.

– Et c’pauv’ Saladin, l’officier de ravitaillement: on l’a rencontré entre chien et loup, sortant d’un sous-sol avec deux bouteilles de blanc dans chaque bras, le frère. On aurait dit une nourrice portant quatre lardons. Comme il a été repéré, il a été obligé de redescendre dans la mine aux bouteilles et d’en distribuer à tout le monde. Même que l’caporal Bertrand, qu’a des principes, n’a pas voulu en boire. Ah! tu t’rappelles, saucisse à pattes!

– Où c’qu’il est maintenant le cuisinier qui trouvait toujours du feu? demanda Cadilhac.

– Il est mort. Une marmite est tombée dans sa marmite. Il n’a rien eu, mais il est tout de même mort, d’saisissement quand il a vu son macaroni les jambes en l’air; un spasme du cœur, qu’a dit le toubi. Il avait l’cœur faible; i’n’était fort que pour trouver du bois. On l’a enterré proprement. On lui a fait un cercueil avec le parquet d’une chambre; on a ajusté ensemble les planches avec les clous des tableaux de la maison, et on se servait de briques pour les enfoncer. Pendant qu’on l’transportait, je m’disais: «Heureusement pour lui, qu’il est mort: s’i’voyait ça, i’pourrait jamais s’consoler d’avoir pas pensé aux planches du parquet pour son feu.» Ah! l’sacré numéro, l’enfant de cochon!

– L’troufion se démerde bien sur le dos du copain. Quand tu filoches devant une corvée ou qu’tu prends l’bon morceau ou la bonne place, c’est les autres qui écopent, philosopha Volpatte.

– Moi, dit Lamuse, je m’suis souvent démerdé pour ne pas monter aux tranchées, et j’compte pas les fois qu’j’y ai coupé. Ça, je l’avoue. Mais, quand des copains sont en danger, j’suis pus chercheur de filon, j’suis pus démerdard. J’oublie mon uniforme, j’oublie tout. J’vois des hommes et j’marche. Mais, autrement, mon vieux, j’pense à bibi.

Les affirmations de Lamuse ne sont pas de vains mots. C’est un virtuose du tirage au flanc, en effet; néanmoins, il a sauvé la vie à des blessés en allant les chercher sous la fusillade.

Il explique le fait sans forfanterie:

– On était couchés tous dans l’herbe. Ça buquait. Pan! pan! Zim, zim… Quand j’les ai vus attigés, je me suis levé – malgré qu’on m’gueulait: «Couche-toi!». J’pouvais pas les laisser comme ça. J’n’ai pas d’mérite, pisque je n’pouvais pas faire autrement.

Presque tous les gars de l’escouade ont quelque haut fait militaire à leur actif et, successivement, les croix de guerre se sont alignées sur leurs poitrines.

– Moi, dit Biquet, j’ai pas sauvé des Français, mais j’ai poiré des Boches.

Aux attaques de mai, il a filé en avant; on l’a vu disparaître comme un point, et il est revenu avec quatre gaillards à casquette.

– Moi, j’en ai tué, dit Tulacque.

Il y a deux mois, il en a aligné neuf, avec une coquetterie orgueilleuse, devant la tranchée prise.

– Mais, ajoute-t-il, c’est surtout après l’officier boche que j’en ai.

– Ah! les vaches!

Ils ont crié cela plusieurs à la fois, du fond d’eux-mêmes.

– Ah! mon vieux, dit Tirloir, on parle de la sale race boche. Les hommes de troupe, j’sais pas si c’est vrai ou si on nous monte le coup là-dessus aussi, et si, au fond, ce ne sont pas des hommes à peu près comme nous.

– C’est probablement des hommes comme nous, fait Eudore.

– Savoir!.. s’écrie Cocon.

– En tous cas, on n’est pas fixé pour les hommes, reprend Tirloir, mais les officiers allemands, non, non, non: pas des hommes, des monstres. Mon vieux, c’est vraiment une sale vermine spéciale. Tu peux dire que c’est les microbes de la guerre. Il faut les avoir vus de près, ces affreux grands raides, maigres comme des clous, et qui ont tout de même des têtes de veaux.

– Ou bien des tas qui ont tout de même des gueules de serpent.

Tirloir poursuit:

– J’en ai vu un, prisonnier, une fois, en r’venant de liaison. La dégoûtante carne! Un colonel prussien qui avait une couronne de prince, qu’on m’a dit, et un blason en or sur ses cuirs. I’ram’nait-i’ pas, pendant qu’on l’emmenait dans le boyau, parce qu’on s’était permis de l’frôler en passant! Et i’ r’gardait tout le monde du haut de son col! J’m’ai dit: «Attends, ma vieille, j’vas t’faire râler, moi!» J’ai pris mon temps, je me suis mis en quarante derrière lui, et j’y ai balancé de toute ma force un coup de pied au cul. Mon vieux, il est tombé par terre, à moitié étranglé.

– Etranglé?

– Oui, par la fureur, quand il a compris ce qui en était, à savoir qu’il venait d’avoir son postérieur d’officier et de noble défoncé par la chaussette à clous d’un simple poilu. Il est parti à pousser des gueulements comme une femme, et à gesticuler comme un élipeptique…

– Moi, j’suis pas méchant, dit Blaire. J’ai des gosses, et ça m’turlupine, chez nous, quand il faut que je tue un cochon que je connais, mais, de ceux-là, j’en embrocherai bien un – dzing – en pleine armoire à linge.

– Moi aussi!

– Sans compter, dit Pépin, qu’il’ont des couvercles d’argent et des pistolets que tu peux revendre cent balles quand tu veux, et des jumelles prismatiques qu’a pas d’prix. Ah! malheur, pendant la première partie de la campagne, ce que j’en ai laissé perdre des occases! J’ai eu tout de l’emmanché à c’moment-là. C’est bien fait pour moi. Mais t’en fais pas: un casque d’argent, j’en aurai un. Ecoute-moi bien, j’te jure que j’en aurai un. Il me faut pas seulement la peau, mais les frusques d’un galonné de Guillaume. T’en fais pas: j’saurai bien goupiller ça avant que la guerre finisse.

– Tu crois à la finition de la guerre, toi? demande l’un.

– T’en fais pas, répond l’autre.


*


* *

Cependant, il se produit un brouhaha sur notre droite, et subitement, on voit déboucher un groupe mouvant et sonore où des formes sombres se mêlent à des formes coloriées.

– Qu’est-c’ que c’est qu’ça?

Biquet s’est aventuré pour reconnaître; il revient, et nous désignant du pouce, par-dessus son épaule, la masse bariolée:

– Eh! les poteaux, v’nez mirer ça. Des gens.

– Des gens?

– Oui, des messieurs, quoi. Des civelots avec des officiers d’état-major.

– Des civils! Pourvu qu’ils tiennent!

C’est la phrase sacramentelle. Elle fait rire, malgré qu’on l’ait entendue cent fois, et qu’à tort ou à raison, le soldat en dénature le sens originel et la considère comme une atteinte ironique à sa vie de privations et de dangers.

Deux personnages s’avancent; deux personnages à pardessus et à cannes; un autre habillé en chasseur, orné d’un chapeau pelucheux et d’une jumelle.

Des tuniques bleu tendre sur lesquelles reluisent des cuirs fauves ou noirs vernis, suivent et pilotent les civils.

De son bras où étincelle un brassard en soie bordé d’or et brodé de foudres d’or, un capitaine désigne la banquette de tir, devant un vieux créneau, et engage les visiteurs à y monter pour se rendre compte. Le monsieur en complet de voyage y grimpe en s’aidant de son parapluie.

Barque dit:

– T’as visé l’chef de gare endimanché qui indique un compartiment de 1


classe, gare du Nord, à un riche chasseur, le jour de l’ouverture: «Montez, monsieur le Propriétaire». Tu sais, quand les types de la haute sont tout battants neuf d’équipements, de cuirs et de quincaillerie, et font leurs mariolles avec leur attirail de tueurs de petites bêtes!

Trois ou quatre poilus qui étaient déséquipés, ont disparu sous terre. Les autres ne bougent pas, paralysés, et même les pipes s’éteignent, et on n’entend que le brouhaha des propos qu’échangent les officiers et leurs invités.

– C’est les touristes des tranchées, dit à mi-voix Barque.

Puis, plus haut: «Par ici, mesdames et messieurs!» qu’on leur dit.

– Débloque! lui souffle Farfadet, craignant qu’avec «sa grande gueule» Barque attire l’attention des puissants personnages.

Du groupe, des têtes se tournent de notre côté. Un monsieur se détache vers nous, en chapeau mou et en cravate flottante. Il a une barbiche blanche et semble un artiste. Un autre le suit, en pardessus noir, celui-là, avec un melon noir, une barbe noire, une cravate blanche et un lorgnon.

– Ah! ah! fait le premier monsieur, voilà des poilus… Ce sont de vrais poilus, en effet.

Il s’approche de notre groupe, un peu timidement, comme au Jardin d’Acclimatation, et tend la main à celui qui est le plus près de lui, non sans gaucherie, comme on présente un bout de pain à l’éléphant.

– Hé, hé, ils boivent le café, fait-il remarquer.

– On dit «le jus», rectifie l’homme-pie.

– C’est bon, mes amis?

Le soldat, intimidé lui aussi par cette rencontre étrange et exotique, grogne, rit et rougit, et le monsieur dit: «Hé, hé!»

Puis il fait un petit signe de la tête, et s’éloigne à reculons.

– C’est très bien, c’est très bien, mes amis. Vous êtes des braves!

Le groupe, fait des teintes neutres des draps civils semées de teintes militaires vives, – comme des géraniums et des hortensias parmi le sol sombre d’un parterre – oscille, puis passe et s’éloigne par le côté opposé à celui d’où il est venu. On a entendu un officier dire: «Nous avons encore beaucoup à voir, messieurs les journalistes.»

Quand le brillant ensemble s’est effacé, nous nous regardons. Ceux qui s’étaient éclipsés dans les trous s’exhument, du haut, graduellement. Les hommes se ressaisissent et haussent les épaules.

– C’est des journalistes, dit Tirette.

– Des journalistes?

– Ben oui, les sidis qui pondent les journaux. T’as pas l’air de saisir, s’pèce d’chinoique: les journaux, i’ faut bien des gars pour les écrire.

– Alors, c’est eux qui nous bourrent le crâne? fait Marthereau.

Barque prend une voix de fausset et récite en faisant semblant de tenir un papier devant son nez:

– «Le kronprinz est fou, après avoir été tué au commencement de la campagne, et, en attendant, il a toutes les maladies qu’on veut. Guillaume va mourir ce soir et remourir demain. Les Allemands n’ont plus de munitions, becquètent du bois; ils ne peuvent plus tenir, d’après les calculs les plus autorisés, que jusqu’à la fin de la semaine. On les aura quand on voudra, l’arme à la bretelle. Si on attend quèq’ jours encore, c’est que nous n’avons pas envie d’quitter l’existence des tranchées; on y est si bien, avec l’eau, le gaz, les douches à tous les étages. Le seul inconvénient, c’est qu’il y fait un peu trop chaud l’hiver… Quant aux Autrichiens, y a longtemps, qu’euss i’s n’tiennent plus: i’ font semblant…» V’là quinze mois que c’est comme ça et que l’directeur dit à ses scribes: «Eh! les poteaux, j’tez-en un coup, tâchez moyen de m’décrotter ça en cinq sec et de l’délayer sur la longueur de ces quatre sacrées feuilles blanches qu’on a à salir.»

– Eh oui! dit Fouillade.

– Ben quoi, caporal, tu rigoles, c’est pas vrai, c’qu’on dit?

– Y a un peu de vrai, mais vous abîmez, les petits gars, et vous seriez bien les premiers à en faire une tirelire s’il fallait que vous vous passiez de journaux… Oui, quand passe le marchand de journaux, pourquoi que vous êtes tous à crier: «Moi! moi!»

– Et pis, qu’est-ce que ça peut bien te faire tout ça! s’écrie le père Blaire. T’es là à en faire une tinette sur les journaux, mais fais donc comme moi: y pense pas!

– Oui, oui, en v’là marre! Tourne la page, nez d’âne!

La conversation se tronçonne, l’attention se fragmente, se disperse. Quatre bonhommes se conjuguent pour une manille qui durera jusqu’à ce que le soir efface les cartes. Volpatte fait des efforts pour capturer une feuille de papier à cigarette qui a fui de ses doigts et qui sautille et zigzague au vent sur la paroi de la tranchée comme un papillon fugace.

Cocon et Tirette évoquent des souvenirs de caserne. Les années de service militaire ont laissé dans les esprits une impression indélébile; c’est un fonds de souvenirs riches, bon teint et toujours prêts, où l’on a l’habitude, depuis dix, quinze ou vingt ans, de puiser des sujets de conversation… Si bien qu’on continue, même après avoir fait pendant un an et demi la guerre sous toutes ses formes.

J’entends en partie le colloque, j’en devine le reste. C’est, d’ailleurs, sempiternellement le même genre d’anecdotes que les ex-troupiers sortent de leur passé militaire: le narrateur a cloué le bec à un gradé mal intentionné, par des paroles pleines d’à-propos et de crânerie. Il a osé, il a parlé haut et fort, lui!.. Des bribes me parviennent aux oreilles:

– …Alors, tu crois que j’ai bronché quand Nenœil m’a eu cassé ça? Pas du tout, mon vieux. Tous les copains la fermaient; mais moi, j’y ai dit tout haut: «Mon adjudant, qu’ j’ai dit, c’est possible, mais…» (suit une phrase que je n’ai point retenue)… Oh! tu sais, tel que ça, j’y ai dit. I’ n’a pas pipé. «C’est bon, c’est bon», qu’il a dit en foutant le camp et, après, il a été bath comme tout avec moi.

– C’est comme moi avec Dodore, l’juteux de la 13


quand j’faisais mon congé. Une carne. Main’nant, il est au Panthéon, comme gardien. I’ m’avait dans l’nez. Alors…

Et chacun de déballer son bagage personnel de mots historiques.

Ils sont chacun comme les autres: il n’en est pas un qui ne dise pas: «Moi, je ne suis pas comme les autres.»


*


* *

– Le vaguemestre!

C’est un haut et large homme aux gros mollets, et de mise confortable et soignée comme un gendarme.

Il est de mauvaise humeur. Il y a eu de nouveaux ordres, et maintenant il faut qu’il aille chaque jour jusqu’au poste de commandement du colonel porter le courrier. Il déblatère sur cette mesure comme si elle était exclusivement dirigée contre lui.

Cependant, tout en déblatérant, il parle à l’un, à l’autre, en passant, suivant son habitude, tandis qu’il appelle les caporaux aux lettres. Et nonobstant sa rancœur, il ne garde pas pour lui tous les renseignements dont il arrive pourvu. En même temps qu’il ôte les ficelles du paquet de lettres, il distribue sa provision de nouvelles verbales.

Il dit d’abord que, sur le rapport, il y a en toutes lettres la défense de porter des capuchons.

– T’entends ça? dit Tirette à Tirloir. Te v’là forcé de lancer ton beau capuchon en l’air.

– Pus souvent! J’marche pas. Ça n’a rien à faire avec moi, répond l’encapuchonné, dont l’orgueil non moins que le confort est en jeu.

– Ordre du général commandant l’armée.

– Il faut alors que l’général en chef donne l’ordre qu’i’ n’pleuve plus. J’veux rien savoir.

La plupart des ordres, même de moins extraordinaires que celui-là, sont toujours accueillis de la sorte… avant d’être exécutés.

– Le rapport ordonne aussi, dit l’homme-lettres, de tailler les barbes. Et les douilles, à la tondeuse, rasoche!

– Ta bouche, mon gros! dit Barque, dont le toupet est directement menacé par cette consigne. Tu m’as pas ar’gardé. Tu peux t’mettre la tringle.

– Tu m’dis ça à moi. Fais-le ou fais-le pas. J’m’en fous pas mal.

A côté des nouvelles positives, écrites, il y en a de plus amples, mais aussi plus incertaines et plus fantaisistes: la division serait relevée pour aller soit au repos – mais au vrai repos, pendant six semaines – soit au Maroc, et peut-être en Egypte.

– Eh… Oh!.. Ah!..

Ils écoutent. Ils se laissent tenter par le prestige du nouveau, du merveilleux.

Quelqu’un cependant demande au vaguemestre:

– Qui t’a dit ça?

Il indique ses sources:

– L’adjudant commandant le détachement de territoriaux qui fait les corvées au Q. G. du C. A.

– Au quoi?

– Au quartier général du corps d’armée… Et y a pas que lui qui le dit. Y a, tu sais bien, l’client dont je ne sais plus le nom: celui qui ressemble à Galle et qui n’est pas Galle. Il a je n’sais plus qui dans sa famille qui est je n’sais plus quoi. Comme ça, il est renseigné.

– Et alors?

Ils sont là, en cercle, le regard affamé, autour du raconteur d’histoires.

– En Egypte, tu dis, nous irions?.. J’connais pas. J’sais qu’y avait des Pharaons du temps où j’étais gosse et que j’allais à l’école. Mais depuis!..

– En Egypte…

L’idée s’ancre insensiblement dans les cervelles.

– Ah non, dit Blaire, parce que j’ai l’mal de mer… Et, après tout, ça n’dure pas, l’mal de mer… Oui, mais que dirait la patronne?

– Que veux-tu? elle s’y fera! On verra des nègres et des grands oiseaux plein les rues, comme on voit chez nous des moiniaux.

– Mais ne devait-on pas aller en Alsace?

– Si, dit le vaguemestre. Y en a qui le croient au Trésor.

– Ça m’irait assez…

…Mais le bon sens et l’expérience acquise reprennent le dessus et chassent le rêve. On a affirmé si souvent qu’on allait partir au loin, et si souvent on l’a cru, et si souvent on a déchanté! Aussi c’est comme si, à un moment donné, on se réveillait.

– Tout ça, c’est des bobards. On nous l’a trop fait. Attends avant de croire – et t’en fais pas une miette.

Ils regagnent leur coin, quelques-uns par-ci par-là ont à la main le fardeau léger et important d’une lettre.

– Ah! dit Tirloir, i’faut qu’j’écrive, j’peux pas rester huit jours sans écrire. Ça n’a rien à faire.

– Moi aussi, dit Eudore, i’ faut qu’ j’écrive à ma p’tit’ femme.

– A va bien, Mariette?

– Oui, oui. T’en fais pas pour Mariette.

D’aucuns se sont déjà installés pour la correspondance. Barque debout, son papier posé à plat sur un carnet dans une anfractuosité de la paroi, semble en proie à une inspiration. Il écrit, écrit, penché, le regard captivé, l’air absorbé d’un cavalier lancé au galop.

Lamuse, qui n’a pas d’imagination, passe son temps, une fois qu’il s’est assis, qu’il a posé sur la pointe matelassée de ses genoux sa pochette de papier et mouillé son crayon-encre, à relire les dernières lettres reçues, et à ne pas savoir quoi dire d’autre que ce qu’il a déjà dit, et à s’entêter à vouloir dire autre chose.

Une douceur de sentimentalité semble répandue sur le petit Eudore qui s’est recroquevillé dans une sorte de niche de terre. Il se recueille, le crayon aux doigts, les yeux sur son papier; rêveur, il regarde, il dévisage, il voit, et on voit l’autre ciel qui l’éclaire. Son regard va là-bas. Il est agrandi jusqu’à chez lui…

Le moment des lettres est celui où l’on est le plus et le mieux ce que l’on fut. Plusieurs hommes s’abandonnent au passé et reparlent d’abord de mangeaille.

Sous l’écorce des formes grossières et obscurcies, d’autres cœurs laissent murmurer tout haut un souvenir et évoquent des clartés antiques: le matin d’été, quand le vert frais du jardin déteint dans toute la blancheur de la chambre campagnarde, ou quand, dans les plaines, le vent donne au champ de blé des remuements lents et forts, et, à côté, agite le carré d’avoine de petits frissons vifs et féminins. Ou bien, le soir d’hiver, la table autour de laquelle sont les femmes et leur douceur et où se tient debout la lampe caressante, avec le tendre éclat de sa vie et la robe de son abat-jour.

Cependant le père Blaire reprend sa bague commencée. Il a enfilé la rondelle encore informe d’aluminium dans un bout de bois rond et il la frotte avec la lime. Il s’applique à ce travail, réfléchissant de toutes ses forces, deux plis sculptés sur le front. Parfois il s’arrête, se redresse, et regarde la petite chose, tendrement, comme si elle le regardait aussi.

– Tu comprends, m’a-t-il dit une fois à propos d’une autre bague, il ne s’agit pas de bien ou de pas bien. L’important, c’est que je l’aye faite pour ma femme, tu comprends? Quand j’étais à rien faire, à avoir la cosse, je regardais cette photo (il exhibait la photographie d’une grosse femme mafflue), et alors je m’y mettais tout facilement, à cette sacrée bague. On peut dire que nous l’avons faite ensemble, tu comprends? La preuve c’est qu’elle me tenait compagnie et que j’lui ai dit adieu quand je l’ai envoyée à la mère Blaire.

Il en fait à présent une autre où il y aura du cuivre. Il travaille avec ardeur. C’est son cœur qui veut s’exprimer le mieux possible et s’acharne à une sorte de calligraphie.

Dans ces trous dénudés de la terre, ces hommes inclinés avec respect sur ces bijoux légers, élémentaires, si petits que la grosse main durcie les tient difficilement et les laisse couler, ont l’air encore plus sauvages, plus primitifs, et plus humains, que sous tout autre aspect.

On pense au premier inventeur, père des artistes, qui tâcha de donner à des choses durables la forme de ce qu’il voyait et l’âme de ce qu’il ressentait.

– En v’là qui vont passer, annonce Biquet, mobile, qui fait le concierge dans notre secteur de tranchée. Y en a une tinée.

Justement, un adjudant, sanglé du ventre et du menton, débouche en brandissant son fourreau de sabre:

– Dégagez, vous autres! Ben quoi, dégagez, que j’vous dis! Vous êtes là à faire flanelle… Allons oust, la fuite! J’veux plus vous voir dans le passage, hé!

On se range mollement. Quelques-uns avec lenteur, sur les côtés, s’enfoncent par degrés dans le sol.

C’est une compagnie de territoriaux chargés dans le secteur des travaux de terrassement de seconde ligne et de l’entretien des boyaux d’arrière. Ils apparaissent, armés de leurs outils, misérablement fagotés et tirant la patte.

On les regarde un à un approcher, passer, s’effacer. Ce sont de petits vieux rabougris, aux joues poudrées de cendre, ou de gros poussifs encerclés à l’étroit dans leurs capotes passées et tachées, auxquelles manquent des boutons et dont l’étoffe bâille, édentée…

Tirette et Barque, les deux loustics, adossés et serrés sur la paroi, les dévisagent d’abord en silence. Puis ils se mettent à sourire.

– Le défilé des balayeurs, dit Tirette.

– On va rigoler trois minutes, annonce Barque.

Quelques-uns des vieux travailleurs sont cocasses. Celui-ci, qui arrive dans la file, a des épaules tombantes de bouteille; il est extrêmement mince du thorax et maigre des jambes, et, néanmoins, il est ventru.

Barque n’y tient plus.

– Eh, dis donc, Dubidon!

– Mince de paletot, remarque Tirette devant une capote qui passe, infiniment rapiécée, de tous les bleus.

Il interpelle le vétéran.

– Eh! l’père-échantillons… Eh, dis donc, là-bas, toi, insiste-t-il.

L’autre se tourne, le regarde, bouche bée.

– Dis donc, papa, si tu veux être bien gentil, tu me donneras l’adresse de ton tailleur de Londres.

La figure surannée et gribouillée de rides ricane – puis le bonhomme, arrêté un instant sous l’injonction de Barque, est bousculé par le flot qui le suit, et emporté.

Après quelques figurants moins remarquables, une nouvelle victime se présente aux quolibets. Sur sa nuque rouge et rugueuse végète une espèce de laine sale de mouton. Les genoux pliés, le corps en avant et le dos voûté, ce territorial se tient mal debout.

– Tiens, braille Tirette en le désignant du doigt, le célèbre homme-accordéon! A la foire, on paierait pour le voir. Ici, la vue n’en coûte rien!

Tandis que l’interpellé balbutie des injures, on rit ici et là.

Il n’en faut pas davantage pour exciter encore les deux compères que le désir de placer un mot jugé drôle par un public peu difficile incite à tourner en dérision les ridicules de ces vieux frères d’armes qui peinent nuit et jour, au bord de la grande guerre, pour préparer et réparer les champs de bataille.

Et même les autres spectateurs s’y mettent aussi. Misérables, ils raillent plus misérables qu’eux.

– Vise-moi ç’ui-ci. Et ç’ui-là, donc!

– Non, mais pige-moi la photographie de ce p’tit bas-du-cul. Eh! loin-du-ciel, eh!

– Et ç’ui-là qui n’en finit pas! Tu parles d’un gratte-ciel. Tiens, là, i’vaut l’jus. Oui, tu vaux l’jus, mon vieux!

L’homme en question fait de petits pas, en portant sa pioche en avant comme un cierge, la figure crispée et le corps tout penché, bâtonné par le lumbago.

– Eh! grand-père, veux-tu deux sous? lui demande Barque en lui tapant sur l’épaule lorsqu’il passe à portée.

Le poilu déplumé, vexé, grogne: «Bougre de galapiat».

Alors, Barque lance d’une voix stridente:

– Dis donc, tu pourrais être poli, face de pet, vieux moule à caca!

L’ancien, se retournant tout d’une pièce, bafouille, furieux.

– Eh! mais, crie Barque en riant, c’est qu’i’ raloche, c’débris. Il est belliqueux, voyez-vous ça, et i’s’rait malfaisant s’il avait seulement soixante ans de moins.

– Et s’i’ n’était pas saoul, ajoute gratuitement Pépin, qui en cherche d’autres de l’œil dans le flux des arrivants.

La poitrine creuse du dernier traînard apparaît, puis son dos déformé disparaît.

Le défilé de ces vétérans usagés, salis par les tranchées, se termine au milieu des faces sarcastiques et quasi malveillantes de ces troglodytes sinistres émergeant à moitié de leurs cavernes de boue.

Cependant les heures s’écoulent, et le soir commence à griser le ciel et à noircir les choses; il vient se mêler à la destinée aveugle, en même temps qu’à l’âme obscure et ignorante de la multitude qui est là ensevelie.

Dans le crépuscule, un piétinement roule; une rumeur; puis une autre troupe se fraye passage.

– Des tabors.

Ils défilent avec leurs faces bises, jaunes ou marron, leurs barbes rares, ou drues et frisées, leurs capotes vert jaune, leurs casques frottés de boue qui présentent un croissant à la place de notre grenade. Dans les figures épatées ou, au contraire, anguleuses et affûtées, luisantes comme des sous, on dirait que les yeux sont des billes d’ivoire et d’onyx. De temps en temps, sur la file, se balance, plus haut que les autres, le masque de houille d’un tirailleur sénégalais. Derrière la compagnie, est un fanion rouge avec une main verte au milieu.

On les regarde et on se tait. On ne les interpelle pas, ceux-là. Ils imposent, et même font un peu peur.

Pourtant, ces Africains paraissent gais et en train. Ils vont, naturellement, en première ligne. C’est leur place, et leur passage est l’indice d’une attaque très prochaine. Ils sont faits pour l’assaut.

– Eux et le canon 75, on peut dire qu’on leur z’y doit une chandelle! On l’a envoyée partout en avant dans les grands moments, la Division marocaine!

– Ils ne peuvent pas s’ajuster à nous. Ils vont trop vite. Et plus moyen de les arrêter…

De ces diables de bois blond, de bronze et d’ébène, les uns sont graves; leurs faces sont inquiétantes, muettes, comme des pièges qu’on voit. Les autres rient; leur rire tinte, tel le son de bizarres instruments de musique exotique, et montre les dents.

Et on rapporte des traits de Bicots: leur acharnement à l’assaut, leur ivresse d’aller à la fourchette, leur goût de ne pas faire quartier. On répète les histoires qu’ils racontent eux-mêmes volontiers, et tous un peu dans les mêmes termes et avec les mêmes gestes: Ils lèvent les bras: «Kam’rad, kam’rad!» «Non, pas kam’rad!» et ils exécutent la mimique de la baïonnette qu’on lance devant soi, à hauteur du ventre, puis qu’on retire, d’en bas, en s’aidant du pied.

Un des tirailleurs entend, en passant, de quoi l’on parle. Il nous regarde, rit largement dans son turban casqué, et répète, en faisant: non, de la tête: «Pas kam’rad, non pas kam’rad, jamais! Couper cabèche!»

– I’ sont vraiment d’une autre race que nous, avec leur peau de toile de tente, avoue Biquet qui, pourtant, n’a pas froid aux yeux. Le repos les embête, tu sais; ils ne vivent que pour le moment où l’officier remet sa montre dans sa poche et dit: «Allez, partez!»

– Au fond, ce sont de vrais soldats.

– Nous ne sommes pas des soldats, nous, nous sommes des hommes, dit le gros Lamuse.

L’heure s’est assombrie et pourtant cette parole juste et claire met comme une lueur sur ceux qui sont ici, à attendre, depuis ce matin, et depuis des mois.

Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois, déraille; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.

Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent: instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir.

Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines.

Quand on commence à ne plus voir très bien, on entend là-bas, murmurer, puis se rapprocher, plus sonore, un ordre:

– Deuxième demi-section! Rassemblement!

On se range. L’appel se fait.

– Hue! dit le caporal.

On s’ébranle. Devant le dépôt d’outils, stationnement, piétinement. On charge chacun d’une pelle ou d’une pioche. Un gradé tend les manches dans l’ombre:

– Vous, une pelle. Na, filez. Vous, une pelle encore, vous une pioche. Allons, dépêchez-vous et dégagez.

On s’en va par le boyau perpendiculaire à la tranchée, droit vers l’avant, vers la frontière mobile, vivante et terrible de maintenant.

Parmi la grisaille céleste, en grandes orbes descendantes le halètement saccadé et puissant d’un avion qu’on ne voit plus tourne en remplissant l’espace. En avant, à droite, à gauche, partout, des coups de tonnerre déploient dans le ciel bleu foncé de grosses lueurs brèves.




III

LA DESCENTE


L’aube grisâtre déteint à grand’peine sur l’informe paysage encore noir. Entre le chemin en pente qui, à droite, descend des ténèbres, et le nuage sombre du bois des Alleux, – où l’on entend sans les voir les attelages du Train de combat s’apprêter et démarrer, – s’étend un champ. Nous sommes arrivés là, ceux du 6


Bataillon, à la fin de la nuit. Nous avons formé les faisceaux, et, maintenant, au milieu de ce cirque de vague lueur, les pieds dans la brume et la boue, en groupes sombres à peine bleutés ou en spectres solitaires, nous stationnons, toutes nos têtes tournées vers le chemin qui descend de là-bas. Nous attendons le reste du régiment: le 5


Bataillon, qui était en première ligne et a quitté les tranchées après nous.

Une rumeur…

– Les voilà!

Une longue masse confuse apparaît à l’ouest et dévale comme de la nuit sur le crépuscule du chemin.

Enfin! Elle est finie, cette relève maudite qui a commencé hier à six heures du soir et a duré toute la nuit; et à présent, le dernier homme a mis le pied hors du dernier boyau.

Le séjour aux tranchées a été, cette fois-ci, terrible. La dix-huitième compagnie était en avant. Elle a été décimée: dix-huit tués et une cinquantaine de blessés, un homme sur trois de moins en quatre jours; et cela sans attaque, rien que par le bombardement.

On sait cela et, à mesure que le Bataillon mutilé approche, là-bas, quand nous nous croisons entre nous en piétinant la vase du champ et qu’on s’est reconnu en se penchant l’un vers l’autre:

– Hein, la dix-huitième!..

En se disant cela, on songe: «Si ça continue ainsi, que deviendrons-nous tous? Que deviendrai-je, moi?..»


*


* *

La dix-septième, la dix-neuvième et la vingtième arrivent successivement et forment les faisceaux.

– Voilà la dix-huitième!

Elle vient après toutes les autres: tenant la première tranchée, elle a été relevée en dernier.

Le jour s’est un peu lavé et blêmit les choses. On distingue descendant le chemin, seul en avant de ses hommes, le capitaine de la compagnie. Il marche difficilement, en s’aidant d’une canne, à cause de son ancienne blessure de la Marne, que les rhumatismes ressuscitent et, aussi, d’une autre douleur. Encapuchonné, il baisse la tête; il a l’air de suivre un enterrement; et on voit qu’il pense, et qu’il en suit un, en effet.

Voilà la compagnie.

Elle débouche, très en désordre. Un serrement de cœur nous prend tout de suite. Elle est visiblement plus courte que les trois autres, dans le défilé du bataillon.

Je gagne la route et vais au-devant des hommes de la dix-huitième qui dévalent. Les uniformes de ces rescapés sont uniformément jaunis par la terre; on dirait qu’ils sont habillés de kaki. Le drap est tout raidi par la boue ocreuse qui a séché dessus; les pans des capotes sont comme des bouts de planche qui ballottent sur l’écorce jaune recouvrant les genoux. Les têtes sont hâves, charbonneuses, les yeux grandis et fiévreux. La poussière et la saleté ajoutent des rides aux figure.

Au milieu de ces soldats qui reviennent des bas-fonds épouvantables, c’est un vacarme assourdissant. Ils parlent tous à la fois, très fort, en gesticulant, rient et chantent.

Et l’on croirait, à les voir, que c’est une foule en fête qui se répand sur la route!

Voici la deuxième section, avec son grand sous-lieutenant dont la capote est serrée et sanglée autour du corps raidi comme un parapluie roulé. Je joue des coudes tout en suivant la marche, jusqu’à l’escouade de Marchal, la plus éprouvée: sur onze compagnons qu’ils étaient et qui ne s’étaient jamais quittés depuis un an et demi, il ne reste que trois hommes avec le caporal Marchal.

Celui-ci me voit. Il a une exclamation joyeuse, un sourire épanoui; il lâche sa bretelle de fusil et me tend les mains, à l’une desquelles pend sa canne des tranchées.

– Eh, vieux frère, ça va toujours? Qu’est-ce que tu deviens?

Je détourne la tête et, presque à voix basse:

– Alors, mon pauvre vieux, ça s’est mal passé…

Il s’assombrit subitement, prend un air grave.

– Eh oui, mon pauv’ vieux, que veux-tu, ça a été affreux, cette fois-ci… Barbier a été tué.

On le disait… Barbier!

C’est samedi, à onze heures du soir. Il avait le dessus du dos enlevé par l’obus, dit Marchal, et comme coupé par un rasoir. Besse a eu un morceau d’obus qui lui a traversé le ventre et l’estomac. Barthélemy et Baubex ont été atteints à la tête et au cou. On a passé la nuit à cavaler au galop dans la tranchée, d’un sens à l’autre, pour éviter les rafales. Le petit Godefroy, tu le connais? le milieu du corps emporté; il s’est vidé de sang sur place, en un instant, comme un baquet qu’on renverse: petit comme il était, c’était extraordinaire tout le sang qu’il avait; il a fait un ruisseau d’au moins cinquante mètres dans la tranchée. Gougnard a eu les jambes hachées par des éclats. On l’a ramassé pas tout à fait mort. Ça c’était au poste d’écoute. Moi, j’y étais de garde avec eux. Mais quand c’t’obus est tombé, j’étais allé dans la tranchée demander l’heure. J’ai retrouvé mon fusil, que j’avais laissé à ma place, plié en deux comme avec une main, le canon en tire-bouchon, et la moitié du fût en sciure. Ça sentait le sang frais à vous soulever le cœur.

– Et Mondain, lui aussi, n’est-ce pas?..

– Lui, c’était le lendemain matin – hier par conséquent – dans la guitoune qu’une marmite a fait s’écrouler. Il était couché et sa poitrine a été défoncée. T’a-t-on parlé de Franco, qui était à côté de Mondain? L’éboulement lui a cassé la colonne vertébrale; il a parlé après qu’on l’a eu dégagé et assis par terre; il a dit, en penchant la tête sur le côté: «Je vais mourir», et il est mort. Il y avait aussi Vigile avec eux; lui, son corps n’avait rien, mais sa tête s’est trouvée complètement aplatie, aplatie comme une galette, et énorme: large comme ça. A le voir étendu sur le sol, noir et changé de forme, on aurait dit que c’était son ombre, l’ombre qu’on a quelquefois par terre quand on marche la nuit au falot.

– Vigile qui était de la classe 13, un enfant! Et Mondain et Franco, si bons types malgré leurs galons!.. Des chics vieux amis en moins, mon vieux Marchal!

– Oui, dit Marchal.

Mais il est accaparé par une horde de ses camarades qui l’interpellent et le houspillent. Il se débat, répond à leurs sarcasmes, et tous se bousculent en riant.

Mon regard va de face en face; elles sont gaies et, à travers les crispations de la fatigue et le noir de la terre, elles apparaissent triomphantes.

Quoi donc! s’ils avaient pu, pendant leur séjour en première ligue, boire du vin, je dirais: «Ils sont tous ivres.»

J’avise un des rescapés qui chantonne en cadençant le pas d’un air dégagé, comme les hussards de la chanson: c’est Vanderborn, le tambour.

– Eh bien quoi, Vanderborn, comme tu as l’air content!

Vanderborn, qui est calme d’ordinaire, me crie:

– C’est pas encore pour cette fois, tu vois: me v’là!

Et, avec un grand geste de fou, il m’envoie une bourrade sur l’épaule.

Je comprends…

Si ces hommes sont heureux, malgré tout, au sortir de l’enfer, c’est que, justement, ils en sortent. Ils reviennent, ils sont sauvés. Une fois de plus, la mort, qui était là, les a épargnés. Le tour de service fait que chaque compagnie est en avant toutes les six semaines! Six semaines! Les soldats de la guerre ont, pour les grandes et les petites choses, une philosophie d’enfant: ils ne regardent jamais loin ni autour d’eux, ni devant eux. Ils pensent à peu près au jour le jour. Aujourd’hui, chacun de ceux-là est sûr de vivre encore un bout de temps.

C’est pourquoi, malgré la fatigue qui les écrase, et la boucherie toute fraîche dont ils sont éclaboussés encore, et leurs frères arrachés tout autour de chacun d’eux, malgré tout, malgré eux, ils sont dans la fête de survivre, ils jouissent de la gloire infinie d’être debout.




IV

VOLPATTE ET FOUILLADE


En arrivant au cantonnement, on cria:

– Mais où est Volpatte?

– Et Fouillade, où c’ qu’il est?

Ils avaient été réquisitionnés et emmenés en première ligne par le 5


Bataillon. On devait les retrouver au cantonnement. Rien. Deux hommes de l’escouade perdus!

– Bon sang d’bon sang! Voilà c’ que c’est que d’prêter des hommes, beugla le sergent.

Le capitaine, mis au courant, jura, sacra, et dit:

– I’ m’ faut ces hommes. Qu’on les retrouve à l’instant. Allez!

Farfadet et moi, nous fûmes hélés par le caporal Bertrand dans la grange où, étendus, nous nous immobilisions déjà et nous engourdissions.

– Faut aller chercher Volpatte et Fouillade.

Nous fûmes vite debout, et nous partîmes avec un frisson d’inquiétude. Nos deux camarades, pris par le 5


, ont été emportés dans cette infernale relève. Qui sait où ils sont et ce qu’ils sont maintenant!

…Nous remontons la côte. Nous recommençons à faire, en sens inverse, le long chemin fait depuis l’aube et la nuit. Bien qu’on soit sans bagages, avec, seulement, le fusil et l’équipement, on se sent las, ensommeillé, paralysé, dans la campagne triste, sous le ciel empoussiéré de brume. Bientôt Farfadet souffle. Il a parlé un peu, au début, puis la fatigue le fait taire, de force. Il est courageux mais frêle; et, pendant toute sa vie antérieure, il n’a guère appris à se servir de ses jambes, dans le bureau de mairie où, depuis sa première communion, il griffonnait entre un poêle et de vieux cartonniers grisonnants.

Au moment où l’on sort du bois pour s’engager, en glissant et pataugeant, dans la région des boyaux, deux ombres fines se profilent en avant. Deux soldats qui arrivent: on voit la boule de leur paquetage et la ligne de leur fusil. La double forme balançante se précise.

– Ce sont eux!

L’une des ombres a une grosse tête blanche, emmaillotée.

– Il y en a un blessé! C’est Volpatte!

Nous courons vers les revenants. Nos semelles font un bruit de décollage et d’enfoncement spongieux, et nos cartouches, secouées, sonnent dans nos cartouchières.

Ils s’arrêtent et nous attendent. Quand on est à portée:

– Il n’est qu’temps! crie Volpatte.

– Tu es blessé, vieux?

– Quoi? dit-il.

Les épaisseurs de bandages qui lui encerclent la tête le rendent sourd. Il faut crier pour arriver jusqu’à son ouïe. On s’approche de lui, on crie. Alors, il répond:

– C’est rien d’ça… On r’vient du trou où le 5


Bataillon nous a mis jeudi.

– Vous êtes restés là, depuis? lui hurle Farfadet, dont la voix aiguë et quasi féminine pénètre bien le capitonnage qui défend les oreilles de Volpatte…

– Eh ben oui, on est resté là, dit Fouillade, bagasse, nom de Dieu, macarelle! Tu t’ figures pas qu’on s’serait envolé avec des ailes, et encore moins qu’on s’rait parti sur ses pattes, sans ordre?

Mais tous deux se laissent tomber assis par terre. La tête de Volpatte, enveloppée de toiles, avec un gros nœud au sommet, et qui présente la tache jaunâtre et noirâtre de la figure, semble un ballot de linge sale.

– On vous a oubliés, pauvres vieux!

– Un peu! s’écrie Fouillade, qu’on nous a oubliés! Quatre jours et quatre nuits dans un trou d’obus sur qui les balles pleuvaient d’travers, et qui, en plus, sentait la merde.

– Tu parles, dit Volpatte. C’était pas un trou d’écoute ordinaire où qu’on va t’et vient en service régulier. C’était un trou d’obus qui r’ssemblait à un aut’trou d’obus, ni plus ni moins. On nous avait dit jeudi: «Postez-vous là, et tirez sans arrêt,» qu’on nous avait dit. Y a bien eu l’lendemain un type de liaison du 5


Bataillon qu’est v’nu montrer son naz: «Qu’est-ce que vous foutez là!» «Ben, nous tirons; on nous a dit d’tirer; on tire, qu’on a dit. Pisqu’on nous l’a dit, y doit y avoir une raison d’ssous; nous attendons qu’on nous dise de faire aut’chose que d’tirer.» Le type s’est pisté; il avait l’air pas rassuré et s’en r’ssentait pas pour la marmitée. «C’est 22», qu’i disait.

– On avait, dit Fouillade, à nous deuss, une boule de son et un seau d’vin que nous avait donné la 18


, en nous installant, et toute une caisse de cartouches, mon vieux. On a brûlé les cartouches et bu le fuchsia. On a conservé par prudence quelques cartouches et un quignon du Saint-Honoré; mais on n’a pas conservé d’vin.

– On a z’eu tort, dit Volpatte, vu qu’i fait soif. Dis donc, les gars, vous n’auriez pas rien pour la gorge?

– J’ai encore un petit quart d’vin, répondit Farfadet.

– Donne-z’y, dit Fouillade en désignant Volpatte. Vu que lui a perdu du sang. Moi, j’n’ai qu’soif.

Volpatte grelottait et, dans la gangue énorme de chiffons qui était posée sur ses épaules, ses petits yeux bridés s’embrasaient de fièvre.

– Ça fait bon, dit-il en buvant.

– Ah! Et pis aussi, ajouta-t-il tandis qu’il jetait, comme la politesse l’exige, la goutte de vin qui restait au fond du quart de Farfadet, on a poiré deux Boches. I’s rampaient dans la plaine, sont tombés dans not’ trou, à l’aveugle, comme des taupes dans un piège à mâchoire, ces cons-là. On les a empaquetés. Et puis voilà. Une fois qu’on a eu tiré pendant trente-six heures, on n’avait pus d’munitions. Alors on a rempli d’cartouches les magasins d’nos seringues et on a attendu, d’vant les colis d’Boches. L’type de liaison a oubelié d’dire chez lui qu’on était là. Vous, l’sixième, vous avez oubelié de nous réclamer, la 18


nous a oubeliés aussi, et, comme on n’était pas dans un poste d’écoute fréquenté où la r’lève se fait régulièrement comme à l’administration, j’nous voyais déjà rester là jusqu’au retour du régiment. C’est, finalement, des bras-cassés du 204 venus pour fouiner dans la plaine à la chasse aux amochés, qui nous ont signalés. Alors, on nous a donné l’ordre de nous replier, immédiatement, qu’on a dit. On s’a harnaché, en rigolant, de c’t’ «immédiatement» – là. On a déficelé les jambes des Boches, on les a emmenés, remis au 204, et nous v’là.

«On a même repêché en passant un sergent qui s’tassait dans un trou et qui n’osait pas en sortir, vu qu’il avait été commotionné. On l’a engueulé; ça l’a remis un peu et l’ nous a remerciés: l’ sergent Sacerdote i’ s’app’lait.

– Mais ta blessure, mon vieux frère?

– C’est aux oreilles. Une marmite – et un macavoué, mon ieux – qui a pété comme qui dirait là. Ma tête a passé, j’peux dire, entre les éclats, mais tout juste, rasibus, et les esgourdes ont pris.

– Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’est dégueulasse, ces deux oreilles qui pend. On avait nos deux paquets de pansements et les brancos nous en ont encore balancé z’un. Ça fait trois pansements qu’il a enroulés autour de la bouillotte.

– Donnez-nous vos affaires, on va rentrer.

Farfadet et moi nous nous sommes partagé le barda de Volpatte. Fouillade, sombre de soif, travaillé par la sécheresse, grogne et s’entête à garder ses armes et ses paquets.

Et nous déambulons lentement. C’est toujours amusant de ne pas marcher dans le rang; c’est si rare que ça étonne et ça fait du bien. Un souffle de liberté nous égaie bientôt tous les quatre. On va dans la campagne comme pour son plaisir.

– On est des promeneurs! dit fièrement Volpatte.

Quand on arrive au tournant du haut de la côte, il se laisse aller à des idées roses.

– Mon vieux, c’est la bonne blessure, après tout, j’vas être évacué, y a pas d’erreur.

Ses yeux clignent et scintillent dans l’énorme boule blanche, qui oscille sur ses épaules – rougeâtre de chaque côté, à la place des oreilles.

On entend, du fond où se trouve le village, sonner dix heures.

– J’me fous d’l’heure, dit Volpatte. L’temps qui passe, ça n’a pu rien à faire avec moi.

Il devient volubile. Un peu de fièvre amène et presse ses discours au rythme du pas ralenti où déjà il se prélasse.

– On va m’attacher une étiquette rouge à la capote, y a pas d’erreur, et m’ mener à l’arrière. J’ s’rai conduit, à c’ coup, par un type bien poli qui m’dira: «C’est par ici, pis tourne par là… Na!.. mon pauv’ ieux.» Pis l’ambulance, pis l’ train sanitaire avec des chatteries des dames de la Croix-Rouge tout le long du chemin comme elles ont fait à Crapelet Jules, pis l’hôpitau de l’intérieur. Des lits avec des draps blancs, un poêle qui ronfle au milieu des hommes, des gens qui sont faits pour s’occuper de nous et qu’on regarde y faire, des savates réglementaires, mon ieux, et une table de nuit: du meuble! Et dans les grands hôpitals, c’est là qu’on est bien logé comme nourriture! J’y prendrai des bons repas, j’y prendrai des bains; j’y prendrai tout c’que j’trouverai. Et des douceurs sans qu’on soit obligé pour en profiter, de s’battre avec les autres et de s’démerder jusqu’au sang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien, comme des choses de luxe – comme des joujoux, quoi! – et, d’ssous l’ drap, les pattes chauffées à blanc du haut en bas et les arpions élargis en bouquets de violettes…

Volpatte s’arrête, se fouille, tire de sa poche, en même temps que sa célèbre paire de ciseaux de Soissons, quelque chose qu’il me montre:

– Tiens, t’as vu ça?

C’est la photographie de sa femme et de ses deux garçons. Il me l’a déjà montrée maintes fois. Je regarde, j’approuve.

– J’irai en convalo, dit Volpatte, et pendant qu’ mes oreilles se recolleront, la femme et les p’tits me regarderont, et je les regarderai. Et pendant c’ temps-là qu’elles r’pouss’ront comme des salades, mes amis, la guerre, elle s’avancera… Les Russes… On n’ sait pas, quoi!..

Il se berçait au ronron de ses prévisions heureuses, pensait tout haut, déjà isolé parmi nous dans sa fête particulière.

– Bandit! lui cria Fouillade. T’as trop d’ chance, bou Diou d’ bandit!

Comment ne pas l’envier? Il allait s’en aller pour un, ou deux ou trois mois et pendant cette saison, au lieu d’être exposé et misérable, il serait métamorphosé en rentier!

– Au commencement, dit Farfadet, je trouvais drôle quand j’entendais désirer la «bonne blessure». Mais tout de même, quoi qu’on puisse dire, tout de même, je comprends, maintenant qu’ c’est la seule chose qu’un pauvre soldat puisse espérer qui ne soit pas fou.


*


* *

On approchait du village. On contournait le bois. A la corne du bois, soudain une forme de femme surgit à contre-jour. Le jeu des rayons la délimitait de lumière. Elle se dressait debout à la lisière des arbres, qui formaient un fond de hachures violâtres – svelte, la tête tout allumée de blondeur; et on voyait, dans sa face pâle, les taches nocturnes de deux yeux immenses. Cette créature éclatante nous dévisageait en tremblant sur ses jambes, puis brusquement elle s’enfonça dans le sous-bois comme une torche.

Cette apparition et cette disparition impressionnèrent Volpatte qui en perdit le fil de son discours:

– C’ t’une biche, c’te femme-là!

– Non, dit Fouillade qui avait mal entendu. C’est Eudoxie qu’elle s’appelle. J’la connais pour l’avoir déjà vue. Une réfugiée. J’sais pas d’où qu’elle d’vient, mais elle est à Gamblin, dans une famille.

– Elle est maigre et belle, constata Volpatte. On y f’rait bien une p’tite douceur… C’est du fricot, du véritable poulet… Elle a quequ’chose comme z’yeux!

– Elle est drolle, dit Fouillade. A tient pas en place. Tu la vois ici, là, avec ses cheveux blonds en haut d’elle. Pis, partez! Plus personne n’y est. Et tu sais, elle connaît pas l’danger. Des fois, a bagote presque en première ligne. On l’a vue naviguer sur la plaine en avant des tranchées. Elle est drolle.

– Tiens, la r’voilà, c’t’apparition! A nous perd pas des yeux. Ce s’rait-i’ qu’on l’intéresse?

La silhouette, dessinée en lignes de clarté, embellissait en cette minute l’autre bout de la lisière.

– Moi, les femmes, j’m’en fous, déclara Volpatte, repris totalement par l’idée de son évacuation.

– Y en a un, en tous cas, dans l’escouade, qui s’en r’ssent salement pour elle. Tiens: quand on parle du loup…

– On en voit la queue…

– Pas encore, mais presque… Tiens!

On vit pointer et déboucher d’un taillis, sur notre droite, le museau de Lamuse comme un sanglier roux…

Il suivait la femme à la piste. Il l’aperçut, tomba en arrêt, et, attiré, il prit son élan. Mais, en se jetant vers elle, il tomba sur nous.

En reconnaissant Volpatte et Fouillade, le gros Lamuse poussa des exclamations de joie. Il ne songea plus sur le moment qu’à s’emparer des sacs, des fusils, des musettes.

– Donnez-moi tout ça! J’suis r’posé. Allons, donnez ça!

Il voulut tout porter. Farfadet et moi nous nous débarrassâmes volontiers du fourbi de Volpatte, et Fouillade consentit, à bout de forces, à abandonner ses musettes et son fusil.

Lamuse devint un amoncellement ambulant. Sous le faix énorme et encombrant, il disparaissait, plié, et n’avançait qu’à petits pas.

Mais on le sentait sous l’empire d’une idée fixe et il jetait des regards de côté. Il cherchait la femme vers laquelle il s’était lancé.

Chaque fois qu’il s’arrêtait pour arrimer mieux un bagage, pour souffler et essuyer l’eau grasse de sa transpiration, il examinait furtivement tous les coins de l’horizon et scrutait la lisière du bois. Il ne la revit pas.

Moi, je la revis… Et j’eus bien cette fois l’impression que c’était à l’un de nous qu’elle en avait.

Elle surgissait à demi, là-bas, à gauche, de l’ombre verte du sous-bois. Se retenant d’une main à une branche, elle se penchait et présentait ses yeux de nuit et sa face pâle qui, vivement éclairée par tout un côté, semblait porter un croissant de lune. Je vis qu’elle souriait.

Et suivant la direction de son regard qui se donnait ainsi, j’aperçus, un peu en arrière de nous, Farfadet qui souriait pareillement.

Puis elle se déroba dans l’ombre des feuillages, emportant visiblement ce double sourire…

C’est ainsi que j’eus la révélation de l’entente de cette Bohémienne souple et délicate, qui ne ressemblait à personne, et de Farfadet qui parmi nous tous se distinguait, fin, flexible et frissonnant comme un lilas. Evidemment…

…Lamuse n’a rien vu, aveuglé et encombré par les fardeaux qu’il a pris à Farfadet et à moi, attentif à l’équilibre de sa charge et à la place où il pose ses pieds terriblement alourdis.

Il a pourtant l’air malheureux. Il geint; il étouffe d’une épaisse préoccupation triste. Dans le halètement rauque de sa poitrine, il me semble que je sens battre et gronder son cœur. En considérant Volpatte encapuchonné de pansements, et le gros homme puissant et bondé de sang qui traîne l’éternel élancement profond dont il est seul à mesurer l’acuité, je me dis que le plus blessé n’est pas celui qu’on pense.

On descend enfin au village.

– On va boire, dit Fouillade.

– J’ vas être évacué, dit Volpatte.

Lamuse fait:

– Meuh… Meuh…

Les camarades s’exclament, accourent, s’assemblent sur la petite place où se dresse l’église avec sa double tour, si bien éborgnée par un obus qu’on ne peut plus la regarder en face.




V

L’ASILE


La route blafarde qui monte au milieu du bois nocturne est bouchée et obstruée d’ombres, étrangement. Il semble que, par enchantement, la forêt y déborde et y roule, dans l’épaisseur de la ténèbre. C’est le régiment qui marche, en quête d’un nouveau gîte.

A l’aveugle, les files pesantes d’ombres, hautement et largement chargées, se bousculent: chaque flot, poussé par celui qui le suit, heurte celui qui le précède. Sur les côtés, évoluent, détachés, les fantômes plus sveltes des gradés. Une sourde rumeur, faite d’un mélange d’exclamations, de bribes de conversations, d’ordres, de quintes de toux et de chants, monte de cette dense cohue endiguée par les talus. Ce tumulte de voix est accompagné par le roulement des pieds, le tintement des fourreaux de baïonnette, des quarts et des bidons métalliques, par le grondement et le martèlement des soixante voitures du train de combat et du train régimentaire qui suivent les deux bataillons. Et c’est une masse telle qui piétine et s’étire sur la montée de la route que, malgré le dôme infini de la nuit, on nage dans une odeur de cage aux lions.

Dans le rang, on ne voit rien: parfois, quand on a le nez dessus à la suite d’un remous, on est bien forcé de discerner le fer-blanc d’une gamelle, l’acier bleuté d’un casque, l’acier noir d’un fusil. D’autres fois, au jet d’étincelles éblouissantes qui fuse d’un briquet, ou à la flamme rouge éployée sur la hampe lilliputienne d’une allumette, on perçoit, au delà de proches et éclatants reliefs de mains et de figures, la silhouette de bandes irrégulières d’épaules casquées qui ondulent comme des vagues à l’assaut de l’obscurité massive. Puis tout s’éteint et, pendant que les jambes font des pas, l’œil de chaque marcheur fixe interminablement la place présumée du dos qui vit devant.

Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux – qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre – l’aube s’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.

On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meurtries. Les figures demeurent grises et noires: on dirait qu’on s’arrache mal de la nuit; on n’arrive plus jamais maintenant à s’en défaire tout à fait.

C’est dans un nouveau cantonnement que le grand troupeau régulier va, cette fois, au repos. Quel sera ce pays où l’on doit vivre huit jours? Il s’appelle, croit-on (mais personne n’est sûr de rien), Gauchin-l’Abbé. On en dit merveille:

– Paraît qu’c’est tout à fait à la coque!

Dans les rangs des camarades dont on commence à deviner les formes et les traits, à spécialiser les trognes baissées et les bouches bâillantes, au fond du crépuscule du matin, s’élèvent des voix qui renchérissent:

– Jamais on n’aura eu un cantonnement pareil. Y a la Brigade. Y a l’ Conseil de Guerre. Tu y trouves de tous chez les marchands.

– Si y a la Brigade, y a du pied.

– Tu crois qu’on trouvera une table pour manger pour l’escouade?

– Tout c’ qu’on voudra, j’ te dis!

Un prophète de malheur hoche la tête:

– Ce que sera c’ cantonnement où on n’a jamais été, j’ sais pas, dit-il. Mais c’ que j’sais, c’est qu’i’ s’ra pareil aux autres.

Mais on ne le croit pas, et, au sortir de la fièvre tumultueuse de la nuit, il semble à tous que c’est d’une espèce de terre promise qu’on s’approche à mesure qu’on marche du côté de l’orient, dans l’air glacé, vers le nouveau village que va apporter la lumière.


*


* *

On atteint, au petit jour, en bas d’une côte, des maisons qui dorment encore, enveloppées dans des épaisseurs grises.

– C’est là!

Ouf! On a fait ses vingt-huit kilomètres dans la nuit…

Mais, quoi donc?.. On ne s’arrête pas. On dépasse les maisons, qui se renfoncent graduellement dans leur brume informe et le linceul de leur mystère.

– Paraît qu’faut encore marcher longtemps. C’est là-bas, là-bas!

On marche mécaniquement, les membres sont envahis d’une sorte de torpeur pétrifiée; les articulations crient et font crier.

Le jour est tardif. Une nappe de brouillard couvre la terre. Il fait si froid que pendant les haltes les hommes écrasés de lassitude n’osent pas s’asseoir et vont et viennent comme des spectres dans l’humidité opaque. Un vent âpre d’hiver flagelle la peau, balaye et disperse les paroles, les soupirs.

Enfin le soleil perce cette buée qui s’étale sur nous et dont le contact nous trempe. C’est comme une clairière féerique qui s’ouvre au milieu des nuages terrestres.


*


* *

Le régiment s’étire, se réveille vraiment, et lève doucement ses faces dans l’argent doré du premier rayon.

Puis, très vite, le soleil devient ardent, et, alors, il fait trop chaud.

On halète dans les rangs, on sue, et on grogne plus encore que tout à l’heure, lorsqu’on claquait des dents et que le brouillard nous passait son éponge mouillée sur la figure et les mains.

La région que nous traversons dans la matinée torride, c’est le pays de la craie.

– I’s empierrent avec de la pierre à chaux, ces salauds-là!

La route s’est faite aveuglante et c’est maintenant un long nuage desséché de calcaire et de poussière qui s’étend au-dessus de notre marche et nous frotte au passage.

Les figures rougeoient, se vernissent et brillent; telles faces sanguines semblent enduites de vaseline; des joues et des fronts se plaquent d’une couche bise qui s’agglutine et s’effrite. Les pieds perdent leur vague forme de pieds, et semblent avoir barboté dans des auges de maçons. Le sac, le fusil se saupoudrent de blanc, et notre foule en longueur trace à droite et à gauche un sillage laiteux sur les herbes de bordure.

Pour comble:

– A droite! Un convoi!

On se porte sur la droite, à la hâte, non sans bousculades.

Le convoi de camions – longue chaîne d’énormes bolides carrés, enroulés dans un infernal tintamarre – se rue sur la route. Malédiction! Il soulève à mesure, en passant, l’épais tapis de poudre blanche qui ouate le sol, et nous le jette à la volée sur les épaules!

Nous voici habillés d’un voile gris clair et sur nos figures se sont posés des masques blafards, plus épais aux sourcils, aux moustaches, à la barbe et dans les stries des rides. Nous avons l’air d’être à la fois nous-mêmes et d’étranges vieillards.

– Quand on s’ra vioques, c’est comme ça qu’on sera laids, dit Tirette.

– Tu craches blanc, constate Biquet.

Lorsque la halte nous immobilise, on croirait voir des files de statues de plâtre au travers desquelles transparaissent, en sale, des restes d’humanité.

On se remet en route. On se tait. On peine. Chaque pas devient dur à accomplir. Les figures font des grimaces qui se figent et se fixent sous la lèpre pâle de la poussière. L’interminable effort nous contracte, et nous bonde de morne lassitude et de dégoût.

On aperçoit enfin l’oasis tant poursuivie: au delà d’une colline, sur une autre colline plus haute, des toits ardoisés dans des bouquets de feuillage d’un vert frais de salade.

Le village est là; le regard l’embrasse; mais on n’y est pas. Longtemps il a l’air de s’éloigner à mesure que le régiment rampe vers lui.

A la fin des fins, sur le coup de midi, on arrive à ce cantonnement qui commençait à devenir invraisemblable et légendaire.


*


* *

Le régiment, au pas cadencé, l’arme sur l’épaule, inonde jusqu’aux bords la rue de Gauchin-l’Abbé. La plupart des villages du Pas-de-Calais se composent d’une seule rue. Mais quelle rue! Elle a souvent plusieurs kilomètres de longueur. Ici, la grande rue unique se sépare en fourche devant la mairie et forme deux autres rues: la localité est un vaste Y irrégulièrement ourlé de façades basses.

Les cyclistes, les officiers, les ordonnances, se détachent du long bloc mouvant. Puis, par fractions, à mesure qu’on avance, des hommes s’engouffrent sous les porches des granges, les maisons d’habitation encore disponibles étant réservées aux officiers et aux bureaux… Notre peloton est d’abord conduit au bout du village, puis – il y a eu malentendu entre les fourriers – à l’autre bout, celui par où nous sommes entrés.

Ce va-et-vient prend du temps et, dans l’escouade, ainsi traînée du nord au sud et du sud au nord, outre l’énorme fatigue et l’énervement des pas inutiles, on manifeste une fébrile impatience. Il est d’une importance capitale d’être installés et lâchés le plus tôt possible si l’on veut mettre à exécution le projet caressé depuis longtemps: trouver à louer chez un habitant un emplacement muni d’une table où l’escouade puisse s’installer aux heures des repas. On a beaucoup parlé de cette affaire-là et de ses doux avantages. On s’est concerté, on s’est cotisé, et on a décidé de se lancer cette fois-ci dans cette dépense supplémentaire.

Mais sera-ce possible? Beaucoup de locaux sont déjà accaparés. Nous ne sommes pas les seuls à apporter ici ce rêve de confort, et ce sera la course à la table… Trois compagnies arrivent après la nôtre, mais quatre sont arrivées avant, et il y a les popotes officieuses des infirmiers, des scribes, des conducteurs, des ordonnances et autres, les popotes officielles des sous-officiers, de la Section, que sais-je encore?.. Tous ces gens-là sont plus puissants que les simples soldats des compagnies, ont plus de mobilité et de moyens, et peuvent tirer leurs plans d’avance. Et déjà, alors que nous marchons par quatre, vers la grange dévolue à l’escouade, on en voit, de ces fantaisistes, qui apparaissent sur des seuils conquis, et se livrent à des occupations ménagères.

Tirette imite le bruit du beuglement et du bêlement.

– Voilà l’étable!

Une grange assez vaste. La paille, hachée, et où la marche soulève des flots de poussière, sent les cabinets. Mais c’est à peu près clos. On prend place et on se déséquipe.

Ceux qui rêvaient, une fois de plus, d’un paradis spécial, déchantent une fois de plus.

– Dis donc, ça m’a l’air aussi moche qu’ailleurs.

– C’est du pareil au même.

– Hé oui, coquine de Dious.

– Naturellement…

Mais il ne s’agit pas de perdre son temps à parler. Il s’agit de se débrouiller et de brûler les autres: le système D, à toute force et en vitesse. On se précipite. Malgré les reins rompus et les pieds endoloris, on s’acharne à ce suprême effort d’où dépendra le bien-être d’une semaine.

L’escouade se scinde en deux patrouilles qui partent au trot, l’une à droite, l’autre à gauche, dans la rue déjà encombrée de poilus affairés et chercheurs – et tous les groupes s’observent, se surveillent… et se dépêchent. En certains points, même, par suite de rencontres, il y a bousculades et invectives.

– Commençons par là-bas tout de suite; sans ça, nous s’rons grillés!..

J’ai l’impression d’une sorte de combat désespéré entre tous les soldats, dans les rues du village qu’on vient d’occuper.

– Pour nous, dit Marthereau, la guerre, c’est toujours la lutte et la bataille, toujours, toujours!


*


* *

On frappe de porte en porte, on se présente timidement, on s’offre, comme une marchandise indésirable. Une de nos voix s’élève:

– Vous n’avez pas un petit coin, madame, pour des soldats? On paierait.

– Non, vu que j’ai des officiers – ou: des sous-officiers – ou bien: vu que c’est ici la popote des musiciens, des secrétaires, des postiers, de ces messieurs des Ambulances, etc…

Déboires sur déboires. Successivement, on referme toutes les portes qu’on a entr’ouvertes, et on se regarde, de l’autre côté du seuil, avec une provision diminuante d’espoir dans l’œil.

– Bon Dieu! tu vas voir qu’on va rien trouver, grogne Barque. Y a eu trop d’ choléras qui s’sont démerdés avant nous. Quels fumiers que les autres!

Le niveau de la foule monte de toutes parts. Les trois rues se noircissent toutes, selon le principe des vases communicants. On croise des indigènes: des vieux ou des hommes mal fichus, tordus dans leur marche ou au facies avorté, ou bien des êtres jeunes, sur qui planent des mystères de maladies cachées ou de relations politiques. Dans les jupons, des vieilles femmes, et beaucoup de jeunes filles, obèses, aux joues ouatées, et qui balancent des blancheurs d’oies.

A un moment, entre deux maisons, dans une ruelle, j’ai une vision brève: une femme a traversé le trou d’ombre…

C’est Eudoxie! Eudoxie, la femme-biche que Lamuse pourchassait là-bas, dans la campagne, comme un faune, et qui, le matin où l’on a ramené Volpatte blessé et Fouillade, m’est apparue, penchée au bord du bois, et reliée à Farfadet par un commun sourire.

C’est elle que je viens d’entrevoir, comme un coup de soleil, dans cette ruelle. Puis elle s’est éclipsée derrière le pan de mur; l’endroit est retombé dans l’ombre… Elle, ici, déjà! Eh quoi, elle nous a suivis dans notre longue et pénible émigration! Elle est attirée…

D’ailleurs, elle a l’air attirée: si vite interceptée qu’ait été sa figure au clair décor de cheveux, je l’ai bien vue grave, rêveuse, préoccupée.

Lamuse, qui vient sur mes talons, ne l’a point vue. Je ne lui en parle pas. Il s’apercevra bien assez tôt de la présence de cette jolie flamme vers qui tout son être se jette et qui l’évite comme un feu follet. Pour le moment, du reste, nous sommes en affaires. Il faut absolument conquérir le coin convoité. On s’est remis en chasse avec l’énergie du désespoir. Barque nous entraîne. Il a pris la chose à cœur. Il en frémit et on voit trembler son toupet poudré de poussière. Il nous guide, le nez au vent. Il nous propose de faire une tentative sur cette porte jaune qu’on voit. En avant!

Près de la porte jaune, on rencontre une forme pliée. Blaire, le pied sur la borne, dégrossit avec son couteau le bloc de son soulier, et en fait tomber des plâtras… Il a l’air de faire de la sculpture.

– T’as jamais eu les pieds si blancs, goguenarde Barque.

– Fouterie à part, dit Blaire, tu saurais pas où elle est, c’t’ espèce de voiture?

Il s’explique:

– Faut que j’ cherche la voiture-dentiste, à cette fin qu’on m’accroche c’râtelier et qu’i’s m’ôtent les vieux dominos qui m’ restent. Oui, paraît qu’a stationne ici, c’te voiture pour la gueule.

Il replie son couteau, l’empoche et s’en va le long du mur, hanté par la résurrection de sa mâchoire.

Une fois de plus, nous servons notre boniment de mendigots:

– Bonjour, madame, vous n’auriez pas un petit coin pour manger? On paierait, on paierait, bien entendu…

– Non…

Un bonhomme lève, dans la lueur d’aquarium de la fenêtre basse, une figure curieusement plate, striée de rides parallèles et semblable à une vieille page d’écriture.

– T’as bien l’ chenil, ilo.

– Y a pas d’ place dans l’ chenil et pisqu’on y fait la lessive du linge.

Barque saisit la balle au bond.

– Ça ira, p’têt’ ben. On pourrait voir?

– On y fait la lessive, marmonne la femme en continuant de balayer.

– Vous savez, dit Barque en souriant, d’un air engageant, nous n’sommes pas d’ces gens pas convenables qui s’ soûlent et font du foin. On pourrait voir, hé?

La bonne femme a lâché son balai. Elle est maigre et sans relief. Son caraco pend sur ses épaules comme sur un porte-manteau. Elle a une tête inexpressive, figée, cartonnière. Elle nous regarde, hésite, puis, à contre-cœur, nous conduit dans un local très sombre, en terre battue, encombré de linge sale.

– C’est magnifique, s’écrie Lamuse, sincère.

– Est-elle mignonne, cette tite gosse! dit Barque, et il tapote la face ronde, en caoutchouc peint, d’une petite fille qui nous dévisage, son petit nez sale levé dans la pénombre. C’est à vous, madame?

– Et c’ui-là? risque Marthereau, en avisant un bébé monté en graine, à la joue tendue comme une vessie où des traces luisantes de confiture engluent la poussière de l’air.

Et Marthereau tend une caresse hésitante vers cette face peinturlurée et juteuse.

La femme ne daigne pas répondre.

Nous sommes là à nous dandiner, en ricanant, comme des mendiants non encore exaucés.

– Pourvu qu’al’ marche, c’te vieille saloperie! me souffle Lamuse, rongé d’appréhension et de désir. C’est épatant, ici, et tu sais, ailleurs, tout est poiré!

– Y a pas d’ table, dit enfin cette femme.

– N’ vous en faites pas pour la table, s’exclame Barque. Tenez, v’la, remisée dans c’ coin, une vieille porte. Elle nous servira de table.

– Vous n’allez pas m’ trimballer et m’ mettre en l’air toutes mes affaires! répond la femme en carton, méfiante, regrettant visiblement de ne pas nous avoir chassés tout de suite.

– N’ vous en faites pas, j’ vous dis. Tenez, vous allez voir. Eh, Lamuse, mon vieux coco, aide-moi.

On dispose la vieille porte sur deux tonneaux, sous l’œil mécontent de la virago.

– Avec un petit nettoyage, dis-je, ce sera parfait.

– Eh oui, maman, un bon coup d’ balai nous servira de nappe.

Elle ne sait trop que dire; elle nous regarde haineusement.

– Y a qu’ deux escabeaux, et combien vous êtes?

– Une douzaine, à peu près.

– Une douzaine, Jésus Maria!

– Qu’est-ce que ça fait, ça ira bien, attendu qu’y a une planche ici là: c’est un banc tout trouvé. Pas, Lamuse?

– Nature! dit Lamuse.

– C’te planche-là, fait la femme, j’y tiens. Des soldats qui étaient avant vous ont déjà essayé de m’la prendre.

– Mais nous, on n’est pas des voleurs, insinue Lamuse, avec modération pour ne pas irriter la créature qui dispose de notre bien-être.

– J’dis pas, mais vous savez, les soldats, i’s abîment tout. Ah quelle misère que c’te guerre!

– Alors comme ça, combien ça s’ra, la location de la table et aussi pour faire chauffer quelque chose sur le fourneau?

– Ça s’ra vingt sous par jour, articula l’hôtesse avec contrainte, comme si on lui extorquait cette somme.

– C’est cher, dit Lamuse.

– C’est c’que donnaient les autres qui étaient ici, et même i’s étaient bien gentils, ces messieurs, et on profitait de leur manger. J’sais bien que pour les soldats c’est pas difficile. Si vous trouvez qu’ c’est trop cher, j’suis pas en peine d’trouver d’autres clients pour c’te chambre et c’te table et l’fourneau, et qui seront pas douze. I’ va en v’nir tout le temps et qui paieraient même plus cher encore, si on voulait. Douze!..

– J’dis «c’est cher», mais enfin, ça ira, se hâta d’ajouter Lamuse, hein, vous autres?

A cette interrogation de pure forme, nous opinâmes.

– On boirait bien un p’tit coup, fit Lamuse. Vous vendez du vin?

– Non, dit la bonne femme.

Elle ajouta avec un tremblotement de colère:

– Vous comprenez, l’autorité militaire force ceux qui tiennent du vin à le vendre quinze sous. Quinze sous! Quelle misère que c’te maudite guerre! On y perd, à quinze sous, monsieur. Alors, j’n’en vends pas d’vin. J’ai bien du vin pour nous. J’dis pas que quéqu’fois, pour obliger, j’en cède pas à des gens qu’on connaît, des gens qui comprennent les choses, mais vous pensez bien, messieurs, pas pour quinze sous.

Lamuse fait partie de ces gens qui comprennent les choses. Il empoigne son bidon qui pend par habitude à son flanc.

– Donnez-m’en un litre. Ce s’ra combien?

– Ce s’ra vingt-deux sous, l’prix qu’i’ m’coûte. Mais vous savez, c’est pour vous obliger parce que vous êtes des militaires.

Barque, à bout de patience, grommelle quelque chose à l’écart. La femme lui jette de côté un regard hargneux et elle fait le geste de rendre le bidon à Lamuse.

Mais Lamuse, lancé dans l’espoir de boire enfin du vin, et dont la joue rougit, comme si le liquide y déteignait déjà doucement, s’empresse d’intervenir:

– N’ayez pas peur, c’est entre nous, la mère, on vous trahira pas.

Elle déblatère, immobile et aigre, contre le tarifage du vin. Et, vaincu par la concupiscence, Lamuse pousse l’abaissement et la capitulation de conscience jusqu’à lui dire:

– Que voulez-vous, madame, c’est militaire! Faut pas essayer de comprendre.

Elle nous conduit dans le cellier. Trois gros tonneaux remplissent ce réduit de leurs rotondités imposantes.

– C’est là vot’ petite provision personnelle?

– Elle sait y faire, la vieille, ronchonne Barque.

La mégère se retourne, agressive.

– Vous ne voudrez pas qu’on se ruine à cette misère de guerre! C’est assez de tout l’argent qu’on perd à ci et à ça.

– A quoi? insiste Barque.

– On voit que vous n’risquez pas vot’argent, vous.

– Non, nous ne risquons que not’ peau.

On s’interpose, inquiets du tour dangereux pour nos intérêts immédiats que prend ce colloque. Cependant la porte du cellier est secouée et une voix d’homme la traverse:

– Eh, Palmyre! clame la voix.

La bonne femme s’en va clopin clopant, en laissant prudemment la porte ouverte.

– Y a du bon! C’est j’té! nous fait Lamuse.

– Quels salauds que ces gens-là! murmure Barque, qui ne digérait pas cette réception.

– C’est t’honteux et dégueulasse, dit Marthereau.

– On dirait qu’tu vois ça pour la première fois!

– Et toi, Dumoulard, gourmande Barque, qui y dit d’un p’tit air pour sa volerie d’vin: «Que voulez-vous, c’est militaire!» Ben, mon vieux, t’as pas les foies!

– Quoi faire d’autre, quoi dire? Alors, il aurait fallu nous mettre la ceinture, pour la table et pour l’aramon? Elle nous ferait payer son vin quarante sous qu’on y prendrait tout de même, n’est-ce pas? Alors, faut s’estimer bien heureux. J’avoue, je n’étais pas rassuré, et j’drelinguais qu’a veule pas.

– J’sais bien que c’est partout et toujours la même histoire, mais c’est égal…

– I’s’ démerde l’habitant, ah oui! I’ faut bien qu’i’ y en ait qui fassent fortune. Tout le monde ne peut pas s’faire tuer.

– Ah! les braves populations de l’Est!

– Ben, et les braves populations du Nord!

– …Qui nous accueillent les bras ouverts!..

– La main ouverte, oui…

– J’te dis, répète Marthereau, que c’est un’ honte et une dégueulasserie.

– La ferme! Rev’là c’te vache…

On fit un tour au cantonnement pour annoncer la réussite de la chose; on alla aux emplettes. Quand nous revînmes dans notre nouvelle salle à manger, nous fûmes bousculés par les préparatifs du déjeuner. Barque était allé à la distribution, et était parvenu à se faire donner directement, grâce à ses relations personnelles avec le chef, rebelle en principe à ce fractionnement des parts, les pommes de terre et la viande qui constituaient la portion des quinze hommes de l’escouade.

Il avait acheté du saindoux – une petite boule pour quatorze sous – on ferait des frites. Il avait acquis aussi des petits pois en conserve: quatre boîtes. La boîte de veau à la gelée de Mesnil André servirait de hors-d’œuvre.

– Tout ça, ça n’aura rien de sale! dit Lamuse, ravi.


*


* *

On inspecta la cuisine. Barque circulait, heureux, autour de la cuisinière de fonte qui meublait de sa masse chaude et respirante un côté de cette pièce.

– J’ai ajouté en douce une cocotte pour la soupe, me souffla-t-il.

Il souleva le couvercle de la marmite.

– C’feu n’est pas très fort. V’la une demi-heure de temps que j’y ai fichu la barbaque et l’eau est encore propre.

L’instant d’après, on l’entendit qui discutait avec l’hôtesse. C’était à cause de cette marmite supplémentaire: elle n’avait plus assez de place sur son fourneau; on lui avait dit qu’on n’avait besoin que d’une casserole; et elle l’avait cru; si elle avait su qu’on lui ferait des difficultés, elle n’aurait pas loué cette chambre. Barque répondit, plaisanta et, bon enfant, parvint à calmer ce monstre.

Les autres, un à un, arrivèrent. Ils clignaient de l’œil, se frottaient les mains, pleins de rêves succulents, comme les invités d’un repas de noces.

En s’arrachant de l’éblouissement du dehors, et en pénétrant dans ce cube de noir, ils ont les yeux crevés et restent là quelques minutes, perdus, comme des hiboux.

– C’est pas très clarteux, dit Mesnil Joseph.

– Ben, mon vieux, qu’est-ce qu’il te faut!

Les autres s’exclament, en chœur:

– On est bougrement bien ici.

Et on voit les têtes remuer et faire oui, dans ce crépuscule de cave.

Un incident: Farfadet s’étant frotté par inadvertance au mur mou et sale, le mur a déteint sur son épaule en une large tache si noire qu’elle se voit, même ici. Farfadet, soigneux de sa personne, grognonne et, pour éviter une seconde fois le contact du mur, il heurte la table et fait tomber sa cuiller par terre. Il se baisse et tâtonne sur le sol raboteux où durant des années la poussière et les toiles d’araignée sont retombées en silence. Quand il retrouve l’ustensile, celui-ci est tout charbonneux et des filaments en pendent. Évidemment, laisser tomber quelque chose par terre est une catastrophe. Il faut vivre ici avec précaution.

Lamuse pose entre deux couverts sa main grasse comme de la charcuterie.

– Allons, à table!

On mange. Le repas est abondant et de fine qualité. Le bruit des conversations se mélange à celui des bouteilles qui se vident et des mâchoires qui s’emplissent. Pendant qu’on savoure la joie de le savourer assis, une lueur filtre par le soupirail et enveloppe d’une aube poussiéreuse un pan d’atmosphère et un carré de la table, allume d’un reflet un couvert, une visière, un œil. Je regarde à la dérobée cette petite fête lugubre, où la gaîté déborde.

Biquet raconte ses tribulations suppliantes pour trouver une blanchisseuse qui consente à lui rendre le service d’ laver du linge, mais «c’était chérot, foutre!» Tulacque décrit la queue qu’on fait devant l’épicier: on n’a pas le droit d’entrer; on est parqué dehors comme des moutons:

– Et malgré qu’tu soyes dehors, si tu n’es pas content et qu’tu l’ouvres trop, on t’expulse de là.

Quelles nouvelles encore? Le rapport édicte des sanctions sévères contre les déprédations chez l’habitant et contient déjà une liste de punitions. – Volpatte est évacué. – Les hommes de la classe 93 vont aller à l’arrière: Pépère en est.

Barque, en apportant les frites, annonce que notre hôtesse a des soldats à sa table: les infirmiers des mitrailleurs.

– I’s ont cru prend’ le mieux, mais c’est nous qui sommes les mieux, dit Fouillade avec conviction en se carrant dans l’ombre de ce local étroit et infect – où l’on est aussi obscurément entassés que dans une guitoune (mais qui songerait à faire ce rapprochement?).

– Vous savez pas, dit Pépin, les gars de la 9


, ils sont vernis! Une vieille les reçoit pour rien, rapport à c’ que son vieux, qu’est mort y a cinquante ans, a été voltigeur dans l’temps. Paraît même qu’elle leur y a donné, pour rien, un bossu qu’i’s sont en train de becqueter en civet.

– Y a du bon monde partout. Mais les gars de la 9


ont eu une rude chance d’être, dans tout l’ village, tombés juste sur la piaule où c’ qu’y avait l’ bon monde!

Palmyre vient apporter le café, qu’elle fournit. Elle s’apprivoise, nous écoute et même nous pose des interrogations d’un ton rogue:

– Pourquoi que vous appelez l’adjudant: le juteux?

Barque répond sentencieusement:

– Toujours ça a été.

Quand elle a disparu, on juge son café:

– Tu parles d’une clarté! On voit l’ suc’ qui s’ balade au fond du verre.

– Elle vend ça six sous.

– C’est d’ l’eau filtrée.

La porte s’entr’ouve et fait une raie blanche; la figure d’un petit garçon s’y dessine. On l’attire comme un petit chat, et on lui présente un morceau de chocolat.

– J’m’appelle Charlot, gazouille alors l’enfant. Chez nous, c’est à côté. On a des soldats aussi. On en a eu toujours, nous. On leur z’y vend tout ce qu’i’ veulent. Seulement, voilà, des fois, i’s sont saouls.

– Dis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin entre ses genoux. Ecoute bien. Ton papa i’ dit, n’est-ce pas: «Pourvu que la guerre continue!» hé?

– Pour sûr, dit l’enfant en hochant la tête, parce qu’on devient riche. Il a dit qu’à la fin d’mai on aura gagné cinquante mille francs.

– Cinquante mille francs! C’est pas vrai!

– Si, si! trépigne l’enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, la guerre pourra continuer.

Des cris aigus, venus des appartements de nos hôtes, interrompent ces confidences. Le mobile Biquet va s’enquérir.

– C’est rien, dit-il en revenant. C’est l’bonhomme qui engueule la bonne femme parce qu’elle ne sait pas y faire, qu’i’ dit, parce qu’elle a mis la moutarde dans un verre à pied, et on n’a pas idée de ça, qu’i’ dit.

On se lève. On quitte la pesante odeur de pipe, de vin et de café stagnant dans notre souterrain. Dès qu’on a passé le seuil, une chaleur lourde nous souffle à la face, aggravée par le relent de friture qui habite la cuisine, et en sort chaque fois qu’on ouvre la porte.

On traverse des multitudes de mouches qui, accumulées sur les murs par couches noires, s’éploient en nappes bruissantes lorsqu’on passe.

– Ça va recommencer comme l’année dernière!.. Les mouches à l’extérieur, les poux à l’intérieur…

– Et les microbes encore plus à l’intérieur.

Dans un coin de cette sale petite maison encombrée de vieilleries, de débris poussiéreux de l’autre saison, emplie par la cendre de tant de soleils révolus, il y a, à côté des meubles et des ustensiles, quelque chose qui remue: un vieux bonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penser au cou d’une volaille déplumée par la maladie. Il a également un profil de poule: pas de menton et un long nez; une plaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on voit monter et descendre de grosses paupières rondes et cornées comme des couvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux.

Barque l’a déjà observé:

– Vise-le: i’ cherche un trésor. I’ dit qu’y en a un quéqu’part dans c’te cambuse, dont il est l’beau-père. Tu l’vois tout d’un coup s’mett’ à quat’ pattes et pointer son quart de brie dans tous les coins. Tiens, vise-le.

Le vieux procédait, à l’aide de son bâton, à un sondage méthodique. Il toquait sur le bas des murs et sur les briques du dallage. Il était bousculé par les allées et venues des habitants de la maison, des arrivants, et par le passage du balai de Palmyre qui le laissait faire sans rien dire, en pensant sans doute par devers elle que, plus que des cassettes aléatoires, l’exploitation du malheur public est un trésor.

Deux commères, debout, échangeaient des paroles confidentielles à voix basse, dans une embrasure, près d’une vieille carte de Russie peuplée de mouches.

– Oui, mais c’est avec le Picon, marmottait l’une, qu’il faut faire attention. Si vous n’avez pas la main légère, vous ne trouverez pas vos seize doses par bouteille, et alors, vous manquez trop à gagner. Je ne dis pas qu’on y est de son porte-monnaie, non tout de même, mais on manque à gagner. Pour parer à ça, il faudrait s’entendre entre débitants, mais l’entente est si difficile, même dans l’intérêt général!

Dehors, rayonnement torride, criblé de mouches. Les bestioles, rares il y avait quelques jours encore, multipliaient partout les murmures de leurs minuscules et innombrables moteurs. Je sors accompagné de Lamuse. On va flâner. Aujourd’hui, on sera tranquille: c’est repos complet, à cause de la marche de cette nuit. On pourrait dormir, mais il est bien plus avantageux de profiter de ce repos pour se promener librement: demain on sera repris par l’exercice et les corvées…

Il y en a de moins chanceux que nous, qui d’ores et déjà sont impliqués dans l’engrenage des corvées.

A Lamuse qui lui demande de venir flânocher avec nous, Corvisart répond en tripotant sur sa face oblongue son petit nez rond planté horizontalement comme un bouchon:

– J’peux pas: J’ suis d’ colombins!

Il montre la pelle et le balai à l’aide desquels il accomplit le long des murs, penché dans une atmosphère malade, sa tâche de boueux et de vidangeur.

Nous marchons à pas alanguis. L’après-midi pèse sur la campagne assoupie, et écrase les estomacs garnis et ornés richement de victuaille. On échange de rares propos.

Là-bas, on entend des cris: Barque est en proie à une ménagerie de ménagères… Et la scène est épiée par une fillette pâle, aux cheveux réunis par derrière en un pinceau de filasse, à la bouche brodée de boutons de fièvre, et par des femmes qui, installées devant leur porte, dans un peu d’ombre, travaillent à quelque fade ouvrage de lingerie.

Six hommes passent conduits par un caporal-fourrier. Ils sont porteurs de piles de capotes neuves, et de ballots de chaussures.

Lamuse considère ses pieds boursouflés, racornis:

– Y a pas d’erreur. I’ m’ faut des péniches, un peu plus tu verrais mes panards à travers celles-ci… J’peux pourtant pas marcher sur la peau d’ mes pinceaux, hein?

Un aéroplane ronfle. On suit ses évolutions, la face en l’air, le cou tordu, les yeux larmoyants de l’éclat aigu du ciel. Quand nos regards sont retombés ici-bas, Lamuse me déclare:

– Ces machines-là, jamais ça ne deviendra pratique, jamais.

– Comment peux-tu dire ça! On a fait tellement de progrès, si vite…

– Oui, mais on s’arrêtera là. On ne fera jamais mieux, jamais.

Je ne discute pas, cette fois-ci, ce dur refus buté que l’ignorance oppose, toutes les fois qu’elle peut, aux promesses du progrès, et je laisse mon gros camarade s’imaginer opiniâtrement que l’extraordinaire effort de la science et de l’industrie s’est, tout à coup, arrêté à lui.

Ayant commencé à me dévoiler sa pensée profonde, il continue, et, rapprochant et baissant la tête, il me dit:

– Tu sais qu’elle est ici, l’Eudoxie.

– Ah! fis-je.

– Oui, mon vieux. Tu n’ remarques jamais rien, toi, j’ai r’marqué (et Lamuse me sourit avec indulgence). Alors, tu saisis: si elle est venue c’est qu’on l’intéresse, pas? Elle nous a suivis pour quelqu’un de nous, y a pas d’erreur.

Il reprend:

– Mon vieux, veux-tu que je te dise? Elle est venue pour moi.

– En es-tu sûr, mon pauvre vieux?

– Oui, dit sourdement l’homme-bœuf. D’abord, j’la veux. Et puis, à deux fois, mon vieux, j’lai trouvée sur mon passage, juste sur mon passage, à moi, t’entends bien? Tu m’diras qu’elle s’est sauvée; c’est qu’elle est timide, ça, oui…

Il se figea au milieu de la rue et me regarda en face. Sa figure épaisse, aux joues et au nez humides de graisse, était grave. Il porta son poing globuleux à sa moustache jaune sombre soigneusement roulée, et la lissa avec tendresse. Puis il continua à me montrer son cœur.

– J’ la veux, mais, tu sais, j’ la marierai bien, moi. Elle s’appelle Eudoxie Dumail. Avant j’ pensais pas à l’épouser. Mais depuis que j’ connais son nom de famille, i’ m’ semble que c’est changé, et j’marcherais bien. Ah! nom de Dieu, elle est si jolie, c’te femme. Et c’est pas tant encore qu’elle soit jolie… Ah!..

Le gros garçon débordait d’une sentimentalité et d’une émotion qu’il cherchait à me prouver par des paroles.

– Ah! mon vieux!.. Y a des fois qu’i’faudrait me r’tenir avec un crochet, martela-t-il avec un sombre accent, tandis que le sang affluait aux quartiers de chair de son encolure et de ses joues. Elle est si belle, elle est… Et moi, j’suis… Elle est si pas pareille – t’as remarqué, j’suis sûr, toi qui r’marques – . C’est une paysanne, oui, eh bien, elle a je n’sais quoi qu’elle a qu’est pire qu’une Parisienne, même une Parisienne chic et endimanchée, pas? Elle… Moi, j’…

Il fronça ses sourcils roux. Il aurait voulu m’expliquer la splendeur de ce qu’il pensait. Mais il ignorait l’art de s’exprimer, et il se tut; il restait seul avec son émotion inavouable, toujours seul malgré lui.

…Nous nous avançâmes à côté l’un de l’autre le long des maisons. On voyait se ranger devant les portes des haquets chargés de barriques. On voyait les fenêtres donnant sur la rue se fleurir de massifs multicolores de boîtes de conserves, de faisceaux de mèches d’amadou – de tout ce que le soldat est forcé d’acheter. Presque tous les paysans cultivaient l’épicerie. Le commerce local avait été long à se déclencher; maintenant l’élan était donné; chacun se jetait dans le trafic, pris par la fièvre des chiffres, ébloui par les multiplications.

Les cloches sonnèrent. Un cortège déboucha. C’était un enterrement militaire. Une fourragère, conduite par un tringlot, portait un cercueil enveloppé dans un drapeau. A la suite, un piquet d’hommes, un adjudant, un aumônier et un civil.

– L’pauvre petit enterrement à queue coupée! dit Lamuse.

– L’ambulance n’est pas loin, murmura-t-il. A s’vide, que veux-tu! Ah! ceux qui sont morts sont bien heureux. Mais des fois, seulement, pas toujours… Voilà!

Nous avons dépassé les dernières maisons. Dans la campagne, au bout de la rue, le train régimentaire et le train de combat se sont installés: Les cuisines roulantes et les voitures tintinnabulantes qui les suivent avec leur bric à brac de matériel, les voitures à croix rouge, les camions, les fourragères, le cabriolet du vaguemestre.

Les tentes des conducteurs et des gardiens essaiment autour des voitures. Dans des espaces, des chevaux, les pieds sur la terre vide, regardent le trou du ciel avec leurs yeux minéraux. Quatre poilus plantent une table. La forge en plein air fume. Cette cité hétéroclite et grouillante, posée sur le champ défoncé dont les ornières parallèles et tournantes se pétrifient dans la chaleur, est frangée déjà largement d’ordures et de débris.

Au bord du camp, une grande voiture peinte en blanc tranche sur les autres par sa propreté et sa netteté. On dirait, au milieu d’une foire, la roulotte de luxe où l’on paye plus cher que dans les autres.

C’est la fameuse voiture stomatologique que cherchait Blaire.

Justement, Blaire est là, devant, qui la contemple. Il y a longtemps, sans doute, qu’il tourne autour, les yeux attachés sur elle. L’infirmier Sambremeuse, de la Division, revient de courses, et gravit l’escalier volant de bois peint, qui mène à la porte de la voiture. Il tient dans ses bras une boîte de biscuits, de grande dimension, un pain de fantaisie et une bouteille de Champagne. Blaire l’interpelle:

– Dis donc, Du Fessier, c’te bagnole-là, c’est les dentistes?

– C’est écrit dessus, répond Sambremeuse, un petit replet, propre, rasé, au menton blanc et empesé. Si tu ne le vois pas, c’est pas l’dentiste qu’il faut demander pour te soigner les piloches, c’est le vétérinaire pour te torcher la vue.

Blaire, s’étant approché, examine l’installation.

– C’est barloque, dit-il.

Il s’approche encore, s’éloigne, hésite à engager sa mâchoire dans cette voiture. Il se décide enfin, met un pied sur l’escalier, et disparaît dans la roulotte.


*


* *

Nous poursuivons la promenade… On tourne dans un sentier dont les hauts buissons sont poivrés de poussière. Les bruits s’apaisent. La lumière éclate partout, chauffe et cuit le creux du chemin, y étale d’aveuglantes et brûlantes blancheurs ça et là, et vibre dans le ciel parfaitement bleu.

Au premier tournant, à peine entendons-nous un crissement léger de pas, et nous nous trouvons face à face avec Eudoxie!

Lamuse pousse une exclamation sourde. Peut-être s’imagine-t-il, encore une fois, qu’elle le cherchait, croit-il à quelque don du destin… Il va à elle, de toute sa masse.

Elle le regarde, s’arrête, encadrée par de l’aubépine. Sa figure étrangement maigre et pâle s’inquiète, ses paupières battent sur ses yeux magnifiques. Elle est nu-tête; son corsage de toile est échancré sur le cou, à l’aurore de sa chair. Si proche, elle est vraiment tentante dans le soleil, cette femme couronnée d’or. La blancheur lunaire de sa peau appelle et étonne le regard. Ses yeux scintillent: ses dents, aussi, étincellent dans la vive blessure de sa bouche entr’ouverte, rouge comme le cœur.

– Dites-moi… J’vais vous dire… halète Lamuse. Vous m’plaisez tant…

Il avance le bras vers la précieuse passante immobile.

Elle a un haut-le-corps, et lui répond:

– Laissez-moi tranquille, vous me dégoûtez!

La main de l’homme se jette sur une des petites mains. Elle essaie de la retirer et la secoue pour se dégager. Ses cheveux d’une intense blondeur se défont, et remuent comme des flammes. Il l’attire à lui. Il tend le cou vers elle, et ses lèvres aussi se tendent en avant. Il veut l’embrasser. Il le veut de toute sa force, de toute sa vie. Il mourrait pour la toucher avec sa bouche.

Mais elle se débat, elle jette un cri étouffé; on voit palpiter son cou, sa jolie figure s’enlaidir haineusement.

Je m’approche et mets la main sur l’épaule de mon compagnon, mais mon intervention est inutile: il recule et gronde, vaincu.

– Vous n’êtes pas malade, des fois! lui crie Eudoxie.

– Non!.. gémit le malheureux, déconcerté, atterré, affolé.

– N’y revenez pas, vous savez! dit-elle.

Et elle s’en va, toute pantelante, et il ne la regarde même pas s’en aller: il reste les bras ballants, béant devant la place où elle était, martyrisé dans sa chair, réveillé d’elle et ne sachant plus de prière.

Je l’entraîne. Il me suit, muet, tumultueux, en reniflant, essoufflé comme s’il avait fui pendant longtemps.

Il baisse le bloc de sa grosse tête. Dans la clarté impitoyable de l’éternel printemps, il est pareil au pauvre cyclope qui rôdait sur les antiques rivages de Sicile, bafoué et dompté par la force lumineuse d’une enfant, tel un jouet monstrueux, au commencement des âges.

Le marchand de vin ambulant, poussant sa brouette bossuée d’un tonneau, a vendu quelques litres aux hommes de garde. Il disparaît au tournant de la route, avec sa face jaune et plate comme le camembert, ses rares cheveux légers, effilochés en flocons de poussière, si maigre dans son pantalon flottant qu’on dirait que ses pieds sont rattachés à son torse par des ficelles.

Et entre les poilus désœuvrés du corps de garde, au bout du pays, sous l’aile de la plaque indicatrice, ballottante et grinçante qui sert d’enseigne au village, il s’établit une conversation à propos de ce polichinelle errant.

– Il a une sale bougie, dit Bigornot. Et pis, veux-tu que je te dise? On ne devrait pas laisser tant de civelots se baguenauder sur le front, en douce poil-poil, surtout des mecs dont on ne connaît pas bien l’originalité.

– Tu abîmes, pou volant, répond Cornet.

– T’occupe pas, face de semelle, insiste Bigornot, on s’méfie pas assez. J’ sais c’ que j’ dis quand je l’ouvre.

– Tu sais pas, dit Canard, Pépère va à l’arrière.

– Les femmes ici, murmura La Mollette, a sont laides, c’est des r’mèdes.

Les autres hommes de garde, promenant leurs regards braqués dans l’espace, contemplent deux avions ennemis et l’écheveau embrouillé de leurs lacis. Autour des oiseaux mécaniques et rigides, qui, suivant le jeu des rayons, apparaissent dans les hauteurs, tantôt noirs comme des corbeaux, tantôt blancs comme des mouettes – des multitudes d’éclatements de shrapnells pointillent l’azur et semblent une longue volée de flocons de neige dans le beau temps.


*


* *

On rentre. Deux promeneurs s’avancent. Ce sont Carassus et Cheyssier.

Ils annoncent que le cuisinier Pépère va s’en aller à l’arrière, cueilli par la loi Dalbiez et expédié dans un régiment territorial.

– V’la un filon pour Blaire, dit Carassus, qui a au milieu de la figure un drôle de grand nez qui ne lui va pas.

Dans le village, des bandes de poilus passent, ou des couples, liés par les liens entre-croisés du dialogue. On voit des isolés se joindre deux à deux, se quitter, puis, pleins encore de conversations, se rejoindre à nouveau, attirés l’un vers l’autre comme par un aimant.

Une cohue acharnée: au milieu, des blancheurs de papier ondoient. C’est le marchand de journaux qui vend, pour deux sous, les journaux à un sou. Fouillade est arrêté au milieu du chemin, maigre comme la patte d’un lièvre. A l’angle d’une maison, Paradis présente dans le soleil sa face rose comme le jambon.

Biquet nous rejoint, en petite tenue: veste et bonnet de police. Il se lèche les babines.

– J’ai rencontré des copains. On a bu un coup. Tu comprends; demain, va falloir se remettre à gratter; et, d’abord, nettoyer ses frusques et son lance-pierres. Rien qu’ma capote, ça va être quéqu’chose, à tirer au clair! C’est pus une capote, c’est une doublure d’une manière de cuirasse.

Moutreuil, employé au bureau, surgit, et hèle Biquet:

– Eh, l’ chiard! Une lettre. V’la une heure qu’on t’ cherche après! T’es jamais là, œuf!

– J’ peux pas être ici z’et là, gros sac. Donne voir.

Il examine, soupèse, et annonce en déchirant l’enveloppe:

– C’est d’ ma vieille.

On ralentit le pas. Il lit en suivant les lignes avec son doigt, en hochant la tête d’un air convaincu, et en remuant les lèvres comme une dévote.

A mesure qu’on gagne le centre du village, l’affluence augmente. On salue le commandant, et l’aumônier noir qui marche à côté, comme une promeneuse. On est interpellé par Pigeon, Guenon, le jeune Escutenaire, le chasseur Clodore. Lamuse semble être aveugle et sourd, et ne plus savoir que marcher.

Bizouarne, Chanrion, Roquette, arrivent en tumulte annonçant une grande nouvelle:

– Tu sais, Pépère va s’en aller à l’arrière.

– C’est drôle, c’ qu’on s’ gourre! dit Biquet en levant le nez hors de sa lettre. La vieille s’en fait pour moi!

Il me montre un passage de la missive maternelle: «Quand tu recevras ma lettre, épèle-t-il, tu seras sans doute dans la boue et le froid, à n’avoir rien, privé de tout, mon pauvre Eugène…»

Il rit.

– Y a dix jours qu’elle m’a marqué ça. Elle n’y est pas du tout! On n’a pas froid, puisqu’i’ fait beau depuis c’ matin. On n’est pas malheureux, puisqu’on a une chambre où boulotter. On a eu des misères, mais on est bien maintenant.

Nous regagnons le chenil dont nous sommes locataires, en méditant cette phrase. Sa touchante simplicité m’émeut et me montre une âme, des multitudes d’âmes. Parce que le soleil s’est montré, parce qu’on a senti un rayon et un semblant de confort, le passé de souffrance n’existe plus, et l’avenir terrible n’existe pas non plus… «On est bien maintenant.» Tout est fini.

Biquet s’installe à la table, comme un monsieur, pour répondre. Il dispose avec soin et vérifie le papier, l’encre, la plume, puis promène bien régulièrement, en souriant, sa grosse écriture le long de la petite page.

– Tu rigolerais, me dit-il, si tu savais c’ que j’y écris, à la vieille.

Il relit sa lettre, s’en caresse, se sourit.




VI

HABITUDES


Nous trônons dans la basse-cour.

La grosse poule, blanche comme le fromage à la crème, couve dans un fond de panier, près de la cabane dont le locataire enfermé farfouille. Mais la poule noire circule. Elle dresse et rentre, par saccades, son cou élastique, s’avance à grands pas maniérés; on entrevoit son profil où cligne une paillette, et sa parole semble produite par un ressort métallique. Elle va, chatoyante de reflets noirs et lustrés, comme une coiffure de gitane, et, en marchant, elle déploie çà et là sur le sol une vague traîne de poussins.

Ces légères petites sphères jaunes, sur qui l’instinct souffle et qu’il fait refluer toutes, se précipitent sous ses pas par courts crochets rapides, et picorent. La traîne reste accrochée: deux poussins, dans le tas, sont immobiles et pensifs, inattentifs aux déclics de la voix maternelle.

– C’est mauvais signe, dit Paradis. Le poulet qui réfléchit est malade.

Et Paradis décroise et recroise ses jambes.

A côté, sur le banc, Volpatte allonge les siennes, émet un grand bâillement qu’il fait durer paisiblement et il se remet à regarder; car, entre tous les hommes, il adore observer les volailles pendant la courte vie où elles se dépêchent tant de manger.

Et on les contemple de concert, et aussi le vieux coq dégarni, usé jusqu’à la corde, et dont, à travers du duvet décollé apparaît à nu la cuisse caoutchouteuse, sombre comme une côtelette grillée. Celui-là approche de la couveuse blanche qui tantôt détourne la tête, d’un «non» sec, en donnant quelques coups assourdis de crécelle, tantôt l’épie avec les petits cadrans bleus émaillés de ses yeux.

– On est bien, dit Barque.

– Vise les petits canards, répond Volpatte. I’s sont boyautants.

On voit passer une file de canetons tout jeunes – presque encore des œufs à pattes, – et dont la grande tête tire en avant le corps chétif et boiteux, très vite, par la ficelle du cou. De son coin, le gros chien les suit aussi de son œil honnête, profondément noir, où le soleil, posé sur lui en écharpe, met une belle roue fauve.

Au delà de cette cour de ferme, par l’échancrure du mur bas, se présente le verger, dont un feutrage vert, humide et épais, recouvre la terre onctueuse, puis un écran de verdure avec une garniture de fleurs, les unes blanches comme des statuettes, les autres satinées et multicolores comme des nœuds de cravate. Plus loin, c’est la prairie, où l’ombre des peupliers étale des rayures vert noir et vert or. Plus loin encore, un carré de houblons, debout, suivi d’un carré de choux assis en rang par terre. On entend dans le soleil de l’air et dans le soleil de la terre, les abeilles qui travaillent musicalement, en conformité avec les poésies, et le grillon qui, malgré les fables, chante sans modestie et remplit à lui seul tout l’espace.

Là-bas, du faîte d’un peuplier descend, toute tourbillonnante, une pie qui, mi-blanche, mi-noire, semble un morceau de journal à moitié brûlé.

Les soldats s’étirent délicieusement sur un banc de pierre, les yeux demi-clos, et s’offrent au rayon qui, dans le creux de cette vaste cour, chauffe l’atmosphère comme un bain.

– Voilà dix-sept jours qu’on est là! Et on croyait qu’on allait s’en aller du jour au lendemain!

– On n’sait jamais! dit Paradis, en hochant la tête et en claquant la langue.

Par la poterne de la cour ouverte sur le chemin, on voit se promener une bande de poilus, le nez en l’air, gourmands de soleil, puis, tout seul, Tellurure: au milieu de la rue, il balance le ventre florissant dont il est propriétaire, et déambulant sur ses jambes arquées comme deux anses, crache tout autour de lui, abondamment, richement.





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