Книга - Cruelle Énigme

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Cruelle Énigme
Paul Bourget






Cruelle Énigme





DÉDICACE



A Monsieur Henry James

Permettez-moi, mon cher Henry James, de placer votre nom à la première page de ce livre, en souvenir du temps où je commençai de l'écrire, qui fut le temps aussi où nous nous sommes connus. Dans nos conversations de l'été dernier, en Angleterre, prolongées tantôt à une des tables de l'hospitalier Athenœum-club, tantôt sous les ombrages des arbres de quelque vaste parc, tantôt sur cette esplanade de Douvres, retentissante du fracas des lames, nous avons souvent discuté au sujet de cet art du roman, le plus moderne de tous, parce qu'il est le plus souple, le plus capable de s'accommoder aux nécessités variées de chaque tempérament. Nous tombions d'accord que les lois imposées au romancier par les diverses esthétiques se ramènent en définitive à une seule: donner une impression personnelle de la Vie. Trouverez-vous cette impression-là dans Cruelle Énigme? Je le souhaite, afin que cette œuvre soit vraiment digne de vous être offerte, à vous dont j'ai pu apprécier, comme lecteur, le rare et subtil talent, comme confrère, la sympathie intelligente, et comme ami le noble caractère.



    P. B.



Paris, 9 février 1885…





I


Tous les hommes habitués à sentir avec leur imagination connaissent bien la sorte de mélancolie sans analogue qu'inflige une trop complète ressemblance entre une mère et sa fille, lorsque cette mère a cinquante ans, que cette fille en a vingt-cinq, et que l'une se trouve ainsi présenter le spectre anticipé de la vieillesse de l'autre. Qu'elle est féconde en amertumes, pour un amoureux, cette vision de l'inévitable flétrissure réservée à la beauté qu'il chérit! Au regard d'un observateur désintéressé, de telles ressemblances abondent en réflexions singulièrement suggestives. Il est rare en effet que l'analogie des traits des deux visages aille jusqu'à l'identité, plus rare encore que l'expression en soit tout à fait pareille. D'une génération à l'autre, d'ordinaire, il y a eu comme une marche en avant du tempérament commun. La qualité dominante de la physionomie est devenue plus dominante, – symbole visible d'un développement du caractère produit par l'hérédité. Trop fin déjà, le visage s'est affiné davantage; sensuel, il s'est matérialisé; volontaire, il s'est durci et séché. Mais surtout à l'époque où la vie a fait son œuvre, lorsque la mère a passé la soixantième année et la fille la quarantième, cette gradation dans les ressemblances devient comme palpable au contemplateur, et avec elle l'histoire des circonstances morales où s'est débattue cette âme de la race dont ces deux êtres marquent deux étapes. L'aperception des fatalités du sang est si lucide alors, que parfois elle tourne à l'angoisse. C'est dans de telles rencontres que se révèle, même aux esprits les plus dépourvus du sens des idées générales, l'implacable, la tragique action des lois de la nature; et, pour peu que cette action s'exerce contre des créatures qui nous tiennent au cœur, même en dehors de l'amour, cela fait si mal de la constater!

Bien qu'à soixante et douze ans, avec une maladie du foie contractée en Afrique, cinq blessures et quinze campagnes, un homme parti jadis comme simple soldat et retraité comme divisionnaire ne soit pas très disposé aux songeries philosophiques, c'est pourtant à des impressions de cet ordre que le général comte Alexandre Scilly s'abandonnait, ce soir-là, au sortir du salon d'un petit hôtel de la rue Vaneau, où il avait laissé en tête à tête sa vieille amie M


Castel et la fille de cette amie, M


Liauran. Onze heures venaient de sonner à la pendule du plus pur style Empire, – un cadeau de Napoléon I


au père de M


Castel, – posée sur la cheminée de ce salon. Le général s'était levé comme d'habitude, exactement au premier coup, afin de gagner sa voiture annoncée. A vrai dire, le comte avait les plus fortes raisons du monde pour être obscurément et profondément troublé. Après la campagne de 1870, qui lui avait valu ses dernières épaulettes, mais dans laquelle sa santé avait achevé de se ruiner, cet homme s'était trouvé à Paris sans autres parents que des cousins éloignés et qu'il n'aimait pas, ayant eu à se plaindre d'eux lors de la succession d'une cousine commune. N'avaient-ils pas attaqué le testament de la vieille dame, et accusé de captation, qui? Lui, le comte Scilly, le propre fils du héros de Leipsick! Avec ce besoin de remplacer par des habitudes fixes la sécurité de la famille absente, qui distingue les célibataires de tout âge, le général avait été conduit à se créer un intérieur en dehors de son appartement de soldat au repos. Les circonstances avaient ainsi fait de lui le commensal quasi quotidien de l'hôtel de la rue Vaneau où habitaient deux femmes auxquelles il était attaché depuis longtemps. La plus âgée, M


Marie-Alice Castel, était la veuve de son premier protecteur, du capitaine Hubert Castel, tué à ses côtés en Algérie, quand il n'était encore, lui, Scilly, que simple sergent. La seconde, M


Marie-Alice Liauran, était veuve de son plus cher protégé, du capitaine Alfred Liauran, tué en Italie. Toutes les personnes qui ont un peu étudié le caractère du vieux garçon et du vieil officier, – cela fait comme deux célibats l'un sur l'autre, – comprendront, au simple énoncé de ces faits, quelle place cette mère et cette fille occupaient dans l'existence du général. Chaque fois qu'il sortait de chez elles, et durant tout le temps que mettait sa voiture à le ramener chez lui, son unique préoccupation était de revenir sur tous les incidents de sa visite, – et ce temps était long, car le général habitait, au quai d'Orléans, le rez-de-chaussée d'une antique maison, léguée précisément par sa cousine. La voiture n'allait pas vite: elle était attelée d'un ancien cheval de régiment, très âgé, très doux, et débonnairement conduit par un ancien soldat d'ordonnance, le fidèle Bertrand, qui n'aurait pas fouetté la bête pour un tonneau d'eau-de-vie de marc, sa boisson favorite. La voiture elle-même ne roulait pas aisément, basse et lourde comme elle était, – un véritable coupé de douairière que le général avait gardé, tel quel, avec le cuir vert pâle de la garniture et la nuance vert sombre de ses panneaux. Est-il besoin d'ajouter que Scilly avait hérité cette voiture en même temps que la maison? Dans son ignorance de vieux grognard habitué aux rudesses d'un métier qu'il avait pris très au sérieux, il considérait naïvement ce pesant véhicule comme un comble de confortable, et, la main passée dans une des brassières, assis sur le bord des coussins où sa cousine s'allongeait voluptueusement autrefois, ce qu'il revoyait sans cesse c'était le salon de la rue Vaneau et les deux habitantes de ce calme asile, – oh! si calme, avec ses hautes fenêtres fermées, derrière lesquelles s'étend le princier jardin qui va de la rue de Varenne à la rue de Babylone; – oui si calme et si connu de lui, Scilly, dans les moindres détails! Sur les murs étaient appendus trois grands portraits attestant que, depuis la Révolution, tous les hommes de cette famille avaient été soldats. C'était d'abord le colonel Hubert Castel, le grand-père, représenté par le peintre Gros dans le sombre uniforme des cuirassiers de l'Empire, la tête nue, sa robuste nuque prise dans le collet d'un bleu noir, son torse revêtu de la cuirasse, ses bras serrés dans le drap sombre des manches et ses mains couvertes du gantelet à crispin blanc. Napoléon était tombé du trône trop tôt pour récompenser, comme il le voulait, cet officier qui lui sauva la vie dans la campagne de Russie. C'était ensuite le fils de ce dur cavalier, le capitaine de l'armée d'Afrique, peint par Delacroix avec la tunique bleue à pans plissés et le large pantalon rouge serré aux pieds; – puis le portrait, peint par Flandrin, d'Alfred Liauran dans la tenue d'officier de la ligne, telle que Scilly l'avait portée lui-même. De-ci de-là, des miniatures représentaient le colonel Castel encore, mais avant qu'il n'eût atteint son grade, et aussi des hommes et des femmes de l'ancien régime; car M


Castel est une demoiselle de Trans, – des Trans de Provence, une très nombreuse et très noble famille des environs d'Aix. Le père du colonel Castel, simple intendant du père de Marie-Alice, avait sauvé les biens de cette famille, à la vérité assez peu considérables, pendant la tourmente de 1792, et lorsqu'en 1829 M


de Trans avait voulu épouser le petit-fils de cet honnête homme, lequel se trouvait être le fils d'un soldat célèbre, elle n'avait rencontré aucune résistance. Tout le passé de M


Castel et de sa fille était donc épars sur les murs de ce salon, sévère à la fois et intime, comme toutes les pièces habitées beaucoup, et par des personnes qui ont le culte des souvenirs. L'ameublement, composé d'un curieux mélange d'objets du premier Empire, de la Restauration et de la monarchie de Juillet, ne correspondait certes pas à la fortune des deux femmes, devenue très grande par suite de la modestie de leur genre d'existence; mais il n'était pas un de ces meubles qui ne parlât d'un être cher, et à elles, et à Scilly, qui se trouvait, depuis son enfance, ne rien ignorer des choses de cette famille. Son père n'avait-il pas été fait comte le jour même où Castel, son compagnon d'armes, avait été fait colonel? Et justement c'était cette connaissance profonde de la vie de ces deux femmes, cette connaissance par les causes, qui rendait le vieillard si étrangement sensible à leur endroit. Il s'était identifié avec elles au point de ne pouvoir dormir de la nuit lorsqu'il les avait laissées visiblement préoccupées. Cet homme maigre et comme tassé sur lui-même, chez qui tout révélait la stricte discipline, depuis l'effacement de son regard jusqu'à la régularité de sa démarche et la rigueur ponctuelle de sa tenue, découvrait en lui, lorsqu'il s'agissait de ses deux amies, tous les trésors de sensibilité que son genre d'existence ne lui avait guère permis de dépenser; et, par ce soir du mois de Février 1880, il se trouvait dans l'état d'agitation d'un amant qui a vu les yeux de sa maîtresse noyés de larmes, sans en savoir le motif.

– «Quel sujet de chagrin peuvent-elles avoir qu'elles ne me disent pas?» Cette question passait et repassait dans la tête du général tandis que sa voiture allait, battue par le vent et fouettée par la pluie. Il faisait un «prussien de temps», ainsi que s'exprimait le cocher du comte; mais ce dernier ne songeait même pas à lever la vitre de la portière, par la baie de laquelle des rafales entraient, de cinq minutes en cinq minutes, et toujours il en revenait à sa question, car ses pauvres amies avaient été mortellement tristes toute la soirée, et le général les voyait toutes les deux en esprit telles que son dernier regard les avait saisies. La mère était assise au coin du feu, dans une bergère, avec ses cheveux tout blancs, son profil demeuré fier, et ses yeux étrangement noirs dans un visage ridé de ces longues rides verticales qui disent la noblesse de la vie. En tout moment la pâleur extraordinaire de son teint, décoloré, comme vidé de sang, révélait les immenses chagrins d'un veuvage qu'aucune distraction n'avait consolé. Mais cette pâleur avait paru au comte plus saisissante encore ce soir-là, de même que l'inquiétude de la physionomie de la fille. Quoique M


Liauran eût quarante ans passés, pas un fil d'argent ne se mêlait encore à ses bandeaux noirs qui couronnaient un visage, fané sans être flétri, où tous les traits de sa mère se retrouvaient, mais émaciés davantage, et endoloris. Une maladie nerveuse la tenait presque toujours couchée sur sa chaise longue qui faisait, ce soir-là exactement face à la bergère de M


Castel, en sorte que le général, en sortant du salon, avait pu voir à la fois les deux femmes, et sentir confusément que sur la seconde pesait un double veuvage. Non, il n'y avait plus dans cette créature de quoi supporter la vie sans en saigner. Pour Scilly, qui connaissait dans quelle atmosphère de tendresse et de chagrin la seconde Marie-Alice avait grandi, avant d'entrer elle-même dans une atmosphère de nouvelles peines, cette sorte de redoublement de veuvage expliquait bien l'exagération chez la fille d'une sensibilité déjà aiguë chez la mère. Mais aussi, n'y avait-il pas des années que la mélancolie des deux veuves s'égayait, ou plutôt se parait, de la présence d'un enfant, de cet Alexandre-Hubert Liauran, né quelques mois avant la guerre d'Italie, – charmant être, un peu trop frêle au gré de son parrain le général qui l'appelait volontiers «mademoiselle Hubert», et si gracieux, comme tous les jeunes gens élevés uniquement par des femmes? Dans les conditions où sa mère et sa grand'mère se trouvaient, comment ce garçon n'aurait-il pas été le monde entier pour elles? «Si elles sont si tristes, ce ne peut être qu'à cause de lui, se dit le comte; il ne s'agit pourtant pas de guerre…» car le vieux soldat se rappelait la promesse que le jeune homme lui avait faite de s'engager aussitôt, si jamais une nouvelle lutte mettait aux prises l'Allemagne et la France. Cette condition seule l'avait décidé à ne pas combattre le désir épouvanté des deux femmes qui avaient voulu garder leur fils auprès d'elles. Le jeune homme en effet avait été attiré d'abord par le métier militaire; mais la seule idée de voir cet enfant revêtu d'un uniforme avait été pour M


Castel et M


Liauran un trop dur martyre et l'enfant était demeuré auprès d'elles, sans autre carrière que de les aimer et d'en être aimé.

Le souvenir de son filleul Hubert éveilla chez le comte une nouvelle suite de rêveries. Son coupé, après avoir descendu la rue du Bac, s'engageait maintenant sur les quais. Un paquet de pluie s'abattit sur la joue du vieux soldat, qui ferma le carreau resté ouvert. La sensation soudaine du froid le fit se recroqueviller davantage dans le coin de sa voiture et dans ses pensées. La sorte de reploiement que produit une contrariété physique a souvent cet étrange effet d'aviver en nous la puissance du souvenir. Ce fut le cas pour le général, qui se prit soudain à réfléchir que depuis plusieurs semaines son filleul avait rarement passé la soirée rue Vaneau. Il ne s'en était pas inquiété, sachant que M


Liauran tenait beaucoup à ce que son fils allât dans le monde. Elle avait si peur qu'il ne se lassât de leur vie étroite. Un instinct secret forçait maintenant Scilly à rattacher ces absences et l'inexplicable tristesse répandue sur le visage des deux femmes. Il comprenait si bien que toutes les forces vives du cœur de la grand'mère et de celui de la mère avaient pour aboutissement suprême l'existence de cet enfant! Et pêle-mêle il se représentait les mille scènes d'affection passionnée auxquelles il avait assisté depuis l'époque où Hubert était né. Il se rappelait les recrudescences de pâleur de M


Castel et les migraines meurtrières de M


Liauran au moindre malaise de l'enfant. Il revoyait les journées de son éducation, que sa mère avait suivie elle-même. Que de fois il avait admiré la jeune femme, accoudée sur une petite table et employant ses heures du soir à étudier dans un livre de latin ou de grec la page que le petit garçon devait réciter le lendemain! Par une de ces touchantes folies de tendresse propres à certaines mères que ferait souffrir le moindre divorce survenu entre leur esprit et celui de leur fils, M


Liauran avait voulu s'associer, heure par heure, au développement de l'intelligence de son enfant. Hubert n'avait pas pris une leçon dans la chambre d'en haut du petit hôtel sans que la mère ne fût là, travaillant à quelque ouvrage de charité, tricotant une couverture, ourlant des mouchoirs de pauvres, mais écoutant avec toute son attention ce que disait le maître. Elle avait poussé la divine susceptibilité de sa jalousie d'âme jusqu'à ne pas vouloir d'un précepteur. Hubert avait donc reçu les enseignements de professeurs particuliers, que M


Liauran avait pris sur les recommandations du curé de Sainte-Clotilde, son directeur, et aucun d'eux n'avait pu lui disputer une influence dont elle n'admettait le partage qu'avec l'aïeule. Quand il avait fallu que le jeune homme apprît l'équitation et l'escrime, la malheureuse femme, pour laquelle une heure passée loin de son fils était une période d'angoisse à peine dissimulée, avait mis des mois et des mois à se décider. Elle avait enfin consenti à disposer en salle d'armes une chambre du rez-de-chaussée de l'hôtel. Un ancien prévôt de régiment, établi à Paris, et que le général Scilly avait eu sous ses ordres au service, venait trois fois par semaine. La mère n'osait pas dire que le seul bruit du battement des épées, en éveillant chez elle la crainte de quelque accident, lui causait une émotion presque insurmontable. Le comte avait de même décidé M


Liauran à lui confier son fils pour le conduire au manège; mais ç'avait été sous la condition qu'il ne le quitterait pas d'une minute, et chaque départ pour cette séance de cheval avait encore été une occasion de secrète agonie. Toutes ces nuances de sentiments, qui avaient fait de l'éducation du jeune homme un mystérieux poème de folles terreurs, de félicités douloureuses, de continuelle effusion, le comte Scilly les avait comprises, si étrangères qu'elles fussent à son caractère, grâce à l'intelligence de l'affection la plus dévouée, et il savait que M


Castel, pour être en apparence plus maîtresse d'elle-même que sa fille, n'était guère plus sage. Que de regards n'avait-il pas surpris de cette femme si pâle, enveloppant Marie-Alice Liauran et Hubert d'une trop ardente, d'une trop absolue idolâtrie?..

Les jours avaient passé; leur enfant atteignait sa vingt-deuxième année, et les deux veuves continuaient à l'enlacer, à l'étreindre de ces mille prévenances par lesquelles, ou mères, ou épouses, ou amantes, les femmes passionnées savent retenir auprès d'elles l'être qui fait l'objet de leur passion. Avec une minutie de soin féconde en intimes délices, elles s'étaient complu à ménager pour Hubert le plus adorable appartement de garçon qui se pût rêver. Elles avaient fait agrandir un pavillon qui se trouvait par derrière l'hôtel, en retour sur un petit jardin contigu lui-même au jardin immense de la rue de Varenne. Des fenêtres de sa chambre à coucher, M


Liauran pouvait voir les fenêtres de son fils, qui avait ainsi à lui un petit univers indépendant. Les deux femmes avaient eu l'esprit de comprendre qu'elles ne retiendraient Hubert tout à fait auprès d'elles qu'en allant au-devant du désir d'une existence personnelle, inévitable chez un homme de vingt ans. Au rez-de-chaussée de ce pavillon, deux vastes salles, de plain pied avec le jardin, renfermaient, l'une un billard, l'autre tout l'appareil nécessaire à l'escrime. C'est là qu'Hubert recevait ses amis, lesquels se composaient de quelques gens du faubourg Saint-Germain, car M


Castel et M


Liauran, quoiqu'elles ne fissent pas de visites, avaient conservé des relations suivies avec toutes les personnes du faubourg qui s'occupent d'œuvres de charité. Cela fait une société à part, très différente du clan mondain et unie d'une manière d'autant plus étroite que les rapports y sont très fréquents, très sérieux et très personnels. Mais certes aucun des jeunes amis d'Hubert ne se mouvait dans une installation comparable à celle que les deux femmes avaient organisée au premier étage du pavillon. Elles qui vivaient dans une simplicité de veuves sans espérance, et qui n'auraient pour rien au monde modifié quoi que ce fût à l'antique mobilier de l'hôtel, leur sentiment pour Hubert leur avait soudain révélé le luxe et le confort moderne. La chambre à coucher du jeune homme était tendue d'étoffe du Japon, d'une jolie et coquette fantaisie, et tous les meubles venaient d'Angleterre. M


Castel et M


Liauran avaient vu chez un de leurs parents éloignés, anglomane forcené, quelques modèles qui les avaient séduites, et elles s'étaient offert, comme un caprice d'amour, le plaisir de donner à leur enfant cette élégance originale. Il y avait ainsi dans cette pièce, située au midi et toujours ensoleillée, une charmante armoire à triple panneau, un revêtement de bois et une glace à étagère au-dessus de la cheminée, deux gracieuses encoignures, un lit bas et carré, des fauteuils à ne jamais pouvoir s'en relever; – enfin c'était bien réellement ce home d'une commodité raffinée que tout Anglais riche aime à se procurer. Une salle de bain attenait à cette chambre et un fumoir. Bien qu'Hubert ne fût pas encore adonné au tabac, les deux femmes avaient prévu jusqu'à cette habitude, et ce leur avait été un prétexte pour disposer une petite pièce tout orientale, avec une profusion de tapis de Perse, un large divan drapé d'étoffes algériennes que le général avait rapportées de ses campagnes; des étoffes pareilles garnissaient le plafond et les murs, sur lesquels se voyaient toutes les armes laissées par trois générations d'officiers. Des sabres égyptiens rappelaient la première campagne faite par Hubert Castel à la suite de Bonaparte. Le capitaine de l'armée d'Afrique avait possédé ces armes arabes, et ces souvenirs de Crimée témoignaient de la présence du sous-lieutenant Liauran sous les murs de Sébastopol. En sortant du fumoir, on entrait dans le cabinet de travail, dont les croisées étaient doubles, et celles du dedans en vitraux coloriés, si bien que, par les journées tristes, on pouvait ne pas s'apercevoir de la nuance de l'heure. Les deux femmes avaient subi de si affreuses récurrences de leurs mélancolies par des après-midi brouillées et sous des cieux cruels! Un grand bureau posé au milieu de la pièce avait devant lui un de ces fauteuils à pivot qui permettent au travailleur de se retourner vers la cheminée sans même se lever. Une petite table Tronchin offrait son pupitre dressé, si la fantaisie prenait le jeune homme d'écrire debout, comme une chaise longue attendait ses paresses. Un piano droit était posé dans l'angle, et tout au fond de la pièce régnait une bibliothèque longue et basse.

Peut-être le choix des livres qui garnissaient les tablettes de ce dernier meuble traduisait-il, mieux encore que tous les autres détails, la sollicitude craintive avec laquelle M


Castel et M


Liauran avaient tout disposé pour demeurer maîtresses de leur fils pendant ces difficiles années qui vont de la vingtième à la trentième. Comme elles avaient toutes les deux, en leur qualité de veuves de soldat, conservé le culte de la vie d'action, en même temps que leur excessive tendresse pour Hubert les rendait incapables de supporter qu'il l'affrontât, elles avaient trouvé un compromis de leur conscience dans le rêve, formé pour lui, d'une existence d'études. Elles caressaient naïvement le désir qu'il entreprît un grand et long travail d'histoire militaire, comme un des Trans du XVIII


siècle en a laissé un. N'était-ce pas le plus sûr moyen qu'il restât beaucoup chez lui, c'est-à-dire beaucoup chez elles? Aussi avaient-elles, grâce aux conseils de Scilly, réuni une assez bonne collection de livres utiles à ce projet. La correspondance complète de l'Empereur, la suite des mémoires relatifs à l'histoire de France, une profusion de volumes de voyages formaient le fond de cette bibliothèque. Quelques ouvrages de religion, un petit nombre de romans, et, parmi les écrivains modernes, les œuvres du seul Lamartine achevaient de garnir les rayons. Il est juste de dire que, dans ce coin du monde où l'on ne recevait aucun journal, la littérature contemporaine était parfaitement inconnue. Les idées du général et celles des deux femmes étaient identiques sur ce point. Et il en était du monde contemporain tout entier à peu près comme de la littérature. On aurait pu entendre, dans ce salon de la rue Vaneau, des conversations étonnantes, où le comte expliquait à ses amies que la France était gouvernée par les délégués des sociétés secrètes et d'autres théories politiques de la même portée. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Comme dans les très petites villes de province, la monotonie des habitudes avait abouti chez les deux veuves à une monotonie de la pensée. Les sentiments étaient très profonds et les idées très étroites, dans ce vieil hôtel dont la porte cochère s'ouvrait rarement. Le promeneur apercevait alors au fond d'une cour un bâtiment sur le fronton duquel se lisait une devise latine, jadis gravée en l'honneur du maréchal de Créquy, premier propriétaire de la maison: Marti invicto atque indefesso– à Mars invaincu et infatigable. Les hautes fenêtres du premier étage et du rez-de-chaussée, la couleur ancienne de la pierre, le silence propre de la cour, tout s'harmonisait au caractère des deux habitantes dont les préjugés étaient infinis. M


Castel et sa fille croyaient aux pressentiments, à la double vue, aux somnambules. Elles étaient persuadées que l'empereur Napoléon III avait entrepris la guerre d'Italie pour obéir à un serment de carbonaro. Jamais ces deux femmes, si divinement bonnes, n'eussent accordé leur amitié à un protestant ou à un israélite. La seule idée qu'il y eût un libre penseur de bonne foi les eût bouleversées comme si on leur avait parlé de la sainteté d'un criminel. Enfin, même le général les jugeait naïves. Mais, comme il arrive à quelques officiers que leur vie errante et des timidités cachées sous une apparence martiale ont condamnés à des amours de passage, Scilly connaissait trop peu les femmes pour apprécier combien cette naïveté était réelle, et à quelle profondeur d'ignorance du mal vivaient les deux Marie-Alice. Il supposait que toutes les femmes honnêtes étaient ainsi, et il confondait toutes les autres sous le terme de «gueuses». Il lui arrivait de prononcer ce mot, quand son foie le faisait par trop souffrir, d'un ton qui laissait soupçonner dans son passé quelque déception amère. Mais qu'il eût été ou non trompé par quelque aventurière de garnison, qui songeait à s'en inquiéter parmi les rares personnes qu'il rencontrait chez «ses deux saintes», ainsi qu'il appelait M


Castel et sa fille?

Toujours bercé par le roulement de sa voiture, le général continuait de s'abandonner à la crise de mémoire qu'il subissait depuis son départ de la rue Vaneau et qui venait de lui faire repasser en un quart d'heure l'existence entière de ses amies; et voici qu'autour de ces deux figures d'autres visages s'évoquaient, ceux par exemple de la cousine germaine de M


Castel, une M


de Trans qui habitait la province une partie de l'année, et qui venait, avec ses trois filles, Yolande, Yseult et Ysabeau, passer l'hiver à Paris. Ces quatre dames s'installaient dans un appartement de la rue de Monsieur, et leur vie parisienne consistait à entendre, dès sept heures du matin, une messe basse dans la chapelle privée d'un couvent situé rue de la Barouillère, à visiter d'autres couvents, ou à travailler dans des ouvroirs durant l'après-midi. Elles se couchaient vers huit heures et demie, après avoir dîné à midi et soupé à six. Deux fois la semaine, «ces dames De Trans», comme disait le général, passaient la soirée chez leurs cousines. Elles rentraient ces soirs-là rue de Monsieur à dix heures, et leur domestique venait les chercher avec le paquet de leurs socques et une lanterne, afin qu'elles pussent traverser la cour de l'hôtel Castel sans danger. La comtesse de Trans et ses trois filles avaient des visages de paysannes, tout hâlés et semés de taches de rousseur, des costumes faits à la maison par des couturières que leur désignaient des religieuses, des goûts de parcimonie écrits dans la mesquinerie de tout leur être, et, détail où se révélait leur aristocratie native, des mains charmantes et des pieds délicieux que ne parvenaient pas à déshonorer des chaussures de confection, achetées dans une pieuse maison de la rue de Sèvres. Le contraste le plus singulier s'établissait entre ces quatre femmes et un autre cousin, venu celui-là du côté de la seconde Marie-Alice, George Liauran. Ce dernier représentait, dans le salon de la rue Vaneau, toutes les élégances. C'était un homme de quarante-cinq ans, lancé dans un monde très riche avec une fortune d'abord moyenne, et grossie par de savantes spéculations de Bourse. Il avait son appartement à son cercle, où il déjeunait, et, chaque soir, son couvert mis dans une des maisons dont il était le familier. Il était petit, maigre et très brun. S'il entretenait la jeunesse de sa barbe taillée en pointe et de ses cheveux coupés très courts par quelque artifice de teinture, c'était une question débattue depuis longtemps entre les trois demoiselles De Trans qui s'hébétaient à voir la tenue supérieure de George, ses souliers du soir vernis sous la semelle, les baguettes brodées de ses chaussettes de soie, les boutons d'or guilloché de ses manchettes, la perle unique de son plastron de chemise, en un mot les moindres brimborions de cet homme, aux yeux bridés et fins, dont la toilette leur représentait une existence d'une prodigalité saisissante. Il était convenu entre elles qu'il exerçait une fatale influence sur Hubert. Tel n'était sans doute pas l'avis de M


Liauran, car elle avait chargé George de servir au jeune homme de chaperon dans la vie mondaine, lorsqu'elle avait désiré que son fils cultivât leurs relations de famille. La noble femme récompensait par cette marque de confiance la longue assiduité de son cousin. Il venait dans le paisible hôtel très régulièrement et depuis des années, soit que la sécurité de cette affection lui fût une douceur parmi les mensonges de la société parisienne, soit qu'il eût conçu depuis longtemps pour Marie-Alice Liauran un de ces cultes secrets comme les femmes très pures en inspirent parfois à leur insu aux misanthropes, et George avait cette nuance de pessimisme qui se rencontre chez presque tous les viveurs de cercle. Le genre de caractère de cet homme, qui en toute matière était toujours incliné à croire au mal, faisait pour le général l'objet d'un étonnement que l'habitude n'avait pas calmé; mais ce soir-là il négligeait d'y réfléchir; le souvenir de George Liauran ne faisait qu'aviver davantage celui d'Hubert. Invinciblement le digne homme en arrivait à l'évidence de ce fait que ses deux amies ne pouvaient être si cruellement tristes qu'à cause de leur enfant, – oui, mais pourquoi? Ce point d'interrogation, où se résumait toute cette rêverie, était plus présent que jamais à l'esprit du comte lorsque son équipage de douairière s'arrêta devant sa maison. De l'autre côté de la porte cochère une autre voiture stationnait, dans laquelle Scilly crut reconnaître le petit coupé que M


Liauran avait donné à son fils. «Est-ce vous, Jean?» cria-t-il au cocher à travers la pluie. «Monsieur le comte?..» répondit une voix que Scilly reconnut avec saisissement. «Hubert m'attend chez moi,» se dit-il; et il franchit le seuil de la porte en proie à une curiosité qu'il n'avait pas éprouvée depuis des années.




II


En dépit de cette curiosité cependant, le général ne fit pas un geste plus rapide. L'habitude de la minutie militaire était trop forte chez lui pour qu'aucune émotion en triomphât. Il remit lui-même sa canne dans le porte-cannes, ôta ses gants fourrés l'un après l'autre, et les posa sur la table de l'antichambre à côté de son chapeau soigneusement placé sur le côté. Son domestique lui enleva son pardessus avec la même lenteur. Alors seulement il entra dans la pièce où ce domestique venait de lui dire que le jeune homme l'attendait depuis une demi-heure. C'était une salle d'un aspect triste et qui indiquait la simplicité d'une existence réduite à ses besoins les plus stricts. Des rayons de bois de chêne, surchargés de livres dont la seule apparence révélait des publications officielles, couraient sur deux des côtés. Des cartes et quelques trophées d'armes décoraient le reste. Un bureau placé au milieu de la pièce, étalait des papiers classés par groupes, notes du grand ouvrage que le comte préparait indéfiniment sur la réorganisation de l'armée. Deux manches de lustrine pliées avec méthode étaient posées entre les équerres et les règles. Un buste du maréchal Bugeaud ornait la cheminée garnie d'une grille où un feu de coke achevait de brûler. Cette pièce carrelée était passée au rouge et le tapis sur lequel portaient les pieds de la table les dépassait à peine. Sur cette table posait une lampe de cuivre poli, allumée en ce moment, et l'abat-jour de carton vert faisait tomber la clarté sur le visage du jeune Liauran, qui regardait le feu, assis de côté sur le fauteuil de paille et son menton appuyé sur sa main. Il était à ce point absorbé dans sa rêverie qu'il paraissait n'avoir entendu ni le roulement de la voiture, ni l'entrée du général dans la pièce. Jamais non plus ce dernier n'avait été frappé, comme à cette minute, de l'étonnante ressemblance qu'offrait la physionomie de cet enfant avec celle des deux femmes qui l'avaient élevé. Si M


Liauran paraissait déjà plus frêle que sa mère, moins capable de suffire aux amertumes de la vie, cette fragilité s'exagérait encore chez Hubert. Son frac de drap mince, car il était en tenue de soirée avec un bouquet blanc à la boutonnière, dessinait ses minces épaules. Les doigts qu'il allongeait contre sa tempe avaient la finesse de ceux d'une femme. La pâleur de son teint, que l'extrême régularité de sa vie teintait d'ordinaire de rose, trahissait, en cette heure de tristesse, la profondeur du retentissement que toute émotion éveillait dans cet organisme trop délicat. Un cercle de nacre se creusait autour de ses beaux yeux noirs; mais, en même temps, un je ne sais quoi de très fier dans la ligne du front coupé noblement et du nez à peine busqué, le pli de la lèvre où s'effilait une moustache sombre, l'arrêt du menton frappé d'une mâle fossette, d'autres signes encore tels que la barre des sourcils froncés, trahissaient l'hérédité d'une race d'action chez l'enfant trop câliné des deux femmes solitaires. Si le général avait été aussi bon connaisseur en peinture qu'il était expert en armes, il eût certainement songé devant ce visage, à ces portraits de jeunes princes, peints par Van Dyck, où la finesse presque morbide d'une race vieillie se mélange à la persistante fierté d'un sang héroïque. Le général, après s'être arrêté quelques secondes à cette contemplation, marcha vers la table. Hubert releva cette tête charmante que ses boucles brunes, en ce moment dérangées, achevaient de rendre pareille aux portraits exécutés par le peintre de Charles I


; il vit son parrain et se leva pour le saluer. Il était bien pris dans une taille petite, et rien qu'à la façon gracieuse dont il tendait la main, on devinait la longue surveillance des yeux maternels. Nos manières ne sont-elles pas l'œuvre indestructible des regards qui nous ont suivis et jugés durant notre enfance?

– «Tu as donc à me parler d'affaires bien graves, dit le général, allant droit au fait. Je m'en doutais, ajouta-t-il; j'ai laissé ta mère et ta grand'mère plus tristes que je ne les avais vues depuis la guerre d'Italie. Pourquoi n'étais-tu pas auprès d'elles ce soir?.. Si tu ne rends pas ces deux femmes heureuses, Hubert, tu es cruellement ingrat, car elles donneraient leur vie pour ton bonheur. – Enfin, que se passe-t-il?..»

Le général avait prononcé cette phrase en continuant à voix haute les pensées qui l'avaient tourmenté durant le trajet de la rue Vaneau à son logis. Il put voir, à mesure qu'il parlait, les traits du jeune homme s'altérer visiblement. C'était une des fatalités héréditaires du tempérament de cet enfant trop aimé, qu'un son de voix dure lui donnât toujours un petit spasme douloureux au cœur. Mais, sans doute, à la dureté de l'accent du comte Scilly s'ajoutait la dureté de la signification de ses paroles. Elles mettaient à nu, brutalement, une plaie trop vive. Hubert s'assit comme brisé; puis il répondit, d'une voix qui, un peu voilée par nature, s'assourdissait encore à cette minute. Il n'essaya même pas de nier qu'il fût la cause du chagrin des deux femmes.

– «Ne m'interrogez pas, mon parrain; je vous donne ma parole d'honneur que je ne suis pas coupable; seulement, je ne peux pas vous expliquer le malentendu qui fait que je leur suis un objet de peine. Je ne le peux pas… Je suis sorti plus souvent que d'habitude, et c'est là mon seul crime…

– «Tu ne me dis pas toute la vérité, répliqua Scilly, adouci, bien qu'il en eût, par l'évidente douleur du jeune homme. Ta mère et ta grand'mère te veulent par trop dans leurs jupons, cela, je l'ai toujours pensé. On t'aurait élevé plus durement si j'avais été ton père. Les femmes ne s'y entendent pas à former un homme. Mais depuis deux ans, est-ce qu'elles ne te poussent pas à aller dans le monde? Ce ne sont donc pas tes sorties qui leur font de la peine, c'est leur motif…»

En prononçant cette phrase, qu'il considérait comme très habile, le comte regardait son filleul à travers la fumée d'une petite pipe de bois de bruyère qu'il venait d'allumer, – machinale habitude qui expliquait suffisamment l'âcre atmosphère dont la chambre était saturée. Il vit les joues d'Hubert se colorer d'un soudain afflux de sang qui eût été, pour un observateur plus perspicace, un indéniable aveu. Il n'y a qu'une allusion, ou la crainte d'une allusion sur une femme aimée, qui ait le pouvoir de troubler ainsi un jeune homme aussi évidemment pur que l'était celui-ci. Après quelques instants de cette émotion soudaine, il reprit:

– «Je vous affirme, mon parrain, qu'il n'y a dans ma conduite rien dont je doive avoir honte. C'est la première fois que ni ma mère ni ma grand'mère ne me comprennent… mais je ne leur céderai pas sur le point où nous sommes en lutte. Elles y sont injustes, affreusement injustes,» continua-t-il en se levant et faisant quelques pas. Cette fois son visage exprimait non plus la souffrance, mais l'orgueil indomptable que l'hérédité militaire avait mis dans son sang. Il ne laissa pas au général le temps de relever ces paroles qui, dans sa bouche de fils ordinairement trop soumis, décelaient une extraordinaire intensité de passion. Il contracta son sourcil, secoua la tête comme pour chasser une obsédante idée, et, redevenu maître de lui:

– «Je ne suis pas venu ici pour me plaindre à vous, mon parrain, dit-il; vous me recevriez mal, et vous n'auriez pas tort… J'ai à vous demander un service, un grand service. Mais je voudrais que tout restât entre nous de ce que je vais vous confier.

– «Je ne prends pas de ces engagements-là, fit le comte. On n'a pas toujours le droit de se taire, ajouta-t-il. Tout ce que je peux te promettre, c'est de garder ton secret, si mon affection pour qui tu sais ne me fait pas un devoir de parler. Va, maintenant, et décide toi-même…

– «Soit, repartit le jeune homme après un silence durant lequel il avait, sans doute, jugé la situation où il se trouvait; vous agirez comme vous voudrez… Ce que j'ai à vous dire tient dans une courte phrase. Mon parrain, pouvez-vous me prêter trois mille francs?»

Cette question était tellement inattendue pour le comte qu'elle changea, du coup, la suite de ses idées. Depuis le début de l'entretien, il cherchait à deviner le secret du jeune homme, qui était aussi le secret de ses deux amies, et il avait nécessairement pensé qu'il s'agissait de quelque aventure de femme. A vrai dire, cela n'était point pour le choquer. Bien que très dévot, Scilly était demeuré trop essentiellement soldat pour n'avoir pas sur l'amour des théories d'une entière indulgence. La vie militaire conduit ceux qui la mènent à une simplification de pensée qui leur fait admettre tous les faits, quels qu'ils soient, dans leur vérité. Une «gueuse», aux yeux de Scilly, c'était pour un jeune homme la maladie nécessaire. Il suffisait que cette maladie ne se prolongeât point, et que le jeune homme n'y laissât pas trop de lui-même. Il eut soudain un doute, pour lui plus affreux, car il considérait, sur son expérience de régiment, les cartes comme plus dangereuses de beaucoup que les femmes.

– «Tu as joué? fit-il brusquement.

– «Non, mon parrain, répondit le jeune homme. J'ai tout simplement dépensé ces mois-ci plus que ma pension; j'ai des dettes à régler, et, ajouta-t-il, je pars après-demain pour l'Angleterre.

– «Et ta mère sait ce voyage?

– «Sans doute; je vais passer quinze jours à Londres chez mon ami de l'ambassade, Emmanuel Deroy, que vous connaissez.

– «Si ta mère te laisse partir, reprit le vieillard qui continuait de poursuivre son enquête avec logique, c'est que ta conduite à Paris la fait cruellement souffrir. Réponds-moi avec franchise. Tu as une maîtresse?

– «Non, répondit Hubert avec un nouveau passage de pourpre sur ses joues; je n'ai pas de maîtresse.

– «Si ce n'est ni la dame de pique ni celle de cœur, fit le général, qui ne douta pas une minute de la véracité de son filleul, – il le savait incapable d'un mensonge, – me feras-tu l'honneur de me dire où s'en sont allés les cinq cents francs par mois que ta mère te donne, une paye de colonel, et pour ton argent de poche?

– «Ah! mon parrain, reprit le jeune homme visiblement soulagé, vous ne connaissez pas les exigences de la vie du monde. Tenez, hier, j'ai rendu à dîner au café Anglais à trois amis; c'est tout près de six louis. J'ai envoyé plusieurs bouquets, pris des voitures pour aller à la campagne, donné quelques souvenirs. On est si vite à bout de ces cinq billets de banque! Bref, je vous le répète, j'ai des dettes que je veux payer, j'ai à suffire aux frais de mon voyage, et je ne veux pas m'adresser à ma mère en ce moment, ni à ma grand'mère. Elles ne savent pas ce que c'est que l'existence d'un jeune homme à Paris. A un premier malentendu, je ne veux pas en ajouter un second. Dans les rapports que nous avons aujourd'hui ensemble, elles verraient des fautes où il n'y a eu que des nécessités inévitables. Et puis, une scène avec ma mère, je ne peux pas la supporter physiquement.

– «Et si je refuse?.. interrogea Scilly.

– «Je m'adresserai ailleurs, fit Alexandre-Hubert; cela me sera terriblement pénible, mais je le ferai.»

Il y eut un silence entre les deux hommes. Toute l'histoire s'obscurcissait encore au regard du général, comme la fumée qu'il envoyait de sa pipe par bouffées méthodiques. Mais ce qu'il voyait nettement, c'était le caractère définitif de la résolution d'Hubert, quelle qu'en fût la cause secrète. Lui répondre non, c'était l'envoyer à un usurier peut-être, ou tout au moins le contraindre à quelque démarche cruelle pour son amour-propre. Avancer cette somme à son filleul, c'était acquérir, au contraire, un droit à suivre de plus près le mystère qui se cachait au fond de son exaltation comme derrière la mélancolie des deux femmes. Et puis, pour tout dire, le comte aimait Hubert d'une affection bien voisine de la faiblesse. S'il avait été remué profondément par le désespoir morne de M


Liauran et de M


Castel, il était maintenant tout bouleversé par la visible angoisse écrite sur le visage de cet enfant, qui était dans sa pensée un fils adoptif aussi cher que l'eût été un fils véritable.

– «Mon ami, dit-il enfin en prenant la main d'Hubert et avec un son de voix où il ne transparaissait plus rien de la dureté du commencement de leur conversation, je t'estime trop pour croire que tu m'associerais à quelque action qui déplût à ta mère. Je ferai ce que tu désires, mais à une condition…»

Les yeux d'Hubert trahirent une inquiétude nouvelle.

– «C'est tout simplement que tu me fixes la date où tu comptes me rembourser cet argent. Je veux bien t'obliger, continua le vieux soldat; mais il ne serait digne, ni de toi d'emprunter une somme que tu croirais ne pas pouvoir rendre, ni de moi de me prêter à un calcul de cet ordre… Veux-tu revenir demain dans l'après-midi? Tu m'apporteras le tableau de ce que tu peux distraire chaque mois de ta pension… Ah! il ne faudra plus offrir de bouquets, de dîners au café Anglais et de souvenirs… Mais n'as-tu pas vécu si longtemps sans ces sottes dépenses?..»

Ce petit discours, où l'esprit d'ordre essentiel au général, sa bonté de cœur et son sentiment de la régularité de la vie se mélangeaient en égale proportion, toucha Hubert si profondément qu'il serra les doigts de son parrain sans répondre, comme brisé par des émotions qu'il n'avait pas dites. Il se doutait bien, tandis que cette entrevue avait lieu au quai d'Orléans, que la veillée se prolongeait à l'hôtel de la rue Vaneau et que les deux êtres qu'il aimait si profondément y commentaient son absence. Comme si un fil mystérieux l'eût uni à ces deux femmes assises au coin de leur feu solitaire, il souffrait des douleurs qu'il causait… Et, en effet, dans le petit salon paisible, une fois le général parti, les «deux saintes» étaient demeurées longtemps silencieuses. De tout le fracas de la vie parisienne, il n'arrivait à elles qu'un vaste et confus bourdonnement, analogue à celui d'une mer entendue de très loin. C'était le symbole de ce qu'avait été si longtemps la destinée de M


Castel et de sa fille, que l'intimité de cette pièce close, – avec cette rumeur de la vie au dehors. Marie-Alice Liauran, couchée sur sa chaise longue, toute mince dans ses vêtements noirs, semblait écouter cette rumeur, – ou ses pensées, car elle avait abandonné l'ouvrage auquel elle travaillait, tandis que sa mère continuait de faire aller et venir le crochet d'écaille de son tricot, assise dans sa bergère, tout en noir aussi; et, quelquefois, elle levait les yeux sur sa fille, avec un regard où se lisait une double inquiétude. Les sensations que sa fille ressentait, elle les éprouvait, elle, et pour Hubert, et pour cette fille dont elle connaissait la délicatesse presque morbide. Ce ne fut pas elle, cependant, qui rompit la première le silence, mais M


Liauran, qui, tout d'un coup et comme prolongeant tout haut sa rêverie, se prit à gémir:

– «Ce qui rend ma peine plus intolérable encore, c'est qu'il voit la blessure qu'il m'a faite au cœur, et que cela ne l'arrête pas, lui qui toujours, depuis son enfance jusqu'à ces derniers six mois, ne pouvait pas rencontrer une ombre dans mes yeux, un pli sur mon front, sans que son visage s'altérât. Voilà ce qui me démontre la profondeur de sa passion pour cette femme… Quelle passion et quelle femme!..

– «Ne t'exalte pas, dit M


Castel en se levant et s'agenouillant devant la chaise longue de sa fille. Tu as la fièvre,» fit-elle en lui prenant la main. Puis, d'une voix abaissée et comme descendant au fond de sa conscience: «Hélas! mon enfant, tu es jalouse de ton fils, comme j'ai été jalouse de toi. J'ai mis tant de jours, je peux bien te le dire maintenant, à aimer ton mari…

– «Ah! ma mère, reprit M


Liauran, ce n'était pas la même douleur. Je ne me dégradais pas en donnant une partie de mon cœur à l'homme que vous aviez choisi, tandis que vous savez ce que notre cousin George nous a dit de cette M


de Sauve et de son éducation par cette mère indigne, et de sa réputation depuis qu'elle est mariée, et de ce mari qui tolère que sa femme tienne un salon d'une conversation plus que libre, et de ce père, cet ancien préfet, qui, devenu veuf, a élevé sa fille pêle-mêle avec ses maîtresses. Je l'avoue, maman, si c'est un égoïsme de l'amour maternel, j'ai eu cet égoïsme; j'ai souffert d'avance à l'idée qu'Hubert se marierait, qu'il continuerait sa vie en dehors de la mienne. Mais je me donnais si tort de sentir ainsi, – au lieu que maintenant on me l'a pris, et on me l'a pris pour le flétrir!..»

Pendant quelques minutes encore elle prolongea cette violente lamentation, dans laquelle se révélait l'espèce de frénésie passionnée qui avait fait se concentrer autour de son fils toutes les forces vives de son cœur. Ce n'était pas seulement la mère qui souffrait en elle, c'était la mère pieuse et pour qui les fautes humaines étaient des crimes abominables; c'était la mère isolée et triste, à qui la rivalité avec une femme élégante, riche et jeune, infligeait une secrète humiliation; enfin, tout son cœur saignait à toutes ses places. Le spectacle de cette souffrance poignait si cruellement M


Castel, et ses yeux exprimaient une si douloureuse pitié, que Marie-Alice Liauran s'interrompit pourtant de sa plainte. Elle se pencha sur sa chaise longue, mit un baiser sur ces pauvres yeux, – si pareils aux siens, – et dit: «Pardonne-moi, maman, mais à qui dirais-je mon mal, si ce n'est à toi? Et puis, ne le verrais-tu pas?.. Hubert ne rentre pas, fit-elle en regardant la pendule dont le balancier continuait d'aller et de venir paisiblement. Est-ce que vous croyez que je n'aurais pas dû m'opposer à ce voyage en Angleterre?

– «Non, mon enfant. S'il va rendre visite à son ami, pourquoi user ton pouvoir en vain? Et s'il partait pour quelque autre motif, il ne t'obéirait pas. Songe qu'il a vingt-deux ans et qu'il est un homme.

– «Je deviens folle, ma mère. Il y a longtemps que ce voyage était arrêté. J'ai vu les lettres d'Emmanuel. Mais quand je souffre, je ne peux plus raisonner. Je ne vois que mon chagrin, qui me bouche toute ma pensée… Ah! comme je suis malheureuse!..»




III


S'il fallait une preuve de la multiplicité foncière de notre personne, on la trouverait dans cette loi, habituel objet de l'indignation des moralistes, qui veut que la vision du chagrin des êtres les plus aimés ne puisse, à de certaines minutes, nous empêcher d'être heureux. Il semble que nos sentiments soutiennent dans notre cœur, et les uns contre les autres, une sorte de lutte pour la vie. L'intensité d'existence de l'un d'entre eux, même momentanée, ne s'obtient qu'au prix de l'exténuation de tous les autres. Il est certain qu'Hubert Liauran chérissait éperdument ses deux mères, – comme il appelait toujours les deux femmes qui l'avaient élevé. Il est certain qu'il avait deviné qu'elles tenaient ensemble, depuis bien des jours, des conversations analogues à celle de ce soir où il avait emprunté à son parrain les trois mille francs dont il avait besoin pour régler ses dettes et suffire à son voyage. Et cependant, lorsqu'il fut monté, au surlendemain de ce soir, dans le train qui l'emportait vers Boulogne, il lui fut impossible de ne pas se sentir l'âme comme noyée dans une félicité divine. Il ne se demandait pas si le comte Scilly parlerait ou non de sa démarche. Il écartait cette appréhension, comme il éloignait le souvenir des yeux de M


Liauran à l'instant de son départ, comme il étouffait tous les scrupules que pouvait lui donner sa piété intransigeante. S'il n'avait pas menti absolument à sa mère en lui disant qu'il allait rejoindre à Londres son ami Emmanuel Deroy, il avait pourtant trompé cette mère jalouse, en lui cachant qu'à Folkestone il retrouverait M


de Sauve. Or, M


de Sauve n'était pas libre. M


de Sauve était mariée, et, pour un jeune homme élevé comme l'avait été le pieux Hubert, aimer une femme mariée constituait une faute inexpiable. Hubert devait se croire et se croyait en état de péché mortel. Son catholicisme, qui n'était pas une religion de mode et d'attitude, ne lui laissait aucun doute sur ce point. Mais, religion, famille, devoir de franchise, crainte de l'avenir, tous ces fantômes de la conscience ne lui apparaissaient, – qu'à l'état de fantômes, vaines images sans puissance et qui s'évanouissaient devant l'évocation vivante de la beauté de la femme qui, depuis cinq mois, était entrée dans son cœur pour tout y renouveler, de la femme qu'il aimait et dont il se savait aimé. En répondant à son parrain qu'il n'avait pas de maîtresse, Hubert avait dit vrai, en ceci qu'il n'était pas l'amant de M


de Sauve, au sens de possession physique et entière où notre langue prend ce terme. Elle ne lui avait jamais appartenu, et c'était la première fois qu'il allait se trouver réellement seul avec elle, dans cette solitude d'un pays étranger, rêve secret de tout être qui aime. Tandis que le train courait à toute vapeur parmi les plaines tour à tour ondulées de collines, coupées de cours d'eau, hérissées d'arbres dénudés, le jeune homme se laissait aller à égrener le rosaire de ses souvenirs. Le charme des heures passées lui était rendu plus cher par l'attente d'il ne savait quel immense bonheur. Quoique le fils de M


Liauran eût vingt-deux ans, le genre de son éducation l'avait maintenu dans cet état de pureté si rare parmi les jeunes gens de Paris, lesquels ont pour la plupart épuisé le plaisir avant d'avoir même soupçonné l'amour. Mais ce dont cet enfant ne se rendait pas compte, c'est que, précisément, cette pureté avait agi, mieux que les roueries les plus savantes, sur l'imagination romanesque de la femme dont le profil passait et repassait devant ses regards au gré des mouvements du wagon, se détachant tour à tour sur les bois, sur les coteaux et sur les dunes. Combien d'images emporte ainsi un train qui passe et, avec elles, combien de destinées précipitées vers le bonheur ou vers le malheur, dans le lointain et l'inconnu!..

C'est au commencement du mois d'octobre de l'année précédente qu'Hubert avait vu M


de Sauve pour la première fois. A cause de la santé de M


Liauran, pour laquelle le moindre voyage eût été dangereux, les deux femmes ne quittaient jamais Paris; mais le jeune homme allait parfois, durant l'été ou l'automne, passer une moitié de semaine dans quelque château. Il revenait d'une de ces visites, en compagnie de son cousin George. A une station située sur cette même ligne du Nord qu'il suivait maintenant, il avait, en montant dans un wagon, rencontré la jeune femme avec son mari. Les De Sauve étaient de la connaissance de George, et c'est ainsi qu'Alexandre-Hubert avait été présenté. M. de Sauve était un homme d'environ quarante-cinq ans, très grand et fort, avec un visage déjà trop rouge, et les traces, à travers sa vigueur, d'une usure qui s'expliquait, rien qu'à écouter sa conversation, par sa manière d'entendre la vie. Exister, pour lui, c'était se prodiguer, et il réalisait ce programme dans tous les sens. Chef de cabinet d'un ministre en 1869, jeté après la guerre dans la campagne de propagande bonapartiste, député depuis lors et toujours réélu, mais député agissant et qui pratiquait ses électeurs, il s'était en même temps de plus en plus lancé dans le monde. Il avait un salon, donnait des dîners, s'occupait de sport, et trouvait encore le loisir de s'intéresser avec compétence et succès à des entreprises financières. Ajoutez à cela qu'avant son mariage il avait beaucoup fréquenté le corps de ballet, les coulisses des petits théâtres et les cabinets particuliers. Il y a ainsi des tempéraments dont la nature fait des machines à grosses dépenses, et par suite à grosses recettes. Tout, dans André de Sauve, révélait le goût de ce qui est ample et puissant, depuis la construction de son grand corps jusqu'à sa manière de se vêtir et jusqu'au geste par lequel il prenait un long et noir cigare dans son étui, pour le fumer. Hubert se souvenait très bien d'avoir éprouvé pour cet homme aux mains et aux oreilles velues, aux larges pieds, à l'encolure de dragon, la sorte de répulsion physique dont nous souffrons tous à la rencontre d'une physiologie exactement contraire à la nôtre. N'y a-t-il pas des respirations, des circulations du sang, des jeux de muscles qui nous sont hostiles, probablement grâce à cet indéfinissable instinct de la vie qui pousse deux animaux d'espèce différente à se déchirer aussitôt qu'ils s'affrontent? A vrai dire, l'antipathie du délicat Hubert pouvait s'expliquer plus simplement par une inconsciente et subite jalousie envers le mari de M


de Sauve; car Thérèse, comme ce mari l'appelait en la tutoyant, avait aussitôt exercé sur le jeune homme une sorte d'attrait irrésistible. Il avait souvent feuilleté, durant son enfance, un portefeuille de gravures rapportées d'Italie par son grand aïeul, le soldat de Bonaparte, et, au premier regard jeté sur cette femme, il ne put s'empêcher de se souvenir des têtes dessinées par les maîtres de l'école lombarde, tant la ressemblance était frappante entre ce visage et celui des Hérodiades et des madones familières à Luini et à ses élèves. C'était le même front plein et large, les mêmes grands yeux chargés de paupières un peu lourdes, le même ovale délicieux du bas des joues terminé sur un menton presque carré, la même sinuosité des lèvres, la même suave attache des sourcils à la naissance du nez, et sur tous ces traits charmants comme une suffusion de lenteur, de grâce et de mystère. M


de Sauve avait aussi, des femmes de cette école lombarde, le cou vigoureux, les épaules larges, tous les signes d'une race à la fois fine et forte, avec une taille mince, des mains et des pieds d'enfant. Ce qui la distinguait de ce type traditionnel, c'était la couleur de ses cheveux, qu'elle avait, non pas roux et dorés, mais très noirs, et de ses prunelles, dont le gris brouillé tirait sur le vert. La pâleur ambrée de son teint achevait, ainsi que la lenteur languissante qu'elle mettait à tous ses mouvements, de donner à sa beauté un caractère singulier. Il était impossible, devant cette créature, de ne pas penser à quelque portrait du temps passé, quoiqu'elle respirât la jeunesse, avec la pourpre de sa bouche et le fluide vivant de ses yeux, et quoiqu'elle fût habillée à la mode du jour, le buste serré dans une jaquette ajustée de nuance sombre. La jupe de sa robe taillée dans une étoffe anglaise d'une teinte grise, ses pieds chaussés de bottines à lacets, son petit col d'homme, sa cravate droite piquée d'une épingle garnie d'un même fer à cheval en diamants, ses gants de Suède et son chapeau rond ne rappelaient guère la toilette des princesses du XVI


siècle; et cependant elle offrait au regard le modèle accompli de la beauté milanaise, même sous ce costume d'une Parisienne élégante. Par quel mystère? Elle était la fille de M


Lussac, née Bressuire, dont les parents n'avaient pas quitté la rue Saint-Honoré depuis trois générations, et d'Adolphe Lussac, le préfet de l'Empire, venu d'Auvergne à la suite de M. Rouher. La chronique des salons aurait répondu à cette question en rappelant le passage à Paris, aux environs de 1855, du beau comte Branciforte, ses yeux d'un gris verdâtre, sa pâleur mate, son assiduité auprès de M


Lussac et sa disparition soudaine de ce milieu où, pendant des mois et des mois, il avait été toujours présent. Mais ces renseignements-là, Hubert ne devait jamais les avoir. Il appartenait, de par son éducation et de par sa nature, à la race de ceux qui acceptent les données officielles de la vie et en ignorent les causes profondes, l'animalité foncière, la tragique doublure, – race heureuse, car à elle appartient la jouissance de la fleur des choses, race vouée d'avance aux catastrophes, car, seule, la vue nette du réel permet de manier un peu le réel.

Non; ce qu'Hubert Liauran se rappelait de cette première entrevue, ce n'était pas des questions sur la singularité du charme de M


de Sauve. Il ne s'était pas davantage interrogé sur la nuance de caractère que pouvaient indiquer les mouvements de cette femme. Au lieu d'étudier ce visage, il en avait joui, comme un enfant goûte la fraîcheur d'une atmosphère, avec une sorte de délice inconscient. L'absence complète d'ironie qui distinguait Thérèse et se reconnaissait au lent sourire, au calme regard, à la voix égale, aux gestes tranquilles, lui avait été aussitôt une douceur. Il n'avait pas senti devant elle ces angoisses de la timidité douloureuse que le coup d'œil incisif de la plupart des Parisiennes inflige aux tout jeunes gens. Durant le trajet qu'ils avaient fait ensemble, placé en face d'elle, et tandis que De Sauve et George Liauran parlaient d'une loi sur les congrégations religieuses dont la teneur remuait alors tous les partis, il avait pu causer avec Thérèse lentement, et, sans qu'il comprît pourquoi, intimement. Lui qui se taisait d'ordinaire sur lui-même, avec l'obscure idée que l'excitabilité presque folle de son être faisait de lui une exception sans analogue, il s'était ouvert à cette femme de vingt-cinq ans et qu'il connaissait depuis une demi-heure, plus que cela ne lui était jamais arrivé avec des personnes chez lesquelles il dînait tous les quinze jours. A propos d'une question de Thérèse sur ses voyages de l'été, il avait comme naturellement parlé de sa mère, de sa maladie, puis de sa grand'mère, puis de leur vie en commun. Il avait entr'ouvert pour cette étrangère le secret asile de l'hôtel de la rue Vaneau, – non pas sans remords; mais le remords était venu plus tard et moins d'un sentiment de pudeur profanée que de la crainte d'avoir déplu, et lorsqu'il était sorti du cercle de ses regards. Qu'ils étaient captivants, en effet, ces lents regards! Il émanait d'eux une inexprimable caresse; et, quand ils se posaient sur vos yeux, bien en face, c'était comme un attouchement tendre et presque une volupté physique. Après des jours, Hubert se souvenait encore de la sorte de bien-être enivrant qu'il avait éprouvé dès cette première causerie, rien qu'à se sentir regardé ainsi; et ce bien-être n'avait fait que grandir aux entrevues suivantes, jusqu'à devenir presque aussitôt un vrai besoin pour lui, comme de respirer et comme de dormir. Elle lui avait dit, en descendant du wagon, qu'elle était chez elle chaque jeudi, et il avait bientôt appris le chemin de l'appartement du boulevard Haussmann, où elle habitait. Dans quel recoin de son cœur avait-il trouvé l'énergie de faire cette visite qui tombait le surlendemain de leur rencontre? Presque aussitôt, il avait été prié à dîner. Il se rappelait si vivement l'enfantin plaisir qu'il avait eu à lire et à relire l'insignifiant billet d'invitation, à en respirer le parfum léger, à suivre le détail des lettres de son nom écrites par la main de Thérèse. C'était une écriture à laquelle l'abondance des petits traits inutiles donnait un aspect particulier, léger et fantasque, où un graphologue aurait voulu lire le signe d'une nature romanesque. Mais, en même temps, la large façon dont les lignes étaient jetées et la fermeté des pleins, où la plume appuyait un peu grassement, indiquaient une façon de vivre volontiers pratique et presque matérielle. Hubert ne raisonna pas tant; mais dès ce premier billet, chaque lettre de cette écriture devint pour lui une personne qu'il aurait reconnue entre des milliers d'autres. Avec quelle félicité il s'était habillé pour se rendre à ce dîner, en se disant qu'il allait voir M








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