Книга - Un Coeur de femme

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Un Coeur de femme
Paul Bourget






Un Coeur de femme





I

UN ACCIDENT DE VOITURE


Par une bleue et claire après-midi du mois de mars 1881 et vers les trois heures de relevée, une des vingt «plus jolies femmes» du Paris d'alors, – comme disent les journaux, – M


la comtesse de Candale, fut la victime d'un accident aussi désagréable qu'il peut être dangereux et qu'il est vulgaire. Comme son cocher tournait l'angle de l'avenue d'Antin pour gagner la descente des Champs-Élysées, le cheval du coupé prit peur, fit un écart et s'abattit en heurtant la voiture contre le trottoir si maladroitement que le brancard de gauche cassa net. La comtesse en fut quitte pour une forte secousse et quelques secondes d'un subit saisissement nerveux. Mais toutes les combinaisons de sa journée se trouvaient bousculées du coup; or la liste en était longue, à juger par l'ardoise blanche encadrée de cuir et placée sur le devant de la voiture avec la petite pendule et le portefeuille aux cartes de visite. Aussi le joli visage de la jeune femme, ce mince visage aux traits délicats, au profil ténu, aux frais yeux bleus et qu'éclairait une si chaude nuance de cheveux blonds, exprimait-il une contrariété voisine de la colère tandis qu'elle descendait de son coupé au milieu d'une foule déjà compacte. La curiosité générale dont elle se vit l'objet acheva de la mettre en méchante humeur, et ce fut avec une voix très dure, elle si juste d'ordinaire, si indulgente même pour ses gens, qu'elle dit au valet de pied:

– «François, aussitôt que le cheval sera debout, vous laisserez ce maladroit d'Aimé se débrouiller tout seul… Vous irez au cercle de la rue Royale. Il me faut une voiture avant une demi-heure chez M


de Tillières.»

Et elle s'achemina, de son pied chaussé de bottines presque trop fines pour la moindre marche, vers la rue Matignon, où habitait l'amie dont elle venait de jeter le nom au pauvre François. Ce dernier, un grand garçon tout penaud dans sa longue livrée brune, pâle encore de l'effroi que lui avait causé la chute du cheval, n'avait pas fini de répondre: – «Oui, madame la comtesse,» que déjà son camarade, dégringolé du siège et rouge, lui, d'humiliation, le gourmandait sur sa gaucherie à l'aider. Mais M


de Candale avait fendu la masse des curieux. Elle ne songeait plus qu'au bouleversement de son après-midi.

– «Oui, le maladroit!» se disait-elle, «il faut que cela m'arrive le jour où je suis le plus pressée… Pourvu encore que Juliette soit chez elle?.. Si elle n'est pas là, tant pis, j'attendrai chez sa mère… Je voudrais pourtant bien la trouver… Il y a une semaine tantôt que nous ne nous sommes vues. À Paris, on n'a le temps de rien…»

Tout en se tenant ce discours intérieur, elle allait, portant haut sa petite tête coiffée d'une délicieuse capote de couleur mauve, sa souple taille dessinée dans un long manteau gris presque ajusté avec une bordure de plumes de la même nuance. Elle allait, regardée par les passants, de ce regard où une femme peut lire, dans sa jeunesse le triomphe, dans sa vieillesse la défaite de sa beauté. Quand la promeneuse a cet air «grande dame» qu'avait Gabrielle de Candale et qui, même aujourd'hui, ne s'imite pas, c'est toute une comédie de la part de celui qui croise cette femme. Il la croise, et vous diriez qu'il ne l'a pas vue. Mais attendez qu'elle soit à deux pas et observez le geste rapide par lequel il se retourne, une fois, deux fois, trois fois, pour la suivre des yeux. Que les physiologistes expliquent ce mystère! Elle n'a pas eu besoin, elle, de se retourner, pour être sûre de l'effet produit, et, que les moralistes expliquent cet autre mystère, elle est toujours flattée de cet effet, le passant fût-il bossu, bancroche ou manchot, et quand bien même elle porterait, comme M


de Candale, un des grands noms historiques de France! Certes, celle-là n'avait pas dans son monde la réputation d'être une coquette. Elle venait d'échapper à un vrai danger. Elle devrait se passer de son coupé neuf pendant quelque temps peut-être, – un coupé anglais, très profond, avec des fenêtres étroites, commandé à Londres sur ses indications spéciales, et dont elle jouissait depuis deux mois à peine. C'était sans doute un cheval perdu, – le meilleur de l'écurie. Autant de motifs pour arriver maussade à la maison de la rue Matignon. Et pourtant, lorsqu'elle pesa, de sa main gantée, sur le lourd battant de la vieille porte cochère, la charmante Sainte, comme l'appelait justement l'amie à qui elle venait demander asile, ne montrait plus entre ses sourcils dorés la même barre d'irritation. Elle avait goûté, durant ces cinq minutes de marche, le plaisir de se sentir très jolie, au coup d'œil lancé par quelques admirateurs anonymes, et les Saintes le savourent avec d'autant plus de friandise, ce plaisir si féminin, qu'elles se permettent moins d'être femmes. Celle-ci avait même son expression à demi mutine des jours de gaîté, tandis qu'elle traversait la cour et qu'elle gagnait là-bas au fond, à gauche, un petit escalier à perron abrité dans une cage de verre. Mais ce pouvait être la joie de savoir, par la réponse du concierge, que M


de Tillières n'était pas sortie. Trouver tout de suite une confidente à qui l'on raconte les péripéties d'un accident, d'ailleurs inoffensif, c'est de quoi se réjouir presque de l'accident, et, tout en poussant le bouton du timbre, la comtesse souriait à cette pensée:

– «Je suis sûre que mon amie aura encore plus peur que moi…»

Quoique neuf années à peine aient passé sur les événements dont cette visite inattendue fut le prologue, combien de personnes à Paris, et même dans la société de M


de Candale, se rappellent la charmante et mystérieuse femme que cette dernière appelait ainsi «mon amie» tout court, lorsqu'elle s'en parlait à elle-même, dans le silence de son cœur, et à voix haute, lorsqu'elle en parlait aux autres? Aussi ne sera-t-il pas inutile, pour l'intelligence de cette aventure, d'esquisser au moins en quelques lignes le portrait de cette disparue qui, dès ce temps-là, était un peu une inconnue, même pour les amis de son amie. Mais quoi! M


de Tillières était une de ces mondaines à côté du monde, réservées et modestes jusqu'à l'effacement, qui déploient à passer inaperçues autant de diplomatie que leurs rivales à éblouir et à régner. D'ailleurs, n'y avait-il pas comme un symbole de ce caractère et une preuve de ce goût pour une demi-retraite dans le simple choix de cette habitation, sur l'étroit perron de laquelle se dessinait à cette minute l'aristocratique silhouette de Gabrielle? Une atmosphère de solitude flottait autour de cette maison séparée du corps principal de bâtiments par une cour, et enveloppée de jardins du côté qui regarde la rue du Cirque. Mais cette rue Matignon tout entière, avec le long mur qui la borde d'une part, avec les vieilles demeures qui n'ont pas changé depuis le dernier siècle, évitée comme elle est des voitures de maîtres, qui préfèrent aller des Champs-Élysées au faubourg Saint-Honoré par l'avenue d'Antin, n'est-elle pas, à de certaines heures, comme un paradoxe de tranquillité provinciale dans ce quartier si moderne et si vivant? Même le petit escalier isolé dans sa guérite de verre avait sa physionomie originale. Ses cinq marches tendues d'un tapis aux couleurs passées se terminaient par une porte, vitrée, elle aussi, dans sa partie supérieure, afin de donner de la lumière à une antichambre, et garnie à l'intérieur par des rideaux rouges. Ce n'était ni le pavillon vulgaire, puisque la maison comptait quatre étages, ni l'hôtel proprement dit, puisque M


de Tillières et sa mère, M


de Nançay, habitaient seulement le rez-de-chaussée et le premier; et c'était pourtant un logis bien à elles, car elles avaient fait installer un escalier interne qui réunissait leurs appartements et leur épargnait l'escalier commun dont l'entrée à droite faisait pendant à la petite cage de verre. Sans exagérer la signification de ces riens, de même que l'étalage du luxe suppose toujours quelque vanité, la préférence donnée à une demeure un peu mélancolique, dans une rue un peu séparée, révèle plutôt un certain quant à soi, et comme une peur des succès de société. Et puis, si M


de Tillières ne s'était pas étudiée de toutes façons à défendre son intimité, aurait-elle résolu l'invraisemblable problème de rester veuve à vingt ans et de passer les dix années qui suivirent ce veuvage, à Paris, libre, riche et délicieuse, sans presque faire répéter son nom?

S'il est donc naturel que les indifférents aient déjà oublié cette femme très peu semblable aux élégantes de cette fin de siècle, en revanche, ses quelques amis, – oh! pas nombreux, – s'intéressaient dès lors à elle avec un fanatisme que le temps n'a pas diminué. Aux curieux qui s'étonnaient qu'une aussi jolie personne consumât ses jeunes années dans cette sorte de pénombre, ces amis répondaient invariablement par cette phrase: «Elle a tant souffert!» et chacun la prononçait sur un ton qui indiquait des confidences trop délicates, trop sincères pour être redites. La tragédie qui avait rendu Juliette veuve justifiait trop cette explication de son caractère. Le marquis Roger de Tillières, son mari, un des plus brillants capitaines de l'état-major, avait été tué en juillet 1870, à côté du général Douay, et par une des premières balles tirées dans cette déplorable campagne. Cette nouvelle annoncée sans ménagements à la marquise, alors enceinte de sept mois, avait provoqué chez elle une crise affreuse, et elle s'était réveillée mère, avant le terme, d'un enfant qui n'avait pas vécu trois semaines. C'était, n'est-ce pas, de quoi demeurer à jamais brisée. Mais si terribles ou si étranges qu'ils soient, les événements de notre vie ne créent rien en nous. Tout au plus exaltent-ils ou dépriment-ils nos facultés innées. Même heureuse et comblée, M


de Tillières eût toujours été cette créature d'effacement, de demi-teinte, d'étroit foyer, presque de réclusion. Quand ce goût de se tenir à l'écart n'est pas joué, il suppose une délicatesse un peu souffrante du cœur chez des femmes aussi bien nées que Juliette, aussi belles, aussi riches, – elle et sa mère possédaient plus de cent vingt mille francs de rente, – et par conséquent aussi vite emportées dans le tourbillon. Ces femmes-là ont dû sentir, dès leurs premiers pas, ce que la grande vie mondaine comporte de banalités, de mensonge et aussi de brutalités voilées. Un instinct a été froissé en elles, tout de suite, qui les a fait se replier; elles réfléchissent, elles s'affinent, et elles deviennent par réaction de véritables artistes en intimité. Ce leur est un besoin que toutes les choses dans leur existence, depuis leur ameublement et leur toilette jusqu'à leurs amitiés et leurs amours, soient distinguées, rares, spéciales, individuelles. Elles s'efforcent de se soustraire à la mode ou de ne s'y soumettre qu'en l'interprétant. Elles vivent beaucoup chez elles et s'arrangent pour que ce soit comme une faveur d'y être reçu. Comment s'y prennent-elles? C'est leur secret. Elles arrivent aussi, en se faisant désirer, à ce que leur présence dans un salon soit une autre faveur. Ce gentil manège ne va pas pour elles sans quelque danger, celui d'abord d'attacher une importance excessive à leur personne, et celui, en pensant trop à leurs sentiments, de développer dans leur âme des maladies d'artifice et de complication. Mais le commerce de ces femmes offre d'infinis attraits. Ne suppose-t-il pas un choix qui, par lui seul, est une constante flatterie pour l'amour-propre de leurs amis? Puis il abonde en menues attentions, en gâteries quotidiennes. Connaissant par son détail le caractère de tous ceux qui les approchent, leur tact vous épargne le froissement même le plus léger. Elles sont, quand on a vécu dans leur sphère d'affection, indispensables et irremplaçables. Elles laissent derrière elles, quand elles ont disparu, un souvenir aussi profond qu'il est peu étendu, et telle fut la destinée de Juliette. Encore aujourd'hui, si vous rencontrez les plus fidèles d'entre les habitués du petit salon de la rue Matignon, le peintre Félix Miraut, le général de Jardes, M. d'Avançon, l'ancien diplomate, M. Ludovic Accragne, l'ancien préfet, racontez-leur, pour voir, quelque anecdote qui prête aux commentaires; s'ils sont en confiance, la causerie ne s'achèvera pas sans qu'ils vous aient dit:

– «Si vous aviez connu M


de Tillières…»

Ou bien:

– «Voilà des gens que l'on était sûr de ne pas rencontrer chez M


de Tillières…»

Ou bien:

– «Je n'ai vu que M


de Tillières qui…;» mais n'insistez pas, sinon vous les verrez prendre une physionomie d'initiés et revenir à la matière habituelle de leur entretien: Miraut à son dernier tableau de fleurs; de Jardes à son nouveau projet d'armement; d'Avançon à sa mission secrète en Italie, après Sadowa; Ludovic Accragne à l'œuvre de l'hospitalité de nuit dont il est un agent très actif. Il semble qu'ils aient pris, à l'école de leur amie d'autrefois, ce goût de discrétion que les femmes de cette nature exigent chez leurs dévots. D'ailleurs, le peintre avec son langage trop concret, trop imagé, le général avec sa parole technique, le diplomate avec la politesse de ses formules, et l'ex-fonctionnaire avec la raideur administrative des siennes, seraient-ils capables de vous traduire cette chose exquise qui est le charme et que M


de Tillières possédait à un degré unique? Le charme! Une femme seule, quand elle en a beaucoup aimé une autre, – cela se trouve, – peut faire revivre dans quelque confidence à mi-voix ce rien de mystérieux, cette magie de grâce qu'enveloppe ce mot par lui-même indéfinissable. Pour évoquer M


de Tillières, dans ce qui fut l'innocente et durable sorcellerie de sa séduction, c'est à M


de Candale qu'il faut s'adresser, quand elle consent à en parler, ce qui n'arrive guère, car cette pauvre Sainte redoute souvent ce souvenir comme un remords. Il nous est si difficile, quand la fibre du scrupule tressaille en nous, de ne pas nous considérer un peu comme la cause des malheurs dont nous avons été l'occasion, et que de fois la fine comtesse s'est revue en pensée sonnant à la porte de «son amie» par cette après-midi claire de mars, et chaque fois c'est pour songer: – «Si pourtant nous ne nous étions pas parlé ce jour-là! Si je n'étais pas venue rue Matignon!» Faut-il appeler hasard, faut-il appeler destinée ce jeu continuel et inattendu des événements les uns sur les autres, qui veut que tout le malheur ou tout le bonheur d'un être dépende parfois du glissement d'un cheval sur le pavé, de la maladresse d'un cocher, du bris d'un brancard de voiture et d'une visite qui en est résultée?

Hasard, destinée ou providence, il est certain que M


de Candale ne remuait ni ces idées-là, ni aucun pressentiment douloureux sous la capote mauve qui coiffait si coquettement sa tête blonde, lorsque le valet de pied l'introduisit à travers le grand salon d'abord, puis dans l'autre, le plus petit, où Juliette se tenait comme à l'ordinaire. Cette dernière écrivait, assise à un étroit bureau placé à l'abri d'un paravent bas et dans l'angle de la porte-fenêtre, si bien qu'il lui suffisait de lever les yeux pour voir le jardin. Les arbres, par ce clair jour bleu du premier printemps, poussaient déjà leurs bourgeons lilas à la pointe de leurs branches encore noires. Le vert gazon perçait la terre brune de ses brins rares et courts, et, comme un simple mur revêtu de lierre séparait le jardinet de deux jardins plus vastes, développés eux-mêmes jusqu'à la rue du Cirque, c'était presque sur un fond de parc défeuillé que se détachait son joli visage, lorsque, ayant aperçu M


de Candale, elle se leva pour la prendre dans ses bras avec un petit cri de joyeuse surprise.

– «Regarde,» disait-elle, «je suis habillée. J'attends ma voiture. J'allais passer chez toi pour avoir de tes nouvelles…»

– «Et tu ne m'aurais pas trouvée,» répondit la comtesse, «et puis il n'y aurait eu personne pour te raconter que, telle que tu me vois, tu as peut-être failli ne plus me voir jamais.»

– «Quelle folie!»

– «Mais c'est que je viens d'échapper tout simplement à un gros danger.»

– «Tu me fais peur…»

Et Gabrielle de commencer le récit, – légèrement romancé, comme tous les récits de femme, – de son accident de voiture, tandis que Juliette l'écoutait en ponctuant ce discours de légères exclamations. C'était bien le plus doux nid pour un intime entretien d'amies, et d'amies vraies comme ces deux-là, que cette pièce attiédie toute la matinée par le soleil de mars et réchauffée maintenant par la flamme paisible d'un feu nourri de longues et larges bûches. Vous y auriez cherché en vain le fouillis d'étoffes et de bibelots un peu disparates habituel aux Parisiennes d'aujourd'hui. Par une spirituelle fantaisie d'aristocratie, la marquise avait tout simplement transporté rue Matignon l'ameublement d'un des boudoirs de Nançay, en sorte que les moindres détails, dans ce petit salon, révélaient le goût du temps de Louis XVI, – époque où le château a été restauré par l'aïeul de M


de Tillières, Charles de Nançay, le protecteur de Rivarol. Les teintes blanches et un peu neutres de ces bois gracieusement ouvrés, les nuances bleues des étoffes vieillies s'harmonisaient avec les quelques portraits anciens appendus aux murs dans leurs cadres dédorés. Juliette avait-elle eu l'intuition que ce décor d'il y a cent ans convenait mieux qu'un autre au caractère particulier de sa beauté? Il est certain qu'avec un nuage de poudre sur ses cheveux blonds, – d'un blond aussi cendré que le blond des cheveux de Gabrielle était doré, – avec une mouche au coin de sa bouche fine, avec du rouge à sa joue rosée, avec des mules hautes à ses pieds si minces et une robe à la Marie-Antoinette autour de sa souple taille, elle eût paru la contemporaine de la célèbre marquise Laure de Nançay, dont le portrait faisait, sur la cheminée, pendant à celui du marquis Charles. Et même sans mouches ni poudre, sans rouge et sans mules, elle ressemblait, d'une ressemblance presque inquiétante, à cette arrière-grand'mère, si indignement récompensée de la plus romanesque passion, – dans un temps qui ne l'était guère, – par un passage affreux des mémoires de Tilly! Chez Juliette comme chez cette jolie ancêtre, l'air gracieux, enfantin, presque d'un Saxe trop fragile, était corrigé par l'expression profonde du regard et le pli triste du sourire. Un détail de physionomie achevait de transformer chez M


de Tillières en charme rêveur la joliesse un peu mignarde du XVIII


siècle. Dans les instants où elle était émue sans vouloir le paraître, la dilatation soudaine de la pupille, jusqu'à faire paraître noirs ses beaux yeux d'un bleu sombre et tendre, donnait la sensation d'une nervosité maladive, contenue par la volonté la plus ferme. Ce visage, où il y avait à la fois tant de noblesse de race et tant de passion renfermée, présentait un contraste singulier avec le visage de M


de Candale, aussi délicatement patricien, aussi affiné par une hérédité séculaire, mais tout en énergie et en action. La comtesse, qui vit comme hypnotisée par son culte pour le terrible maréchal de Candale, l'ami de Montluc et son rival en massacres, eût été, au siècle des luttes religieuses, une de ces rudes guerrières dont L'Estoile raconte les audaces cruelles, et, plus près de nous, une chouanne, une de ces amazones de la Vendée et du Cotentin qui firent le coup de feu le long des routes, braves comme les plus braves de leurs compagnons. La marquise de Tillières, toute tendresse et toute douceur, faisait songer à ces héroïnes de la vie amoureuse dont l'histoire a incarné le type dans la touchante figure d'une La Vallière ou d'une Aïssé. L'une était un Van Dyck descendu de sa toile par la vertu de l'atavisme, et l'autre un pastel de jadis comme animé par un mystérieux enchantement. Mais si aux analogies extérieures correspondait une analogie morale, s'il y avait en effet, chez l'une, des frémissements secrets d'héroïsme, et chez l'autre des abîmes voilés de passion, cela, leur causerie sur ce coin de canapé n'aurait pu l'apprendre au plus subtil des écouteurs: car, aussitôt le récit de l'accident terminé, ce Van Dyck habillé par Worth et ce pastel paré par Doucet avaient commencé de se raconter leur semaine, et c'était simplement le papotage de deux amies qui, tour à tour, parlent chiffons, visites ou soirées, qui potinent enfin, – pour employer le vilain mot actuel qui sert à désigner ce jolis gazouillis d'oiseaux moqueurs, – jusqu'à cette phrase inévitable prononcée par la comtesse:

– «Voyons, quand viens-tu dîner chez moi, pour causer vraiment? Veux-tu demain?»

– «Demain? Non,» fit M


de Tillières, «j'ai ma cousine de Nançay chez moi. Veux-tu après-demain jeudi?»

– «Jeudi? jeudi? C'est moi qui ne suis pas libre, je dîne chez ma sœur d'Arcole. Veux-tu vendredi?»

– «C'est une gageure,» reprit Juliette en riant, «je dîne chez les d'Avançon. Imagine-toi qu'il faut que ce soit moi qui mette la paix dans le ménage de mon adorateur. Seulement M


d'Avançon se couche très tôt, et si c'est ton jour de loge à l'Opéra et que tu n'aies personne…»

– «Personne… Cela, c'est parfait. Ne fais pas atteler, j'irai te prendre à neuf heures chez les d'Avançon… Mais c'est loin, vendredi, c'est très loin. J'ai une idée, si tu venais ce soir, tout simplement?»

– «Mais,» répondit M


de Tillières, «regarde sur mon bureau, cette lettre que je finissais quand tu es entrée… J'écrivais à Miraut qui me demande un jour depuis très longtemps, et comme j'étais seule avec ma mère…»

– «Tu n'enverras pas la lettre, voilà tout,» fit la comtesse, «et tu me rendras service… C'est un peu une corvée, ce dîner… Toute la chasse de Pont-sur-Yonne… Tu les connais, les chasseurs. Prosny, d'Artelles, Mosé…» – Et, avec un mouvement d'hésitation: – «Enfin, un dernier que tu n'auras peut-être pas envie de connaître, lui… Tu es tellement ce que les Anglais appellent particular…»

– «Et les Français prude ou chipie,» interrompit Juliette en recommençant à rire. «Et tout cela parce que je ne veux pas venir chez toi les jours de cohue… Et quel est-il, ce mystérieux personnage que je dois te défendre de me présenter?..»

– «Oh! pas bien mystérieux,» reprit Gabrielle; «c'est Raymond Casal.»

– «Celui de M


de Corcieux?» interrogea Juliette; et sur un geste affirmatif de la comtesse: – «Le fait est,» ajouta-t-elle avec malice, «que le sévère Poyanne désapprouvera… Je n'échapperai pas à la phrase: «Pourquoi M


de Candale reçoit-elle des hommes comme celui-là?»

Sans doute l'ami dont M


de Tillières raillait gaiement la surveillance un peu ombrageuse n'était pas en grande faveur auprès de la comtesse, car cette dernière eut dans les yeux un petit éclair de joie mauvaise à cette moquerie, et, comme encouragée, elle reprit:

– «D'abord, tu lui diras que c'est l'ami de mon mari bien plus que le mien. Et puis, veux-tu que je te parle franchement? Casal, n'est-ce pas, cela signifie pour toi, pour Poyanne, pour n'importe qui, un mauvais sujet qui ne fréquente les femmes que pour les perdre, un fat qui a compromis M


de Hacqueville, M


Ethorel, M


de Corcieux et mille et trois autres, un joueur qui a tenu au cercle des parties extravagantes, un brutal qui ne se lève de la table de jeu que pour monter à cheval, faire des armes, chasser et finir la nuit, drunk as a lord? Le voilà, ton Casal et celui de ton Poyanne…»

– «Mon Casal!» interrompit Juliette, «je ne le connais pas, et mon Poyanne, – cela, non, je ne veux pas être responsable des antipathies de mes amis, sois juste.»

– «Mais si, mais si, ton Poyanne,» insista la comtesse. «Voyons, s'il était veuf au lieu d'être simplement séparé, et si sa coquine de femme lui faisait la surprise de mourir à Florence, où elle mène une vie?..»

– «Eh bien! achève,» dit M


de Tillières.

– «J'ai toujours eu l'idée que tu serais capable de l'épouser, et lui, je parierais qu'il y pense, car il monte déjà la garde autour de toi comme autour d'une fiancée.»

– «D'abord je ne crois pas du tout qu'il nourrisse de si ténébreux projets,» fit Juliette en riant de plus belle, «et puis je ne sais pas ce que je répondrais si le cas se présentait, et enfin une fiancée de vingt-neuf ans et huit mois peut se permettre d'affronter les séductions d'un viveur très fat, très joueur, un peu jockey, un peu maître d'armes, et très ivrogne, car voilà le portrait peu flatté de ton convive…»

– «Tu m'as justement coupé la parole quand j'allais te dire que cette légende-là ne ressemble pas plus au véritable Casal que le Napoléon III des Châtiments à notre pauvre empereur… Fat! Est-ce sa faute s'il est tombé sur trois ou quatre folles qui l'ont affiché? Tu as beau rire. Oui, qui l'ont affiché! Pauline de Corcieux, c'en était à ne plus la recevoir. Et après leur rupture, qui est allé crier du mal de l'autre à tous les échos? Elle, ou lui? Ce dont je suis sûre, moi, qui me pique d'être une très honnête femme, c'est que jamais, entends-tu, jamais il ne m'a dit un mot qu'il ne devait pas me dire. Et intelligent, intéressant, tout plein des souvenirs de ses grands voyages! L'Orient, les Indes, la Chine, le Japon; il a couru le monde entier. Viveur? Joueur? Il était un peu plus riche que ces messieurs, il a eu plus de chevaux, perdu plus d'argent. Voilà bien de quoi s'indigner. C'est possible qu'il ait la manie de l'escrime. Mais il n'en parle pas, et je n'ai jamais entendu raconter qu'il ait abusé de sa force à l'épée. C'est possible aussi qu'il boive, mais il a eu le bon goût de venir toujours chez moi parfaitement maître de lui… Sais-tu ce que c'est que ce garçon? Un enfant gâté à qui la vie a été trop facile, mais qui a gardé un tas de charmantes qualités. Et beau avec cela! Mais tu l'as vu?..»

– «Je crois qu'on me l'a montré une fois à l'Opéra,» dit Juliette, «un grand, avec des cheveux noirs et une barbe blonde.»

– «Il y a longtemps alors,» reprit Gabrielle. «Il ne porte plus que la moustache. Comme c'est drôle, la vie de Paris! Vous avez dû vous rencontrer cent fois.»

– «Je sors si peu,» dit Juliette, «et d'ailleurs, avec mes distractions, je ne reconnais jamais personne.»

– «Enfin, sortiras-tu ce soir pour venir voir le beau Casal, oui ou non?»

– «Oui. Mais comme tu en parles! Comme tu te montes! Si je ne te connaissais pas?..»

– «Tu dirais que je suis amoureuse de lui, n'est-ce pas? Que veux-tu? J'ai du sang de bataille dans les veines, et l'horreur des injustices du monde… Et puis ne va pas me dénoncer à Poyanne?»

– «Ah! encore Poyanne,» fit Juliette en haussant ses fines épaules.

– «Mais oui,» reprit la comtesse en secouant la tête, «Quand il n'est pas là, tout va bien. Et puis, il te parle, et j'ai toujours remarqué comme un mot de lui t'influence. Mais on entre… Cette fois, c'est la voiture…»

Entendez-vous d'ici le papotage de l'adieu qui répète celui de l'arrivée, aussitôt que le domestique annonce en effet que la voiture de la comtesse est avancée, les «déjà,» les «mais tu ne fais que d'arriver,» les «à ce soir, ma douce,» et puis des baisers, et puis des rires autour du nom de Casal prononcé de nouveau, et puis le silence à peine souligné par le va-et-vient de la pendule et le craquement du feu, quand M


de Candale est partie? Juliette, restée seule, s'assit à sa table, et après avoir déchiré le petit billet destiné à Miraut, elle prit dans le casier à enveloppes une dépêche bleue pour un nouveau billet qui devait être plus difficile à écrire, car elle tourna et retourna longtemps le porte-plume entre ses doigts minces, tout en regardant le jardin, maintenant plus mélancolique sous le ciel foncé joliment, et voici les lignes qu'elle se décida enfin à tracer:



«Mon ami,

«Ne venez pas ce soir avant onze heures. Gabrielle sort d'ici. Je ne l'avais pas vue depuis dix jours et j'ai dû accepter de dîner chez elle ce soir. Ce ne serait pas amical de la quitter tout de suite après. Ne me boudez pas si je remets de deux heures à vous écouter me dire ce qui s'est passé à la Chambre aujourd'hui et comment vous avez parlé. Ne m'arrivez pas avec vos yeux déçus où je lis un reproche pour ce que vous appelez – si faussement – mon côté mondain. Vous savez trop ce que c'est que le monde pour moi sans vous, – sans toi, et comme je voudrais avoir le droit d'y proclamer à tous ce que tu es pour ton amie.

    «Juliette.»

Puis sur la place réservée à l'adresse, quand elle eut fermé cette dépêche, elle écrivit le nom d'un orateur de la Droite bien connu à cette époque, et qui avait joué à Versailles un rôle assez analogue à celui que M. de Mun occupe très noblement aujourd'hui. Et ce nom n'était autre que celui du comte Henry de Poyanne, – ce qui prouve que les amies les plus intimes ne se font jamais que des moitiés de confidences. Car si M


de Candale soupçonnait, comme on a vu, les sentiments de Poyanne pour M


de Tillières, elle était à mille lieues de croire que ces sentiments fussent partagés, et qu'une liaison d'amant à maîtresse unît ces deux êtres. Les très honnêtes femmes, – et quoique Gabrielle le dît un peu trop, elle en était une, – ont de ces naïvetés qui prouvent leur absolue droiture. Et que d'autres petites choses il racontait entre les lignes, ce gentil billet bleu! Si Juliette l'avait relu sincèrement au lieu de le clore tout de suite, elle se serait rendu compte que les grâces de ces coquettes phrases, le «tu» subit et les caresses de la fin cachaient – ou compensaient – une perfidie? Non. Mais une légère infidélité tout de même. N'en est-ce pas une, pour une maîtresse, que de faire une action dont elle sait d'avance que son amant en sera peiné, et Poyanne, qui parlait, ce jour-là, dans une séance importante de la Chambre, ne serait-il pas froissé, quand il saurait que Juliette, pouvant le voir dès huit heures, et après avoir manqué à cette séance sous un prétexte frivole, avait encore reculé cette entrevue pour dîner avec quelqu'un qu'il n'aimait pas? Elle n'avait pas dit à Gabrielle que plusieurs fois, et à l'occasion de M


de Corcieux dont il connaissait le mari, Poyanne avait jugé Casal très durement. Si elle l'avait relu une seconde fois, ce gracieux billet, la jolie veuve se serait peut-être demandé encore pourquoi, liée comme elle l'était dans la vie et pour toujours, – puisqu'ils avaient échangé, elle et Poyanne, une promesse secrète de mariage, – elle venait d'éprouver, à écouter Gabrielle, une espèce de curiosité singulière pour ce Casal si antipathique à son futur mari. Elle en aurait peut-être conclu, si elle avait été tout à fait vraie avec elle-même, que, dans son sentiment pour Poyanne, un peu de lassitude commençait de s'insinuer, et d'un peu de lassitude à beaucoup d'ennui le passage est si rapide, aussi rapide que d'un peu de curiosité à beaucoup de coquetterie… Mais pouvons-nous jamais démêler l'écheveau des mille fils qui se croisent dans notre pensée derrière les phrases de nos lettres quand nous écrivons à quelqu'un qui nous tient de très près au cœur? Il en est du sens secret des billets d'amour comme des événements tragiques auxquels nous prenons part, et quand Juliette, une demi-heure plus tard, fit arrêter sa voiture devant le bureau de poste de la rue Montaigne, pour glisser elle-même sa dépêche dans la boîte, elle ne soupçonnait pas plus ce que signifiait, au fond, tout au fond, sa gracieuse prose, que M


de Candale ne soupçonnait la funeste importance que son invitation improvisée allait prendre dans l'existence de sa plus chère amie.




II

L'INCONNU


Madame de Tillières avait l'habitude, lorsqu'elle ne dînait pas à la maison, de faire sa toilette bien à l'avance, afin d'assister au repas de sa mère, si elle ne pouvait le partager. M


de Nançay conservait, de ses trente ans de province, le principe de se mettre à table sur le coup de sept heures moins un quart, très exactement. Cette salle à manger du premier étage, où il ne pouvait pas plus de dix personnes, était commune aux deux femmes. Cette mère qui adorait sa fille, pour sa fille et non pour elle-même, – sentiment rare chez les mères comme chez les filles, – s'était appliquée à organiser leur intérieur de façon que leurs deux existences se côtoyassent sans se mêler. Elle avait son étage, son salon, ses domestiques, sa distribution de journée indépendante; – toujours levée à six heures, été comme hiver, pour la messe d'un couvent voisin, couchée à neuf, et ne descendant guère au rez-de-chaussée. Elle voulait que Juliette fût à la fois libre comme si elle vivait seule, et protégée. Dans l'excès de son abnégation, elle se reprochait d'accepter la gâterie que lui faisait M


de Tillières, avant chacune de ses sorties. Elle l'acceptait pourtant, car elle comprenait qu'en dehors de ces conditions-là, Juliette, qui ne sortait déjà pas beaucoup, ne sortirait plus jamais. Et puis, ce lui était un charme si doux de contempler sa fille dans la primeur de sa parure! Elles passaient là quelquefois, toutes les deux, des minutes d'une si tendre intimité! Il était rare que quelqu'un s'y trouvât en tiers. Dans les premiers temps où Poyanne faisait la cour à Juliette, il inventait sans cesse des prétextes pour venir caresser ses yeux à ce délicat tableau: cette jeune femme en grande toilette servant cette mère toujours en deuil, dans cette salle à manger silencieuse, à la lueur paisible de deux grandes lampes de style Empire juchées sur leurs hautes colonnes. Depuis que ses rapports avec M


de Tillières avaient changé, il éprouvait comme une pudeur d'affronter les regards de M


de Nançay. Cet homme de tribune, renommé pour son sang-froid au milieu d'assemblées hostiles, se sentait, dans cette présence vénérée, en proie à ces appréhensions angoissées qu'un secret coupable inflige aux âmes très droites. Il redoutait ces clairs yeux bleus, trop intelligents, – des yeux de vieille femme à demi sourde, – seule jeunesse de ce pâle visage flétri. Quoiqu'elle eût soixante ans à peine, M


de Nançay en paraissait plus de soixante et dix, tant ses propres chagrins et ceux de sa fille avaient empoisonné chez elle les sources de la vie. Elle avait perdu, coup sur coup, son mari et ses deux fils dans l'année même qui avait précédé le tragique veuvage de Juliette. Cette mère douloureuse, et qui, visiblement, habitait en pensée avec ses chers morts, se ranimait d'une joie émue lorsqu'elle tenait ainsi sa dernière enfant auprès d'elle, parée, souriante et caressante, comme dans la demi-heure qui précéda le départ pour le dîner chez M


de Candale. Ce soir-là, Juliette portait une robe de dentelle noire sur une jupe de moire rose, avec des nœuds de la même nuance. Dans ses cheveux cendrés et à ses fines oreilles luisaient des perles. Son corsage à peine échancré laissait voir la naissance de sa gorge et de ses souples épaules, tout en dégageant l'attache ferme de son cou et dessinant la sveltesse de son buste. Ainsi vêtue, elle avait en elle les grâces mêlées d'une jeune femme et d'une jeune fille. Ses bras à demi nus allaient et venaient, et ses belles mains, chargées de bagues, s'occupaient sans cesse à rendre quelque menu service à la vieille mère, lui versant à boire, ou bien lui préparant son pain, choisissant un fruit pour le partager. En s'acquittant de ces soins délicats, ses yeux bleus brillaient dans son teint de blonde, plus rosé que d'ordinaire. Un sourire plus gai plissait sa bouche au coin de laquelle une fossette se creusait à droite. Enfin elle avait son air des jours contents. Sa mère considérait avec bonheur cette expression joyeuse de physionomie. Elle savait du premier regard si sa Juliette se préparait à subir une corvée ou à s'amuser véritablement, et cet amusement lui représentait, avec une reprise de goût pour le monde, les chances d'un nouveau mariage pour cette fille qu'elle appréhendait de laisser seule bientôt; et voici qu'après s'être tue quelques minutes, elle lui dit, avec la voix claire et haute des sourds, en approchant de son oreille sa main un peu tremblante, pour mieux saisir la réponse:

– «J'ai presque envie d'être jalouse de Gabrielle, tant on voit que cela t'amuse d'aller chez elle. Et qui doit-il y avoir encore?»

– «Très peu de monde,» répondit M


de Tillières, qui se sentit rougir. «Des chasseurs de la société de chasse de Candale. C'est pour lui tenir compagnie qu'elle m'a invitée…»

– «C'est pourtant l'exemple de ce ménage-là qui t'empêche de te remarier,» dit M


de Nançay en secouant la tête et ajoutant avec mélancolie: «Pauvre petite femme! et si courageuse, et avec cela pas d'enfants.»

– «Oui,» répondit Juliette, «si courageuse,» – et l'éclat de ses yeux se ternit une minute à la pensée du malheur secret qui rongeait la vie de son amie. Louis de Candale, encore garçon, était l'amant d'une M


Bernard, la femme d'un riche industriel, dont il avait un fils. Presque aussitôt après son mariage, cette liaison avait repris, quasi publique, et supportée depuis dix ans par la comtesse avec une fière résignation qu'un simple détail expliquera: toute la fortune lui appartenait et la noble femme ne voulait pas que le dernier des Candale en fût réduit à vivre d'une pension mendiée à une épouse outragée. Et puis elle espérait toujours, elle aussi, un fils de ce nom auquel elle avait voué le plus romanesque des cultes. Enfin elle aimait son mari malgré tout. M


de Tillières connaissait cette triste histoire, par les confidences de Gabrielle, et trop intimement pour n'en point partager toutes les amertumes. Elle ajouta, complétant la phrase de sa mère: – «Ah! je ne crois pas que j'aurais jamais cette patience.»

– «Allons!» reprit M


de Nançay, «j'ai eu tort de te rappeler ces tristes choses. Te voilà comme je ne t'aime pas, toute sombre. Donne-moi ton sourire avant de me quitter et sois gaie, comme tout à l'heure. J'étais si heureuse. Voilà au moins six mois que je ne t'avais pas vu ces yeux-là.»

– «Chère maman,» songeait Juliette un quart d'heure plus tard, tandis que son coupé l'emmenait vers la rue de Tilsitt, où habitaient les Candale, – «comme elle m'aime! Et comme elle connaît mes yeux, comme elle sait y lire! C'est pourtant vrai que ce dîner chez Gabrielle m'amuse comme une enfant? Pourquoi?»

Oui, pourquoi? – Cette question, qu'elle ne s'était posée ni après l'entretien avec son amie, ni après avoir écrit la lettre à Henry de Poyanne, s'empara d'elle tout d'un coup à la suite de la remarque de sa mère et dès qu'elle fut assise dans l'angle de la voiture. C'est la place où les femmes réfléchissent le plus profondément, parce que c'est la place où elles se sentent le plus isolées, le plus défendues contre la vie qui frémit autour d'elles. Dix minutes ainsi passées, – les dix minutes qui séparent la rue Matignon de la rue de Tilsitt, – avaient suffi bien souvent à M


de Tillières pour analyser par le menu tous les petits faits observés dans une soirée. Mais, cette fois, il lui aurait fallu des heures et des heures pour décomposer le travail accompli dans sa tête depuis sa conversation avec Gabrielle, et, quoique cette silencieuse fût habituée à voir très clair en elle-même, elle devait nécessairement se tromper sur la nature de ce travail.

Le petit germe de curiosité déposé d'abord en elle par le nom de Casal avait, si l'on peut dire, fermenté dans sa rêverie. Toute l'après-midi, et dans le va-et-vient machinal de ses courses, elle s'était laissée penser à lui, accueillant, sans y prendre garde, les images qui flottaient autour de ce nom. C'est ainsi que M


de Corcieux lui était apparue, telle qu'elle l'avait rencontrée à l'époque de la rupture avec Casal, consternée de mélancolie et changée à ne pas la reconnaître. Il y a, dans tout cœur de femme, une certaine quantité d'intérêt disponible, au service d'un homme capable de se faire aimer ainsi, presque jusqu'à la mort. Cet obscur intérêt s'était remué autrefois dans M


de Tillières, qui se souvint d'avoir éprouvé pour l'abandonnée une pitié infinie et de s'être dès lors demandé: «Que peut bien avoir cet homme pour qu'elle y tienne jusqu'à s'en déshonorer?..» Casal possédait encore, pour exciter cette curiosité singulière chez M


de Tillières, ce pouvoir de séduction qu'exercent les libertins professionnels sur beaucoup d'honnêtes femmes. Or Juliette, ayant pris un amant, comme elle avait fait, pour des raisons toutes morales, avait su garder toutes les délicatesses d'une honnête femme, même dans l'irrégularité d'une situation qu'elle et Poyanne considéraient d'ailleurs comme un mariage. Cette fascination projetée, si l'on peut dire, par les Don Juan sur les Elvire, – pour rappeler le symbole immortel qu'en a donné Molière, – a été bien souvent signalée et aussi souvent déplorée. Elle demeure un problème encore insoluble. Quelques-uns veulent y voir le pendant féminin de cette folie masculine qu'un misanthrope humoriste a nommée le rédemptorisme, le désir de racheter les courtisanes par l'amour. D'autres y diagnostiquent une simple vanité. En se faisant adorer par un libertin, une honnête femme n'a-t-elle pas l'orgueil de l'emporter sur d'innombrables rivales et de celles que sa vertu lui rend le plus haïssables? Peut-être tiendrions-nous le mot de cette énigme, en admettant qu'il existe comme une loi de saturation du cœur. Nous n'avons qu'une capacité limitée de recevoir des impressions d'un certain ordre. Cette capacité une fois comblée, c'est en nous une impuissance d'admettre des impressions identiques et un irrésistible besoin d'impressions contraires. Un petit fait corrobore cette hypothèse: cet attrait du libertin ne commence, chez les honnêtes femmes, que vers la trentième année et lorsque la vie vertueuse leur a donné tout ce qu'elle comporte de joies un peu sévères. Sans doute, M


de Tillières, quand elle arrivait à Paris, au lendemain de la guerre, jeune veuve enivrée de douleur et de fierté, eût éprouvé une antipathie immédiate pour cette personnalité de Casal, qui la préoccupait davantage de minute en minute, depuis quelques heures. À travers tous les va-et-vient de sa pensée, elle cristallisait, suivant la spirituelle expression mise à la mode par Beyle, et sans s'en douter, pour cet homme avec qui elle allait passer la soirée. Elle se crut sincère en répondant au «pourquoi» qu'elle s'était formulé assez courageusement: «Je suis curieuse de connaître quelqu'un dont Gabrielle fait tant de cas malgré sa réputation, voilà tout…» Et elle ajouta, pour se justifier de ce qu'elle sentait malgré tout d'un peu malsain dans son élan secret vers cette rencontre: «C'est toujours l'histoire du fruit défendu.» Dans tous les cas, malsain ou non, cet élan fût demeuré invisible à l'observateur le plus subtil quand elle descendit de sa voiture dans la cour de l'hôtel des Candale, tant sa voix était calme et nette pour dire au cocher: «A onze heures moins un quart…» et tant son mystérieux visage exprimait de paisible candeur à son entrée dans le hall où se trouvaient déjà réunis tous les convives, et c'est à peine, lorsqu'on lui nomma celui pour lequel, en définitive, elle avait accepté cette invitation, si elle parut prendre garde à lui. Casal s'inclina de son côté avec une indifférence pareille, si bien que Gabrielle, occupée à les guigner de l'œil l'un et l'autre, appréhenda, devant la froideur de son amie, un sermon de Poyanne. Elle s'approcha de Juliette, et, tout bas:

– «Eh bien! comment le trouves-tu?» demanda-t-elle.

– «Mais,» fit M


de Tillières en souriant, «je ne le trouve pas… C'est un beau garçon comme il y en a tant.»

– «Je t'avais bien dit que ce n'est pas ton genre,» reprit M


de Candale. «Je t'avertis que je l'ai mis à table à côté de toi. Si cela t'ennuie, il est encore temps de changer.»

– «A quoi bon?» répliqua Juliette en hochant gracieusement la tête.

Gabrielle n'insista pas davantage. Toutefois cet excès d'indifférence ne lui parut guère naturel, et elle avait raison. Les deux femmes étaient très amies. Mais ce qui distingue l'amitié entre femmes de l'amitié entre hommes, c'est que cette dernière ne saurait aller sans une confiance absolue, tandis que l'autre s'en passe. Une amie ne croit jamais tout à fait ce que lui dit son amie, et cette continuelle suspicion réciproque ne les empêche pas de s'aimer tendrement. En réalité, aucun homme n'avait produit sur M


de Tillières, depuis qu'elle retournait dans le monde, une impression comparable, par la soudaineté de la secousse, à celle dont l'avait saisie, au premier regard, l'ancien amant de M


de Corcieux. L'extrême attente ayant comme monté toutes les cordes de son âme, elle était préparée à sentir, avec une vivacité inaccoutumée, ou le chagrin de la déception ou le plaisir de rencontrer un être à la hauteur de sa curiosité. Or, Casal avait, dans son aspect, de quoi frapper fortement une imagination un peu romanesque, même sans ce travail d'esprit préliminaire.

Ce jeune homme réalisait pleinement ce contraste énigmatique entre sa réputation et sa personne, sur lequel M


de Candale avait tant insisté qu'elle en avait vaguement monté la tête à Juliette. Il n'était à aucun degré le «beau garçon comme il y en a tant» dont cette dernière avait parlé avec une dédaigneuse hypocrisie, et il ne ressemblait pas davantage à l'image déplaisante qu'elle en avait gardée pour l'avoir aperçu autrefois, accoudé sur la balustrade de velours d'une loge de cercle, avec une espèce de morne insolence. Il y a un âge d'apogée, pour toutes les physionomies, une époque unique où elles donnent la totale intensité de leur expression. Pour certains hommes, musclés et bilieux comme celui-là, cette période coïncide avec celle de la seconde jeunesse. Casal avait trente-sept ans. Les fatigues de la vie de plaisir qui épuisent les lymphatiques, congestionnent les sanguins et détraquent les nerveux, ces exorbitantes et multiples fatigues du jour et de la nuit, l'avaient, lui, affiné et comme spiritualisé. Elles s'étaient imprimées sur son visage en traces qui jouaient la pensée, en stigmates qui faisaient croire à une intime et noble mélancolie. Le teint offrait ce caractère, qui ne s'acquiert pas, d'une chaude pâleur uniforme sur laquelle ne sauraient mordre ni les excès des veilles passées au jeu, ni les journées de chasse avec le coup de fouet de l'air. Les cheveux, coupés ras et encore très noirs, poussaient leurs cinq pointes sur un front carré, divisé en deux par la ligne de la volonté, et qui commençait à s'agrandir vers les tempes. Il y avait de la rêverie, semblait-il, sur ce front, comme il y avait de la tristesse dans les rides des paupières, comme il y avait une finesse pénétrante dans les prunelles d'un vert très clair et tirant sur le gris. Le nez droit et le menton solide achevaient en vigueur ce masque un peu creusé, où la sensualité de la bouche se dissimulait sous le voile d'une moustache châtaine, presque blonde. Casal avait profité du prétexte d'un voyage aux Indes pour changer sa coiffure et faire couper sa barbe où quelques fils d'argent apparaissaient déjà. Ses joues ainsi dégarnies se marquaient du pli un peu amer où se trahit le désenchantement de l'homme qui a souri avec dégoût de trop de choses. C'était une figure à la fois vieillie et jeune, énergique et alanguie, dont les traits excluaient toute idée de vulgarité. Il devait paraître incroyable que cette physionomie appartînt à un viveur professionnel, quoique le corps, svelte dans sa robustesse, révélât l'habitude de l'exercice quotidien. Casal, naturellement grand et fort, ne passait guère de jour, depuis sa première jeunesse, sans se dépenser à quelque sport violent, escrime ou paume, boxe ou cheval, chasse ou yachting. Sa mise, un peu trop soignée, révélait le souci puéril, passé vingt-cinq ans, d'un prince de la mode. Mais il semblait si peu y penser. Une si évidente habitude d'élégance émanait de tout son être, qu'il avait l'air créé ainsi, comme un animal de haute vie, fabriqué par la Nature pour s'habiller, pour exister de cette manière-là, et non d'une autre. Le tout formait un ensemble à la fois mâle et joli, très viril et vaguement efféminé, qui expliqua du coup à M


de Tillières pourquoi cet homme avait inspiré des passions presque tragiques dans un monde de caprices et de frivolité; pourquoi aussi les autres hommes, y compris Poyanne, nourrissaient contre lui cette animosité particulière. Les femmes, qui nous connaissent beaucoup mieux que nous ne l'imaginons, savent très bien que le succès d'un de nos semblables auprès d'elles excite chez toute la corporation une envie égale à la jalousie que leur inspirent les amours heureuses d'une d'entre elles. Le simple extérieur de Casal devait infliger une humiliation constante à la plupart de ceux qui se trouvaient en sa présence, et, de toutes les vanités masculines, la vanité physique, pour être la moins avouée, n'en est que plus passionnée et plus jalouse.

– «C'est positif qu'il ne ressemble pas aux autres.» Cette petite phrase, qui contenait en germe toute une nouvelle fermentation d'idées, M


de Tillières se la prononçait mentalement, un quart d'heure plus tard, et c'était le résultat d'un de ces examens où les femmes les plus distraites excellent et qui vous dévisagent un nouveau venu en quelques coups d'œil lancés si vite. Elles savent comment vous avez les yeux et les dents, les mains et les cheveux, vos gestes et vos tics, votre humeur et votre éducation, avant que vous ne sachiez, vous, seulement, si elles vous ont regardés. Le dîner avait été annoncé, et Candale avait offert son bras à Juliette pour passer dans la salle à manger, celle du premier étage et qui est réservée aux réceptions fermées. Quoique cette petite salle ait été aménagée, au rebours de la grande, celle du rez-de-chaussée, pour servir de cadre à des causeries d'intimité, un détail y révèle tout le caractère de la comtesse, qui appartient à ce que l'on pourrait appeler la section Champs-Élysées du faubourg Saint-Germain, c'est-à-dire qu'au rebours des boudeurs et des boudeuses des environs de la rue Saint-Guillaume, elle unit à la plus ancienne noblesse le goût du «chic» et de l'élégance la plus récente, mais certaines nuances ne permettent pas qu'on la confonde avec des femmes simplement riches. Elle a fait tendre par exemple sur un panneau de cette salle à manger une des dix tapisseries, encore intactes, princier cadeau que le duc d'Albe offrit au vieux maréchal de Candale lors d'une ambassade secrète de ce dernier auprès de lui. Il n'y a pas un coin de cet hôtel, à la fois si moderne et si plein des reliques d'un passé terrible, qui ne trahisse ainsi le culte étrange de la jeune femme pour ce sanglant ancêtre. Cette tapisserie, en particulier, tissée à Bruges, et qui représente une marche de lansquenets à travers un bois, piques dressées, apparaît dans cette étroite pièce, avec l'inscription qui rappelle l'illustre donataire, comme le signe d'un orgueil nobiliaire très affecté. Peut-être, pour le goût d'autrefois, cela eût-il senti son parvenu. Mais les femmes comme Gabrielle, qui veulent à la fois briller comme leurs rivales de la finance et pourtant s'en distinguer, se mettent volontiers à être fières de leur noblesse, comme si cette noblesse datait de la veille. C'est une des mille formes du conflit engagé depuis cent ans entre la vieille et la nouvelle France. Il arrive à M


de Candale de dire: «Quand on s'appelle comme nous…» avec le même étalage de sa race que si elle n'était pas, en effet, une Candale authentique, unie à un cousin aussi Candale qu'elle, ce qui ne l'empêche pas d'avoir à sa table, comme ce soir, – à côté de sa sœur, la duchesse d'Arcole, mariée au petit-fils d'un maréchal de Bonaparte, – le petit-fils d'un célèbre banquier de Vienne, M. Alfred Mosé. Il est vrai que les Mosé sont convertis depuis deux générations. Sur les trois autres convives, un seul, le vicomte de Prosny, descendait d'une famille qui, à la rigueur, pût traiter de pair, moins l'illustration, avec celle du grand maréchal. Mais la baronnie du baron d'Artelles date du règne de Louis-Philippe, tandis que Casal est le fils d'un industriel enrichi dans les chemins de fer et sénateur d'après le Deux Décembre, comme d'ailleurs le père de la comtesse elle-même. Telles sont les inconséquences d'un temps où les prétentions les plus raides se heurtent à d'irrésistibles nécessités de mœurs. Louis de Candale avait la passion de la grande chasse, et, si considérable que fût la fortune de sa femme, il lui fallait bien, pour satisfaire ce goût sans doute héréditaire et entretenir les premiers tirés de France, accepter quelques partners pris à son club. C'est ainsi que Mosé, dont l'unique affaire était de mener la vie élégante, et qui avait réussi à forcer la porte du Jockey par une diplomatie de dix années, se trouvait occuper dans le budget de Pont-sur-Yonne une place trop importante pour n'être pas traité en ami par son associé et la femme de cet associé. La comtesse, trop vraiment chrétienne, trop intelligente et trop juste pour donner dans le fanatisme anti-sémitique, affectait pourtant d'être très hostile aux étrangers, afin de ne presque pas recevoir son ennemie M


Bernard, née Hurtrel, des Hurtrel de Bruxelles, et elle se tirait de cette petite contradiction qui admettait Mosé parmi ses intimes, par des phrases adroites, afin d'excuser cette exception en la soulignant. Elle vantait ce camarade du comte pour sa discrétion, pour son ton véritablement exquis, pour la générosité dont il donnait des preuves à toutes les œuvres de bienfaisance. Ces éloges étaient mérités. Car cet homme blond, chauve à quarante-cinq ans, avec des yeux très fins dans un mince visage exsangue, possédait au plus haut degré la suite dans la voie adoptée qui demeure le secret du succès de cette forte race dont il gardait le type malgré le baptême. Il tenait son rôle de gentleman avec une irréprochable rigueur. Si pourtant un philosophe s'était rencontré parmi les convives, n'aurait-il pas éprouvé une intense impression de l'ironie inhérente aux choses à voir le descendant du peuple le plus persécuté de l'histoire, assis sous une tapisserie donnée par un furieux persécuteur à un autre persécuteur? Et c'eût été pour lui une ironie encore de regarder M


d'Arcole en train de manier de l'argenterie anglaise devant une table toute servie à l'anglaise, quand le premier duc d'Arcole s'était rendu célèbre par sa haine implacable contre le peuple britannique et sa lettre de provocation à Hudson-Lowe. Mais les philosophes ne vont guère dans le monde, et, quand ils y paraissent, c'est pour noyer aussitôt leur philosophie dans une débauche de snobisme. Il y a ainsi des dessous de contradictions absurdes à presque toute réunion, ne fût-ce que de cinq ou de six personnes. Le plus sage est de ne pas plus les scruter que ces personnes elles-mêmes. On eût fort étonné Mosé, tandis qu'il dégustait la crème d'asperges du potage, si on lui eût rappelé que le vieux Candale l'aurait probablement brûlé de ses mains; comme on eût étonné d'Artelles, occupé à servir la comtesse, sa voisine, en lui remémorant que son arrière-grand-père, à lui, poussait la charrue dans les plaines de Beauce; – comme on eût étonné M


de Candale en lui démontrant que l'action d'avoir placé Casal à côté de Juliette n'était pas absolument digne d'une très honnête femme; – comme on eût étonné Juliette en lui affirmant que son indifférence, de plus en plus marquée envers son voisin, dissimulait un intérêt de plus en plus vif. Quant à Prosny, déjà occupé à déguster l'amontillado du premier service avec une joie de connaisseur, et au gourmand Candale qui se consolait de ne pouvoir inviter sa maîtresse par l'excellence de sa propre table, ils étaient à l'abri de toutes les surprises de la pensée, et Casal, lui, avait trop roulé de-ci de-là pour s'étonner jamais de rien.

Le dîner avait naturellement commencé par des commentaires de toute sorte sur l'accident de voiture dont M


de Candale avait été la victime; puis, comme des chasseurs déterminés, fussent-ils d'ailleurs dans la morte saison, ne sauraient causer dix minutes sans que leur passion favorite entre en jeu, la mésaventure de la comtesse servit aussitôt de prétexte à des récits d'accidents de chasse, et de ces accidents eux-mêmes la conversation passa vite à des discussions d'armes. D'Artelles, avec sa rude figure de petit-fils de paysan, aimait à faire le coup de fusil presque autant que Candale, mais d'une tout autre manière. Par exemple, tandis que les rabatteurs poussaient devant eux le gibier que les chasseurs guettaient dans une allée, il lui arrivait souvent de leur fausser compagnie et de fouiller la plaine ou le bois tout seul. Il y avait en lui du braconnier, tandis que le goût véritable du comte Louis était uniquement la chasse à courre, la bête forcée et la fête seigneuriale de la curée. Pour la centième fois, ils se reprirent à discuter sur ces deux sortes de sport, puis à se remémorer des chasses mémorables, et l'on entendit des phrases comme celles-ci:

– «Vous rappelez-vous, d'Artelles,» disait Prosny, «cette chasse étonnante avec les grands-ducs à la Croix-Saint-Joseph? Sur combien d'oiseaux avons-nous tiré ce jour-là?..»

– «Trois mille,» répondait d'Artelles, «et voilà ma déveine: je n'avais pas de poudre de bois!»

– «Félicitez-vous-en,» interrompit Mosé, «ça brise les fusils. L'autre jour, nous chassions chez Taraval avec le petit La Môle, ses Purdeys étaient en capilotade après.»

– «Quel tireur, ce La Môle!» s'écria Candale.

– «Comment pouvez-vous dire cela?» répliqua Prosny, «tout au plus un bon premier second-fusil; voyons, vous qui connaissez Strabane!..»

– «Strabane! Strabane!» reprit d'Artelles, en hochant la tête.

– «Ah!» insista l'autre, «si vous l'aviez vu, comme nous, tuer six grouses d'affilée, dans un même vol, deux à son affût, deux au coup du roi, et deux par derrière…»

– «Parbleu!» dit Mosé, «tous les matins il s'exerce devant sa glace à recevoir ses trois fusils sans désépauler et ses domestiques à les lui passer…»

– «Alors il lui faut emmener deux hommes pour lui porter ses trois armes… Et vous appelez ça chasser?..» reprit d'Artelles.

– «Dites donc, Candale,» interrogeait Prosny, «c'est toujours le xérès que vous a cédé Desforges? Il est parfait.»

M


d'Arcole écoutait ces discours, entendus cent fois, avec le placide silence italien qu'elle tenait de sa mère, à qui elle ressemble autant que Gabrielle lui ressemble peu, et Juliette complimentait cette dernière sur les fleurs qui paraient la table. Au milieu et dans un cache-pot d'argent ancien se dressait un bouquet de lilas blanc, de grandes roses jaunes et d'orchidées. D'autres orchidées, d'une nuance mauve avec des cœurs de velours violet, garnissaient deux autres cache-pot moins grands mais d'un aussi fin travail, et un tapis de violettes russes reliait entre eux ces trois bouquets. À cette sorte de sombre parterre la nappe blanche, les cristaux et la vaisselle plate faisaient comme une bordure brillante. Des bougies munies d'abat-jour roses, éclairaient cette table d'une lumière plus vive que le reste de la salle et permettaient d'en saisir le moindre détail, depuis les petites assiettes en argent pour le beurre, mises à côté de chaque personne, jusqu'à la grâce mignarde des figurines ciselées dans les pièces centrales du service. C'était un extrême atteint dans l'élégance qui s'obtient très rarement, même dans les maisons les plus comblées, car il suppose à la fois une énorme fortune, une hérédité séculaire d'aristocratie et un goût unique chez la maîtresse du logis. Quand M


de Tillières se prit à vanter ce joli arrangement de fleurs et d'objets d'art, Casal releva la tête. Sa blonde voisine venait de dire à voix haute ce qu'il pensait tout bas, juste à cette seconde. Pris entre la conversation des chasseurs et les phrases échangées à travers la table par les deux amies, il n'avait pas encore placé vingt mots depuis le commencement du dîner. Il s'était contenté de regarder avec ce plaisir de l'impression exquise sur lequel les hommes d'une finesse native ne se blasent guère. D'ailleurs, quoiqu'il ne parlât jamais ni tableaux ni bibelots, il avait acquis un sens artiste assez aiguisé dans de longues causeries avec les deux ou trois peintres de valeur que la recherche du portrait fructueux, le caprice d'une grande dame galante ou la vanité de fréquenter des gens riches lance de temps à autre, pour leur perdition, dans la société des clubmen. Casal avait ainsi appris à voir; – action très simple et pourtant si rare que de tous les convives il avait seul goûté, avec M


de Tillières, le délicieux décor des choses autour d'eux. Il avait de même remarqué l'harmonie de toilette des trois femmes: M


de Candale tout en rouge avec l'or fauve de ses boucles; M


d'Arcole tout en blanc avec la chaude langueur de son teint, ses bandeaux d'un noir épais et ses yeux d'un brun clair; Juliette avec ses cheveux cendrés et la grâce des reflets roses sous la dentelle noire. Après la phrase qui lui avait fait dresser la tête, il se prit à considérer sa voisine plus attentivement qu'il n'avait fait lors de leur présentation.

À cette première minute, et tandis qu'elle tressaillait, elle, de curiosité jusque dans ses fibres les plus profondes, il l'avait jugée, lui, comme maintes fois de loin au théâtre, une assez jolie personne, mais presque insignifiante. Les femmes qui possèdent plus de charme délicat que d'éclatante beauté risquent ainsi d'être méconnues d'abord. Elles ressemblent à ces fins paysages de notre France du centre que le touriste traverse rapidement pour courir vers d'autres, et qui découvrent sans cesse à leur familier de nouvelles raisons de les préférer. À détailler M


de Tillières avec ce coup d'œil respectueusement indiscret dont les libertins bien élevés enveloppent les femmes, il reconnut que la taille de sa voisine était très mince et très souple, que la naissance des épaules, les bras et la ligne de la nuque indiquaient une irréprochable perfection de formes, enfin que les traits du visage, pour être un peu menus, étaient aussi d'une délicatesse presque idéale. Là-dessus, un autre se serait dit tout de suite: «Mais c'est une très jolie femme…» et aurait commencé de lui faire deux doigts de cour, – comme on chantait dans les naïves romances de jadis. Chez Casal, l'observateur, une fois mis en jeu, devait aussitôt dépasser la constatation physique et creuser jusqu'au caractère. À travers cette existence de fête continuelle qui était la sienne, il n'avait pas désappris à réfléchir. L'air de supériorité qui s'exhalait pour ainsi dire de toute sa personne ne mentait qu'à moitié. Sa qualité maîtresse, appliquée, faute de principes et faute aussi d'un talent positif, à des choses de pure élégance, était une force extrême de jugement. Il possédait, dans un domaine de futilités, le don précieux d'aller toujours droit à l'essentiel. Pour employer une expression, susceptible d'innombrables nuances comme la vertu d'esprit qu'elle désigne, il n'était jamais à côté. Un nouveau venu entrait-il au cercle, qu'il arrivât de province ou d'Amérique, qu'il fût Anglais, Russe ou Argentin, en quelques jours, Casal vous disait exactement ce que cet étranger avait dans le ventre, – admirable formule d'argot créée par ce Paris qui traite en effet les inconnus comme les petites filles curieuses font leurs poupées: elles les ouvrent d'un coup de ciseau après s'en être amusées, et sitôt ouvertes, sitôt jetées. Un tireur inédit se présentait-il sur la planche, en une séance Casal avait décomposé son jeu, presque aussi bien que Camille Prévost, le maître avec lequel il aimait le mieux à tirer, justement à cause de son impeccable analyse. Avec cela, il savait juger d'un cheval comme un maquignon, et d'un dîner comme un cuisinier. C'était lui qui, ayant accepté de faire l'intérim du commissariat de la table dans un club aujourd'hui disparu, le Fencing, avait, dès le second jour, appelé le chef pour lui demander simplement: «Pourquoi avez-vous employé aujourd'hui du beurre qui coûte dix sous de moins la livre que celui d'hier?..» Et c'était vrai. Cette précision de sens et d'intelligence allait du petit au grand, et Casal se trompait aussi peu sur l'avenir d'une pièce de théâtre, d'un acteur ou d'un livre. Ayant, en outre, le tact de se taire quand il ignorait, il n'était jamais pris en défaut; jamais il n'énonçait une de ces opinions médiocres qui rendent les beaux esprits de salon intolérables aux spécialistes.

Ce sont là quelques-unes des facultés qui donnent à un homme une maîtrise, et leur présence ou leur absence explique pourquoi, dans une carrière aussi unie et monotone que la vie de plaisir, certains personnages exercent une dictature, tandis que d'autres sont toujours à la suite. Le moraliste en est encore à comprendre comment la sûreté de l'observation, la modestie du bon sens, l'énergie de la conclusion exacte, peuvent se rencontrer ainsi, jouant à vide et sans que l'homme qui les possède ait l'idée de produire une action utile ou seulement sérieuse. Ce déséquilibre étrange entre le moyen et la fin traduit-il une timidité foncière, ou bien faut-il y voir une preuve de plus à l'appui de cette vérité si bien résumée par la sagesse du langage qui a dérivé le mot de corruption d'un verbe latin dont le sens est briser? L'habitude du plaisir précoce et continue aurait-elle pour résultat de rompre en nous, de dissoudre cette sève de notre être qui crée l'Idéal? Quelle que soit la cause de ce singulier effet, il est constant que Casal aura passé sa vie à partager les débauches de compagnons dont pas un ne le vaut et dépensé le meilleur de son esprit à résoudre des problèmes tels que celui qu'il se posa quand M


de Tillières eut attiré son attention: «Qu'est-ce au juste que cette petite femme?» Et encore cette petite femme-là, comme il l'appelait irrévérencieusement dans sa pensée, valait-elle du moins la peine d'être étudiée.

Cette étude, commencée au moment où le maître d'hôtel offrait à la sensualité des convives un magnum de la bonne année de Cos d'Estournel, révéla tout d'abord à Raymond une agitation extraordinaire chez la jeune femme. Il en jugea ainsi aux brusques sautes d'idées qu'elle avait dans sa conversation avec Candale ou avec la comtesse, – car, pour lui, elle continuait à ne pas lui parler, – puis au frémissement de ses lèvres dans le sourire, enfin au battement de paupières par lequel elle semblait vouloir éteindre son propre regard. Il en conclut deux choses: l'une, que sous ces dehors de pastel adouci, avec ses cheveux d'un blond pâle, son teint transparent et ses yeux d'un azur clair, M


de Tillières était sans doute une personne à impressions très vives, une passionnée toujours en train de se refouler et de se dompter; – l'autre, qu'il y avait à cette table quelqu'un à qui elle s'intéressait extrêmement. En une seconde il eut fait le décompte des hommes ici présents. Était-ce Candale, ce quelqu'un? Non. Elle lui parlait trop gaîment. D'Artelles? Le baron s'en fût aperçu depuis longtemps et n'aurait point passé, comme il le faisait, quatre de ses soirées sur sept dans les coulisses de l'Opéra. Prosny? Ce grand gourmand de vicomte se vantait lui-même d'avoir «dételé» depuis des années. Mosé? Mais M


d'Arcole, avec qui ce dernier causait en aparté à cette minute même et à laquelle il faisait officiellement la cour depuis des mois, n'avait pas échangé avec M


de Tillières une seule de ce œillades significatives que les femmes jalouses ne s'épargnent jamais, – si prudentes soient-elles. Que restait-il, sinon Casal lui-même? Malgré ses succès, ou peut-être à cause d'eux, le jeune homme n'était ni très vaniteux, ni trop modeste. Il se croyait parfaitement capable d'inspirer mieux qu'un caprice, une passion, et dès la première rencontre… Mais il croyait aussi qu'il pouvait déplaire jusqu'à l'antipathie, et il admettait même, ce qui prouve la trempe de son bon sens, qu'il passât inaperçu. Cela dépendait et de la femme et du moment de sa vie. À quelle crise de son existence sentimentale en était M


de Tillières? Voilà ce que l'examen le plus pénétrant ne pouvait apprendre à un Parisien qui n'avait, pour tout renseignement sur elle, que de petites phrases comme celles-ci, entendues au hasard:

– «M


de Tillières? C'est une charmante femme, et distinguée et simple…»

– «Allons donc, mon cher, c'est une insupportable poseuse…»

Ou encore:

– «Il y a pourtant d'honnêtes femmes dans le monde. Voyez M


de Tillières: lui connaissez-vous un amant?..»

– «Bah! c'est une sournoise qui cache son jeu mieux que les autres, voilà tout…»

– «Si c'est moi qui l'occupe,» conclut Casal en lui-même, après cette première méditation, «c'est comme à l'escrime, il faut voir venir.»

C'était la sagesse, en effet, d'autant plus que M


de Tillières avait dû certainement entendre parler de lui d'une façon sévère. Il connaissait trop sa situation personnelle pour en douter. Cela suffisait à lui tracer un rôle de mesure, de tact et de discrétion, en vertu de cette méthode pratiquée d'instinct par tous les hommes qui réussissent auprès des femmes: intéresser en déroutant. Il continua donc à s'effacer, s'interdisant les manières d'enfant gâté qu'il avait parfois, se posant en écouteur plutôt qu'en causeur, et réservé comme un secrétaire d'ambassade de la vieille école. Le résultat de cette tenue ne se fit guère attendre. Juliette, qui, elle-même, avait voulu voir venir son voisin, appréhenda que le dîner ne s'achevât sans qu'elle eût pu essayer de savoir ce qu'il y avait au juste derrière la physionomie de cet homme vers lequel elle continuait de se sentir trop attirée. Et ce fut elle qui lui posa tout d'un coup une question destinée à le faire causer.

– «Vous me croirez si vous voulez,» venait de dire Prosny, excité déjà par le vin à outrer son penchant naturel aux racontars invraisemblables, «mais j'ai connu en Normandie un braconnier qui chassait sans bras. Oui, messieurs, son petit garçon lui chargeait son fusil, le lui posait sur une pierre, et notre homme tirait… avec ses pieds!.. Ma foi, à l'affût, il tuait son lapin tout comme un autre…»

Comme la table entière se récriait sur cette fantastique anecdote, que le Normand Prosny confirmait de sa maigre et rouge figure, M


de Tillières se tourna vers Casal, et, d'une voix un peu troublée:

– «Et vous, monsieur,» dit-elle, «vous n'avez donc pas de récits extraordinaires à nous conter, comme ces messieurs?»

– «Mon Dieu, madame,» fit le jeune homme en souriant, «c'est qu'il n'y a guère qu'un certain nombre d'histoires de chasse, et ils les auront bientôt toutes dites. Pourtant, je ne connaissais pas celle que vient de nous servir Prosny et qui dépasse un peu la permission… Mais il faut pardonner leurs gasconnades aux chasseurs, en pensant à ce que cette passion représente de vie saine et naturelle dans notre existence factice et frelatée de civilisés…»

– «J'avoue ne pas saisir,» reprit Juliette, «ce qu'il y a de bien sain et de bien naturel à se poster sept ou huit au bord d'un bois pour fusiller, à bout portant, de malheureux lapins et des faisans, que vous ne faites même pas lever vous-même…»

– «D'abord ce n'est qu'une espèce de chasse,» dit Casal, «mais c'est pourtant un commencement… On prend le goût d'un gibier plus difficile, et j'ai vu des camarades à moi, oh! pas beaucoup, mais j'en ai vu partir de là et finir par aller chasser le tigre aux Indes, le buffle en Afrique, et le mouflon dans le Turkestan. Croiriez-vous cela, madame, que trois de mes amis ont eu le courage d'aller chercher là-bas, sur les frontières de la Chine, une bête dont parlait le voyageur Marco-Polo, l'ovis poli, et ils l'ont retrouvée et tuée.»

– «Avez-vous fait vous-même de ces grandes chasses?» demanda-t-elle.

– «Quelques-unes,» répondit-il, «les plus faciles. Je suis allé aux Indes, et j'ai tué ma demi-douzaine de tigres, comme tout le monde. Mais j'ai gardé de ce voyage des impressions uniques… Quand on a vu se lever beaucoup d'aurores, par les fenêtres du cercle, cela vous change jusqu'au ravissement d'en voir d'autres à dos d'éléphant, et de traverser quelqu'une de ces vastes rivières qui coulent toutes roses et enluminées sous un ciel qui s'enflamme… Avec un peu de danger pour agrémenter le paysage, je ne dis pas que ça n'ennuierait pas à la longue, mais c'est exquis. Je vous jure qu'on trouve la vie de club et de fête bien mesquine à ces moments-là…»

– «Mais alors pourquoi la menez-vous?» interrogea-t-elle. Le petit frisson que donne à toutes les femmes la sensation du courage personnel de l'homme avait été si vif pendant ces quelques paroles de Casal, qu'elle avait cessé de se surveiller pour une seconde. Son exclamation la surprit elle-même, en la faisant un peu rougir. Elle se trouva trop familière et elle eut peur qu'il n'en profitât tout de suite pour se familiariser de son côté avec elle. Il eut la finesse de répondre en secouant la tête, avec une espèce de bonhomie gaie:

– «C'est l'histoire des femmes mal mariées, madame. C'est joué, c'est perdu. On a commencé à s'amuser, ou ce qu'on appelle ainsi, à vingt ans, parce qu'on était jeune; on continue à cinquante parce qu'on ne l'est plus… On est un inutile et un raté. Mais quand on le sait…»

Il riait, en disant cela, du rire d'enfant qu'il avait gardé et qui était une de ses grâces. Il y a toujours quelque ridicule pour un homme aussi comblé que l'était Casal, très riche, fêté partout et libre de ses actions, à laisser entendre qu'il a manqué sa vie. Mais ce rire sauvait ce ridicule qui, d'ailleurs, n'est pas perceptible aux femmes. Les plus fines, pourvu qu'elles aient du cœur, sont disposées à croire un homme qui leur jouera la comédie des destinées avortées. C'est leur roman secret, à elles toutes, de consoler ces misères-là. D'ailleurs, peut-être Casal ne mentait-il pas en condamnant une existence avec laquelle il n'aurait cependant pas pu rompre. Lui aussi était saturé de ses sensations habituelles. Il y eut un silence entre eux, durant lequel il se commit une de ces fautes de tact que le langage parisien désigne du terme assez inexplicable de gaffe. On en était aux trois quarts du dîner. C'est le moment habituel où éclatent ces étourderies que l'entraînement de la conversation et quelques verres des vin fin rendent presque inévitables. Le baron d'Artelles s'était mis à parler de M


de Corcieux, que toutes les personnes présentes savaient avoir été la maîtresse de Casal. Il n'en disait rien de très méchant, mais ce rien suffisait à mettre le jeune homme dans une position un peu fausse.

– «Quelle diable d'idée,» continuait-il, «cette pauvre Pauline a-t-elle eue de se teindre subitement en blond? Elle n'a donc pas une amie pour lui dire que ça lui donne dix bonnes années de plus, et elle commence à n'en plus avoir besoin, de ces dix années-là, ni même de cinq…»

– «C'est comme le vieux Bonnivet, que vous avez dû voir souvent, madame,» dit le politique Mosé en s'adressant à Gabrielle de Candale afin de couper la conversation, «vous savez s'il se teignait?»

– «Vous voulez dire s'il se cirait,» dit Candale.

– «S'il se salissait,» dit M


d'Arcole.

– «Bref,» reprit Mosé, «qu'il fût teint, ciré ou sali, il cachait la chose à tout le monde, y compris son coiffeur, qui me disait d'un ton si comique: «Si j'osais lui en parler seulement, monsieur, je lui ferais ça si bien.» Bref, notre Bonnivet tombe malade. Ses rhumatismes lui nouent tous les membres. Je vais le voir et je le trouve blanc comme neige. Devinez son premier mot: «Voyez comme j'ai souffert, Mosé, j'en ai blanchi.»

– «Cela n'empêche pas,» insista d'Artelles, lequel, comme tous les gaffeurs, tenait à son idée, «que M


de Corcieux pourrait bien se tenir tranquille. Voyons, quel âge a-t-elle à peu près? Vous devez savoir ça, vous, Casal?..»

Ces mots n'eurent pas plus tôt été prononcés que l'imprudent causeur sentit leur indiscrétion, et, s'arrêtant tout court, il devint pourpre au milieu du silence de toute la table, ce qui acheva de rendre l'attitude du jeune homme plus délicate. Il ne pouvait ni attaquer ni défendre son ancienne amie. Il fut naturel et dit simplement:

– «M


de Corcieux? Mais quand je l'ai saluée à l'Opéra l'autre semaine, elle avait l'âge d'une très jolie femme, et Bonnivet, lui, tout ancien pair de France qu'il fût, étalait sur les fauteuils de l'Agricole un très vieil homme, et terriblement cassé, quoiqu'il eût l'habitude de dire avec son grand air: «Il n'y a pas d'âge, il n'y a que des forces…»

Tout le monde rit et la causerie tourna. Casal, qui avait eu la sensation de plaire à sa voisine, très particulièrement, prit soin que l'entretien restât général pour raconter avec un joli tour deux ou trois anecdotes de son voyage au Japon. Il trouva le moyen d'être si gentiment spirituel, qu'une fois sortis de table, la comtesse s'approcha de lui, et, malicieusement:

– «En avez-vous fait des frais pour mon amie,» lui dit-elle, «et, soyez content, vous lui avez plu. Et maintenant, allez fumer en paix… Mais vous ne fumez pas, vous? Seulement, je vous connais, vous voulez causer avec ces messieurs un peu plus librement et boire votre eau-de-vie en paix… N'en buvez pas trop, et revenez-nous vite…»

Le jeune homme sourit en s'inclinant. Mais quand, une heure plus tard, ses compagnons revinrent du fumoir, M


de Candale chercha en vain parmi eux sa mâle et spirituelle figure. Il avait eu la coquetterie de disparaître sur son succès. Elle regarda Juliette, qui, elle aussi, venait de constater cette absence et qui, ne se sachant pas observée, fronçait ses jolis sourcils. Lorsque à onze heures moins un quart on annonça la voiture, ce petit mouvement d'humeur durait encore, et la malicieuse question de la comtesse au baiser d'adieu n'était pas faite pour dissiper cette humeur:

– «Tu ne t'es pas trop ennuyée?» demanda-t-elle. «Tu vois que Casal vaut mieux que sa réputation.»

– «Mais,» dit Juliette, en riant d'un rire un peu forcé, «il ne m'a pas beaucoup laissé le temps de le juger.»

– «C'est tout de même vrai qu'elle est blessée qu'il soit parti si vite. A-t-il été maladroit!» pensa Gabrielle quand son amie eut disparu. En quoi, toute fine qu'elle était, elle se trompait, car, dans son coupé, en train de rouler vers la rue Matignon, M


de Tillières ne songeait qu'à ce prétendu maladroit, et ce lui fut une surprise presque douloureuse quand le valet de pied qui ouvrit la porte de l'appartement lui dit, en la débarrassant de son manteau:

– «M. le comte de Poyanne est là qui attend Madame la marquise.»

Elle l'avait absolument oublié.




III

L'AUTRE


Juliette n'aimait rien tant d'habitude que les longues causeries au coin du feu à ces heures un peu défendues. Ce goût lui était si naturel qu'elle recevait de la sorte, non seulement l'homme qui avait tous les droits sur son intimité, mais encore les plus platoniques d'entre ses fidèles: et d'Avançon et Félix Miraut et de Jardes et Accragne, – les uns et les autres toujours isolément. Il y avait bien là quelque prudence féminine, car la multiplicité de ces visites interdisait tout commentaire aux domestiques. Il y avait surtout cet art d'amitié qui a rendu cette femme inoubliable aux privilégiés pour lesquels il s'est exercé. Elle avait deviné combien est fort sur un homme, dans cette vie de Paris si banale et si foulée, le charme d'un coin de salon où il trouve, à une heure fixée, une créature jeune, élégante et fine, qui l'écoute longuement; et elle le console ou le consulte tour à tour, avec cet air de n'avoir d'intérêt dans son existence que pour les minutes ainsi passées dans un tête-à-tête innocent et vaguement clandestin. Le cœur s'ouvre alors avec plus de liberté. Les secrètes confidences arrivent aux lèvres, et, par nature, M


de Tillières avait la passion des confidences. Elle possédait ce tendre penchant qui, perverti en pédantisme ou en vanité, crée les Muses et les Égéries des hommes célèbres, qui, tourné en sainteté, fait les grandes religieuses. Elle se plaisait à envelopper d'une influence intelligente les personnes auxquelles elle s'intéressait. L'amour avait redoublé en elle ce délicat plaisir auquel elle avait dû les plus douces heures de sa liaison avec Poyanne. Que de soirées elle avait passées ainsi dans la première période de leur affection, et avant qu'elle ne devînt sa maîtresse, à l'écouter indéfiniment raconter les misères de sa vie!.. Il disait son enfance mélancolique dans l'ombre du vieil hôtel Poyanne, à Besançon, sa mère morte, et la sévérité si dure de son père qui lui avait endolori toute sa jeunesse. Il disait son mariage avec une jeune fille longtemps aimée, ses premières jalousies, sa honte de ses propres défiances, puis l'évidence de la trahison – et quelle trahison! avec l'ami d'adolescence qu'il avait le plus chéri. Les heures d'autour le minuit paraissaient trop courtes alors à Juliette pour suivre ce drame, scène par scène, sentiment par sentiment, et le duel entre les deux amis, où tous deux avaient été blessés, et la fuite de M


de Poyanne, et les désespoirs du comte, puis sa reprise à la vie par l'énergie du devoir, sa campagne en 1870 comme capitaine des mobiles du Doubs, son entrée dans la politique lors de l'Assemblée de Bordeaux. Et quand la pitié l'eut menée à la tendresse d'abord et ensuite à l'abandon entier de sa personne, quand elle fut devenue l'épouse mystérieuse de cet homme malheureux, que de soirées encore elle avait connues, où elle recueillait avec l'avidité d'une compagne aimante le récit de la journée du courageux orateur, – lui rendant la foi en lui-même aux crises de lassitude, éveillant sa prudence sur tel ou tel écueil caché, l'admirant avec un enthousiasme ému quand cet athlète invincible de la cause conservatrice déployait devant elle, et pour elle seule, l'horizon de ses projets et la générosité de ses doctrines; – et tout cela sans jamais dépasser son rôle de femme, avec une légère et caressante façon d'écouter ou de parler qui excluait jusqu'à l'ombre d'une prétention. En étant ainsi, elle ne calculait pas, elle cédait à sa nature, tout simplement. Comme certaines organisations ont, d'instinct, le sens et le goût de la musique ou de la peinture, de la mécanique ou de la poésie, elle avait, elle, le sens et le goût du cœur des autres, – charmante faculté, car elle permet d'exercer la plus rare des charités, la plus bienfaisante: celle de l'âme, – mais faculté dangereuse, car elle confine à la coupable curiosité de l'expérience sentimentale, et surtout elle nous entraîne vite aux compromis de conscience, aux dédales des situations fausses. Dans les déclins de passion, par exemple, comment trouver en soi la loyauté nécessaire à la noblesse des ruptures, si l'on continue, victime de ce pouvoir de sympathie, à sentir souffrir l'être que l'on a cessé d'aimer d'amour? Percé jusqu'à l'âme par l'âcre sensation des chagrins que l'on cause, on se laisse aller à mentir pour épargner ces chagrins-là. On recule un aveu qui eût été moins cruel proféré durement. On prolonge des agonies dont on est l'auteur par de déshonorantes complaisances. On devient perfide pour avoir été trop tendre. Ironie étrange des contradictions du cœur qui tourne au vice nos meilleures vertus et nous fait mal agir pour avoir senti trop vivement!

Ces réflexions sur les avantages et les périls de son propre caractère, Juliette ne se les était jamais formulées, quoiqu'elle se fût dit souvent. «Je suis trop faible,» ou «J'aurais dû parler nettement,» à propos de telle ou telle petite circonstance qui eût exigé un «non» précis et désagréable à quelqu'un de ses amis. Il en est de notre caractère comme de notre santé. Nous en souffrons longtemps avant de nous savoir malades. M


de Tillières ne savait pas davantage pourquoi bien des choses qui faisaient sa joie, les autres années, faisaient maintenant son malaise; par exemple ces tête-à-tête du soir avec Poyanne, où ils demeuraient l'un et l'autre silencieux pendant des dizaines de minutes; – et les efforts qu'ils tentaient, ou lui ou elle, pour rouvrir la causerie, marquaient mieux le contraste entre les soirées d'aujourd'hui et celles de jadis. Elle trouvait chaque fois, pour s'expliquer cette gêne, qu'elle jugeait momentanée, une raison tirée d'un détail quelconque. Ainsi, quand, à son retour de l'hôtel de Candale, la simple phrase du domestique sur la présence de Poyanne lui infligea un petit sursaut de réveil presque douloureux, elle attribua tout de suite ce frisson pénible à la peur d'avoir froissé son amant; d'autant plus qu'à un second regard, et tandis qu'on la débarrassait de son manteau, elle reconnut le valet de chambre du comte debout dans un coin de l'antichambre. À sa question, cet homme répondit:

– «J'attends les épreuves du discours de Monsieur pour les porter à l'imprimerie…»

– «C'est vrai, il a parlé,» se dit Juliette «il va m'en vouloir de ce que je rentre si tard. Je ne l'ai pas habitué à lui montrer si peu d'intérêt.»

En réalité cette visite lui était rendue désagréable par le besoin qu'elle éprouvait de continuer la solitaire rêverie de sa voiture et de penser librement à Casal. Telle était la profondeur de l'impression produite sur elle par cette rencontre. Mais comment aurait-elle admis cette cause à sa contrariété, quand elle était si persuadée qu'elle aimait Poyanne pour toute sa vie? C'était l'honneur de sa faute que cette persuasion-là. Combien on se fait illusion à soi-même, et des années, sur ces fins de sentiments!.. Puis il suffit d'une heure pour que cette illusion ne soit plus possible. Juliette devait l'éprouver ce soir même.

– «Vous êtes fâché contre moi, mon ami,» dit-elle en rentrant dans le petit salon Louis XVI, plus doucement pâle encore aux clartés mêlées du feu et des lampes. Le comte se tenait assis au bureau d'où elle lui avait écrit cette après-midi. Quand il la vit, il se leva en hâte pour lui baiser les doigts, et, lui montrant les papiers qui encombraient la mince tablette:

– «Fâché?» répondit-il, «vous voyez que je n'ai pas eu le temps de l'être. Je travaillais chez vous en vous attendant, ce dont vous m'excuserez, n'est-ce pas? Nous sommes sortis de séance si tard, et j'avais les épreuves de mon discours à corriger pour l'Officiel. J'ai dit à Jean de me les apporter chez vous, et fort heureusement,» ajouta-t-il avec la bonne humeur de la corvée accomplie, «elles sont presque finies… Vous permettez?»

Il acheva, en se rasseyant, de tracer quelques signes dans les marges, puis il réunit les feuillets épars, qu'il glissa dans une grande enveloppe déjà préparée, et il alla lui-même remettre le paquet au valet de chambre qui l'attendait dans le vestibule. Tout ce manège ne dura pas dix minutes. Pourquoi Juliette, qui, dans l'appréhension d'un froissement de son ami, s'était faite d'avance tendre et caressante, se trouva-t-elle presque froissée elle-même et en tout cas déconcertée par le calme de cet accueil? Certes, la faute qu'elle avait commise en s'intéressant à Casal toute la soirée, au point d'oublier Poyanne, était bien vénielle dans l'ordre des faits. Il n'en allait pas ainsi dans l'ordre du cœur. Quoiqu'elle ne s'en rendît compte qu'obscurément, elle aurait souhaité que son amant, par une mauvaise humeur un peu injuste, l'acquittât de cette faute et lui permît de la réparer en gentilles câlineries. Le contraste entre son trouble intime et la tranquillité apparente de Poyanne lui infligea en même temps une sensation de froideur. À maintes reprises et depuis que son amour commençait de dépérir, il lui avait semblé qu'Henry n'avait plus vers elle les mêmes élans de tendresse. C'est le premier signe et le plus singulier mirage d'une passion décroissante et qui ne le sait pas: nous reprochons à ceux que nous aimons moins de ne plus nous aimer autant, – et nous sommes de bonne foi! Jamais M


de Tillières n'avait éprouvé cette impression de quelque chose de mort entre elle et Poyanne comme à ce moment. Elle s'était approchée de la cheminée, et, tendant au feu ses pieds chaussés de bas de soie à jour, elle suivait dans la glace les moindres mouvements du comte qui vaquait, avec une minutie d'auteur, aux derniers soins de ses épreuves. Pourquoi une autre image s'interposa-t-elle soudain, jusqu'à lui remplacer celle de son amant? Pourquoi, dans l'éclair d'une demi-hallucination, vit-elle l'homme à côté de qui elle avait dîné, le «beau Casal,» comme Gabrielle l'avait appelé, – avec sa silhouette robuste et svelte, avec ses gestes souples dont chacun disait la force, avec son masque si viril dans sa lassitude? Et voici que, cette image du souvenir s'étant effacée pour laisser la place à celle de la réalité, elle aperçut de nouveau dans la glace celui à qui elle appartenait par son libre choix et depuis des années. Il lui apparut tout d'un coup et par le contraste, si gauche, si chétivement souffreteux que cette comparaison lui causa un malaise presque insoutenable.

Henry de Poyanne, alors âgé de quarante-quatre ans, était assez grand et mince. Naturellement délicat, les fatigues de la vie parlementaire, succédant aux chagrins rongeurs de sa jeunesse, avaient comme consumé sa santé. Ses épaules étroites se voûtaient un peu par l'habitude de travailler assis. Ses cheveux blonds grisonnaient et se faisaient rares. Son teint se plombait de ces couleurs bistrées qui disent la lassitude du sang, les désordres de l'estomac et l'énervement d'une existence toute sédentaire. Il y avait bien de l'aristocratie encore dans ces lignes d'un visage presque émacié et d'un corps que le frac de soirée dessinait dans sa maigreur; mais on y sentait aussi la pauvreté de la nature et un précoce épuisement. Le regard des yeux bleus, d'un beau bleu loyal, et le pli hautain de la bouche rasée restaient magnifiques. Ils révélaient ce qui soutenait le généreux orateur depuis sa première et malheureuse enfance: l'ardeur contenue du sentiment, la foi profonde, l'invincible énergie de la volonté. Une femme ne pouvait s'être donnée à cet homme que par les meilleures qualités d'elle-même, par enthousiasme pour son éloquence, ou par le passionné désir de panser les blessures dont avait saigné cette destinée. C'étaient bien aussi les deux motifs qui avaient déterminé l'abandon de M


de Tillières. Mais c'est le danger de ces liaisons fondées uniquement sur le romanesque, et dans lesquelles la maîtresse a cédé à l'admiration intellectuelle ou à la pitié sentimentale: il vient toujours une heure où cette admiration se lasse par l'accoutumance, où cette pitié s'émousse par sa satisfaction même. Cette maîtresse alors ouvre les yeux. Elle tremble de s'être trompée sur la nature de ses sentiments, et trop tard! Heureuse encore celle en qui cette pensée s'éveille, hors de tout motif étranger et sans que le charme émané d'un autre homme soit le principe secret de ce soudain désenchantement! Toutefois, si Juliette eut dans ses prunelles claires, qui fixaient avidement la glace, ce passage du plus amer regret qui puisse traverser une âme fière, Henry de Poyanne ne le remarqua pas lorsqu'il se rapprocha d'elle, – non, pas plus que le maître d'hôtel qui apportait, dans ces soirées de tête-à-tête, le plateau en argent chargé de la bouilloire, de la théière, des gâteaux, avec le flacon d'eau-de-vie et l'aiguière de boisson glacée parmi les verres et les tasses.

– «Vous avez beaucoup travaillé, voulez-vous que je vous prépare votre grog?» dit la jeune femme en se retournant vers le comte et lui montrant le plus joli sourire de gâterie. Ces sourires-là peuvent-ils être qualifiés d'hypocrites? Ils ont pour but d'épargner d'inutiles peines, et celles qui les ont aux lèvres se croiraient coupables d'y laisser monter leur secrète amertume. Elles ne savent pas sur quel chemin elles s'engagent à la première minute où elles commencent de ne plus avoir le regard et le visage de leur cœur, ne fût-ce que pour accomplir cette insignifiante action d'offrir une boisson familière à celui qu'elles veulent encore charmer.

– «Volontiers,» répondit le comte à l'offre de son amie; et il se mit à la regarder à son tour, qui de ses fines mains commençait de verser l'eau chaude dans un verre russe à gaine de vermeil ciselé, puis y broyait les morceaux de sucre avec la cuiller. Elle était adorable d'attitude, assise près du plateau, et plus pareille que jamais à un pastel de l'autre siècle avec l'or pâli de ses cheveux. Ses beaux bras dégagés des manches avaient de si gracieuses souplesses, l'harmonie de sa toilette noire et rose avec son teint un peu animé par la flamme du foyer était si délicatement voluptueuse que, presque malgré lui, le comte se rapprocha d'elle:

– «Comme vous êtes jolie ce soir,» lui dit-il, «et quel bonheur de me retrouver auprès de vous au sortir de cette aride et dure politique!»

Tout en parlant, il se penchait pour lui prendre un baiser; mais elle, détournant la tête avec un geste de légère impatience:

– «Prenez garde,» fit-elle, «vous êtes si maladroit que vous allez me faire répandre tout ce flacon.»

Elle était en effet sur le point de verser dans le grog une cuillerée d'eau-de-vie, à la seconde où Poyanne s'était appuyé pour l'embrasser sur le dossier de sa chaise. Ce n'était rien, ce petit mot, et il n'y avait qu'un peu de mutinerie coquette dans le mouvement par lequel elle lui déroba son visage et laissa le baiser effleurer seulement la soie souple de ses cheveux. Pourtant, il s'éloigna aussitôt, en proie à une pénible impression, celle de l'amant dont la maîtresse ne vibre pas à l'unisson de son cœur, à lui. Oui, ce n'était rien, ce geste de retraite; mais quand des scènes semblables de gracieuse rebuffade se sont produites une centaine de fois, cet amant finit par éprouver une peur horrible, celle de déplaire, qui éteint le feu des regards, contracte le cœur et ferme la bouche aux paroles d'amour. Là résidait le principe du malentendu qui devait de plus en plus séparer ces deux êtres. Sans y réfléchir et obéissant à cette instinctive diminution de tendresse qu'elle subissait depuis tant de jours, Juliette infligeait trop souvent ces refus de caresse à cet homme qu'elle accusait ensuite en elle-même d'indifférence. Elle continuait à préparer le breuvage promis, piquant avec la pointe de la fourchette une des tranches de citron déposées dans une assiette, puis ayant goûté au grog du bout des lèvres:

– «Vous voyez,» dit-elle d'un air de reproche, «il est trop fort, vous me l'avez fait manquer, et il faut que je vous en prépare un autre.»

– «Ne vous donnez pas cette peine,» répondit-il, en faisant mine d'approcher.

– «Cette fois,» reprit-elle, «je vous défends de bouger et de me gêner dans ma petite cuisine.»

– «On vous obéira,» dit-il; et, accoudé sur le marbre de la cheminée, il la regarda de nouveau sans qu'elle donnât plus d'attention à ce regard qu'il n'en avait donné lui-même tout à l'heure à l'expression de ses yeux, à elle, en train de fixer la glace. Il se rendait bien compte que d'avoir détourné la tête de son baiser n'était qu'une taquinerie, qu'un enfantillage. Et cependant cet enfantillage allait suffire, il le comprenait, à empêcher qu'il ne prononçât, ce soir, une certaine phrase. Des lettres reçues dans la matinée lui avaient appris que sa présence était réclamée dans le Doubs pour une double élection au Conseil général. Il s'agissait d'enlever ces deux sièges à des adversaires politiques au profit d'hommes qui, appuyés de son éloquence, passeraient sans doute, et il prenait trop au sérieux sa mission de leader pour manquer à ce devoir. Il était venu rue Matignon avec le projet de demander un rendez-vous à M


de Tillières afin de lui dire adieu, avant son départ, ailleurs que chez elle, et maintenant, sur ce simple recul en arrière à l'approche de son baiser, il se sentait incapable d'articuler ce désir. Cette timidité passionnée, même dans des rapports qui semblent l'exclure nécessairement, eût fait sourire un héros de galanterie, Casal, par exemple, si quelque confidence l'eût initié à ce tête-à-tête du comte et de Juliette. Elle constitue néanmoins un phénomène sinon commun, cependant assez fréquent pour qu'il mérite d'être analysé dans ses causes.

Chez certains hommes, et Poyanne était du nombre, très purs dans leur jeunesse et plus tard trahis cruellement, il s'établit une défiance d'eux-mêmes presque invincible, et ce malaise se traduit par une pudeur plus féminine que masculine à l'égard des réalités physiques de l'amour. La passion ne s'éveille chez eux qu'accompagnée d'une anxiété presque douloureuse, et cette anxiété leur rend facilement presque intolérables les circonstances extérieures que comporte la possession. Rien de plus inintelligible à un libertin que cette délicatesse quasi morbide qui ne s'abolit que dans le mariage. La vie conjugale, avec sa cohabitation quotidienne et son intimité avouée, épargne seule à ces malades de scrupule l'angoisse toujours croissante du rendez-vous à demander, et, quand ils l'ont obtenu, le remords de la faute où ils entraînent leur chère complice. Après des années de liaison, Henry de Poyanne en était là que son cœur battait à se rompre au moment de prononcer cette simple petite phrase:

– «Quand vous verrai-je chez nous?..»

Pourtant ce «chez nous» signifiait le plus délicat des aménagements, le mieux fait pour sauvegarder les susceptibilités les plus effarouchées. Juliette lui avait appartenu pour la première fois à Nançay, dans la dangereuse solitude de quinze jours passés là, sous les yeux indulgents d'une mère incapable d'un soupçon. La jeune femme avait cédé à ce mouvement irrésistible de charité exaltée que provoquent chez les nobles cœurs les confidences trop mélancoliques. C'est alors un désir presque fou d'abolir dans une autre âme un passé d'affreuse détresse. Elle s'était donnée ainsi par une ivresse de pitié, par une de ces surprises qui demeurent souvent sans lendemain, mais seulement quand elles se rencontrent, comme il arrive, avec l'habitude des aventures. Si contradictoires que puissent paraître les termes de cette observation: plus une femme est galante, plus elle a de force pour se reprendre quand elle s'est une fois livrée. Juliette, elle, s'était considérée comme engagée pour la vie par ce premier sacrifice. Mais ç'avait été un sacrifice tout de même, et Poyanne avait voulu que cette intrigue, qu'il considérait comme un mariage secret, ne fût souillée d'aucune des vulgarités qui représentent l'horrible rançon des amours coupables. Il avait choisi, à Paris, pour y recevoir son amie, un logis dans une des rues solitaires de Passy, au rez-de-chaussée, avec une porte qui ouvrait avant celle du concierge, afin qu'elle n'eût à craindre l'insolence d'aucun regard. Il avait garni cet appartement de meubles précieux, pour qu'au jour de leur mariage officiel, si ce jour devait jamais venir, ces meubles pussent prendre place dans leur maison de famille et rattacher à leur existence d'époux le souvenir sanctifié de leur affection cachée. Cependant, il n'avait jamais attendu sa maîtresse dans cet asile sans frémir d'appréhension à l'idée qu'un passant pouvait la voir qui descendait furtivement d'un fiacre à la porte! En venant ainsi le retrouver, elle ne trahissait aucun serment, puisqu'elle était libre. Elle ne trompait pas un mari confiant, elle ne délaissait pas des enfants négligés, mais il lui fallait mentir à sa mère, puisque les existences des deux femmes étaient si étroitement unies; et ce mensonge, pourtant bien véniel, le comte ne se pardonnait pas à lui-même d'en être la cause. Si épris qu'il fût de cette tête charmante, dans les yeux bleus de laquelle il avait bu l'oubli de ses misères, ou peut-être parce qu'il en était épris avec l'idéalisme natif de son âme, il souffrait qu'une pensée mauvaise y naquît dont il fût le principe. Ces motifs réunis avaient maintenu cet amant inquiet dans un état de sensibilité souffrante qu'un détail fera mieux saisir: depuis un an Juliette et lui ne s'étaient pas rencontrés six fois dans leur asile de Passy. L'impossibilité, pour le comte, de provoquer une explication parce que tout lui était trop aisément blessure, l'inconscient détachement de la jeune femme qui, de bonne foi, se croyait moins aimée, le cours de la vie qui nous mène d'une pente insensible et sans crise à des malentendus irréparables, tout avait contribué à produire ces relations étranges. Mais peut-être ne paraîtront-elles pas si anormales à ceux qui, par métier ou par goût, ont reçu beaucoup de confessions, et qui savent combien de significations diverses ces mots si simples en apparence, d'amant et de maîtresse, peuvent envelopper? Poyanne, lui, se souciait peu que sa situation, vis-à-vis de M


de Tillières, fût humiliante ou non pour cet amour-propre du sexe qui fait le fond du cœur chez presque tous les hommes. Il souffrait de l'aimer et de sentir qu'il était de plus en plus séparé d'elle. Il se reprochait, lui si brave dans la guerre et au Parlement, d'être en présence de cette femme, paralysé d'une irrésistible émotion. Et, comme ce soir, cet orage intérieur se déchaînait à propos de contrariétés qu'il jugeait insignifiantes, et sans que rien décelât son trouble qu'une contraction de ses traits où Juliette voyait les traces des tourments politiques, et il n'avait pas le courage de la détromper. Les reproches du cœur sont-ils possibles à formuler? Celle qui ne les devine pas à l'avance les comprendrait-elle, et, si elle les devinait, elle ne les mériterait pas? Et puis, le moyen de répondre par des plaintes profondes où gémisse toute une agonie, à une femme qui vient à vous, la fossette de sa bouche creusée dans un demi-sourire, tenant d'une main une petite serviette frangée et de l'autre un verre brûlant, et elle vous dit:

– «Cette fois, j'espère que le grog sera de votre goût… Pauvre ami, vous avez l'air brisé. Je suis sûre que cette séance a de nouveau été terrible. Mais qui vous a décidé à parler, car vous hésitiez encore hier?»

– «Merci!..» fit le comte, qui vida le verre à moitié; puis, le posant sur la cheminée: «Ce qui m'a décidé à parler?..»

La question de son amie, en lui donnant un prétexte à s'entretenir d'autre chose que de ses pensées, soulageait trop son malaise pour qu'il n'y répondît pas longuement. Il se prit à marcher de long en large dans la chambre, comme c'est l'habitude des orateurs qui préparent un discours ou qui le racontent:

– «Ce qui m'a décidé à parler,» répéta-t-il «c'est le même outrage d'égoïsme jeté toujours à mon parti. Non, je ne laisserai jamais dire sans protester, dans une assemblée française dont je serai membre, que nous autres, monarchistes et chrétiens, nous n'avons pas le droit de nous inquiéter des misères du peuple… De Sauve venait d'interpeller le ministère sur cette horrible grève du Nord et la répression qui a suivi. Un orateur de la majorité avait répondu en débitant des phrases que vous devinez sur l'ancien régime, – comme si les quelques progrès dont notre âge se vante ne se fussent pas produits, et plus rapides et plus définitifs, par la seule force des années, sans la boucherie de la Révolution, sans les massacres de l'Empire, sans Juin et sans la Commune!.. Je ne leur ai rien dit que cela, et ma vieille thèse que seuls, au contraire, nous avons qualité pour résoudre cette question ouvrière, nous qui nous appuyons sur l'Église et sur la Monarchie, les deux grandes forces historiques du pays!.. Je leur ai montré que nous pouvions tout sauver de ce que les programmes des pires socialistes ont de réalisable, – tout sauver et tout diriger ensuite… Mais vous connaissez mes idées. Je les ai défendues une fois de plus, sentant la gauche frémir sous l'évidence de mes arguments, acclamé par nos amis… Et à quoi bon?.. Ah! les écrivains de nos jours qui font métier de peindre toutes les mélancolies ne l'ont jamais décrite, celle-là, cette tristesse de l'orateur qui combat pour une doctrine à laquelle il croit avec l'âme de son âme; et puis ses partisans l'applaudissent, comme un artiste, comme un virtuose, sans que de sa parole il puisse germer seulement une action… À gauche et à droite, toute la vie politique aujourd'hui tient dans des intrigues de couloir, dans des combinaisons de groupes qui sont misérables, et avec lesquelles ils perdent la France. Et je leur ai dit cela encore, une fois de plus, et vainement, si vainement!..»

Il allait et venait, prenant et reprenant un thème un peu bien grave pour une de ces séances du Parlement, comme il y en a eu d'innombrables depuis la guerre, écœurantes de bavardage vide!.. Juliette savait que l'accent de sa voix ne mentait pas. Elle connaissait avec quelle ferveur de conviction Poyanne avait embrassé une cause sur laquelle l'avenir jugera en dernier ressort, et son espérance invincible d'opérer la suture entre les deux Frances, œuvre manquée du siècle, par une monarchie appuyée à la fois sur le droit traditionnel et sur le sens intime des problèmes modernes. Elle s'était autrefois intéressée passionnément à ces rêves d'un homme d'État qu'elle sentait sincère, qu'elle devinait incompris, qu'elle voulait heureux. Mais elle était femme, et, comme telle, du jour où son amant avait commencé de lasser sa tendresse, ces nobles idées avaient commencé de lasser aussi son gracieux esprit. Quiconque vit beaucoup par la pensée, artiste ou savant, chef de parti ou écrivain, possède un infaillible moyen de mesurer la décroissance d'affection que lui porte sa maîtresse, son épouse, et même son amie. Du jour où elle cesse de lui accorder ce fanatisme d'intelligence qui est pour l'ouvrier de l'esprit un aliment vital, elle lui a retiré en secret la dévotion du cœur, quitte à protester au nom du cœur même contre la possession de cet époux, amant ou ami, par le travail professionnel, comme fit M


de Tillières au moment où le comte s'arrêta de parler.

– «Tout cela est bien beau,» dit-elle, «mais en attendant, si vous pensiez un peu à votre amie?»

– «Si je pensais à vous?» répliqua-t-il avec une sorte de mélancolique surprise, «et pour qui donc souhaité-je que mon nom soit illustre?.. Auprès de qui ai-je puisé l'énergie de supporter tant de déceptions amères?..»

– «Ah!» fit-elle, en hochant joliment sa tête blonde, «vous savez répondre. Mais voulez-vous que je vous prouve combien vous avez peu pensé à moi aujourd'hui?»

– «Prouvez,» dit-il en s'arrêtant étonné.

– «Eh bien! vous ne m'avez pas seulement demandé avec qui j'avais passé la soirée.»

– «Mais,» fit-il naïvement, «puisque vous m'avez écrit que vous dîniez chez M


de Candale!»

– «Il n'y avait pas qu'elle,» reprit Juliette, en proie à ce singulier démon de curiosité qui pousse à de certains moments les meilleures femmes à tâter la jalousie d'un homme en lui parlant d'un autre.

– «Elle n'est pas fâchée contre moi de ce que je suis si en retard avec elle?» demanda le comte, sans prendre garde à cette coquette insinuation.

– «Pas le moins du monde,» dit M


de Tillières, qui continua, comme indifférente: «J'ai dîné là auprès de quelqu'un que vous n'aimez guère.»

– «Et de qui donc?» interrogea enfin Poyanne.

– «M. Casal,» fit-elle en regardant l'effet produit sur le visage du comte par ce nom de l'ancien amant de M


de Corcieux.

– «Comment M


de Candale a-t-elle des connaissances pareilles?» dit Poyanne avec une conviction qui, à la fois, divertit et irrita Juliette. Elle en sourit, parce que c'était précisément la phrase qu'elle avait annoncée à son amie. Elle en fut irritée, parce que ce mépris faisait la plus cruelle critique de l'impression produite sur elle par Casal. Et le comte insistait: «C'est sans doute son mari qui le lui impose. Candale et Casal, les deux font la paire. Encore ce dernier, par son existence de bookmaker et de viveur, ne déshonore-t-il pas un des grands noms de notre histoire.»

– «Mais,» interrompit Juliette, «je vous affirme que j'ai causé très agréablement avec lui.»

– «Et de quoi?» demanda Poyanne. «Il a terriblement changé si vous avez pu tirer de lui une phrase qui trahisse autre chose que des goûts de tripot et d'écurie. Allez, je ne l'ai que trop subie, sa conversation, chez les Corcieux, et celles des quatre ou cinq de ses camarades que cette pauvre Pauline invitait pour le garder…»

– «Elle l'aimait donc beaucoup?» fit Juliette.

– «Ah! follement,» reprit le comte avec une amertume singulière où se retrouvait le fonds de douloureuse sévérité que garde contre les histoires d'adultère un homme autrefois trahi par sa femme, «et ce fut toujours pour moi un mystère horriblement triste que cette passion de cette créature charmante pour ce fat qu'il fallait voir, avec ses airs ennuyés d'être aimé ainsi!.. Et le mari est spirituel, distingué, instruit. Il adorait, il adore toujours Pauline. J'ai cessé d'aller dans la maison à cause de ce que j'y voyais. J'en souffrais trop pour Corcieux et pour elle… La malheureuse! Elle a été si punie! Le Casal a été affreux de dureté, paraît-il…»

– «Il en a pourtant parlé ce soir avec beaucoup de tact,» dit M


de Tillières.

– «Est-ce qu'il devrait même prononcer son nom?» fit le comte.

Il y eut un silence entre les deux amants. La jeune femme se repentait maintenant d'avoir, elle, mentionné seulement son voisin de soirée. Elle avait joué avec la jalousie de Poyanne, et elle appréhendait de l'avoir éveillée. Elle était trop profondément sensible pour ne pas regretter aussitôt une peine infligée à quelqu'un qu'elle croyait encore aimer d'amour, qu'elle aimait certainement d'affection et d'habitude. Elle se trompait encore ici sur le sentiment de cet homme, trop noble pour le soupçon, même après les atroces expériences de son mariage. Dans la manière dont Juliette venait de lui parler de Casal, le comte n'avait vu qu'une preuve du plaisir goûté par son amie dans le monde et sans lui. Ce plaisir lui semblait bien innocent, et il se reprochait le sentiment qui le faisait en souffrir comme un égoïsme et une injustice. Hélas! La logique du cœur, qui ne compte ni avec nos générosités, ni avec nos sophismes, lui montrait dans le goût croissant de M


de Tillières pour les sorties et les nouvelles connaissances un signe de plus qu'il ne suffisait pas à la rendre heureuse. Cependant l'horloge sonna. Elle marquait minuit.

– «Allons,» reprit-il avec un soupir, «il est temps que je vous dise adieu. Quand vous verrai-je?»

– «Quand vous voudrez,» répondit Juliette. «Voulez-vous dîner demain avec ma mère et ma cousine de Nançay?»

– «Je veux bien,» dit-il; et avec une voix un peu troublée: – «Vous savez que je vais peut-être vous quitter après-demain pour quatre ou cinq semaines?»

– «Non,» fit-elle, «vous ne m'en aviez pas parlé.»

– «Il y a deux élections pour le Conseil général ces jours-ci, et on me réclame là-bas.»

– «Toujours la maudite politique,» dit-elle en souriant.

Il la regarda de nouveau avec des yeux où elle ne lut pas, – où elle ne voulut pas lire une demande que les lèvres de cet homme passionné ne formulèrent point.

– «Adieu,» reprit-il d'une voix plus troublée encore.

– «A demain,» dit-elle, «à sept heures moins un quart. Venez un peu avant.»

Quand la porte se fut refermée, elle resta longtemps seule, accoudée à cette même cheminée dans la glace de laquelle l'image de Poyanne se reflétait tout à l'heure encore. Pourquoi de nouveau le souvenir de Raymond Casal vint-il se glisser devant elle, et à quelles idées répondait-elle en disant tout haut, avant de sonner sa femme de chambre:

– «Est-ce que je n'aimerais plus Henry?»




IV

LES SENTIMENTALITÉS D'UN VIVEUR


Tandis que Juliette se couchait sur cette douloureuse question dans son lit étroit de jeune fille, qu'elle avait voulu reprendre après son veuvage avec tous les autres meubles de sa vie heureuse d'autrefois, – tandis que Poyanne revenait à pied vers son logement de la rue de Martignac, près de l'église Sainte-Clotilde, et se reprochait comme un crime de ne savoir pas plaire à son amie, – que faisait celui dont l'apparition subite entre ces deux êtres constituait, à leur insu, le plus redoutable danger pour les débris du bonheur de l'un, pour les lassitudes morales de l'autre, ce Raymond Casal, si diversement jugé par les hommes et par les femmes? Se doutait-il qu'à ce moment même, et au lieu de s'endormir, sa jolie voisine du dîner continuait de penser à lui, en prenant la résolution de n'y point penser? – Elle n'en avait pas le droit, puisqu'elle en aimait, qu'elle voulait continuer d'en aimer un autre. – Il était parti de l'hôtel de Candale, bien persuadé qu'il avait plu à M


de Tillières, et très tôt, pour ne pas gâter cette impression. Mais son premier mouvement lorsqu'il se retrouva sur le trottoir de la rue de Tilsitt, chaudement enveloppé de son pardessus du soir, et qu'ayant aspiré gaîment l'air frais, il regarda le ciel et le vit plein d'étoiles, ne fut pas de songer au délicat profil de la jeune veuve. Il devait sentir plus tard seulement à quelle profondeur il avait été touché déjà. Très réfléchi, sa réflexion s'était toujours appliquée à des choses extérieures, et il ne se connaissait pas dans les dessous de son être intime. Mais qui se connaît entièrement? Qui peut dire: demain, je serai gai ou triste, tendre ou défiant? Épuisé comme il était de sensualité satisfaite, blasé sur les jouissances que représentent ici la jeunesse, une fière tournure, des relations choisies, deux cent cinquante mille livres de rente et l'intelligence de Paris, Casal devait se croire et se croyait à l'abri de toute surprise romanesque. Son joyeux rire d'enfant, – ce rire qui révélait quelques-unes de ses plaisantes qualités: son fonds de naturel, son absence de haine, son humeur facile, – eût éclaté de lui-même, si quelqu'un lui eût soutenu que justement ces côtés épuisés et blasés de sa personne le rendaient mûr pour une crise sentimentale, ou légère ou profonde, mais une crise.

Depuis longtemps il s'ennuyait de la pire des monotonies, celle du désordre. Rien de plus régulier, de moins relevé par l'imprévu, de plus distribué en distractions fixes, suivant la saison et l'heure, que cette vie de «fêtard» perpétuel, – pour donner aux viveurs leur affreux nom moderne, cette étiquette barbare qu'ils ont adoptée depuis une dizaine d'années. Cet envers exact de l'existence bourgeoise, en faisant du plaisir une occupation presque mécanique, finit par excéder autant que l'autre et pour des raisons analogues. Le plus souvent ce «mal aux cheveux intérieur,» comme disait gaîment Casal à propos d'un camarade pris tout d'un coup de la folie du mariage, se traduit en effet par un soupir nostalgique vers la vie conjugale, qui apparaît au «fêtard» comme délicieuse d'inattendu! Elle l'attire par ce même attrait de nouveauté qui pousse un brave homme de mari à souper en cabinet particulier, pendant une absence de sa femme, avec des filles aussi sottes que cette femme est spirituelle, aussi fanées qu'elle est fraîche, aussi vénales qu'elle est pure. Mais ce prurit irrésistible du mariage ne se déclare guère que chez les viveurs qui ont connu autrefois les profondes douceurs d'une vraie vie de famille, ou bien chez ceux qui ont continué, à travers la Fête, – cela se rencontre, – d'être bons fils vis-à-vis d'une vieille mère, bons frères à l'égard d'une sœur inquiète. Casal, lui, privé de ses parents très jeune, enfant unique, à peu près brouillé avec ses deux oncles, habitué depuis sa première jeunesse à une indépendance absolue, semblait devoir rester célibataire comme il était brun, comme il était bilieux et musclé, par constitution et pour toujours. On ne l'imaginait guère se laissant prendre à la naïve adoration devant la candeur des jeunes filles qui apparaît d'habitude chez les Parisiens blasés avec les premiers rhumatismes. En revanche, la finesse native de ses sensations, conservée intacte malgré le milieu, son goût de la difficulté à vaincre et le besoin d'employer des facultés inoccupées devaient lui rendre piquante une aventure avec une personne aussi différente de ses habitudes, et aussi distinguée dans cette différence que M


de Tillières. Il ne connaissait pas cette espèce de femmes; elle était donc aussi dangereuse pour lui qu'il était, lui, dangereux pour elle, – avec cette réserve que la jeune veuve était capable du plus profond, du plus mortel amour, au lieu que la passion, chez Casal, avait beaucoup de chances pour n'être qu'un caprice, jouant l'amour par l'intensité du désir. On n'a pas impunément dix-huit années de débauche dans le sang et dans les moelles. Mais en humant à pleins poumons l'air du soir le long des Champs-Elysées qu'il descendait de son pied leste d'escrimeur, il n'en était même pas au caprice, et si l'image de Juliette lui revint, ce fut à travers un labyrinthe de pensées qui aurait fait apprécier davantage à la jeune femme ce que son amie Gabrielle de Candale appelait quelquefois les pédanteries de Poyanne.

– «Voilà une jolie soirée,» se disait Casal; «si le printemps continue ainsi, les courses seront belles cette année… Et le dîner n'était pas mauvais. On recommence à bien manger dans le monde. C'est à nous qu'on doit cela, tout de même. Si nous n'avions pas été là une demi-douzaine à dire la vérité à Candale et à quelques autres sur leur chef et leur cave, ou en seraient-ils encore?.. Ce qu'il faudrait trouver, par exemple, c'est le moyen d'employer ces deux heures-ci, de dix à minuit. On devrait fonder un club rien que pour cela… Le matin il y a le sommeil, la toilette, le cheval. Après le déjeuner il y a toujours quelques petites affaires, puis, de deux heures à six heures, l'amour. Quand il n'y a pas l'amour, c'est la paume ou c'est les armes. De cinq à sept heures, il y a le poker. De huit à dix, le dîner. De minuit au matin, le jeu et la fête. De dix à minuit, il y a bien le théâtre, mais combien de pièces par an valent la peine d'être vues deux fois? Et je suis trop vieux, ou pas assez, pour aller jouer les fonds de loge.»

Cette idée de théâtre ramena sa pensée vers une mauvaise mais fort jolie actrice du Vaudeville dont il était l'amant plus ou moins intérimaire depuis six mois, la petite Anroux: «Tiens,» songea-t-il, «si j'allais voir Christine.» Il s'aperçut passant la porte de la rue de la Chaussée-d'Antin, montant l'escalier de service, parmi toutes les odeurs qui flottent dans les arrière-fonds d'un théâtre et débouchant dans la loge étroite où s'habillait la demoiselle. Les serviettes tachées de blanc et de rouge traîneraient sur la table. Deux ou trois acteurs seraient là, tutoyant leur camarade. Ces messieurs s'en iraient discrètement pour la laisser seule avec un protecteur sérieux comme il était, malgré sa belle mine, à cause de sa fortune connue, et elle commencerait de lui raconter les potins du foyer. Il l'entendit qui disait des phrases comme celle-ci, tout en faisant sa figure: «Tu sais, Lucie est avec le gros Arthur, c'est dégoûtant, rapport à Laure.» – «Ma foi, non,» conclut-il, «je n'irai pas… Je vais toujours passer au cercle…» Les salons de jeu s'évoquèrent dans son imagination, déserts à cette heure, avec les valets de pied en livrée sommeillant sur les banquettes et levés soudain à son approche, avec le relent du tabac mêlé aux fades odeurs du calorifère. «C'est vraiment trop funèbre,» reprit le jeune homme en lui-même. «Si je poussais jusqu'à l'Opéra? Et quoi faire? Entendre le quatrième acte de Robert pour la cinq centième fois? Non. Non. Non. J'aime mieux encore Phillips…» C'était le nom d'un bar anglais, sis rue Godot-de-Mauroy. À la suite d'une discussion suivie de duel qui avait eu lieu chez Eureka, – ou plus familièrement l'Ancien, – un autre bar, célèbre, celui-là, parmi les viveurs de ces vingt dernières années, Casal et sa bande à lui avaient fait scission et quitté la rue des Mathurins pour émigrer dans le cabaret de la rue Godot. S'il se rencontre jamais un chroniqueur renseigné de la jeunesse contemporaine, ce sera pour lui un curieux chapitre que l'histoire des cafés et restaurants durant cette fin de siècle, et, parmi les plus étranges de ces endroits, il devra noter ces espèces d'assommoirs de la haute vie où de vrais grands seigneurs ont pris l'habitude d'aller, au sortir du théâtre, boire des cock-tails et du whisky, côte à côte avec des jockeys et des bookmakers porteurs de bons tuyaux. Casal se peignit en pensée la salle étroite avec son long comptoir, ses tabourets hauts, ses gravures de courses, puis, au fond, le retiro, orné du portrait de quatre entraîneurs illustres.

– «Bah!» se dit-il, «à cette heure-ci je n'y trouverai que Herbert avec ou sans sa serviette.»

Ce lord Herbert Bohun, le frère cadet d'un des plus riches d'entre les pairs anglais, le marquis de Banbury, était un terrible buveur d'alcool qui, à trente ans, tremblait parfois comme un vieillard. Il s'était rendu fameux pour avoir trouvé des mots étonnants de simplicité dans l'aveu de cette redoutable passion. C'était lui qui répondait à cette demande: «Comment allez-vous?» – «Mais très bien, je jouis d'une soif excellente.» Il croyait ingénument prononcer la phrase correspondante à cette autre: «Je jouis d'un bon appétit.» Sa grande plaisanterie, qui n'était qu'à moitié une plaisanterie, consistait, dans les dîners d'intimes, afin de porter son verre à ses lèvres sans le renverser, tant son geste était peu sûr, à passer derrière son cou une serviette. Il en prenait une des extrémités avec sa main gauche, l'autre coin avec sa main droite qui tenait le verre, et la main gauche tirait, tirait jusqu'à ce que le sacro-saint alcool arrivât aux lèvres du buveur.

– «Mais,» pensa Casal, «il est déjà trop tard. Il ne me reconnaîtra plus. Décidément, ce qu'il me faudrait, c'est une bourgeoise de cette heure-ci,» – c'était le terme consacré, dans la bande de ses intimes, pour signifier une maîtresse du monde, – «une veuve ou séparée qui ne sortirait guère et à qui je serais sûr de faire plaisir en allant la voir…»

Ce singulier monologue avait mené le raisonneur jusqu'au rond-point. Ce fut là seulement qu'il se rappela de nouveau sa voisine et il se dit à mi-voix: – «Ma foi, cette petite M


de Tillières ferait joliment mon affaire. Avec qui peut-elle être?..»

Certes, la formule était très irrévérencieuse et elle achevait une suite d'idées qui, transcrites en détail, eussent paru, même à un moins naïf que Poyanne, terriblement positives et cyniques. Pourtant un embryon de sentiment s'agitait par-dessous, ce qui prouve que le cœur de chacun est un petit univers à part, où les images les moins romanesques peuvent servir de prétexte à la naissance d'une émotion romanesque. Si Casal n'eût pas subi, d'une manière inconsciente, le charme de délicatesse émané de Juliette, comme un arome à la fois entêtant et imperceptible s'exhale d'une plante cachée dans un coin de chambre, il n'eût pas éprouvé au même degré cette sensation de répugnance au souvenir de la vulgarité de Christine Anroux. Il s'était donné, pour n'aller ni au théâtre, ni au club, ni chez Phillips, des raisons excellentes, mais qui n'auraient pas eu plus de poids sur son esprit ce soir-ci que les autres soirs, s'il n'eût été travaillé par un secret besoin d'être seul. Et pourquoi? Sinon pour penser longuement à la jeune femme dont le souvenir, surgi tout d'un coup, effaça en une seconde ces imaginations de coulisses, de cercle et de bar. La fine silhouette se dessina dans le champ de sa vision intérieure avec une netteté prodigieuse. Les hommes de sport, qui vivent d'une vie physique très intense, finissent par développer en eux des sens de sauvages. Ils possèdent d'une façon surprenante cette mémoire animale, propre aux cultivateurs, aux chasseurs, aux pêcheurs, à tous ceux en un mot qui regardent beaucoup les choses et non les signes des choses. Les formes et les couleurs s'impriment dans ces cerveaux sans cesse en présence d'impressions réelles et concrètes avec un relief que les travailleurs de cabinet ou les causeurs de salon ne soupçonnent pas. Celui-ci revit le buste de Juliette dans sa grâce svelte et pleine, les souples épaules et le corsage noir avec ses nœuds roses, l'attache voluptueuse de la nuque, les cheveux d'un blond si doux, le saphir sombre des yeux, les lèvres sinueuses, l'éclat des dents avec la fossette du sourire, les bras où courait comme une ombre d'or, les mains nerveuses, la salle à manger tout autour, avec la tapisserie du duc d'Albe, avec les teints pâlis ou pourprés des convives. M


de Tillières eût été là, présente et vivante, qu'il n'en eût pas distingué les traits avec une précision plus aiguë. Cette évocation eut pour résultat que le raisonnement à demi ironique sur l'emploi de sa soirée céda aussitôt la place à une impression assez brutale encore, mais, du moins, franche et naturelle: le désir sensuel pour cette jolie créature que son instinct pressentait voluptueuse et passionnée sous ses dehors de chaste réserve.

– «Oui,» continua-t-il, «avec qui est-elle? Ce n'est pas possible qu'elle n'ait pas d'amant.» Puis tout de suite, la mémoire morale arrivant pour compléter, pour interpréter la mémoire physique: «C'est égal. Elle m'a regardé avec des yeux très particuliers, après avoir eu l'air de ne pas me remarquer au commencement… C'était combiné avec M


de Candale, ce dîner-là. Elles sont amies intimes. Alors, c'est que ma petite voisine a voulu me connaître. Je n'ai pas trop mal manœuvré. Ça, j'en suis sûr. Maintenant, que signifie cette curiosité? A-t-elle entendu parler de moi par une autre femme? Par son amant?.. Après tout, peut-être n'a-t-elle pas d'amant et s'ennuie-t-elle dans son coin?.. On la voit si peu. Elle doit vivre très retirée… Elle est bien jolie. Si je me mettais à lui faire la cour? Je n'ai rien devant moi pour tout ce printemps. C'est une idée… Mais où la retrouver?.. J'ai dîné à côté d'elle, je peux toujours aller lui rendre visite au lieu de lui mettre simplement un carton…»

Il fut si content de cette idée qu'il en rit tout haut une minute: – «C'est cela,» reprit-il, «mais alors il faudrait y aller dès demain… Demain? Qu'est-ce que je fais demain? Au Bois le matin avec Candale. Bon, cela. Il me renseignera. Déjeuner chez Christine. Ça peut se manquer, ce déjeuner. Je déjeune trop cette année-ci. Toute la journée est gâtée ensuite. Je lâche Christine et à deux heures je vais chez la petite veuve. À quatre heures, je tire avec Wérékiew. Comme ces gauchers sont difficiles!.. Si je rentrais tout simplement me coucher maintenant? Il est dix heures et demie. C'est bien tôt, mais voilà huit jours que je m'endors à quatre heures du matin. Relayons pour être en forme…»

Sur cette sage résolution, il obliqua par la rue Boissy-d'Anglas, sans s'arrêter ni à l'Impérial ni au Petit Cercle, et il se dirigea tout droit vers la rue de Lisbonne, où il habitait un hôtel hérité de son père et aussi complètement monté que s'il eût continué de vivre en famille. Il y a ainsi derrière toutes ces santés extraordinaires des hommes d'excès, et que l'on cite comme tels, un fond caché d'hygiène. Ceux qui méconnaissent cette loi disparaissent bien vite, et ceux qui survivent, ceux qui étonnent des générations successives par leur infatigable activité à la chasse, au jeu, à la salle – et ailleurs, – ont gardé, comme Casal, le pouvoir de se surveiller à travers cette existence de déraillement continu. C'est, tantôt, une sobriété monastique le matin qui corrige le trop bon dîner de la veille; tantôt un repos pris judicieusement à l'heure exacte où le surmenage commencerait; tantôt un dosage savant d'exercices adaptés, la présence quotidienne du masseur, un véritable traitement d'hydrothérapie à domicile. Machiavel disait: «Le monde est aux gens froids,» et le demi-monde aussi, quelque paradoxal que paraisse cet aphorisme. Tant il y a que le lendemain matin, lorsque Raymond se leva vers les huit heures pour passer dans sa salle de bain et de là dans son cabinet de toilette, il était merveilleusement dispos et rafraîchi par le plus calme de tous les sommeils.

Ce cabinet de toilette de Casal était fameux parmi les viveurs, à cause de ce que le jeune homme appelait plaisamment ses deux bibliothèques, quoiqu'il en eût ailleurs une véritable et garnie des livres les mieux choisis. Celles du cabinet de toilette consistaient en deux vitrines: une première avec une rangée admirable de fusils anglais à tout usage, et une seconde ou se trouvait renfermée la plus étonnante collection de bottes, bottines et souliers: – quatre-vingt-douze paires, – et pour les circonstances les plus variées de l'existence de sport, depuis la chasse à courre jusqu'à la pêche au saumon, sans parler des tenues du polo et de l'ascensionnisme. Il n'était pas rare que de jeunes snobs vinssent, dès cette heure-là, pour assister à la toilette de ce maître en haute vie et s'ébahir devant cet étrange musée. Mais au matin qui suivit le dîner chez M








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