Книга - Le mystère de la chambre jaune / Тайна желтой комнаты. Книга для чтения на французском языке

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Le mystère de la chambre jaune / Тайна желтой комнаты. Книга для чтения на французском языке
Gaston Leroux


Roman policier (Каро)
В замке Гландье недалеко от Парижа совершено загадочное преступление. В комнате с прочно закрытыми дверями и окнами таинственный преступник покушается на жизнь красавицы Матильды Станжерсон. Что скрывают обитатели замка? И как злодей смог попасть в запертую изнутри спальню, а затем незаметно скрыться? Пока полиция идет по ложному следу, за расследование берется репортер Жозеф Жозефен.

«Тайна желтой комнаты» Гастона Леру – первый роман, основанный на «убийстве в замкнутом пространстве». Этот роман открыл целое направление в детективной литературе и вдохновил на творчество многих режиссеров и постановщиков. «Тайна желтой комнаты» была экранизирована шесть раз! Юная Агата Кристи, прочитав эту книгу, приняла решение заняться сочинением детективных романов. Расследование «невозможного» преступления придется по вкусу любителям классических детективных сюжетов с неожиданной развязкой.

В книге представлен оригинальный текст романа без сокращений.

В формате PDF A4 сохранен издательский макет.





Gaston Leroux

Le mystère de la chambre jaune





© Каро, 2021

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I. Où l'on commence à ne pas comprendre


Ce n'est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de Joseph Rouletabille. Celui-ci, jusqu'à ce jour, s'y était si formellement opposé que j'avais fini par désespérer de ne publier jamais l'histoire policière la plus curieuse de ces quinze dernières années.

J'imagine même que le public n'aurait jamais connu toute la vérité sur la prodigieuse affaire dite de la «Chambre Jaune», génératrice de tant de mystérieux et cruels et sensationnels drames, et à laquelle mon ami fut si intimement mêlé, si, à propos de la nomination récente de l'illustre Stangerson au grade de grand-croix de la Légion d'honneur, un journal du soir, dans un article misérable d'ignorance ou d'audacieuse perfidie, n'avait ressuscité une terrible aventure que Joseph Rouletabille eût voulu savoir, me disait-il, oubliée pour toujours.

La «Chambre Jaune»! Qui donc se souvenait de cette affaire qui fit couler tant d'encre, il y a une quinzaine d'années? On oublie si vite à Paris.

N'a-t-on pas oublié le nom même du procès de Nayves et la tragique histoire de la mort du petit Menaldo? Et cependant l'attention publique était à cette époque si tendue vers les débats, qu'une crise ministérielle, qui éclata sur ces entrefaites, passa complètement inaperçue. Or, le procès de la «Chambre Jaune», qui précéda l'affaire de Nayves de quelques années, eut plus de retentissement encore. Le monde entier fut penché pendant des mois sur ce problème obscur, – le plus obscur à ma connaissance qui ait jamais été proposé à la perspicacité de notre police, qui ait jamais été posé à la conscience de nos juges. La solution de ce problème affolant, chacun la chercha. Ce fut comme un dramatique rébus sur lequel s'acharnèrent la vieille Europe et la jeune Amérique.

C'est qu'en vérité – il m'est permis de le dire «puisqu'il ne saurait y avoir en tout ceci aucun amour-propre d'auteur» et que je ne fais que transcrire des faits sur lesquels une documentation exceptionnelle me permet d'apporter une lumière nouvelle – c'est qu'en vérité, je ne sache pas que, dans le domaine de la réalité ou de l'imagination, même chez l'auteur du double assassinat, rue morgue, même dans les inventions des sous-Edgar Poe et des truculents Conan Doyle, on puisse retenir quelque chose de comparable, QUANT AU MYSTÈRE, «au naturel mystère de la Chambre Jaune».

Ce que personne ne put découvrir, le jeune Joseph Rouletabille, âgé de dix-huit ans, alors petit reporter dans un grand journal, le trouva! Mais, lorsqu'en cour d'assises il apporta la clef de toute l'affaire, il ne dit pas toute la vérité. Il n'en laissa apparaître que ce qu'il fallait pour expliquer l'inexplicable et pour faire acquitter un innocent. Les raisons qu'il avait de se taire ont disparu aujourd'hui. Bien mieux, mon ami doit parler. Vous allez donc tout savoir; et, sans plus ample préambule, je vais poser devant vos yeux le problème de la «Chambre Jaune», tel qu'il le fut aux yeux du monde entier, au lendemain du drame du château du Glandier.

Le 25 octobre 1892, la note suivante paraissait en dernière heure du Temps:

«Un crime affreux vient d'être commis au Glandier, sur la lisière de la forêt de Sainte-Geneviève, au-dessus d'Épinay-sur-Orge, chez le professeur Stangerson. Cette nuit, pendant que le maître travaillait dans son laboratoire, on a tenté d'assassiner Mlle Stangerson, qui reposait dans une chambre attenante à ce laboratoire. Les médecins ne répondent pas de la vie de Mlle Stangerson.»

Vous imaginez l'émotion qui s'empara de Paris. Déjà, à cette époque, le monde savant était extrêmement intéressé par les travaux du professeur Stangerson et de sa fille. Ces travaux, les premiers qui furent tentés sur la radiographie, devaient conduire plus tard M. et Mme Curie à la découverte du radium.

On était, du reste, dans l'attente d'un mémoire sensationnel que le professeur Stangerson allait lire, à l'académie des sciences, sur sa nouvelle théorie: La Dissociation de la Matière. Théorie destinée à ébranler sur sa base toute la science officielle qui repose depuis si longtemps sur le principe: rien ne se perd, rien ne se crée.

Le lendemain, les journaux du matin étaient pleins de ce drame. Le Matin, entre autres, publiait l'article suivant, intitulé: «Un crime surnaturel»:

«Voici les seuls détails – écrit le rédacteur anonyme du matin – que nous ayons pu obtenir sur le crime du château du Glandier. L'état de désespoir dans lequel se trouve le professeur Stangerson, l'impossibilité où l'on est de recueillir un renseignement quelconque de la bouche de la victime ont rendu nos investigations et celles de la justice tellement difficiles qu'on ne saurait, à cette heure, se faire la moindre idée de ce qui s'est passé dans la «Chambre Jaune», où l'on a trouvé Mlle Stangerson, en toilette de nuit, râlant sur le plancher. Nous avons pu, du moins, interviewer le père Jacques – comme on l'appelle dans le pays – un vieux serviteur de la famille Stangerson. Le père Jacques est entré dans la «Chambre Jaune» en même temps que le professeur. Cette chambre est attenante au laboratoire. Laboratoire et «Chambre Jaune» se trouvent dans un pavillon, au fond du parc, à trois cents mètres environ du château.

«– Il était minuit et demi, nous a raconté ce brave homme (?), et je me trouvais dans le laboratoire où travaillait encore M. Stangerson quand l'affaire est arrivée. J'avais rangé, nettoyé des instruments toute la soirée, et j'attendais le départ de M. Stangerson pour aller me coucher. Mlle Mathilde avait travaillé avec son père jusqu'à minuit; les douze coups de minuit sonnés au coucou du laboratoire, elle s'était levée, avait embrassé M. Stangerson, lui souhaitant une bonne nuit. Elle m'avait dit: «Bonsoir, père Jacques!» et avait poussé la porte de la «Chambre Jaune». Nous l'avions entendue qui fermait la porte à clef et poussait le verrou, si bien que je n'avais pu m'empêcher d'en rire et que j'avais dit à monsieur: «Voilà mademoiselle qui s'enferme à double tour. Bien sûr qu'elle a peur de la «Bête du Bon Dieu»!» Monsieur ne m'avait même pas entendu tant il était absorbé. Mais un miaulement abominable me répondit au dehors et je reconnus justement le cri de la «Bête du Bon Dieu»!… que ça vous en donnait le frisson… «Est-ce qu'elle va encore nous empêcher de dormir, cette nuit?» pensai-je, car il faut que je vous dise, monsieur, que, jusqu'à fin octobre, j'habite dans le grenier du pavillon, au-dessus de la «Chambre Jaune», à seule fin que mademoiselle ne reste pas seule toute la nuit au fond du parc. C'est une idée de mademoiselle de passer la bonne saison dans le pavillon; elle le trouve sans doute plus gai que le château et, depuis quatre ans qu'il est construit, elle ne manque jamais de s'y installer dès le printemps. Quand revient l'hiver, mademoiselle retourne au château, car dans la «Chambre Jaune», il n'y a point de cheminée.

«Nous étions donc restés, M. Stangerson et moi, dans le pavillon. Nous ne faisions aucun bruit. Il était, lui, à son bureau. Quant à moi, assis sur une chaise, ayant terminé ma besogne, je le regardais et je me disais: «Quel homme! Quelle intelligence! Quel savoir!» J'attache de l'importance à ceci que nous ne faisions aucun bruit, car «à cause de cela, l'assassin a cru certainement que nous étions partis». Et tout à coup, pendant que le coucou faisait entendre la demie passé minuit, une clameur désespérée partit de la «Chambre Jaune». C'était la voix de mademoiselle qui criait: «À l'assassin! À l'assassin! Au secours!» Aussitôt des coups de revolver retentirent et il y eut un grand bruit de tables, de meubles renversés, jetés par terre, comme au cours d'une lutte, et encore la voix de mademoiselle qui criait: «À l'assassin!… Au secours!… Papa! Papa!»

«Vous pensez si nous avons bondi et si M. Stangerson et moi nous nous sommes rués sur la porte. Mais, hélas! Elle était fermée et bien fermée «à l'intérieur» par les soins de mademoiselle, comme je vous l'ai dit, à clef et au verrou. Nous essayâmes de l'ébranler, mais elle était solide. M. Stangerson était comme fou, et vraiment il y avait de quoi le devenir, car on entendait mademoiselle qui râlait: «Au secours!… Au secours!» Et M. Stangerson frappait des coups terribles contre la porte, et il pleurait de rage et il sanglotait de désespoir et d'impuissance.

«C'est alors que j'ai eu une inspiration.» L'assassin se sera introduit par la fenêtre, m'écriai-je, je vais à la fenêtre!» Et je suis sorti du pavillon, courant comme un insensé!

«Le malheur était que la fenêtre de la «Chambre Jaune» donne sur la campagne, de sorte que le mur du parc qui vient aboutir au pavillon m'empêchait de parvenir tout de suite à cette fenêtre. Pour y arriver, il fallait d'abord sortir du parc. Je courus du côté de la grille et, en route, je rencontrai Bernier et sa femme, les concierges, qui venaient, attirés par les détonations et par nos cris. Je les mis, en deux mots, au courant de la situation; je dis au concierge d'aller rejoindre tout de suite M. Stangerson et j'ordonnai à sa femme de venir avec moi pour m'ouvrir la grille du parc. Cinq minutes plus tard, nous étions, la concierge et moi, devant la fenêtre de la «Chambre Jaune». Il faisait un beau clair de lune et je vis bien qu'on n'avait pas touché à la fenêtre. Non seulement les barreaux étaient intacts, mais encore les volets, derrière les barreaux, étaient fermés, comme je les avais fermés moi-même, la veille au soir, comme tous les soirs, bien que mademoiselle, qui me savait très fatigué et surchargé de besogne, m'eût dit de ne point me déranger, qu'elle les fermerait elle-même; et ils étaient restés tels quels, assujettis, comme j'en avais pris le soin, par un loquet de fer, «à l'intérieur». L'assassin n'avait donc pas passé par là et ne pouvait se sauver par là; mais moi non plus, je ne pouvais entrer par là!

«C'était le malheur! On aurait perdu la tête à moins. La porte de la chambre fermée à clef «à l'intérieur», les volets de l'unique fenêtre fermés, eux aussi, «à l'intérieur», et, par-dessus les volets, les barreaux intacts, des barreaux à travers lesquels vous n'auriez pas passé le bras… Et mademoiselle qui appelait au secours!… Ou plutôt non, on ne l'entendait plus… Elle était peut-être morte… Mais j'entendais encore, au fond du pavillon, monsieur qui essayait d'ébranler la porte…

«Nous avons repris notre course, la concierge et moi, et nous sommes revenus au pavillon. La porte tenait toujours, malgré les coups furieux de M. Stangerson et de Bernier. Enfin elle céda sous nos efforts enragés et, alors, qu'est-ce que nous avons vu? Il faut vous dire que, derrière nous, la concierge tenait la lampe du laboratoire, une lampe puissante qui illuminait toute la chambre.

«Il faut vous dire encore, monsieur, que la «Chambre Jaune» est toute petite. Mademoiselle l'avait meublée d'un lit en fer assez large, d'une petite table, d'une table de nuit, d'une toilette et de deux chaises. Aussi, à la clarté de la grande lampe que tenait la concierge, nous avons tout vu du premier coup d'œil. Mademoiselle, dans sa chemise de nuit, était par terre, au milieu d'un désordre incroyable. Tables et chaises avaient été renversées, montrant qu'il y avait eu là une sérieuse «batterie». On avait certainement arraché mademoiselle de son lit; elle était pleine de sang avec des marques d'ongles terribles au cou – la chair du cou avait été quasi arrachée par les ongles – et un trou à la tempe droite par lequel coulait un filet de sang qui avait fait une petite mare sur le plancher. Quand M. Stangerson aperçut sa fille dans un pareil état, il se précipita sur elle en poussant un cri de désespoir que ça faisait pitié à entendre. Il constata que la malheureuse respirait encore et ne s'occupa que d'elle. Quant à nous, nous cherchions l'assassin, le misérable qui avait voulu tuer notre maîtresse, et je vous jure, monsieur, que, si nous l'avions trouvé, nous lui aurions fait un mauvais parti. Mais comment expliquer qu'il n'était pas là, qu'il s'était déjà enfui?… Cela dépasse toute imagination. Personne sous le lit, personne derrière les meubles, personne! Nous n'avons retrouvé que ses traces; les marques ensanglantées d'une large main d'homme sur les murs et sur la porte, un grand mouchoir rouge de sang, sans aucune initiale, un vieux béret et la marque fraîche, sur le plancher, de nombreux pas d'homme. L'homme qui avait marché là avait un grand pied et les semelles laissaient derrière elles une espèce de suie noirâtre. Par où cet homme était-il passé? Par où s'était-il évanoui? N'oubliez pas, monsieur, qu'il n'y a pas de cheminée dans la «Chambre Jaune». Il ne pouvait s'être échappé par la porte, qui est très étroite et sur le seuil de laquelle la concierge est entrée avec sa lampe, tandis que le concierge et moi nous cherchions l'assassin dans ce petit carré de chambre où il est impossible de se cacher et où, du reste, nous ne trouvions personne. La porte défoncée et rabattue sur le mur ne pouvait rien dissimuler, et nous nous en sommes assurés. Par la fenêtre restée fermée avec ses volets clos et ses barreaux auxquels on n'avait pas touché, aucune fuite n'avait été possible. Alors? Alors… je commençais à croire au diable.

«Mais voilà que nous avons découvert, par terre, «mon revolver». Oui, mon propre revolver… Ça, ça m'a ramené au sentiment de la réalité! Le diable n'aurait pas eu besoin de me voler mon revolver pour tuer mademoiselle. L'homme qui avait passé là était d'abord monté dans mon grenier, m'avait pris mon revolver dans mon tiroir et s'en était servi pour ses mauvais desseins. C'est alors que nous avons constaté, en examinant les cartouches, que l'assassin avait tiré deux coups de revolver. Tout de même, monsieur, j'ai eu de la veine, dans un pareil malheur, que M. Stangerson se soit trouvé là, dans son laboratoire, quand l'affaire est arrivée et qu'il ait constaté de ses propres yeux que je m'y trouvais moi aussi, car, avec cette histoire de revolver, je ne sais pas où nous serions allés; pour moi, je serais déjà sous les verrous. Il n'en faut pas davantage à la justice pour faire monter un homme sur l'échafaud!»

Le rédacteur du Matin fait suivre cette interview des lignes suivantes:

«Nous avons laissé, sans l'interrompre, le père Jacques nous raconter grossièrement ce qu'il sait du crime de la «Chambre Jaune». Nous avons reproduit les termes mêmes dont il s'est servi; nous avons fait seulement grâce au lecteur des lamentations continuelles dont il émaillait sa narration. C'est entendu, père Jacques! C'est entendu, vous aimez bien vos maîtres! Vous avez besoin qu'on le sache, et vous ne cessez de le répéter, surtout depuis la découverte du revolver. C'est votre droit et nous n'y voyons aucun inconvénient! Nous aurions voulu poser bien des questions encore au père Jacques – Jacques-Louis Moustier – mais on est venu justement le chercher de la part du juge d'instruction qui poursuivait son enquête dans la grande salle du château. Il nous a été impossible de pénétrer au Glandier, – et, quant à la Chênaie, elle est gardée, dans un large cercle, par quelques policiers qui veillent jalousement sur toutes les traces qui peuvent conduire au pavillon et peut-être à la découverte de l'assassin.

«Nous aurions voulu également interroger les concierges, mais ils sont invisibles. Enfin nous avons attendu dans une auberge, non loin de la grille du château, la sortie de M. de Marquet, le juge d'instruction de Corbeil. À cinq heures et demie, nous l'avons aperçu avec son greffier. Avant qu'il ne montât en voiture, nous avons pu lui poser la question suivante:

«– Pouvez-vous, Monsieur De Marquet, nous donner quelque renseignement sur cette affaire, sans que cela gêne votre instruction?

«– Il nous est impossible, nous répondit M. de Marquet, de dire quoi que ce soit. Du reste, c'est bien l'affaire la plus étrange que je connaisse. Plus nous croyons savoir quelque chose, plus nous ne savons rien!

«Nous demandâmes à M. de Marquet de bien vouloir nous expliquer ces dernières paroles. Et voici ce qu'il nous dit, dont l'importance n'échappera à personne:

«– Si rien ne vient s'ajouter aux constatations matérielles faites aujourd'hui par le parquet, je crains bien que le mystère qui entoure l'abominable attentat dont Mlle Stangerson a été victime ne soit pas près de s'éclaircir; mais il faut espérer, pour la raison humaine, que les sondages des murs, du plafond et du plancher de la «Chambre Jaune», sondages auxquels je vais me livrer dès demain avec l'entrepreneur qui a construit le pavillon il y a quatre ans, nous apporteront la preuve qu'il ne faut jamais désespérer de la logique des choses. Car le problème est là: nous savons par où l'assassin s'est introduit, – il est entré par la porte et s'est caché sous le lit en attendant Mlle Stangerson; mais par où est-il sorti? Comment a-t-il pu s'enfuir? Si l'on ne trouve ni trappe, ni porte secrète, ni réduit, ni ouverture d'aucune sorte, si l'examen des murs et même leur démolition – car je suis décidé, et M. Stangerson est décidé à aller jusqu'à la démolition du pavillon – ne viennent révéler aucun passage praticable, non seulement pour un être humain, mais encore pour un être quel qu'il soit, si le plafond n'a pas de trou, si le plancher ne cache pas de souterrain, «il faudra bien croire au diable», comme dit le père Jacques!»

Et le rédacteur anonyme fait remarquer, dans cet article – article que j'ai choisi comme étant le plus intéressant de tous ceux qui furent publiés ce jour-là sur la même affaire – que le juge d'instruction semblait mettre une certaine intention dans cette dernière phrase: il faudra bien croire au diable, comme dit le père Jacques.

L'article se termine sur ces lignes: «nous avons voulu savoir ce que le père Jacques entendait par: «le cri de la Bête du Bon Dieu». On appelle ainsi le cri particulièrement sinistre, nous a expliqué le propriétaire de l'auberge du Donjon, que pousse, quelquefois, la nuit, le chat d'une vieille femme, la mère «Agenoux», comme on l'appelle dans le pays. La mère «Agenoux» est une sorte de sainte qui habite une cabane, au cœur de la forêt, non loin de la «grotte de Sainte-Geneviève».

«La «Chambre Jaune», la «Bête du Bon Dieu», la mère Agenoux, le diable, sainte Geneviève, le père Jacques, voilà un crime bien embrouillé, qu'un coup de pioche dans les murs nous débrouillera demain; espérons-le, du moins, pour la raison humaine, comme dit le juge d'instruction. En attendant, on croit que Mlle Stangerson, qui n'a cessé de délirer et qui ne prononce distinctement que ce mot: «Assassin! Assassin! Assassin!…» ne passera pas la nuit…»

Enfin, en dernière heure, le même journal annonçait que le chef de la Sûreté avait télégraphié au fameux inspecteur Frédéric Larsan, qui avait été envoyé à Londres pour une affaire de titres volés, de revenir immédiatement à Paris.




II. Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille


Je me souviens, comme si la chose s'était passée hier, de l'entrée du jeune Rouletabille, dans ma chambre, ce matin-là. Il était environ huit heures, et j'étais encore au lit, lisant l'article du matin, relatif au crime du Glandier.

Mais, avant toute autre chose, le moment est venu de vous présenter mon ami.

J'ai connu Joseph Rouletabille quand il était petit reporter. À cette époque, je débutais au barreau et j'avais souvent l'occasion de le rencontrer dans les couloirs des juges d'instruction, quand j'allais demander un «permis de communiquer» pour Mazas ou pour Saint-Lazare. Il avait, comme on dit, «une bonne balle». Sa tête était ronde comme un boulet, et c'est à cause de cela, pensai-je, que ses camarades de la presse lui avaient donné ce surnom qui devait lui rester et qu'il devait illustrer. «Rouletabille!» – As-tu vu Rouletabille? – Tiens! Voilà ce «sacré» Rouletabille!» Il était toujours rouge comme une tomate, tantôt gai comme un pinson, et tantôt sérieux comme un pape. Comment, si jeune – il avait, quand je le vis pour la première fois, seize ans et demi – gagnait-il déjà sa vie dans la presse? Voilà ce qu'on eût pu se demander si tous ceux qui l'approchaient n'avaient été au courant de ses débuts. Lors de l'affaire de la femme coupée en morceaux de la rue Oberkampf – encore une histoire bien oubliée – il avait apporté au rédacteur en chef de l'Époque, journal qui était alors en rivalité d'informations avec Le Matin, le pied gauche qui manquait dans le panier où furent découverts les lugubres débris. Ce pied gauche, la police le cherchait en vain depuis huit jours, et le jeune Rouletabille l'avait trouvé dans un égout où personne n'avait eu l'idée de l'y aller chercher. Il lui avait fallu, pour cela, s'engager dans une équipe d'égoutiers d'occasion que l'administration de la ville de Paris avait réquisitionnée à la suite des dégâts causés par une exceptionnelle crue de la Seine.

Quand le rédacteur en chef fut en possession du précieux pied et qu'il eut compris par quelle suite d'intelligentes déductions un enfant avait été amené à le découvrir, il fut partagé entre l'admiration que lui causait tant d'astuce policière dans un cerveau de seize ans, et l'allégresse de pouvoir exhiber, à la «morgue-vitrine» du journal, «le pied gauche de la rue Oberkampf».

«Avec ce pied, s'écria-t-il, je ferai un article de tête.»

Puis, quand il eut confié le sinistre colis au médecin légiste attaché à la rédaction de L'Époque, il demanda à celui qui allait être bientôt Rouletabille ce qu'il voulait gagner pour faire partie, en qualité de petit reporter, du service des «faits divers».

«Deux cents francs par mois», fit modestement le jeune homme, surpris jusqu'à la suffocation d'une pareille proposition.

«Vous en aurez deux cent cinquante, repartit le rédacteur en chef; seulement vous déclarerez à tout le monde que vous faites partie de la rédaction depuis un mois. Qu'il soit bien entendu que ce n'est pas vous qui avez découvert «le pied gauche de la rue Oberkampf», mais le journal L'Époque. Ici, mon petit ami, l'individu n'est rien; le journal est tout!»

Sur quoi il pria le nouveau rédacteur de se retirer. Sur le seuil de la porte, il le retint cependant pour lui demander son nom. L'autre répondit:

«Joseph Joséphin.

– Ça n'est pas un nom, ça, fit le rédacteur en chef, mais puisque vous ne signez pas, ça n'a pas d'importance…»

Tout de suite, le rédacteur imberbe se fit beaucoup d'amis, car il était serviable et doué d'une bonne humeur qui enchantait les plus grognons, et désarma les plus jaloux. Au café du Barreau où les reporters de faits divers se réunissaient alors avant de monter au parquet ou à la préfecture chercher leur crime quotidien, il commença de se faire une réputation de débrouillard qui franchit bientôt les portes mêmes du cabinet du chef de la Sûreté! Quand une affaire en valait la peine et que Rouletabille – il était déjà en possession de son surnom – avait été lancé sur la piste de guerre par son rédacteur en chef, il lui arrivait souvent de «damer le pion» aux inspecteurs les plus renommés.

C'est au café du Barreau que je fis avec lui plus ample connaissance. Avocats, criminels et journalistes ne sont point ennemis, les uns ayant besoin de réclame et les autres de renseignements. Nous causâmes et j'éprouvai tout de suite une grande sympathie pour ce brave petit bonhomme de Rouletabille. Il était d'une intelligence si éveillée et si originale! Et il avait une qualité de pensée que je n'ai jamais retrouvée ailleurs.

À quelque temps de là, je fus chargé de la chronique judiciaire au Cri du Boulevard. Mon entrée dans le journalisme ne pouvait que resserrer les liens d'amitié qui, déjà, s'étaient noués entre Rouletabille et moi. Enfin, mon nouvel ami ayant eu l'idée d'une petite correspondance judiciaire qu'on lui faisait signer «Business» à son journal L'Époque, je fus à même de lui fournir souvent les renseignements de droit dont il avait besoin.

Près de deux années se passèrent ainsi, et plus j'apprenais à le connaître, plus je l'aimais, car, sous ses dehors de joyeuse extravagance, je l'avais découvert extraordinairement sérieux pour son âge. Enfin, plusieurs fois, moi qui étais habitué à le voir très gai et souvent trop gai, je le trouvai plongé dans une tristesse profonde. Je voulus le questionner sur la cause de ce changement d'humeur, mais chaque fois il se reprit à rire et ne répondit point. Un jour, l'ayant interrogé sur ses parents, dont il ne parlait jamais, il me quitta, faisant celui qui ne m'avait pas entendu.

Sur ces entrefaites éclata la fameuse affaire de la «Chambre Jaune», qui devait non seulement le classer le premier des reporters, mais encore en faire le premier policier du monde, double qualité qu'on ne saurait s'étonner de trouver chez la même personne, attendu que la presse quotidienne commençait déjà à se transformer et à devenir ce qu'elle est à peu près aujourd'hui: la gazette du crime. Des esprits moroses pourront s'en plaindre; moi j'estime qu'il faut s'en féliciter. On n'aura jamais assez d'armes, publiques ou privées, contre le criminel. À quoi ces esprits moroses répliquent qu'à force de parler de crimes, la presse finit par les inspirer. Mais il y a des gens, n'est-ce pas? Avec lesquels on n'a jamais raison…

Voici donc Rouletabille dans ma chambre, ce matin-là, 26 octobre 1892. Il était encore plus rouge que de coutume; les yeux lui sortaient de la tête, comme on dit, et il paraissait en proie à une sérieuse exaltation. Il agitait Le Matin d'une main fébrile. Il me cria:

– Eh bien, mon cher Sainclair… Vous avez lu?…

– Le crime du Glandier?

– Oui; la «Chambre Jaune!» Qu'est-ce que vous en pensez?

– Dame, je pense que c'est le «diable» ou la «Bête du Bon Dieu» qui a commis le crime.

– Soyez sérieux.

– Eh bien, je vous dirai que je ne crois pas beaucoup aux assassins qui s'enfuient à travers les murs. Le père Jacques, pour moi, a eu tort de laisser derrière lui l'arme du crime et, comme il habite au-dessus de la chambre de Mlle Stangerson, l'opération architecturale à laquelle le juge d'instruction doit se livrer aujourd'hui va nous donner la clef de l'énigme, et nous ne tarderons pas à savoir par quelle trappe naturelle ou par quelle porte secrète le bonhomme a pu se glisser pour revenir immédiatement dans le laboratoire, auprès de M. Stangerson qui ne se sera aperçu de rien. Que vous dirais-je? C'est une hypothèse!…»

Rouletabille s'assit dans un fauteuil, alluma sa pipe, qui ne le quittait jamais, fuma quelques instants en silence, le temps sans doute de calmer cette fièvre qui, visiblement, le dominait, et puis il me méprisa:

– Jeune homme! fit-il, sur un ton dont je n'essaierai point de rendre la regrettable ironie, jeune homme… vous êtes avocat, et je ne doute pas de votre talent à faire acquitter les coupables; mais, si vous êtes un jour magistrat instructeur, combien vous sera-t-il facile de faire condamner les innocents!… Vous êtes vraiment doué, jeune homme.»

Sur quoi, il fuma avec énergie, et reprit:

«On ne trouvera aucune trappe, et le mystère de la «Chambre Jaune» deviendra de plus en plus mystérieux. Voilà pourquoi il m'intéresse. Le juge d'instruction a raison: on n'aura jamais vu quelque chose de plus étrange que ce crime-là…

– Avez-vous quelque idée du chemin que l'assassin a pu prendre pour s'enfuir? demandai-je.

– Aucune, me répondit Rouletabille, aucune pour le moment… Mais j'ai déjà mon idée faite sur le revolver, par exemple… Le revolver n'a pas servi à l'assassin…

– Et à qui donc a-t-il servi, mon Dieu?…

– Eh bien, mais… «à Mlle Stangerson…»

– Je ne comprends plus, fis-je… Ou mieux je n'ai jamais compris…»

Rouletabille haussa les épaules:

«Rien ne vous a particulièrement frappé dans l'article du Matin?

– Ma foi non… j'ai trouvé tout ce qu'il raconte également bizarre…

– Eh bien, mais… et la porte fermée à clef?

– C'est la seule chose naturelle du récit…

– Vraiment!… Et le verrou?…

– Le verrou?

– Le verrou poussé à l'intérieur?… Voilà bien des précautions prises par Mlle Stangerson… «Mlle Stangerson, quant à moi, savait qu'elle avait à craindre quelqu'un; elle avait pris ses précautions; elle avait même pris le revolver du père Jacques», sans lui en parler. Sans doute, elle ne voulait effrayer personne; elle ne voulait surtout pas effrayer son père… «Ce que Mlle Stangerson redoutait est arrivé…» et elle s'est défendue, et il y a eu bataille et elle s'est servie assez adroitement de son revolver pour blesser l'assassin à la main – ainsi s'explique l'impression de la large main d'homme ensanglantée sur le mur et sur la porte, de l'homme qui cherchait presque à tâtons une issue pour fuir – mais elle n'a pas tiré assez vite pour échapper au coup terrible qui venait la frapper à la tempe droite.

– Ce n'est donc point le revolver qui a blessé Mlle Stangerson à la tempe?

– Le journal ne le dit pas, et, quant à moi, je ne le pense pas; toujours parce qu'il m'apparaît logique que le revolver a servi à Mlle Stangerson contre l'assassin. Maintenant, quelle était l'arme de l'assassin? Ce coup à la tempe semblerait attester que l'assassin a voulu assommer Mlle Stangerson… Après avoir vainement essayé de l'étrangler… L'assassin devait savoir que le grenier était habité par le père Jacques, et c'est une des raisons pour lesquelles, je pense, il a voulu opérer avec une «arme de silence», une matraque peut-être, ou un marteau…

– Tout cela ne nous explique pas, fis-je, comment notre assassin est sorti de la «Chambre Jaune»!

– Évidemment, répondit Rouletabille en se levant, et, comme il faut l'expliquer, je vais au château du Glandier, et je viens vous chercher pour que vous y veniez avec moi…

– Moi!

– Oui, cher ami, j'ai besoin de vous. L'Époque m'a chargé définitivement de cette affaire, et il faut que je l'éclaircisse au plus vite.

– Mais en quoi puis-je vous servir?

– M. Robert Darzac est au château du Glandier.

– C'est vrai… son désespoir doit être sans bornes!

– Il faut que je lui parle…»

Rouletabille prononça cette phrase sur un ton qui me surprit:

«Est-ce que… Est-ce que vous croyez à quelque chose d'intéressant de ce côté?… demandai-je.

– Oui.»

Et il ne voulut pas en dire davantage. Il passa dans mon salon en me priant de hâter ma toilette.

Je connaissais M. Robert Darzac pour lui avoir rendu un très gros service judiciaire dans un procès civil, alors que j'étais secrétaire de maître Barbet-Delatour. M. Robert Darzac, qui avait, à cette époque, une quarantaine d'années, était professeur de physique à la Sorbonne. Il était intimement lié avec les Stangerson, puisque après sept ans d'une cour assidue, il se trouvait enfin sur le point de se marier avec Mlle Stangerson, personne d'un certain âge (elle devait avoir dans les trente-cinq ans), mais encore remarquablement jolie.

Pendant que je m'habillais, je criai à Rouletabille qui s'impatientait dans mon salon:

«Est-ce que vous avez une idée sur la condition de l'assassin?

– Oui, répondit-il, je le crois sinon un homme du monde, du moins d'une classe assez élevée… Ce n'est encore qu'une impression…

– Et qu'est-ce qui vous la donne, cette impression?

– Eh bien, mais, répliqua le jeune homme, le béret crasseux, le mouchoir vulgaire et les traces de la chaussure grossière sur le plancher…

– Je comprends, fis-je; on ne laisse pas tant de traces derrière soi, «quand elles sont l'expression de la vérité!»

– On fera quelque chose de vous, mon cher Sainclair!» conclut Rouletabille.




III. «Un homme a passé comme une ombre à travers les volets»


Une demi-heure plus tard, nous étions, Rouletabille et moi, sur le quai de la gare d'Orléans, attendant le départ du train qui allait nous déposer à Épinay-sur-Orge. Nous vîmes arriver le parquet de Corbeil, représenté par M. de Marquet et son greffier. M. de Marquet avait passé la nuit à Paris avec son greffier pour assister, à la Scala, à la répétition générale d'une revuette dont il était l'auteur masqué et qu'il avait signé simplement: «Castigat Ridendo.»

M. de Marquet commençait d'être un noble vieillard. Il était, à l'ordinaire, plein de politesse et de «galantise», et n'avait eu, toute sa vie, qu'une passion: celle de l'art dramatique. Dans sa carrière de magistrat, il ne s'était véritablement intéressé qu'aux affaires susceptibles de lui fournir au moins la nature d'un acte. Bien que, décemment apparenté, il eût pu aspirer aux plus hautes situations judiciaires, il n'avait jamais travaillé, en réalité, que pour «arriver» à la romantique Porte Saint-Martin ou à l'Odéon pensif. Un tel idéal l'avait conduit, sur le tard, à être juge d'instruction à Corbeil, et à signer «Castigat Ridendo» un petit acte indécent à la Scala.

L'affaire de la «Chambre Jaune», par son côté inexplicable, devait séduire un esprit aussi… littéraire. Elle l'intéressa prodigieusement; et M. de Marquet s'y jeta moins comme un magistrat avide de connaître la vérité que comme un amateur d'imbroglios dramatiques dont toutes les facultés sont tendues vers le mystère de l'intrigue, et qui ne redoute cependant rien tant que d'arriver à la fin du dernier acte, où tout s'explique.

Ainsi, dans le moment que nous le rencontrâmes, j'entendis M. de Marquet dire avec un soupir à son greffier:

«Pourvu, mon cher monsieur Maleine, pourvu que cet entrepreneur, avec sa pioche, ne nous démolisse pas un aussi beau mystère!

– N'ayez crainte, répondit M. Maleine, sa pioche démolira peut-être le pavillon, mais elle laissera notre affaire intacte. J'ai tâté les murs et étudié plafond et plancher, et je m'y connais. On ne me trompe pas. Nous pouvons être tranquilles. Nous ne saurons rien.

Ayant ainsi rassuré son chef, M. Maleine nous désigna d'un mouvement de tête discret à M. de Marquet. La figure de celui-ci se renfrogna et, comme il vit venir à lui Rouletabille qui, déjà, se découvrait, il se précipita sur une portière et sauta dans le train en jetant à mi-voix à son greffier: «surtout, pas de journalistes!»

M. Maleine répliqua: «Compris!», arrêta Rouletabille dans sa course et eut la prétention de l'empêcher de monter dans le compartiment du juge d'instruction.

«Pardon, messieurs! Ce compartiment est réservé…

– Je suis journaliste, monsieur, rédacteur à l'Époque, fit mon jeune ami avec une grande dépense de salutations et de politesses, et j'ai un petit mot à dire à M. de Marquet.

– M. de Marquet est très occupé par son enquête…

– Oh! Son enquête m'est absolument indifférente, veuillez le croire… Je ne suis pas, moi, un rédacteur de chiens écrasés, déclara le jeune Rouletabille dont la lèvre inférieure exprimait alors un mépris infini pour la littérature des «faits diversiers»; je suis courriériste des théâtres… Et comme je dois faire, ce soir, un petit compte rendu de la revue de la Scala…

– Montez, monsieur, je vous en prie…», fit le greffier s'effaçant.

Rouletabille était déjà dans le compartiment. Je l'y suivis. Je m'assis à ses côtés; le greffier monta et ferma la portière.

M. de Marquet regardait son greffier.

– Oh! Monsieur, débuta Rouletabille, n'en veuillez pas «à ce brave homme» si j'ai forcé la consigne; ce n'est pas à M. de Marquet que je veux avoir l'honneur de parler: c'est à M. «Castigat Ridendo»!… Permettez-moi de vous féliciter, en tant que courriériste théâtral à l'Époque…»

Et Rouletabille, m'ayant présenté d'abord, se présenta ensuite.

M. de Marquet, d'un geste inquiet, caressait sa barbe en pointe. Il exprima en quelques mots à Rouletabille qu'il était trop modeste auteur pour désirer que le voile de son pseudonyme fût publiquement levé, et il espérait bien que l'enthousiasme du journaliste pour l'œuvre du dramaturge n'irait point jusqu'à apprendre aux populations que M. «Castigat Ridendo» n'était autre que le juge d'instruction de Corbeil.

«L'œuvre de l'auteur dramatique pourrait nuire, ajouta-t-il, après une légère hésitation, à l'œuvre du magistrat… surtout en province où l'on est resté un peu routinier…

– Oh! Comptez sur ma discrétion!» s'écria Rouletabille en levant des mains qui attestaient le Ciel.

Le train s'ébranlait alors…

«Nous partons! fit le juge d'instruction, surpris de nous voir faire le voyage avec lui.

– Oui, monsieur, la vérité se met en marche… dit en souriant aimablement le reporter… en marche vers le château du Glandier… Belle affaire, monsieur De Marquet, belle affaire!…

– Obscure affaire! Incroyable, insondable, inexplicable affaire… et je ne crains qu'une chose, monsieur Rouletabille… c'est que les journalistes se mêlent de la vouloir expliquer…»

Mon ami sentit le coup droit.

«Oui, fit-il simplement, il faut le craindre… Ils se mêlent de tout… Quant à moi, je ne vous parle que parce que le hasard, monsieur le juge d'instruction, le pur hasard, m'a mis sur votre chemin et presque dans votre compartiment.

– Où allez-vous donc, demanda M. de Marquet.

– Au château du Glandier», fit sans broncher Rouletabille.

M. de Marquet sursauta.

«Vous n'y entrerez pas, monsieur Rouletabille!…

– Vous vous y opposerez? fit mon ami, déjà prêt à la bataille.

– Que non pas! J'aime trop la presse et les journalistes pour leur être désagréable en quoi que ce soit, mais M. Stangerson a consigné sa porte à tout le monde. Et elle est bien gardée. Pas un journaliste, hier, n'a pu franchir la grille du Glandier.

– Tant mieux, répliqua Rouletabille, j'arrive bien.»

M. de Marquet se pinça les lèvres et parut prêt à conserver un obstiné silence. Il ne se détendit un peu que lorsque Rouletabille ne lui eut pas laissé ignorer plus longtemps que nous nous rendions au Glandier pour y serrer la main «d'un vieil ami intime», déclara-t-il, en parlant de M. Robert Darzac, qu'il avait peut-être vu une fois dans sa vie.

«Ce pauvre Robert! continua le jeune reporter… Ce pauvre Robert! il est capable d'en mourir… Il aimait tant Mlle Stangerson…

– La douleur de M. Robert Darzac fait, il est vrai, peine à voir… laissa échapper comme à regret M. de Marquet…

– Mais il faut espérer que Mlle Stangerson sera sauvée…

– Espérons-le… son père me disait hier que, si elle devait succomber, il ne tarderait point, quant à lui, à l'aller rejoindre dans la tombe… Quelle perte incalculable pour la science!

– La blessure à la tempe est grave, n'est-ce pas?…

– Évidemment! Mais c'est une chance inouïe qu'elle n'ait pas été mortelle… Le coup a été donné avec une force!…

– Ce n'est donc pas le revolver qui a blessé Mlle Stangerson», fit Rouletabille… en me jetant un regard de triomphe…

M. de Marquet parut fort embarrassé.

«Je n'ai rien dit, je ne veux rien dire, et je ne dirai rien!»

Et il se tourna vers son greffier, comme s'il ne nous connaissait plus…

Mais on ne se débarrassait pas ainsi de Rouletabille. Celui-ci s'approcha du juge d'instruction, et, montrant le Matin, qu'il tira de sa poche, il lui dit:

«Il y a une chose, monsieur le juge d'instruction, que je puis vous demander sans commettre d'indiscrétion. Vous avez lu le récit du Matin? Il est absurde, n'est-ce pas?

– Pas le moins du monde, monsieur…

– Eh quoi! La «Chambre Jaune» n'a qu'une fenêtre grillée «dont les barreaux n'ont pas été descellés, et une porte que l'on défonce…» et l'on n'y trouve pas l'assassin!

– C'est ainsi, monsieur! C'est ainsi!… C'est ainsi que la question se pose!…»

Rouletabille ne dit plus rien et partit pour des pensers inconnus… Un quart d'heure ainsi s'écoula.

Quant il revint à nous, il dit, s'adressant encore au juge d'instruction:

– Comment était, ce soir-là, la coiffure de Mlle Stangerson?

– Je ne saisis pas, fit M. de Marquet.

– Ceci est de la dernière importance, répliqua Rouletabille. Les cheveux en bandeaux, n'est-ce pas? Je suis sûr qu'elle portait ce soir-là, le soir du drame, les cheveux en bandeaux!

– Eh bien, monsieur Rouletabille, vous êtes dans l'erreur, répondit le juge d'instruction; Mlle Stangerson était coiffée, ce soir-là, les cheveux relevés entièrement en torsade sur la tête… Ce doit être sa coiffure habituelle… Le front entièrement découvert…, je puis vous l'affirmer, car nous avons examiné longuement la blessure. Il n'y avait pas de sang aux cheveux… et l'on n'avait pas touché à la coiffure depuis l'attentat.

– Vous êtes sûr! Vous êtes sûr que Mlle Stangerson, la nuit de l'attentat, n'avait pas «la coiffure en bandeaux»?…

– Tout à fait certain, continua le juge en souriant… car, justement, j'entends encore le docteur me dire pendant que j'examinais la blessure: «C'est grand dommage que Mlle Stangerson ait l'habitude de se coiffer les cheveux relevés sur le front. Si elle avait porté la coiffure en bandeaux, le coup qu'elle a reçu à la tempe aurait été amorti.» Maintenant, je vous dirai qu'il est étrange que vous attachiez de l'importance…

– Oh! Si elle n'avait pas les cheveux en bandeaux! gémit Rouletabille, où allons-nous? où allons-nous? Il faudra que je me renseigne.

Et il eut un geste désolé.

«Et la blessure à la tempe est terrible? demanda-t-il encore.

– Terrible.

– Enfin, par quelle arme a-t-elle été faite?

– Ceci, monsieur, est le secret de l'instruction.

– Avez-vous retrouvé cette arme?»

Le juge d'instruction ne répondit pas.

«Et la blessure à la gorge?»

Ici, le juge d'instruction voulut bien nous confier que la blessure à la gorge était telle que l'on pouvait affirmer, de l'avis même des médecins, que, «si l'assassin avait serré cette gorge quelques secondes de plus, Mlle Stangerson mourait étranglée».

«L'affaire, telle que la rapporte Le Matin, reprit Rouletabille, acharné, me paraît de plus en plus inexplicable. Pouvez-vous me dire, monsieur le juge, quelles sont les ouvertures du pavillon, portes et fenêtres?

– Il y en a cinq, répondit M. de Marquet, après avoir toussé deux ou trois fois, mais ne résistant plus au désir qu'il avait d'étaler tout l'incroyable mystère de l'affaire qu'il instruisait. Il y en a cinq, dont la porte du vestibule qui est la seule porte d'entrée du pavillon, porte toujours automatiquement fermée, et ne pouvant s'ouvrir, soit de l'intérieur, soit de l'extérieur, que par deux clefs spéciales qui ne quittent jamais le père Jacques et M. Stangerson. Mlle Stangerson n'en a point besoin puisque le père Jacques est à demeure dans le pavillon et que, dans la journée, elle ne quitte point son père. Quand ils se sont précipités tous les quatre dans la «Chambre Jaune» dont ils avaient enfin défoncé la porte, la porte d'entrée du vestibule, elle, était restée fermée comme toujours, et les deux clefs de cette porte étaient l'une dans la poche de M. Stangerson, l'autre dans la poche du père Jacques. Quant aux fenêtres du pavillon, elles sont quatre: l'unique fenêtre de la «Chambre Jaune», les deux fenêtres du laboratoire et la fenêtre du vestibule. La fenêtre de la «Chambre Jaune» et celles du laboratoire donnent sur la campagne; seule la fenêtre du vestibule donne dans le parc.

– C'est par cette fenêtre-là qu'il s'est sauvé du pavillon! s'écria Rouletabille.

– Comment le savez-vous? fit M. de Marquet en fixant sur mon ami un étrange regard.

– Nous verrons plus tard comment l'assassin s'est enfui de la «Chambre Jaune», répliqua Rouletabille, mais il a dû quitter le pavillon par la fenêtre du vestibule…

– Encore une fois, comment le savez-vous?

– Eh! mon Dieu! c'est bien simple. Du moment qu'«il» ne peut s'enfuir par la porte du pavillon, il faut bien qu'il passe par une fenêtre, et il faut qu'il y ait au moins, pour qu'il passe, une fenêtre qui ne soit pas grillée. La fenêtre de la «Chambre Jaune» est grillée, parce qu'elle donne sur la campagne; les deux fenêtres du laboratoire doivent l'être certainement pour la même raison. «Puisque l'assassin s'est enfui», j'imagine qu'il a trouvé une fenêtre sans barreaux, et ce sera celle du vestibule qui donne sur le parc, c'est-à-dire à l'intérieur de la propriété. Cela n'est pas sorcier!…

– Oui, fit M. de Marquet, mais ce que vous ne pourriez deviner, c'est que cette fenêtre du vestibule, qui est la seule, en effet, à n'avoir point de barreaux, possède de solides volets de fer. Or, ces volets de fer sont restés fermés à l'intérieur par leur loquet de fer, et cependant nous avons la preuve que l'assassin s'est, en effet, enfui du pavillon par cette même fenêtre! Des traces de sang sur le mur à l'intérieur et sur les volets et des pas sur la terre, des pas entièrement semblables à ceux dont j'ai relevé la mesure dans la «Chambre Jaune», attestent bien que l'assassin s'est enfui par là! Mais alors! Comment a-t-il fait, puisque les volets sont restés fermés à l'intérieur? Il a passé comme une ombre à travers les volets. Et, enfin, le plus affolant de tout, n'est-ce point la trace retrouvée de l'assassin au moment où il fuit du pavillon, quand il est impossible de se faire la moindre idée de la façon dont l'assassin est sorti de la «Chambre Jaune», ni comment il a traversé forcément le laboratoire pour arriver au vestibule! Ah! oui, monsieur Rouletabille, cette affaire est hallucinante… C'est une belle affaire, allez! Et dont on ne trouvera pas la clef d'ici longtemps, je l'espère bien!…

– Vous espérez quoi, monsieur le juge d'instruction?…»

M. de Marquet rectifia:

– «… Je ne l'espère pas… Je le crois…

– On aurait donc refermé la fenêtre, à l'intérieur, après la fuite de l'assassin? demanda Rouletabille…

– Évidemment, voilà ce qui me semble, pour le moment, naturel quoique inexplicable… car il faudrait un complice ou des complices… et je ne les vois pas…»

Après un silence, il ajouta:

«Ah! Si Mlle Stangerson pouvait aller assez bien aujourd'hui pour qu'on l'interrogeât…»

Rouletabille, poursuivant sa pensée, demanda:

«Et le grenier? Il doit y avoir une ouverture au grenier?

– Oui, je ne l'avais pas comptée, en effet; cela fait six ouvertures; il y a là-haut une petite fenêtre, plutôt une lucarne, et, comme elle donne sur l'extérieur de la propriété, M. Stangerson l'a fait également garnir de barreaux. À cette lucarne, comme aux fenêtres du rez-de-chaussée, les barreaux sont restés intacts et les volets, qui s'ouvrent naturellement en dedans, sont restés fermés en dedans. Du reste, nous n'avons rien découvert qui puisse nous faire soupçonner le passage de l'assassin dans le grenier.

– Pour vous, donc, il n'est point douteux, monsieur le juge d'instruction, que l'assassin s'est enfui – sans que l'on sache comment – par la fenêtre du vestibule!

– Tout le prouve…

Je le crois aussi», obtempéra gravement Rouletabille.

Puis un silence, et il reprit:

– Si vous n'avez trouvé aucune trace de l'assassin dans le grenier, comme par exemple, ces pas noirâtres que l'on relève sur le parquet de la «Chambre Jaune», vous devez être amené à croire que ce n'est point lui qui a volé le revolver du père Jacques…

– Il n'y a de traces, au grenier, que celles du père Jacques», fit le juge avec un haussement de tête significatif…

Et il se décida à compléter sa pensée:

«Le père Jacques était avec M. Stangerson… C'est heureux pour lui…

– Alors, quid du rôle du revolver du père Jacques dans le drame? Il semble bien démontré que cette arme a moins blessé Mlle Stangerson qu'elle n'a blessé l'assassin…»

Sans répondre à cette question, qui sans doute l'embarrassait, M. de Marquet nous apprit qu'on avait retrouvé les deux balles dans la «Chambre Jaune», l'une dans un mur, le mur où s'étalait la main rouge – une main rouge d'homme – l'autre dans le plafond.

«Oh! oh! dans le plafond! répéta à mi-voix Rouletabille… Vraiment… dans le plafond! Voilà qui est fort curieux… dans le plafond!…

Il se mit à fumer en silence, s'entourant de tabagie. Quand nous arrivâmes à Épinay-sur-Orge, je dus lui donner un coup sur l'épaule pour le faire descendre de son rêve et sur le quai.

Là, le magistrat et son greffier nous saluèrent, nous faisant comprendre qu'ils nous avaient assez vus; puis ils montèrent rapidement dans un cabriolet qui les attendait.

«Combien de temps faut-il pour aller à pied d'ici au château du Glandier? demanda Rouletabille à un employé de chemin de fer.

– Une heure et demie, une heure trois quarts, sans se presser», répondit l'homme.

Rouletabille regarda le ciel, le trouva à sa convenance et, sans doute, à la mienne, car il me prit sous le bras et me dit:

«Allons!… J'ai besoin de marcher.

– Eh bien! lui demandai-je. Ça se débrouille?…

– Oh! fit-il, oh! il n'y a rien de débrouillé du tout!… C'est encore plus embrouillé qu'avant! Il est vrai que j'ai une idée…

– Dites-la.

– Oh! Je ne peux rien dire pour le moment… Mon idée est une question de vie ou de mort pour deux personnes au moins…

– Croyez-vous à des complices?

– Je n'y crois pas…»

Nous gardâmes un instant le silence, puis il reprit:

«C'est une veine d'avoir rencontré ce juge d'instruction et son greffier… Hein! que vous avais-je dit pour le revolver?…

Il avait le front penché vers la route, les mains dans les poches, et il sifflotait. Au bout d'un instant, je l'entendis murmurer:

«Pauvre femme!…

– C'est Mlle Stangerson que vous plaignez?…

– Oui, c'est une très noble femme, et tout à fait digne de pitié!… C'est un très grand, un très grand caractère… j'imagine… j'imagine…

– Vous connaissez donc Mlle Stangerson?

– Moi, pas du tout… Je ne l'ai vue qu'une fois…

– Pourquoi dites-vous: c'est un très grand caractère?…

– Parce qu'elle a su tenir tête à l'assassin, parce qu'elle s'est défendue avec courage, et surtout, surtout, à cause de la balle dans le plafond.»

Je regardai Rouletabille, me demandant in petto s'il ne se moquait pas tout à fait de moi ou s'il n'était pas devenu subitement fou. Mais je vis bien que le jeune homme n'avait jamais eu moins envie de rire, et l'éclat intelligent de ses petits yeux ronds me rassura sur l'état de sa raison. Et puis, j'étais un peu habitué à ses propos rompus… rompus pour moi qui n'y trouvais souvent qu'incohérence et mystère jusqu'au moment où, en quelques phrases rapides et nettes, il me livrait le fil de sa pensée. Alors, tout s'éclairait soudain; les mots qu'il avait dits, et qui m'avaient paru vides de sens, se reliaient avec une facilité et une logique telles «que je ne pouvais comprendre comment je n'avais pas compris plus tôt».




IV. «Au sein d'une nature sauvage»


Le château du Glandier est un des plus vieux châteaux de ce pays d'Île-de-France, où se dressent encore tant d'illustres pierres de l'époque féodale. Bâti au cœur des forêts, sous Philippe le Bel, il apparaît à quelques centaines de mètres de la route qui conduit du village de Sainte-Geneviève-des-Bois à Montlhéry. Amas de constructions disparates, il est dominé par un donjon. Quand le visiteur a gravi les marches branlantes de cet antique donjon et qu'il débouche sur la petite plate-forme où, au XVII


siècle, Georges-Philibert de Séquigny, seigneur du Glandier, Maisons-Neuves et autres lieux, a fait édifier la lanterne actuelle, d'un abominable style rococo, on aperçoit, à trois lieues de là, au-dessus de la vallée et de la plaine, l'orgueilleuse tour de Montlhéry. Donjon et tour se regardent encore, après tant de siècles, et semblent se raconter, au-dessus des forêts verdoyantes ou des bois morts, les plus vieilles légendes de l'histoire de France. On dit que le donjon du Glandier veille sur une ombre héroïque et sainte, celle de la bonne patronne de Paris, devant qui recula Attila. Sainte Geneviève dort là son dernier sommeil dans les vieilles douves du château. L'été, les amoureux, balançant d'une main distraite le panier des déjeuners sur l'herbe, viennent rêver ou échanger des serments devant la tombe de la sainte, pieusement fleurie de myosotis. Non loin de cette tombe est un puits qui contient, dit-on, une eau miraculeuse. La reconnaissance des mères a élevé en cet endroit une statue à sainte Geneviève et suspendu sous ses pieds les petits chaussons ou les bonnets des enfants sauvés par cette onde sacrée.

C'est dans ce lieu qui semblait devoir appartenir tout entier au passé que le professeur Stangerson et sa fille étaient venus s'installer pour préparer la science de l'avenir. Sa solitude au fond des bois leur avait plu tout de suite. Ils n'auraient là, comme témoins de leurs travaux et de leurs espoirs, que de vieilles pierres et de grands chênes. Le Glandier, autrefois «Glandierum», s'appelait ainsi du grand nombre de glands que, de tout temps, on avait recueillis en cet endroit. Cette terre, aujourd'hui tristement célèbre, avait reconquis, grâce à la négligence ou à l'abandon des propriétaires, l'aspect sauvage d'une nature primitive; seuls, les bâtiments qui s'y cachaient avaient conservé la trace d'étranges métamorphoses. Chaque siècle y avait laissé son empreinte: un morceau d'architecture auquel se reliait le souvenir de quelque événement terrible, de quelque rouge aventure; et, tel quel, ce château, où allait se réfugier la science, semblait tout désigné à servir de théâtre à des mystères d'épouvante et de mort.

Ceci dit, je ne puis me défendre d'une réflexion. La voici:

Si je me suis attardé quelque peu à cette triste peinture du Glandier, ce n'est point que j'aie trouvé ici l'occasion dramatique de «créer» l'atmosphère nécessaire aux drames qui vont se dérouler sous les yeux du lecteur et, en vérité, mon premier soin, dans toute cette affaire, sera d'être aussi simple que possible. Je n'ai point la prétention d'être un auteur. Qui dit: auteur, dit toujours un peu: romancier, et, Dieu merci! le mystère de la «Chambre Jaune» est assez plein de tragique horreur réelle pour se passer de littérature. Je ne suis et ne veux être qu'un fidèle «rapporteur». Je dois rapporter l'événement; je situe cet événement dans son cadre, voilà tout. Il est tout naturel que vous sachiez où les choses se passent.

Je reviens à M. Stangerson. Quand il acheta le domaine, une quinzaine d'années environ avant le drame qui nous occupe, le Glandier n'était plus habité depuis longtemps. Un autre vieux château, dans les environs, construit au XIV


siècle par Jean de Belmont, était également abandonné, de telle sorte que le pays était à peu près inhabité. Quelques maisonnettes au bord de la route qui conduit à Corbeil, une auberge, l'auberge du «Donjon», qui offrait une passagère hospitalité aux rouliers; c'était là à peu près tout ce qui rappelait la civilisation dans cet endroit délaissé qu'on ne s'attendait guère à rencontrer à quelques lieues de la capitale. Mais ce parfait délaissement avait été la raison déterminante du choix de M. Stangerson et de sa fille. M. Stangerson était déjà célèbre; il revenait d'Amérique où ses travaux avaient eu un retentissement considérable. Le livre qu'il avait publié à Philadelphie sur la «Dissociation de la matière par les actions électriques» avait soulevé la protestation de tout le monde savant. M. Stangerson était français, mais d'origine américaine. De très importantes affaires d'héritage l'avaient fixé pendant plusieurs années aux États-Unis. Il avait continué, là-bas, une œuvre commencée en France, et il était revenu en France l'y achever, après avoir réalisé une grosse fortune, tous ses procès s'étant heureusement terminés soit par des jugements qui lui donnaient gain de cause, soit par des transactions. Cette fortune fut la bienvenue. M. Stangerson, qui eût pu, s'il l'avait voulu, gagner des millions de dollars en exploitant ou en faisant exploiter deux ou trois de ses découvertes chimiques relatives à de nouveaux procédés de teinture, avait toujours répugné à faire servir à son intérêt propre le don merveilleux d'«inventer» qu'il avait reçu de la nature; mais il ne pensait point que son génie lui appartînt. Il le devait aux hommes, et tout ce que son génie mettait au monde tombait, de par cette volonté philanthropique, dans le domaine public. S'il n'essaya point de dissimuler la satisfaction que lui causait la mise en possession de cette fortune inespérée qui allait lui permettre de se livrer jusqu'à sa dernière heure à sa passion pour la science pure, le professeur dut s'en réjouir également, «semblait-il», pour une autre cause. Mlle Stangerson avait, au moment où son père revint d'Amérique et acheta le Glandier, vingt ans. Elle était plus jolie qu'on ne saurait l'imaginer, tenant à la fois toute la grâce parisienne de sa mère, morte en lui donnant le jour, et toute la splendeur, toute la richesse du jeune sang américain de son grand-père paternel, William Stangerson. Celui-ci, citoyen de Philadelphie, avait dû se faire naturaliser français pour obéir à des exigences de famille, au moment de son mariage avec une française, celle qui devait être la mère de l'illustre Stangerson. Ainsi s'explique la nationalité française du professeur Stangerson.

Vingt ans, adorablement blonde, des yeux bleus, un teint de lait, rayonnante, d'une santé divine, Mathilde Stangerson était l'une des plus belles filles à marier de l'ancien et du nouveau continent. Il était du devoir de son père, malgré la douleur prévue d'une inévitable séparation, de songer à ce mariage, et il ne dut pas être fâché de voir arriver la dot. Quoi qu'il en soit, il ne s'en enterra pas moins, avec son enfant, au Glandier, dans le moment où ses amis s'attendaient à ce qu'il produisît Mlle Mathilde dans le monde. Certains vinrent le voir et manifestèrent leur étonnement. Aux questions qui lui furent posées, le professeur répondit: «C'est la volonté de ma fille. Je ne sais rien lui refuser. C'est elle qui a choisi le Glandier.» Interrogé à son tour, la jeune fille répliqua avec sérénité: «Où aurions-nous mieux travaillé que dans cette solitude?» Car Mlle Mathilde Stangerson collaborait déjà à l'œuvre de son père, mais on ne pouvait imaginer alors que sa passion pour la science irait jusqu'à lui faire repousser tous les partis qui se présenteraient à elle, pendant plus de quinze ans. Si retirés vivaient-ils, le père et la fille durent se montrer dans quelques réceptions officielles, et, à certaines époques de l'année, dans deux ou trois salons amis où la gloire du professeur et la beauté de Mathilde firent sensation. L'extrême froideur de la jeune fille ne découragea pas tout d'abord les soupirants; mais, au bout de quelques années, ils se lassèrent. Un seul persista avec une douce ténacité et mérita ce nom «d'éternel fiancé», qu'il accepta avec mélancolie; c'était M. Robert Darzac. Maintenant Mlle Stangerson n'était plus jeune, et il semblait bien que, n'ayant point trouvé de raisons pour se marier, jusqu'à l'âge de trente-cinq ans, elle n'en découvrirait jamais. Un tel argument apparaissait sans valeur, évidemment, à M. Robert Darzac, puisque celui-ci ne cessait point sa cour, si tant est qu'on peut encore appeler «cour» les soins délicats et tendres dont on ne cesse d'entourer une femme de trente-cinq ans, restée fille et qui a déclaré qu'elle ne se marierait point.

Soudain, quelques semaines avant les événements qui nous occupent, un bruit auquel on n'attacha pas d'abord d'importance – tant on le trouvait incroyable – se répandit dans Paris; Mlle Stangerson consentait enfin à «couronner l'inextinguible flamme de M. Robert Darzac!» Il fallut que M. Robert Darzac lui-même ne démentît point ces propos matrimoniaux pour qu'on se dît enfin qu'il pouvait y avoir un peu de vérité dans une rumeur aussi invraisemblable. Enfin M. Stangerson voulut bien annoncer, en sortant un jour de l'Académie des sciences, que le mariage de sa fille et de M. Robert Darzac serait célébré dans l'intimité, au château du Glandier, sitôt que sa fille et lui auraient mis la dernière main au rapport qui allait résumer tous leurs travaux sur la «Dissociation de la matière», c'est-à-dire sur le retour de la matière à l'éther. Le nouveau ménage s'installerait au Glandier et le gendre apporterait sa collaboration à l'œuvre à laquelle le père et la fille avaient consacré leur vie.

Le monde scientifique n'avait pas encore eu le temps de se remettre de cette nouvelle que l'on apprenait l'assassinat de Mlle Stangerson dans les conditions fantastiques que nous avons énumérées et que notre visite au château va nous permettre de préciser davantage encore.

Je n'ai point hésité à fournir au lecteur tous ces détails rétrospectifs que je connaissais par suite de mes rapports d'affaires avec M. Robert Darzac, pour qu'en franchissant le seuil de la «Chambre Jaune», il fût aussi documenté que moi.




V. Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui produit son petit effet


Nous marchions depuis quelques minutes, Rouletabille et moi, le long d'un mur qui bordait la vaste propriété de M. Stangerson, et nous apercevions déjà la grille d'entrée, quand notre attention fut attirée par un personnage qui, à demi courbé sur la terre, semblait tellement préoccupé qu'il ne nous vit pas venir. Tantôt il se penchait, se couchait presque sur le sol, tantôt il se redressait et considérait attentivement le mur; tantôt il regardait dans le creux de sa main, puis faisait de grands pas, puis se mettait à courir et regardait encore dans le creux de sa main droite. Rouletabille m'avait arrêté d'un geste:

«Chut! Frédéric Larsan qui travaille!… Ne le dérangeons pas!

Joseph Rouletabille avait une grande admiration pour le célèbre policier. Je n'avais jamais vu, moi, Frédéric Larsan, mais je le connaissais beaucoup de réputation.

L'affaire des lingots d'or de l'hôtel de la Monnaie, qu'il débrouilla quand tout le monde jetait sa langue aux chiens, et l'arrestation des forceurs de coffres-forts du Crédit universel avaient rendu son nom presque populaire. Il passait alors, à cette époque où Joseph Rouletabille n'avait pas encore donné les preuves admirables d'un talent unique, pour l'esprit le plus apte à démêler l'écheveau embrouillé des plus mystérieux et plus obscurs crimes. Sa réputation s'était étendue dans le monde entier et souvent les polices de Londres ou de Berlin, ou même d'Amérique l'appelaient à l'aide quand les inspecteurs et les détectives nationaux s'avouaient à bout d'imagination et de ressources. On ne s'étonnera donc point que, dès le début du mystère de la «Chambre Jaune», le chef de la Sûreté ait songé à télégraphier à son précieux subordonné, à Londres, où Frédéric Larsan avait été envoyé pour une grosse affaire de titres volés: «Revenez vite.» Frédéric, que l'on appelait, à la Sûreté, le grand Fred, avait fait diligence, sachant sans doute par expérience que, si on le dérangeait, c'est qu'on avait bien besoin de ses services, et, c'est ainsi que Rouletabille et moi, ce matin-là, nous le trouvions déjà à la besogne. Nous comprîmes bientôt en quoi elle consistait.

Ce qu'il ne cessait de regarder dans le creux de sa main droite n'était autre chose que sa montre et il paraissait fort occupé à compter des minutes. Puis il rebroussa chemin, reprit une fois encore sa course, ne l'arrêta qu'à la grille du parc, reconsulta sa montre, la mit dans sa poche, haussa les épaules d'un geste découragé, poussa la grille, pénétra dans le parc, referma la grille à clef, leva la tête et, à travers les barreaux, nous aperçut. Rouletabille courut et je le suivis. Frédéric Larsan nous attendait.

«Monsieur Fred», dit Rouletabille en se découvrant et en montrant les marques d'un profond respect basé sur la réelle admiration que le jeune reporter avait pour le célèbre policier, «pourriez-vous nous dire si M. Robert Darzac est au château en ce moment? Voici un de ses amis, du barreau de Paris, qui désirerait lui parler.

– Je n'en sais rien, monsieur Rouletabille, répliqua Fred en serrant la main de mon ami, car il avait eu l'occasion de le rencontrer plusieurs fois au cours de ses enquêtes les plus difficiles… Je ne l'ai pas vu.

– Les concierges nous renseigneront sans doute? fit Rouletabille en désignant une maisonnette de briques dont porte et fenêtres étaient closes et qui devait inévitablement abriter ces fidèles gardiens de la propriété.

«Les concierges ne vous renseigneront point, monsieur Rouletabille.

– Et pourquoi donc?

– Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arrêtés!…

– Arrêtés! s'écria Rouletabille… Ce sont eux les assassins!…

Frédéric Larsan haussa les épaules.

«Quand on ne peut pas, dit-il, d'un air de suprême ironie, arrêter l'assassin, on peut toujours se payer le luxe de découvrir les complices!

– C'est vous qui les avez fait arrêter, monsieur Fred?

– Ah! non! par exemple! je ne les ai pas fait arrêter, d'abord parce que je suis à peu près sûr qu'ils ne sont pour rien dans l'affaire, et puis parce que…

– Parce que quoi? interrogea anxieusement Rouletabille.

– Parce que… rien… fit Larsan en secouant la tête.

– «Parce qu'il n'y a pas de complices!» souffla Rouletabille.

Frédéric Larsan s'arrêta net, regardant le reporter avec intérêt.

«Ah! Ah! Vous avez donc une idée sur l'affaire… Pourtant vous n'avez rien vu, jeune homme… vous n'avez pas encore pénétré ici…

– J'y pénétrerai.

– J'en doute… la consigne est formelle.

– J'y pénétrerai si vous me faites voir M. Robert Darzac… Faites cela pour moi… Vous savez que nous sommes de vieux amis… Monsieur Fred… je vous en prie… Rappelez-vous le bel article que je vous ai fait à propos des «Lingots d'or». Un petit mot à M. Robert Darzac, s'il vous plaît?»

La figure de Rouletabille était vraiment comique à voir en ce moment. Elle reflétait un désir si irrésistible de franchir ce seuil au-delà duquel il se passait quelque prodigieux mystère; elle suppliait avec une telle éloquence non seulement de la bouche et des yeux, mais encore de tous les traits, que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Frédéric Larsan, pas plus que moi, ne garda son sérieux.

Cependant, derrière la grille, Frédéric Larsan remettait tranquillement la clef dans sa poche. Je l'examinai.

C'était un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d'années. Sa tête était belle, aux cheveux grisonnants, au teint mat, au profil dur; le front était proéminent; le menton et les joues étaient rasés avec soin; la lèvre, sans moustache, était finement dessinée; les yeux, un peu petits et ronds, fixaient les gens bien en face d'un regard fouilleur qui étonnait et inquiétait. Il était de taille moyenne et bien prise; l'allure générale était élégante et sympathique. Rien du policier vulgaire. C'était un grand artiste en son genre, et il le savait, et l'on sentait qu'il avait une haute idée de lui-même. Le ton de sa conversation était d'un sceptique et d'un désabusé. Son étrange profession lui avait fait côtoyer tant de crimes et de vilenies qu'il eût été inexplicable qu'elle ne lui eût point un peu «durci les sentiments», selon la curieuse expression de Rouletabille.

Larsan tourna la tête au bruit d'une voiture qui arrivait derrière lui. Nous reconnûmes le cabriolet qui, en gare d'Épinay, avait emporté le juge d'instruction et son greffier.

«Tenez! fit Frédéric Larsan, vous vouliez parler à M. Robert Darzac; le voilà!»

Le cabriolet était déjà à la grille et Robert Darzac priait Frédéric Larsan de lui ouvrir l'entrée du parc, lui disant qu'il était très pressé et qu'il n'avait que le temps d'arriver à Épinay pour prendre le prochain train pour Paris, quand il me reconnut. Pendant que Larsan ouvrait la grille, M. Darzac me demanda ce qui pouvait m'amener au Glandier dans un moment aussi tragique. Je remarquai alors qu'il était atrocement pâle et qu'une douleur infinie était peinte sur son visage.

«Mlle Stangerson va-t-elle mieux? demandai-je immédiatement.

– Oui, fit-il. On la sauvera peut-être. Il faut qu'on la sauve.»

Il n'ajouta pas «ou j'en mourrai», mais on sentait trembler la fin de la phrase au bout de ses lèvres exsangues.

Rouletabille intervint alors:

«Monsieur, vous êtes pressé. Il faut cependant que je vous parle. J'ai quelque chose de la dernière importance à vous dire.»

Frédéric Larsan interrompit:

«Je peux vous laisser? demanda-t-il à Robert Darzac. Vous avez une clef ou voulez-vous que je vous donne celle-ci?

– Oui, merci, j'ai une clef. Je fermerai la grille.»

Larsan s'éloigna rapidement dans la direction du château dont on apercevait, à quelques centaines de mètres, la masse imposante.

Robert Darzac, le sourcil froncé, montrait déjà de l'impatience. Je présentai Rouletabille comme un excellent ami; mais, dès qu'il sut que ce jeune homme était journaliste, M. Darzac me regarda d'un air de grand reproche, s'excusa sur la nécessité où il était d'atteindre Épinay en vingt minutes, salua et fouetta son cheval. Mais déjà Rouletabille avait saisi, à ma profonde stupéfaction, la bride, arrêté le petit équipage d'un poing vigoureux, cependant qu'il prononçait cette phrase dépourvue pour moi du moindre sens:

«Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat.»

Ces mots ne furent pas plutôt sortis de la bouche de Rouletabille que je vis Robert Darzac chanceler; si pâle qu'il fût, il pâlit encore; ses yeux fixèrent le jeune homme avec épouvante et il descendit immédiatement de sa voiture dans un désordre d'esprit inexprimable.

«Allons! Allons!» dit-il en balbutiant.

Et puis, tout à coup, il reprit avec une sorte de fureur:

«Allons! monsieur! Allons!»

Et il refit le chemin qui conduisait au château, sans plus dire un mot, cependant que Rouletabille suivait, tenant toujours le cheval. J'adressai quelques paroles à M. Darzac… mais il ne me répondit pas. J'interrogeai de l'œil Rouletabille, qui ne me vit pas.




VI. Au fond de la chênaie


Nous arrivâmes au château. Le vieux donjon se reliait à la partie du bâtiment entièrement refaite sous Louis XIV par un autre corps de bâtiment moderne, style Viollet-le-Duc, où se trouvait l'entrée principale. Je n'avais encore rien vu d'aussi original, ni peut-être d'aussi laid, ni surtout d'aussi étrange en architecture que cet assemblage bizarre de styles disparates. C'était monstrueux et captivant. En approchant, nous vîmes deux gendarmes qui se promenaient devant une petite porte ouvrant sur le rez-de-chaussée du donjon. Nous apprîmes bientôt que, dans ce rez-de-chaussée, qui était autrefois une prison et qui servait maintenant de chambre de débarras, on avait enfermé les concierges, M. et Mme Bernier.

M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne du château par une vaste porte que protégeait une «marquise». Rouletabille, qui avait abandonné le cheval et le cabriolet aux soins d'un domestique, ne quittait pas des yeux M. Darzac; je suivis son regard, et je m'aperçus que celui-ci était uniquement dirigé vers les mains gantées du professeur à la Sorbonne. Quand nous fûmes dans un petit salonet garni de meubles vieillots, M. Darzac se tourna vers Rouletabille et assez brusquement lui demanda:

«Parlez! Que me voulez-vous?»

Le reporter répondit avec la même brusquerie:

«Vous serrer la main!»

Darzac se recula:

«Que signifie?»

Évidemment, il avait compris ce que je comprenais alors: que mon ami le soupçonnait de l'abominable attentat. La trace de la main ensanglantée sur les murs de la «Chambre Jaune» lui apparut… Je regardai cet homme à la physionomie si hautaine, au regard si droit d'ordinaire et qui se troublait en ce moment si étrangement. Il tendit sa main droite, et, me désignant:

«Vous êtes l'ami de M. Sainclair qui m'a rendu un service inespéré dans une juste cause, monsieur, et je ne vois pas pourquoi je vous refuserais la main…»

Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec une audace sans pareille:

«Monsieur, j'ai vécu quelques années en Russie, d'où j'ai rapporté cet usage de ne jamais serrer la main à quiconque ne se dégante pas.»

Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un libre cours à la fureur qui commençait à l'agiter, mais au contraire, d'un violent effort visible, il se calma, se déganta et présenta ses mains. Elles étaient nettes de toute cicatrice.

«Êtes-vous satisfait?

– Non! répliqua Rouletabille. Mon cher ami, fit-il en se tournant vers moi, je suis obligé de vous demander de nous laisser seuls un instant.»

Je saluai et me retirai, stupéfait de ce que je venais de voir et d'entendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac n'eût point déjà jeté à la porte mon impertinent, mon injurieux, mon stupide ami… Car, à cette minute, j'en voulais à Rouletabille de ses soupçons qui avaient abouti à cette scène inouïe des gants…

Je me promenai environ vingt minutes devant le château, essayant de relier entre eux les différents événements de cette matinée, et n'y parvenant pas. Quelle était l'idée de Rouletabille? Était-il possible que M. Robert Darzac lui apparût comme l'assassin? Comment penser que cet homme, qui devait se marier dans quelques jours avec Mlle Stangerson, s'était introduit dans la «Chambre Jaune» pour assassiner sa fiancée? Enfin, rien n'était venu m'apprendre comment l'assassin avait pu sortir de la «Chambre Jaune»; et, tant que ce mystère qui me paraissait inexplicable ne me serait pas expliqué, j'estimais, moi, qu'il était du devoir de tous de ne soupçonner personne. Enfin, que signifiait cette phrase insensée qui sonnait encore à mes oreilles: le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat! J'avais hâte de me retrouver seul avec Rouletabille pour le lui demander.

À ce moment, le jeune homme sortit du château avec M. Robert Darzac. Chose extraordinaire, je vis au premier coup d'œil qu'ils étaient les meilleurs amis du monde.

«Nous allons à la «Chambre Jaune», me dit Rouletabille, venez avec nous. Dites-donc, cher ami, vous savez que je vous garde toute la journée. Nous déjeunons ensemble dans le pays…

– Vous déjeunerez avec moi, ici, messieurs…

– Non, merci, répliqua le jeune homme. Nous déjeunerons à l'auberge du «Donjon»…

– Vous y serez très mal… Vous n'y trouverez rien.

– Croyez-vous?… Moi j'espère y trouver quelque chose, répliqua Rouletabille. Après déjeuner, nous retravaillerons, je ferai mon article, vous serez assez aimable pour me le porter à la rédaction…

– Et vous? Vous ne revenez pas avec moi?

– Non; je couche ici…»

Je me retournai vers Rouletabille. Il parlait sérieusement, et M. Robert Darzac ne parut nullement étonné…

Nous passions alors devant le donjon et nous entendîmes des gémissements. Rouletabille demanda:

«Pourquoi a-t-on arrêté ces gens-là?

– C'est un peu de ma faute, dit M. Darzac. J'ai fait remarquer hier au juge d'instruction qu'il est inexplicable que les concierges aient eu le temps d'entendre les coups de revolver, «de s'habiller», de parcourir l'espace assez grand qui sépare leur loge du pavillon, tout cela en deux minutes; car il ne s'est pas écoulé plus de deux minutes entre les coups de revolver et le moment où ils ont été rencontrés par le père Jacques.

– Évidemment, c'est louche, acquiesça Rouletabille… Et ils étaient habillés…?

– Voilà ce qui est incroyable… ils étaient habillés… «entièrement», solidement et chaudement… Il ne manquait aucune pièce à leur costume. La femme était en sabots, mais l'homme avait «ses souliers lacés». Or, ils ont déclaré s'être couchés comme tous les soirs à neuf heures. En arrivant, ce matin, le juge d'instruction, qui s'était muni, à Paris, d'un revolver de même calibre que celui du crime (car il ne veut pas toucher au revolver-pièce à conviction), a fait tirer deux coups de revolver par son greffier dans la «Chambre Jaune», fenêtre et porte fermées. Nous étions avec lui dans la loge des concierges; nous n'avons rien entendu… on ne peut rien entendre. Les concierges ont donc menti, cela ne fait point de doute… Ils étaient prêts; ils étaient déjà dehors non loin du pavillon; ils attendaient quelque chose. Certes, on ne les accuse point d'être les auteurs de l'attentat, mais leur complicité n'est pas improbable… M. de Marquet les a fait arrêter aussitôt.

– S'ils avaient été complices, dit Rouletabille, ils seraient arrivés débraillés, ou plutôt ils ne seraient pas arrivés du tout. Quand on se précipite dans les bras de la justice, avec sur soi tant de preuves de complicité, c'est qu'on n'est pas complice. Je ne crois pas aux complices dans cette affaire.

– Alors, pourquoi étaient-ils dehors à minuit? Qu'ils le disent!…

– Ils ont certainement un intérêt à se taire. Il s'agit de savoir lequel… Même s'ils ne sont pas complices, cela peut avoir quelque importance. Tout est important de ce qui se passe dans une nuit pareille…»

Nous venions de traverser un vieux pont jeté sur la Douve et nous entrions dans cette partie du parc appelée «la Chênaie». Il y avait là des chênes centenaires. L'automne avait déjà recroquevillé leurs feuilles jaunies et leurs hautes branches noires et serpentines semblaient d'affreuses chevelures, des nœuds de reptiles géants entremêlés comme le sculpteur antique en a tordu sur sa tête de Méduse. Ce lieu, que Mlle Stangerson habitait l'été parce qu'elle le trouvait gai, nous apparut, en cette saison, triste et funèbre. Le sol était noir, tout fangeux des pluies récentes et de la bourbe des feuilles mortes, les troncs des arbres étaient noirs, le ciel lui-même, au-dessus de nos têtes, était en deuil, charriait de gros nuages lourds. Et, dans cette retraite sombre et désolée, nous aperçûmes les murs blancs du pavillon. Étrange bâtisse, sans une fenêtre visible du point où elle nous apparaissait. Seule une petite porte en marquait l'entrée. On eût dit un tombeau, un vaste mausolée au fond d'une forêt abandonnée… À mesure que nous approchions, nous en devinions la disposition. Ce bâtiment prenait toute la lumière dont il avait besoin, au midi, c'est-à-dire de l'autre côté de la propriété, du côté de la campagne. La petite porte refermée sur le parc, M. et Mlle Stangerson devaient trouver là une prison idéale pour y vivre avec leurs travaux et leur rêve.

Je vais donner tout de suite, du reste, le plan de ce pavillon. Il n'avait qu'un rez-de-chaussée, où l'on accédait par quelques marches, et un grenier assez élevé qui ne nous occupera en aucune façon». C'est donc le plan du rez-de-chaussée dans toute sa simplicité que je soumets au lecteur.

Il a été tracé par Rouletabille lui-même, et j'ai constaté qu'il n'y manquait pas une ligne, pas une indication susceptible d'aider à la solution du problème qui se posait alors devant la justice. Avec la légende et le plan, les lecteurs en sauront tout autant, pour arriver à la vérité, qu'en savait Rouletabille quand il pénétra dans le pavillon pour la première fois et que chacun se demandait: «Par où l'assassin a-t-il pu fuir de la Chambre Jaune?»








1. Chambre Jaune, avec son unique fenêtre grillée et son unique porte donnant sur le laboratoire. 2. Laboratoire, avec ses deux grandes fenêtres grillées et ses portes; donnant l'une sur le vestibule, l'autre sur la Chambre Jaune. 3. Vestibule, avec sa fenêtre non grillée et sa porte d'entrée donnant sur le parc. 4. Lavatory. 5. Escalier conduisant au grenier. 6. Vaste et unique cheminée du pavillon servant aux expériences de laboratoire.


Avant de gravir les trois marches de la porte du pavillon, Rouletabille nous arrêta et demanda à brûle-pourpoint à M. Darzac:

«Eh bien! Et le mobile du crime?

– Pour moi, monsieur, il n'y a aucun doute à avoir à ce sujet, fit le fiancé de Mlle Stangerson avec une grande tristesse. Les traces de doigts, les profondes écorchures sur la poitrine et au cou de Mlle Stangerson attestent que le misérable qui était là avait essayé un affreux attentat. Les médecins experts, qui ont examiné hier ces traces, affirment qu'elles ont été faites par la même main dont l'image ensanglantée est restée sur le mur; une main énorme, monsieur, et qui ne tiendrait point dans mon gant, ajouta-t-il avec un amer et indéfinissable sourire…

– Cette main rouge, interrompis-je, ne pourrait donc pas être la trace des doigts ensanglantés de Mlle Stangerson, qui, au moment de s'abattre, aurait rencontré le mur et y aurait laissé, en glissant, une image élargie de sa main pleine de sang?

– Il n'y avait pas une goutte de sang aux mains de Mlle Stangerson quand on l'a relevée, répondit M. Darzac.

– On est donc sûr, maintenant, fis-je, que c'est bien Mlle Stangerson qui s'était armée du revolver du père Jacques, puisqu'elle a blessé la main de l'assassin. Elle redoutait donc quelque chose ou quelqu'un?

– C'est probable…

– Vous ne soupçonnez personne?

– Non…», répondit M. Darzac, en regardant Rouletabille.

Rouletabille, alors, me dit:

– Il faut que vous sachiez, mon ami, que l'instruction est un peu plus avancée que n'a voulu nous le confier ce petit cachottier de M. de Marquet. Non seulement l'instruction sait maintenant que le revolver fut l'arme dont se servit, pour se défendre, Mlle Stangerson, mais elle connaît, mais elle a connu tout de suite l'arme qui a servi à attaquer, à frapper Mlle Stangerson. C'est, m'a dit M. Darzac, un «os de mouton». Pourquoi M. de Marquet entoure-t-il cet os de mouton de tant de mystère? Dans le dessein de faciliter les recherches des agents de la Sûreté? Sans doute. Il imagine peut-être qu'on va retrouver son propriétaire parmi ceux qui sont bien connus, dans la basse pègre de Paris, pour se servir de cet instrument de crime, le plus terrible que la nature ait inventé… Et puis, est-ce qu'on sait jamais ce qui peut se passer dans une cervelle de juge d'instruction?» ajouta Rouletabille avec une ironie méprisante.

J'interrogeai:

«On a donc trouvé un «os de mouton» dans la «Chambre Jaune»?

– Oui, monsieur, fit Robert Darzac, au pied du lit; mais je vous en prie: n'en parlez point. M. de Marquet nous a demandé le secret. (Je fis un geste de protestation.) C'est un énorme os de mouton dont la tête, ou, pour mieux dire, dont l'articulation était encore toute rouge du sang de l'affreuse blessure qu'il avait faite à Mlle Stangerson. C'est un vieil os de mouton qui a dû servir déjà à quelques crimes, suivant les apparences. Ainsi pense M. de Marquet, qui l'a fait porter à Paris, au laboratoire municipal, pour qu'il fût analysé. Il croit, en effet, avoir relevé sur cet os non seulement le sang frais de la dernière victime, mais encore des traces roussâtres qui ne seraient autres que des taches de sang séché, témoignages de crimes antérieurs.

– Un os de mouton, dans la main d'un «assassin exercé», est une arme effroyable, dit Rouletabille, une arme «plus utile» et plus sûre qu'un lourd marteau.

– «Le misérable» l'a d'ailleurs prouvé, fit douloureusement M. Robert Darzac. L'os de mouton a terriblement frappé Mlle Stangerson au front. L'articulation de l'os de mouton s'adapte parfaitement à la blessure. Pour moi, cette blessure eût été mortelle si l'assassin n'avait été à demi arrêté, dans le coup qu'il donnait, par le revolver de Mlle Stangerson. Blessé à la main, il lâchait son os de mouton et s'enfuyait. Malheureusement, le coup de l'os de mouton était parti et était déjà arrivé… et Mlle Stangerson était quasi assommée, après avoir failli être étranglée. Si Mlle Stangerson avait réussi à blesser l'homme de son premier coup de revolver, elle eût, sans doute, échappé à l'os de mouton… Mais elle a saisi certainement son revolver trop tard; puis, le premier coup, dans la lutte, a dévié, et la balle est allée se loger dans le plafond; ce n'est que le second coup qui a porté…»

Ayant ainsi parlé, M. Darzac frappa à la porte du pavillon. Vous avouerai-je mon impatience de pénétrer dans le lieu même du crime? J'en tremblais, et, malgré tout l'immense intérêt que comportait l'histoire de l'os de mouton, je bouillais de voir que notre conversation se prolongeait et que la porte du pavillon ne s'ouvrait pas.

Enfin, elle s'ouvrit.

Un homme, que je reconnus pour être le père Jacques, était sur le seuil.

Il me parut avoir la soixantaine bien sonnée. Une longue barbe blanche, des cheveux blancs sur lesquels il avait posé un béret basque, un complet de velours marron à côtes usé, des sabots; l'air bougon, une figure assez rébarbative qui s'éclaira cependant dès qu'il eut aperçu M. Robert Darzac.

«Des amis, fit simplement notre guide. Il n'y a personne au pavillon, père Jacques?

– Je ne dois laisser entrer personne, monsieur Robert, mais bien sûr la consigne n'est pas pour vous… Et pourquoi? Ils ont vu tout ce qu'il y avait à voir, ces messieurs de la justice. Ils en ont fait assez des dessins et des procès-verbaux…

– Pardon, monsieur Jacques, une question avant toute autre chose, fit Rouletabille.

– Dites, jeune homme, et, si je puis y répondre…

– Votre maîtresse portait-elle, ce soir-là, les cheveux en bandeaux, vous savez bien, les cheveux en bandeaux sur le front?

– Non, mon p'tit monsieur. Ma maîtresse n'a jamais porté les cheveux en bandeaux comme vous dites, ni ce soir-là, ni les autres jours. Elle avait, comme toujours, les cheveux relevés de façon à ce qu'on pouvait voir son beau front, pur comme celui de l'enfant qui vient de naître!…»

Rouletabille grogna, et se mit aussitôt à inspecter la porte. Il se rendit compte de la fermeture automatique. Il constata que cette porte ne pouvait jamais rester ouverte et qu'il fallait une clef pour l'ouvrir. Puis nous entrâmes dans le vestibule, petite pièce assez claire, pavée de carreaux rouges.

«Ah! voici la fenêtre, dit Rouletabille, par laquelle l'assassin s'est sauvé…

– Qu'ils disent! monsieur, qu'ils disent! Mais, s'il s'était sauvé par là, nous l'aurions bien vu, pour sûr! Sommes pas aveugles! ni M. Stangerson, ni moi, ni les concierges qui-z-ont mis en prison! Pourquoi qui ne m'y mettent pas en prison, moi aussi, à cause de mon revolver?»

Rouletabille avait déjà ouvert la fenêtre et examiné les volets.

«Ils étaient fermés, à l'heure du crime?

– Au loquet de fer, en dedans, fit le père Jacques… et moi j'suis bien sûr que l'assassin a passé au travers…

– Il y a des taches de sang?…

– Oui, tenez, là, sur la pierre, en dehors… Mais du sang de quoi?…

– Ah! fit Rouletabille, on voit les pas… là, sur le chemin… la terre était très détrempée… nous examinerons cela tout à l'heure…

– Des bêtises! interrompit le père Jacques… L'assassin n'a pas passé par là!…

– Eh bien, par où?…

– Est-ce que je sais!…»

Rouletabille voyait tout, flairait tout. Il se mit à genoux et passa rapidement en revue les carreaux maculés du vestibule. Le père Jacques continuait:

«Ah! vous ne trouverez rien, mon p'tit monsieur. Y n'ont rien trouvé… Et puis maintenant, c'est trop sale… Il est entré trop de gens! Ils veulent point que je lave le carreau… mais, le jour du crime, j'avais lavé tout ça à grande eau, moi, père Jacques… et, si l'assassin avait passé par là avec ses «ripatons», on l'aurait bien vu; il a assez laissé la marque de ses godillots dans la chambre de mademoiselle!…»

Rouletabille se releva et demanda:

«Quand avez-vous lavé ces dalles pour la dernière fois?»

Et il fixait le père Jacques d'un œil auquel rien n'échappe.

«Mais dans la journée même du crime, j'vous dis! Vers les cinq heures et demie… pendant que mademoiselle et son père faisaient un tour de promenade avant de dîner ici même, car ils ont dîné dans le laboratoire. Le lendemain, quand le juge est venu, il a pu voir toutes les traces des pas par terre comme qui dirait de l'encre sur du papier blanc… Eh bien, ni dans le laboratoire, ni dans le vestibule qu'étaient propres comme un sou neuf, on n'a retrouvé ses pas… à l'homme!… Puisqu'on les retrouve auprès de la fenêtre, dehors, il faudrait donc qu'il ait troué le plafond de la «Chambre Jaune», qu'il ait passé par le grenier, qu'il ait troué le toit, et qu'il soit redescendu juste à la fenêtre du vestibule, en se laissant tomber… Eh bien, mais, y n'y a pas de trou au plafond de la «Chambre Jaune»… ni dans mon grenier, bien sûr!… Alors, vous voyez bien qu'on ne sait rien… mais rien de rien!… et qu'on ne saura, ma foi, jamais rien!… C'est un mystère du diable!

Rouletabille se rejeta soudain à genoux, presque en face de la porte d'un petit lavatory qui s'ouvrait au fond du vestibule. Il resta dans cette position au moins une minute.

«Eh bien? lui demandai-je quand il se releva.

– Oh! rien de bien important; une goutte de sang.

Le jeune homme se retourna vers le père Jacques.

«Quand vous vous êtes mis à laver le laboratoire et le vestibule, la fenêtre du vestibule était ouverte?

– Je venais de l'ouvrir parce que j'avais allumé du charbon de bois pour monsieur, sur le fourneau du laboratoire; et, comme je l'avais allumé avec des journaux, il y a eu de la fumée; j'ai ouvert les fenêtres du laboratoire et celle du vestibule pour faire courant d'air; puis j'ai refermé celles du laboratoire et laissé ouverte celle du vestibule, et puis je suis sorti un instant pour aller chercher une lavette au château et c'est en rentrant, comme je vous ai dit, vers cinq heures et demie que je me suis mis à laver les dalles; après avoir lavé, je suis reparti, laissant toujours la fenêtre du vestibule ouverte. Enfin pour la dernière fois, quand je suis rentré au pavillon, la fenêtre était fermée et monsieur et mademoiselle travaillaient déjà dans le laboratoire.

– M. ou Mlle Stangerson avaient sans doute fermé la fenêtre en entrant?

– Sans doute.

– Vous ne leur avez pas demandé?

– Non!…»

Après un coup d'œil assidu au petit lavatory et à la cage de l'escalier qui conduisait au grenier, Rouletabille, pour qui nous semblions ne plus exister, pénétra dans le laboratoire. C'est, je l'avoue, avec une forte émotion que je l'y suivis. Robert Darzac ne perdait pas un geste de mon ami… Quant à moi, mes yeux allèrent tout de suite à la porte de la «Chambre Jaune». Elle était refermée, ou plutôt poussée sur le laboratoire, car je constatai immédiatement qu'elle était à moitié défoncée et hors d'usage… les efforts de ceux qui s'étaient rués sur elle, au moment du drame, l'avaient brisée…

Mon jeune ami, qui menait sa besogne avec méthode, considérait, sans dire un mot, la pièce dans laquelle nous nous trouvions… Elle était vaste et bien éclairée. Deux grandes fenêtres, presque des baies, garnies de barreaux, prenaient jour sur l'immense campagne. Une trouée dans la forêt; une vue merveilleuse sur toute la vallée, sur la plaine, jusqu'à la grande ville qui devait apparaître, là-bas, tout au bout, les jours de soleil. Mais, aujourd'hui, il n'y a que de la boue sur la terre, de la suie au ciel… et du sang dans cette chambre…

Tout un côté du laboratoire était occupé par une vaste cheminée, par des creusets, par des fours propres à toutes expériences de chimie. Des cornues, des instruments de physique un peu partout; des tables surchargées de fioles, de papiers, de dossiers, une machine électrique… des piles… un appareil, me dit M. Robert Darzac, employé par le professeur Stangerson «pour démontrer la dissociation de la matière sous l'action de la lumière solaire», etc.

Et, tout le long des murs, des armoires, armoires pleines ou armoires-vitrines, laissant apercevoir des microscopes, des appareils photographiques spéciaux, une quantité incroyable de cristaux…

Rouletabille avait le nez fourré dans la cheminée. Du bout du doigt, il fouillait dans les creusets… Tout d'un coup, il se redressa, tenant un petit morceau de papier à moitié consumé… Il vint à nous qui causions auprès d'une fenêtre, et il dit:

«Conservez-nous cela, Monsieur Darzac.»

Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac venait de prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, ces seuls mots qui restaient lisibles:



presbytère rien perdu charme, ni le jar de son éclat.


Et, au-dessous: «23 octobre.»

Deux fois, depuis ce matin, ces mêmes mots insensés venaient me frapper, et, pour la deuxième fois, je vis qu'ils produisaient sur le professeur en Sorbonne le même effet foudroyant. Le premier soin de M. Darzac fut de regarder du côté du père Jacques. Mais celui-ci ne nous avait pas vus, occupé qu'il était à l'autre fenêtre… Alors, le fiancé de Mlle Stangerson ouvrit son portefeuille en tremblant, y serra le papier, et soupira: «Mon Dieu!»

Pendant ce temps, Rouletabille était monté dans la cheminée; c'est-à-dire que, debout sur les briques d'un fourneau, il considérait attentivement cette cheminée qui allait se rétrécissant, et qui, à cinquante centimètres au-dessus de sa tête, se fermait entièrement par des plaques de fer scellées dans la brique, laissant passer trois tuyaux d'une quinzaine de centimètres de diamètre chacun.

«Impossible de passer par là, énonça le jeune homme en sautant dans le laboratoire. Du reste, s'«il» l'avait même tenté, toute cette ferraille serait par terre. Non! Non! ce n'est pas de ce côté qu'il faut chercher…

Rouletabille examina ensuite les meubles et ouvrit des portes d'armoires. Puis, ce fut le tour des fenêtres qu'il déclara infranchissables et «infranchies». À la seconde fenêtre, il trouva le père Jacques en contemplation.

«Eh bien, père Jacques, qu'est-ce que vous regardez par là?

– Je r'garde l'homme de la police qui ne cesse point de faire le tour de l'étang… Encore un malin qui n'en verra pas plus long qu'les autres!

– Vous ne connaissez pas Frédéric Larsan, père Jacques! dit Rouletabille, en secouant la tête avec mélancolie, sans cela vous ne parleriez pas comme ça… S'il y en a un ici qui trouve l'assassin, ce sera lui, faut croire!»

Et Rouletabille poussa un soupir.

«Avant qu'on le retrouve, faudrait savoir comment on l'a perdu!… répliqua le père Jacques, têtu.

Enfin, nous arrivâmes à la porte de la «Chambre Jaune».

«Voilà la porte derrière laquelle il se passait quelque chose!» fit Rouletabille avec une solennité qui, en toute autre circonstance, eût été comique.




VII. Où Rouletabille part en expédition sous le lit


Rouletabille ayant poussé la porte de la «Chambre Jaune» s'arrêta sur le seuil, disant avec une émotion que je ne devais comprendre que plus tard: «Oh! Le parfum de la dame en noir!» La chambre était obscure; le père Jacques voulut ouvrir les volets, mais Rouletabille l'arrêta:

«Est-ce que, dit-il, le drame s'est passé en pleine obscurité?

– Non, jeune homme, je ne pense point. Mam'zelle tenait beaucoup à avoir une veilleuse sur sa table, et c'est moi qui la lui allumais tous les soirs avant qu'elle aille se coucher… J'étais quasi sa femme de chambre, quoi! quand v'nait le soir! La vraie femme de chambre ne v'nait guère que le matin. Mam'zelle travaille si tard… la nuit!

– Où était cette table qui supportait la veilleuse? Loin du lit?

– Loin du lit.

– Pouvez-vous, maintenant, allumer la veilleuse?

– La veilleuse est brisée, et l'huile s'en est répandue quand la table est tombée. Du reste, tout est resté dans le même état. Je n'ai qu'à ouvrir les volets et vous allez voir…

– Attendez!»

Rouletabille rentrant dans le laboratoire, alla fermer les volets des deux fenêtres et la porte du vestibule. Quand nous fûmes dans la nuit noire, il alluma une allumette-bougie, la donna au père Jacques, dit à celui-ci de se diriger avec son allumette vers le milieu de la «Chambre Jaune», à l'endroit où brûlait, cette nuit-là, la veilleuse. Le père Jacques, qui était en chaussons (il laissait à l'ordinaire ses sabots dans le vestibule), entra dans la «Chambre Jaune» avec son bout d'allumette, et nous distinguâmes vaguement, mal éclairés par la petite flamme mourante, des objets renversés sur le carreau, un lit dans le coin, et, en face de nous, à gauche, le reflet d'une glace, pendue au mur, près du lit. Ce fut rapide.

Rouletabille dit: «C'est assez! Vous pouvez ouvrir les volets.

– Surtout n'avancez pas, pria le père Jacques; vous pourriez faire des marques avec vos souliers… et il ne faut rien déranger… C'est une idée du juge, une idée comme ça, bien que son affaire soit déjà faite…»

Et il poussa les volets. Le jour livide du dehors entra, éclairant un désordre sinistre, entre des murs de safran. Le plancher – car si le vestibule et le laboratoire étaient carrelés, la «Chambre Jaune» était planchéiée – était recouvert d'une natte jaune, d'un seul morceau, qui tenait presque toute la pièce, allant sous le lit et sous la table-toilette, seuls meubles qui, avec le lit, fussent encore sur leurs pieds. La table ronde du milieu, la table de nuit et deux chaises étaient renversées. Elles n'empêchaient point de voir, sur la natte, une large tache de sang qui provenait, nous dit le père Jacques, de la blessure au front de Mlle Stangerson. En outre, des gouttelettes de sang étaient répandues un peu partout et suivaient, en quelque sorte, la trace très visible des pas, des larges pas noirs, de l'assassin. Tout faisait présumer que ces gouttes de sang venaient de la blessure de l'homme qui avait, un moment, imprimé sa main rouge sur le mur. Il y avait d'autres traces de cette main sur le mur, mais beaucoup moins distinctes. C'est bien là la trace d'une rude main d'homme ensanglantée.

Je ne pus m'empêcher de m'écrier:

«Voyez!… voyez ce sang sur le mur… L'homme qui a appliqué si fermement sa main ici était alors dans l'obscurité et croyait certainement tenir une porte. Il croyait la pousser! C'est pourquoi il a fortement appuyé, laissant sur le papier jaune un dessin terriblement accusateur, car je ne sache point qu'il y ait beaucoup de mains au monde de cette sorte-là. Elle est grande et forte, et les doigts sont presque aussi longs les uns que les autres! Quant au pouce, il manque! Nous n'avons que la marque de la paume. Et si nous suivons la «trace» de cette main, continuai-je, nous la voyons, qui, après s'être appuyée au mur, le tâte, cherche la porte, la trouve, cherche la serrure…

– Sans doute, interrompit Rouletabille en ricanant, mais il n'y a pas de sang à la serrure, ni au verrou!…

– Qu'est-ce que cela prouve? Répliquai-je avec un bon sens dont j'étais fier, «il» aura ouvert serrure et verrou de la main gauche, ce qui est tout naturel puisque la main droite est blessée…

– Il n'a rien ouvert du tout! s'exclama encore le père Jacques. Nous ne sommes pas fous, peut-être! Et nous étions quatre quand nous avons fait sauter la porte!»

Je repris:

«Quelle drôle de main! Regardez-moi cette drôle de main!

– C'est une main fort naturelle, répliqua Rouletabille, dont le dessin a été déformé par le glissement sur le mur. L'homme a essuyé sa main blessée sur le mur! Cet homme doit mesurer un mètre quatre-vingt.

– À quoi voyez-vous cela?

– À la hauteur de la main sur le mur…»

Mon ami s'occupa ensuite de la trace de la balle dans le mur. Cette trace était un trou rond.

«La balle, dit Rouletabille, est arrivée de face: ni d'en haut, par conséquent, ni d'en bas.

Et il nous fit observer encore qu'elle était de quelques centimètres plus bas sur le mur que le stigmate laissé par la main.

Rouletabille, retournant à la porte, avait le nez, maintenant, sur la serrure et le verrou. Il constata qu'on avait bien fait sauter la porte, du dehors, serrure et verrou étant encore, sur cette porte défoncée, l'une fermée, l'autre poussé, et, sur le mur, les deux gâches étant quasi arrachées, pendantes, retenues encore par une vis.

Le jeune rédacteur de L'Époque les considéra avec attention, reprit la porte, la regarda des deux côtés, s'assura qu'il n'y avait aucune possibilité de fermeture ou d'ouverture du verrou «de l'extérieur», et s'assura qu'on avait retrouvé la clef dans la serrure, «à l'intérieur». Il s'assura encore qu'une fois la clef dans la serrure à l'intérieur, on ne pouvait ouvrir cette serrure de l'intérieur avec une autre clef. Enfin, ayant constaté qu'il n'y avait, à cette porte, «aucune fermeture automatique, bref, qu'elle était la plus naturelle de toutes les portes, munie d'une serrure et d'un verrou très solides qui étaient restés fermés», il laissa tomber ces mots: «ça va mieux!» Puis, s'asseyant par terre, il se déchaussa hâtivement.

Et, sur ses chaussettes, il s'avança dans la chambre. La première chose qu'il fit fut de se pencher sur les meubles renversés et de les examiner avec un soin extrême. Nous le regardions en silence. Le père Jacques lui disait, de plus en plus ironique:

«Oh! mon p'tit! Oh! mon p'tit! Vous vous donnez bien du mal!…»

Mais Rouletabille redressa la tête:

«Vous avez dit la pure vérité, père Jacques, votre maîtresse n'avait pas, ce soir-là, ses cheveux en bandeaux; c'est moi qui étais une vieille bête de croire cela!…»

Et, souple comme un serpent, il se glissa sous le lit.

Et le père Jacques reprit:

«Et dire, monsieur, et dire que l'assassin était caché là-dessous! Il y était quand je suis entré à dix heures, pour fermer les volets et allumer la veilleuse, puisque ni M. Stangerson, ni Mlle Mathilde, ni moi, n'avons plus quitté le laboratoire jusqu'au moment du crime.»

On entendait la voix de Rouletabille, sous le lit:

«À quelle heure, monsieur Jacques, M. et Mlle Stangerson sont-ils arrivés dans le laboratoire pour ne plus le quitter?

– À six heures!»

La voix de Rouletabille continuait:

«Oui, il est venu là-dessous… c'est certain… Du reste, il n'y a que là qu'il pouvait se cacher… Quand vous êtes entrés, tous les quatre, vous avez regardé sous le lit?

– Tout de suite… Nous avons même entièrement bousculé le lit avant de le remettre à sa place.

– Et entre les matelas?

– Il n'y avait, à ce lit, qu'un matelas sur lequel on a posé Mlle Mathilde. Et le concierge et M. Stangerson ont transporté ce matelas immédiatement dans le laboratoire. Sous le matelas, il n'y avait que le sommier métallique qui ne saurait dissimuler rien, ni personne. Enfin, monsieur, songez que nous étions quatre, et que rien ne pouvait nous échapper, la chambre étant si petite, dégarnie de meubles, et tout étant fermé derrière nous, dans le pavillon.»

J'osai une hypothèse:

«Il est peut-être sorti avec le matelas! Dans le matelas, peut-être… Tout est possible devant un pareil mystère! Dans leur trouble, M. Stangerson et le concierge ne se seront pas aperçus qu'ils transportaient double poids… et puis, si le concierge est complice!… Je vous donne cette hypothèse pour ce qu'elle vaut, mais voilà qui expliquerait bien des choses… et, particulièrement, le fait que le laboratoire et le vestibule sont restés vierges des traces de pas qui se trouvent dans la chambre. Quand on a transporté mademoiselle du laboratoire au château, le matelas, arrêté un instant près de la fenêtre, aurait pu permettre à l'homme de se sauver…

– Et puis quoi encore? Et puis quoi encore? Et puis quoi encore?» me lança Rouletabille, en riant délibérément, sous le lit…

J'étais un peu vexé:

«Vraiment on ne sait plus… Tout paraît possible…»

Le père Jacques fit:

«C'est une idée qu'a eue le juge d'instruction, monsieur, et il a fait examiner sérieusement le matelas. Il a été obligé de rire de son idée, monsieur, comme votre ami rit en ce moment, car ça n'était bien sûr pas un matelas à double fond!… Et puis, quoi! s'il y avait eu un homme dans le matelas on l'aurait vu!…»

Je dus rire moi-même, et, en effet, j'eus la preuve, depuis, que j'avais dit quelque chose d'absurde. Mais où commençait, où finissait l'absurde dans une affaire pareille!

Mon ami, seul, était capable de le dire, et encore!…

«Dites donc! s'écria le reporter, toujours sous le lit, elle a été bien remuée, cette carpette-là?

– Par nous, monsieur, expliqua le père Jacques. Quand nous n'avons pas trouvé l'assassin, nous nous sommes demandé s'il n'y avait pas un trou dans le plancher…

– Il n'y en a pas, répondit Rouletabille. Avez-vous une cave?

– Non, il n'y a pas de cave… Mais cela n'a pas arrêté nos recherches et ça n'a pas empêché M. le juge d'instruction, et surtout son greffier, d'étudier le plancher planche à planche, comme s'il y avait eu une cave dessous…»

Le reporter, alors, réapparut. Ses yeux brillaient, ses narines palpitaient; on eût dit un jeune animal au retour d'un heureux affût… Il resta à quatre pattes. En vérité, je ne pouvais mieux le comparer dans ma pensée qu'à une admirable bête de chasse sur la piste de quelque surprenant gibier… Et il flaira les pas de l'homme, de l'homme qu'il s'était juré de rapporter à son maître, M. le directeur de L'Époque, car il ne faut pas oublier que notre Joseph Rouletabille était journaliste!

Ainsi, à quatre pattes, il s'en fut aux quatre coins de la pièce, reniflant tout, faisant le tour de tout, de tout ce que nous voyions, ce qui était peu de chose, et de tout ce que nous ne voyions pas et qui était, paraît-il, immense.

La table-toilette était une simple tablette sur quatre pieds; impossible de la transformer en une cachette passagère… Pas une armoire… Mlle Stangerson avait sa garde-robe au château.

Le nez, les mains de Rouletabille montaient le long des murs, qui étaient partout de brique épaisse. Quand il eut fini avec les murs et passé ses doigts agiles sur toute la surface du papier jaune, atteignant ainsi le plafond auquel il put toucher, en montant sur une chaise qu'il avait placée sur la table-toilette, et en faisant glisser autour de la pièce cet ingénieux escabeau; quand il eut fini avec le plafond où il examina soigneusement la trace de l'autre balle, il s'approcha de la fenêtre et ce fut encore le tour des barreaux et celui des volets, tous bien solides et intacts. Enfin, il poussa un ouf! «de satisfaction» et déclara que, «maintenant, il était tranquille!»

«Eh bien, croyez-vous qu'elle était enfermée, la pauvre chère mademoiselle quand on nous l'assassinait! Quand elle nous appelait à son secours!… gémit le père Jacques.

– Oui, fit le jeune reporter, en s'essuyant le front… la Chambre Jaune était, ma foi, fermée comme un coffre-fort…

– De fait, observai-je, voilà bien pourquoi ce mystère est le plus surprenant que je connaisse, même dans le domaine de l'imagination. Dans le Double Assassinat de la rue Morgue, Edgar Poe n'a rien inventé de semblable. Le lieu du crime était assez fermé pour ne pas laisser échapper un homme, mais il y avait encore cette fenêtre par laquelle pouvait se glisser l'auteur des assassinats qui était un singe!… Mais ici, il ne saurait être question d'aucune ouverture d'aucune sorte. La porte close et les volets fermés comme ils l'étaient, et la fenêtre fermée comme elle l'était, une mouche ne pouvait entrer ni sortir!

– En vérité! En vérité! acquiesça Rouletabille, qui s'épongeait toujours le front, semblant suer moins de son récent effort corporel que de l'agitation de ses pensées. En vérité! C'est un très grand et très beau et très curieux mystère!…

– La «Bête du Bon Dieu», bougonna le père Jacques, la «Bête du Bon Dieu» elle-même, si elle avait commis le crime, n'aurait pas pu s'échapper… Écoutez!… L'entendez-vous?… Silence!…»

Le père Jacques nous faisait signe de nous taire et, le bras tendu vers le mur, vers la prochaine forêt, écoutait quelque chose que nous n'entendions point.

«Elle est partie, finit-il par dire. Il faudra que je la tue… Elle est trop sinistre, cette bête-là… mais c'est la «Bête du Bon Dieu»; elle va prier toutes les nuits sur la tombe de sainte Geneviève, et personne n'ose y toucher de peur que la mère Agenoux jette un mauvais sort…

– Comment est-elle grosse, la «Bête du Bon Dieu»?

– Quasiment comme un gros chien basset… c'est un monstre que je vous dis. Ah! Je me suis demandé plus d'une fois si ça n'était pas elle qui avait pris de ses griffes notre pauvre mademoiselle à la gorge… Mais «la Bête du Bon Dieu» ne porte pas des godillots, ne tire pas des coups de revolver, n'a pas une main pareille!… s'exclama le père Jacques en nous montrant encore la main rouge sur le mur. Et puis, on l'aurait vue aussi bien qu'un homme, et elle aurait été enfermée dans la chambre et dans le pavillon, aussi bien qu'un homme!…

– Évidemment, fis-je. De loin, avant d'avoir vu la «Chambre Jaune», je m'étais, moi aussi, demandé si le chat de la mère Agenoux…

– Vous aussi! s'écria Rouletabille.

– Et vous? demandai-je.

– Moi non, pas une minute… depuis que j'ai lu l'article du Matin, je sais qu'il ne s'agit pas d'une bête! Maintenant, je jure qu'il s'est passé là une tragédie effroyable… Mais vous ne parlez pas du béret retrouvé, ni du mouchoir, père Jacques?

– Le magistrat les a pris, bien entendu», fit l'autre avec hésitation.

Le reporter lui dit, très grave:

«Je n'ai vu, moi, ni le mouchoir, ni le béret, mais je peux cependant vous dire comment ils sont faits.

– Ah! vous êtes bien malin…», et le père Jacques toussa, embarrassé.

«Le mouchoir est un gros mouchoir bleu à raies rouges, et le béret, est un vieux béret basque, comme celui-là, ajouta Rouletabille en montrant la coiffure de l'homme.

– C'est pourtant vrai… vous êtes sorcier…»

Et le père Jacques essaya de rire, mais n'y parvint pas.

«Comment qu'vous savez que le mouchoir est bleu à raies rouges?

– Parce que, s'il n'avait pas été bleu à raies rouges, on n'aurait pas trouvé de mouchoir du tout!»

Sans plus s'occuper du père Jacques, mon ami prit dans sa poche un morceau de papier blanc, ouvrit une paire de ciseaux, se pencha sur les traces de pas, appliqua son papier sur l'une des traces et commença à découper. Il eut ainsi une semelle de papier d'un contour très net, et me la donna en me priant de ne pas la perdre.

Il se retourna ensuite vers la fenêtre et, montrant au père Jacques, Frédéric Larsan qui n'avait pas quitté les bords de l'étang, il s'inquiéta de savoir si le policier n'était point venu, lui aussi, «travailler dans la Chambre Jaune».

«Non! répondit M. Robert Darzac, qui, depuis que Rouletabille lui avait passé le petit bout de papier roussi, n'avait pas prononcé un mot. Il prétend qu'il n'a point besoin de voir la «Chambre Jaune», que l'assassin est sorti de la «Chambre Jaune» d'une façon très naturelle, et qu'il s'en expliquera ce soir!

En entendant M. Robert Darzac parler ainsi, Rouletabille – chose extraordinaire – pâlit.

«Frédéric Larsan posséderait-il la vérité que je ne fais que pressentir! murmura-t-il. Frédéric Larsan est très fort… très fort… et je l'admire… Mais aujourd'hui, il s'agit de faire mieux qu'une œuvre de policier… mieux que ce qu'enseigne l'expérience!… il s'agit d'être logique, mais logique, entendez-moi bien, comme le bon Dieu a été logique quand il a dit: 2 + 2 = 4…! IL S'AGIT DE PRENDRE LA RAISON PAR LE BON BOUT!»

Et le reporter se précipita dehors, éperdu à cette idée que le grand, le fameux Fred pouvait apporter avant lui la solution du problème de la «Chambre Jaune!»

Je parvins à le rejoindre sur le seuil du pavillon.

«Allons! lui dis-je, calmez-vous… vous n'êtes donc pas content?

– Oui, m'avoua-t-il avec un grand soupir. Je suis très content. J'ai découvert bien des choses…

– De l'ordre moral ou de l'ordre matériel?

– Quelques-unes de l'ordre moral et une de l'ordre matériel. Tenez, ceci, par exemple.»

Et, rapidement, il sortit de la poche de son gilet une feuille de papier qu'il avait dû y serrer pendant son expédition sous le lit, et dans le pli de laquelle il avait déposé un cheveu blond de femme.




VIII. Le juge d'instruction interroge Mlle Stangerson


Cinq minutes plus tard, Joseph Rouletabille se penchait sur les empreintes de pas découvertes dans le parc, sous la fenêtre même du vestibule, quand un homme, qui devait être un serviteur du château, vint à nous à grandes enjambées, et cria à M. Robert Darzac qui descendait du pavillon:

«Vous savez, monsieur Robert, que le juge d'instruction est en train d'interroger mademoiselle.»

M. Robert Darzac nous jeta aussitôt une vague excuse et se prit à courir dans la direction du château; l'homme courut derrière lui.

«Si le cadavre parle, fis-je, cela va devenir intéressant.

– Il faut savoir, dit mon ami. Allons au château.»

Et il m'entraîna. Mais, au château, un gendarme placé dans le vestibule nous interdit l'accès de l'escalier du premier étage. Nous dûmes attendre.

Pendant ce temps-là, voici ce qui se passait dans la chambre de la victime. Le médecin de la famille, trouvant que Mlle Stangerson allait beaucoup mieux, mais craignant une rechute fatale qui ne permettrait plus de l'interroger, avait cru de son devoir d'avertir le juge d'instruction… et celui-ci avait résolu de procéder immédiatement à un bref interrogatoire. À cet interrogatoire assistèrent M. de Marquet, le greffier, M. Stangerson, le médecin. Je me suis procuré plus tard, au moment du procès, le texte de cet interrogatoire. Le voici, dans toute sa sécheresse juridique:

Demande. – Sans trop vous fatiguer, êtes-vous capable, mademoiselle, de nous donner quelques détails nécessaires sur l'affreux attentat dont vous avez été victime?

Réponse. – Je me sens beaucoup mieux, monsieur, et je vais vous dire ce que je sais. Quand j'ai pénétré dans ma chambre, je ne me suis aperçue de rien d'anormal.

D. – Pardon, mademoiselle, si vous me le permettez, je vais vous poser des questions et vous y répondrez. Cela vous fatiguera moins qu'un long récit.

R. – Faites, monsieur.

D. – Quel fut ce jour-là l'emploi de votre journée? Je le désirerais aussi précis, aussi méticuleux que possible. Je voudrais, mademoiselle, suivre tous vos gestes, ce jour-là, si ce n'est point trop vous demander.

R. – Je me suis levée tard, à dix heures, car mon père et moi nous étions rentrés tard dans la nuit, ayant assisté au dîner et à la réception offerts par le président de la République, en l'honneur des délégués de l'académie des sciences de Philadelphie. Quand je suis sortie de ma chambre, à dix heures et demie, mon père était déjà au travail dans le laboratoire. Nous avons travaillé ensemble jusqu'à midi; nous avons fait une promenade d'une demi-heure dans le parc; nous avons déjeuné au château. Une demi-heure de promenade, jusqu'à une heure et demie, comme tous les jours. Puis, mon père et moi, nous retournons au laboratoire. Là, nous trouvons ma femme de chambre qui vient de faire ma chambre. J'entre dans la «Chambre Jaune» pour donner quelques ordres sans importance à cette domestique qui quitte le pavillon aussitôt et je me remets au travail avec mon père. À cinq heures, nous quittons le pavillon pour une nouvelle promenade et le thé.

D. – Au moment de sortir, à cinq heures, êtes-vous entrée dans votre chambre?

R. – Non, monsieur, c'est mon père qui est entré dans ma chambre, pour y chercher, sur ma prière, mon chapeau.

D. – Et il n'y a rien vu de suspect?

M. STANGERSON. – Évidemment non, monsieur.

D. – Du reste, il est à peu près sûr que l'assassin n'était pas encore sous le lit, à ce moment-là. Quand vous êtes partie, la porte de la chambre n'avait pas été fermée à clef?

Mlle STANGERSON. – Non. Nous n'avions aucune raison pour cela…

D. – Vous avez été combien de temps partis du pavillon à ce moment-là, M. Stangerson et vous?

R. – Une heure environ.

D. – C'est pendant cette heure-là, sans doute, que l'assassin s'est introduit dans le pavillon. Mais comment? On ne le sait pas. On trouve bien, dans le parc, des traces de pas qui s'en vont de la fenêtre du vestibule, on n'en trouve point qui y viennent. Aviez-vous remarqué que la fenêtre du vestibule fût ouverte quand vous êtes sortie avec votre père?

R. – Je ne m'en souviens pas.

M. STANGERSON. – Elle était fermée.

D. – Et quand vous êtes rentrés?

Mlle STANGERSON. – Je n'ai pas fait attention.

M. STANGERSON. – Elle était encore fermée…, je m'en souviens très bien, car, en rentrant, j'ai dit tout haut: «Vraiment, pendant notre absence, le père Jacques aurait pu ouvrir!…»

D. – Étrange! Étrange! Rappelez-vous, monsieur Stangerson, que le père Jacques, en votre absence, et avant de sortir, l'avait ouverte. Vous êtes donc rentrés à six heures dans le laboratoire et vous vous êtes remis au travail?

Mlle STANGERSON. – Oui, monsieur.

D. – Et vous n'avez plus quitté le laboratoire depuis cette heure-là jusqu'au moment où vous êtes entrée dans votre chambre?

M. STANGERSON. – Ni ma fille, ni moi, monsieur. Nous avions un travail tellement pressé que nous ne perdions pas une minute. C'est à ce point que nous négligions toute autre chose.

D. – Vous avez dîné dans le laboratoire?

R. – Oui, pour la même raison.

D. – Avez-vous coutume de dîner dans le laboratoire?

R. – Nous y dînons rarement.

D. – L'assassin ne pouvait pas savoir que vous dîneriez, ce soir-là, dans le laboratoire?

M. STANGERSON. – Mon Dieu, monsieur, je ne pense pas… C'est dans le temps que nous revenions, vers six heures, au pavillon, que je pris cette résolution de dîner dans le laboratoire, ma fille et moi. À ce moment, je fus abordé par mon garde qui me retint un instant pour me demander de l'accompagner dans une tournée urgente du côté des bois dont j'avais décidé la coupe. Je ne le pouvais point et remis au lendemain cette besogne, et je priai alors le garde, puisqu'il passait par le château, d'avertir le maître d'hôtel que nous dînerions dans le laboratoire. Le garde me quitta, allant faire ma commission, et je rejoignis ma fille à laquelle j'avais remis la clef du pavillon et qui l'avait laissée sur la porte à l'extérieur. Ma fille était déjà au travail.

D. – À quelle heure, mademoiselle, avez-vous pénétré dans votre chambre pendant que votre père continuait à travailler?

Mlle STANGERSON. – À minuit.

D. – Le père Jacques était entré dans le courant de la soirée dans la «Chambre Jaune»?

R. – Pour fermer les volets et allumer la veilleuse, comme chaque soir…

D. – Il n'a rien remarqué de suspect?

R. – Il nous l'aurait dit. Le père Jacques est un brave homme qui m'aime beaucoup.

D. – Vous affirmez, monsieur Stangerson, que le père Jacques, ensuite, n'a pas quitté le laboratoire? Qu'il est resté tout le temps avec vous?

M. STANGERSON. – J'en suis sûr. Je n'ai aucun soupçon de ce côté.

D. – Mademoiselle, quand vous avez pénétré dans votre chambre, vous avez immédiatement fermé votre porte à clef et au verrou? Voilà bien des précautions, sachant que votre père et votre serviteur sont là. Vous craigniez donc quelque chose?

R. – Mon père n'allait pas tarder à rentrer au château, et le père Jacques, à aller se coucher. Et puis, en effet, je craignais quelque chose.

D. – Vous craigniez si bien quelque chose que vous avez emprunté le revolver du père Jacques sans le lui dire?

R. – C'est vrai, je ne voulais effrayer personne, d'autant plus que mes craintes pouvaient être tout à fait puériles.

D. – Et que craigniez-vous donc?

R. – Je ne saurais au juste vous le dire; depuis plusieurs nuits, il me semblait entendre dans le parc et hors du parc, autour du pavillon, des bruits insolites, quelquefois des pas, des craquements de branches. La nuit qui a précédé l'attentat, nuit où je ne me suis pas couchée avant trois heures du matin, à notre retour de l'Élysée, je suis restée un instant à ma fenêtre et j'ai bien cru voir des ombres…

D. – Combien d'ombres?

R. – Deux ombres qui tournaient autour de l'étang… puis la lune s'est cachée et je n'ai plus rien vu. À cette époque de la saison, tous les ans, j'ai déjà réintégré mon appartement du château où je reprends mes habitudes d'hiver; mais, cette année, je m'étais dit que je ne quitterais le pavillon que lorsque mon père aurait terminé, pour l'académie des sciences, le résumé de ses travaux sur «la Dissociation de la matière». Je ne voulais pas que cette œuvre considérable, qui allait être achevée dans quelques jours, fût troublée par un changement quelconque dans nos habitudes immédiates. Vous comprendrez que je n'aie point voulu parler à mon père de mes craintes enfantines et que je les aie tues au père Jacques qui n'aurait pu tenir sa langue. Quoi qu'il en soit, comme je savais que le père Jacques avait un revolver dans le tiroir de sa table de nuit, je profitai d'un moment où le bonhomme s'absenta dans la journée pour monter rapidement dans son grenier et emporter son arme que je glissai dans le tiroir de ma table de nuit, à moi.

D. – Vous ne vous connaissez pas d'ennemis?

R. – Aucun.

D. – Vous comprendrez, mademoiselle, que ces précautions exceptionnelles sont faites pour surprendre.

M. STANGERSON. – Évidemment, mon enfant, voilà des précautions bien surprenantes.





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В замке Гландье недалеко от Парижа совершено загадочное преступление. В комнате с прочно закрытыми дверями и окнами таинственный преступник покушается на жизнь красавицы Матильды Станжерсон. Что скрывают обитатели замка? И как злодей смог попасть в запертую изнутри спальню, а затем незаметно скрыться? Пока полиция идет по ложному следу, за расследование берется репортер Жозеф Жозефен.

«Тайна желтой комнаты» Гастона Леру – первый роман, основанный на «убийстве в замкнутом пространстве». Этот роман открыл целое направление в детективной литературе и вдохновил на творчество многих режиссеров и постановщиков. «Тайна желтой комнаты» была экранизирована шесть раз! Юная Агата Кристи, прочитав эту книгу, приняла решение заняться сочинением детективных романов. Расследование «невозможного» преступления придется по вкусу любителям классических детективных сюжетов с неожиданной развязкой.

В книге представлен оригинальный текст романа без сокращений.

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