Книга - Les soirées de l’orchestre

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Les soirées de l'orchestre
Hector Berlioz






Les soirées de l'orchestre





PROLOGUE


Il y a dans le nord de l'Europe un théâtre lyrique où il est d'usage que les musiciens, dont plusieurs sont gens d'esprit, se livrent à la lecture et même à des causeries plus ou moins littéraires et musicales pendant l'exécution de tous les opéras médiocres. C'est dire assez qu'ils lisent et causent beaucoup. Sur tous les pupitres, à côté du cahier de musique, se trouve, en conséquence, un livre tel quel. De sorte que le musicien qui paraît le plus absorbé dans la contemplation de sa partie, le plus occupé à compter ses pauses, à suivre de l'œil sa réplique, est fort souvent acquis tout entier aux merveilleuses scènes de Balzac, aux charmants tableaux de mœurs de Dickens, et même à l'étude de quelque science. J'en sais un qui, pendant les quinze premières représentations d'un opéra célèbre, a lu, relu, médité et compris les trois volumes du Cosmos de Humboldt; un autre qui, durant le long succès d'un sot ouvrage très-obscur aujourd'hui, est parvenu à apprendre l'anglais, et un autre encore qui, doué d'une mémoire exceptionnelle, a raconté à ses voisins plus de dix volumes de contes, nouvelles, anecdotes et gaillardises.

Un seul des membres de cet orchestre ne se permet aucune distraction. Tout à son affaire, actif, infatigable, les yeux fixés sur ses notes, le bras toujours en mouvement, il se croirait déshonoré s'il venait à omettre une croche ou à mériter un reproche sur sa qualité de son. A la fin de chaque acte, rouge, suant, exténué, il respire à peine; et pourtant il n'ose profiter des instants que lui laisse la suspension des hostilités musicales pour aller boire un verre de bière au café voisin. La crainte de manquer, en s'attardant, les premières mesures de l'acte suivant, suffit pour le clouer à son poste. Touché de son zèle, le directeur du théâtre auquel il appartient lui envoya un jour six bouteilles de vin à titre d'encouragement. L'artiste, qui a la conscience de sa valeur, loin de recevoir ce présent avec gratitude, le renvoya superbement au directeur avec ces mots: «Je n'ai pas besoin d'encouragement!» On devine que je veux parler du joueur de grosse caisse.

Ses confrères, au contraire, ne font guère trêve à leurs lectures, récits, discussions et causeries, qu'en faveur des grands chefs-d'œuvre, ou quand, dans les opéras ordinaires, le compositeur leur a confié une partie principale et dominante auquel cas leur distraction volontaire serait trop aisément remarquée et les compromettrait. Mais alors encore, l'orchestre ne se trouvant jamais mis en évidence tout entier, il s'ensuit que si la conversation et les études littéraires languissent d'une part, elles se raniment de l'autre, et que les beaux parleurs du côté gauche reprennent la parole quand ceux du côté droit reprennent leur instrument.

Mon assiduité à fréquenter en amateur ce club d'instrumentistes, pendant le séjour que je fais annuellement dans la ville où il est institué, m'a permis d'y entendre narrer un assez bon nombre d'anecdotes et de petits romans; j'y ai même souvent, je l'avoue, rendu leur politesse aux conteurs, en faisant quelque récit ou lecture à mon tour. Or, le musicien d'orchestre est naturellement rabâcheur, et quand il a intéressé ou fait rire une fois son auditoire par un bon mot ou une historiette quelconque, fût-ce le 25 décembre, on peut être bien sûr que, pour rechercher un nouveau succès par le même moyen, il n'attendra pas la fin de l'année. De sorte, qu'à force d'écouter ces jolies choses, elles ont fini par m'obséder presque autant que les plates partitions auxquelles on les faisait servir d'accompagnement; et je me décide à les écrire, à les publier même, ornées des dialogues épisodiques des auditeurs et des narrateurs, afin d'en donner un exemplaire à chacun d'eux et qu'on n'en parle plus.

Il est entendu que le joueur de grosse caisse seul n'aura point part à mes largesses bibliographiques. Un homme aussi laborieux et aussi fort dédaigne les exercices d'esprit.




PERSONNAGES DU DIALOGUE


LE CHEF D'ORCHESTRE.

CORSINO, premier violon, compositeur.

SIEDLER, chef des seconds violons.

DIMSKI, première contre-basse.

TURUTH, seconde flûte.

KLEINER aîné, timbalier.

KLEINER jeune, premier violoncelle.

DERVINCK, premier hautbois.

WINTER, second basson.

BACON, alto. (Ne descend point de celui qui inventa la poudre.)

MORAN, premier cor.

SCHMIDT, troisième cor.

CARLO, garçon d'orchestre.

UN MONSIEUR, habitué des stalles du parquet.

L'AUTEUR.




PREMIÈRE SOIRÉE





LE PREMIER OPÉRA, nouvelle du passé. – VINCENZA, nouvelle sentimentale. – VEXATIONS DE KLEINER l'aîné


On joue un opéra français moderne très-plat.

– Les musiciens entrent à l'orchestre avec un air évident de mauvaise humeur et de dégoût. Ils dédaignent de prendre l'accord; ce à quoi leur chef paraît ne point faire attention. A la première émission du la d'un hautbois, les violons s'aperçoivent pourtant qu'ils sont d'un grand quart de ton au-dessus du diapason des instruments à vent. «Tiens, dit l'un d'eux, l'orchestre est agréablement discordant! jouons ainsi l'ouverture, ce sera drôle!» En effet, les musiciens exécutent bravement leur partie, sans faire grâce au public d'une note. Sans lui faire tort, voulais-je dire; car l'auditoire, ravi de ce plat charivari rhythmé, a crié bis, et le chef d'orchestre se voit contraint de recommencer. Seulement, par politique, il exige que les instruments à cordes veuillent bien prendre le ton des instruments à vent. C'est un intrigant! On est d'accord. On répète l'ouverture qui, cette fois, ne produit aucun effet. L'opéra commence, et peu à peu les musiciens cessent de jouer. «Sais-tu, dit Siedler, le chef des seconds violons, à son voisin de pupitre, ce qu'on a fait de notre camarade Corsino qui manque ce soir à l'orchestre? – Non. Que lui est-il arrivé? – On l'a mis en prison. Il s'était permis d'insulter le directeur de notre théâtre, sous prétexte que, ce digne homme lui ayant commandé la musique d'un ballet, quand cette partition a été faite, on ne l'a ni exécutée ni payée. Il était dans une rage… – Parbleu! il n'y a pas de quoi perdre patience, peut-être?.. Je voudrais bien te voir berner de la sorte, pour apprécier ta force d'âme et ta résignation… – Oh! moi, je ne suis pas si sot: je sais trop que la parole de notre directeur ne vaut pas plus que sa signature. Mais bah! on rendra bientôt la liberté à Corsino; on ne remplace pas aisément un violon de sa force! – Ah! c'est pour cela qu'il a été arrêté? dit un alto en déposant son archet. Pourvu qu'il trouve quelque jour à prendre sa revanche, comme cet Italien qui fit au seizième siècle le premier essai de musique dramatique! – Quel Italien? – Alfonso della Viola, un contemporain du fameux orfèvre, statuaire, ciseleur, Benvenuto Cellini. J'ai là dans ma poche une nouvelle qu'on vient de publier et dont ils sont les héros, je veux vous la lire. – Voyons la nouvelle! – Recule un peu ta chaise, toi, tu m'empêches d'approcher. – Ne fais donc pas tant de bruit avec ta contre-basse, Dimski; ou nous n'entendrons rien. N'es-tu pas encore las de jouer cette stupide musique? – Il y a une histoire? attendez; j'en suis.» Dimski s'empresse de quitter son instrument. Tout le centre de l'orchestre se dispose alors autour du lecteur qui déroule sa brochure, et, le coude appuyé sur une caisse de cor, commence ainsi à demi-voix.




LE PREMIER OPÉRA NOUVELLE DU PASSÉ 1555





    Florence, 17 juillet 1555[1 - La première édition de l'ouvrage de M. Berlioz, intitulé Voyage musical en Allemagne et en Italie, étant épuisée, l'auteur s'est refusé à en publier une seconde; toute la partie autobiographique de ce voyage devant être introduite et complétée par lui dans un autre travail plus important dont il s'occupe. (Ce travail n'était autre que ses Mémoires, qui ont paru depuis sa mort.) Il a cru, en conséquence, pouvoir reproduire dans les Soirées de l'orchestre des fragments de cet essai, tels que: Le premier Opéra, et quelques autres, considérant le Voyage musical comme un livre détruit dont il a seulement conservé les matériaux. (Note de l'éditeur.)].




ALFONSO DELLA VIOLA A BENVENUTO CELLINI


Je suis triste, Benvenuto; je suis fatigué, dégoûté ou plutôt, à dire vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu maigrissais avant d'avoir vengé la mort de Francesco. Mais tu fus bientôt guéri, toi, et le jour de ma guérison arrivera-t-il jamais!.. Dieu le sait. Pourtant quelle souffrance fut plus que la mienne digne de pitié? A quel malheureux le Christ et sa sainte Mère feraient-ils plus de justice en lui accordant ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant de tous pour calmer les douleurs amères de l'artiste outragé dans son art et dans sa personne, la vengeance. Oh! non, Benvenuto, non, sans vouloir te contester le droit de poignarder le misérable officier qui avait tué ton frère, je ne puis m'empêcher de mettre entre ton offense et la mienne une distance infinie. Qu'avait fait, après tout, ce pauvre diable? versé le sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais l'officier commandait une ronde de nuit; Francesco était ivre; après avoir insulté sans raison, assailli à coups de pierres le détachement, il en était venu, dans son extravagance, à vouloir enlever leurs armes à ces soldats; ils en firent usage, et ton frère périt. Rien n'était plus facile à prévoir, et, conviens-en, rien n'était plus juste.

Je n'en suis pas là, moi. Bien qu'on ait fait pis que de me tuer, je n'ai en rien mérité mon sort; et c'est quand j'avais droit à des récompenses, que j'ai reçu l'outrage et l'avanie.

Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis longues années à accroître les forces, à multiplier les ressources de la musique. Ni le mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les stupides railleries de leurs élèves, ni la méfiance des dilettanti qui me regardent comme un homme bizarre, plus près de la folie que du génie, ni les obstacles matériels de toute espèce qu'engendre la pauvreté, n'ont pu m'arrêter, tu le sais. Je puis le dire, puisqu'à mes yeux le mérite d'une telle conduite est parfaitement nul.

Ce jeune Montecco, nommé Roméo, dont les aventures et la mort tragique firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques années, n'était certainement pas le maître de résister au charme qui l'entraînait sur les pas de la belle Giulietta, fille de son mortel ennemi. La passion était plus forte que les insultes des valets Capuletti, plus forte que le fer et le poison dont il était sans cesse menacé; Giulietta l'aimait, et pour une heure passée auprès d'elle, il eût mille fois bravé la mort. Eh bien! ma Giulietta à moi, c'est la musique, et, par le ciel! j'en suis aimé.

Il y a deux ans, je formai le plan d'un ouvrage de théâtre sans pareil jusqu'à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait remplacer le langage parlé et faire naître, de son union avec le drame, des impressions telles que la plus haute poésie n'en produisit jamais. Par malheur, ce projet était fort dispendieux; un souverain ou un juif pouvait seul entreprendre de le réaliser.

Tous nos princes d'Italie ont entendu parler du mauvais effet de la prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à la fin du siècle dernier; le peu de succès de l'Orfeo d'Angelo Politiano, autre essai du même genre, ne leur est pas inconnu, et rien n'eût été plus inutile que de réclamer leur appui pour une entreprise où de vieux maîtres avaient échoué si complétement. On m'eût de nouveau taxé d'orgueil et de folie.

Pour les juifs, je n'y pensai pas un instant; tout ce que je pouvais raisonnablement espérer d'eux, c'était, au simple énoncé de ma proposition, d'être éconduit sans injures et sans huées de la valetaille; encore n'en connaissais-je pas un assez intelligent, pour qu'il ne fût permis de compter avec quelque certitude sur une telle générosité. J'y renonçai donc, non sans chagrin, tu peux m'en croire; et ce fut le cœur serré que je repris le cours des travaux obscurs qui me font vivre, mais qui ne s'accomplissent qu'aux dépens de ceux dont la gloire et la fortune seraient peut-être le prix.

Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler encore. Ne ris pas de mes découvertes, Cellini, et garde-toi surtout de comparer mon art naissant à ton art depuis longtemps formé. Tu sais assez de musique pour me comprendre. De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux à quatre parties soient le dernier degré de perfection où la composition et l'exécution puissent atteindre? Le bon sens n'indique-t-il pas que, sous le rapport de l'expression, comme sous celui de la forme musicale, ces œuvres tant vantées ne sont qu'enfantillages et niaiseries.

Les paroles expriment l'amour, la colère, la jalousie, la vaillance; et le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l'harmonie, le rhythme? N'y a-t-il pas de ces diverses parties de l'art mille applications qui nous sont inconnues? Un examen attentif de ce qui est ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait être? Et les instruments, en a-t-on tiré parti? Qu'est-ce que notre misérable accompagnement qui n'ose quitter la voix et la suit continuellement à l'unisson ou à l'octave? La musique instrumentale, prise individuellement, existe-t-elle? Et dans la manière d'employer la vocale, que de préjugés, que de routine! Pourquoi toujours chanter à quatre parties, lors même qu'il s'agit d'un personnage qui se plaint de son isolement?

Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que ces canzonnette introduites depuis peu dans les tragédies, où un acteur, qui parle en son nom et paraît seul en scène, n'en est pas moins accompagné par trois autres voix placées dans la coulisse, d'où elles suivent son chant tant bien que mal?

Sois-en sûr, Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés de leurs œuvres, appellent aujourd'hui le comble de l'art, est aussi loin de ce qu'on nommera musique dans deux ou trois siècles, que les petits monstres bipèdes, pétris avec de la boue par les enfants, sont loin de ton sublime Persée ou du Moïse de Buonarotti.

Il y a donc d'innombrables modifications à apporter dans un art aussi peu avancé… des progrès immenses lui restent donc à faire. Et pourquoi ne contribuerais-je pas à donner l'impulsion qui les amènera?..

Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, qu'il te suffise de savoir qu'elle était de nature à pouvoir être mise en lumière à l'aide des moyens ordinaires et sans avoir recours au patronage des riches et des grands. C'était du temps seulement qu'il me fallait; et l'œuvre, une fois terminée, l'occasion de la produire au grand jour eût été facile à trouver, pendant les fêtes qui allaient attirer à Florence l'élite des seigneurs et des amis des arts de toutes les nations.

Or, voilà le sujet de l'âcre et noire colère qui me ronge le cœur:

Un matin que je travaillais à cette composition singulière dont le succès m'eût rendu célèbre dans toute l'Europe, monseigneur Galeazzo, l'homme de confiance du grand-duc, qui, l'an passé, avait fort goûté ma scène d'Ugolino, vient me trouver et me dit: «Alfonso, ton jour est venu. Il ne s'agit plus de madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes. Écoute-moi; les fêtes du mariage seront splendides, on n'épargne rien pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres qui vont s'allier; tes derniers succès ont fait naître la confiance; à la cour maintenant on croit en toi.

«J'avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, j'en ai parlé à monseigneur; ton idée lui plaît. A l'œuvre donc, que ton rêve devienne une réalité. Écris ton drame lyrique et ne crains rien pour son exécution; les plus habiles chanteurs de Rome et de Milan seront mandés à Florence; les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta disposition; le prince est magnifique, il ne te refusera rien; réponds à ce que j'attends de toi, ton triomphe est certain et ta fortune est faite.»

Je ne sais ce qui se passa en moi à ce discours inattendu; mais je demeurai muet et immobile. L'étonnement, la joie me coupèrent la parole, et je pris l'attitude d'un idiot. Galeazzo ne se méprit pas sur la cause de mon trouble, et me serrant la main: «Adieu, Alfonso; tu consens, n'est-ce pas? Tu me promets de laisser toute autre composition pour te livrer exclusivement à celle que Son Altesse te demande? Songe que le mariage aura lieu dans trois mois!» Et comme je répondais toujours affirmativement par un signe de tête, sans pouvoir parler: «Allons, calme-toi, Vésuve; adieu. Tu recevras demain ton engagement, il sera signé ce soir. C'est une affaire faite. Bon courage; nous comptons sur toi.»

Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni et Tivoli bouillonnaient dans ma tête.

Ce fut bien pis quand j'eus compris mon bonheur, quand je me fus représenté de nouveau la grandeur et la beauté de ma tâche. Je m'élance sur mon libretto, qui jaunissait abandonné dans un coin depuis si longtemps; je revois Paulo, Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et les damnés; j'entends cet amour ravissant soupirer et se plaindre; de tendres et gracieuses mélodies pleines d'abandon, de mélancolie, de chaste passion, se déroulent au dedans de moi; l'horrible cri de haine de l'époux outragé retentit; je vois deux cadavres enlacés rouler à ses pieds; puis je retrouve les âmes toujours unies des deux amants, errantes et battues des vents aux profondeurs de l'abîme; leurs voix plaintives se mêlent au bruit sourd et lointain des fleuves infernaux, aux sifflements de la flamme, aux cris forcenés des malheureux qu'elle poursuit, à tout l'affreux concert des douleurs éternelles…

Pendant trois jours, Cellini, j'ai marché sans but, au hasard, dans un vertige continuel; pendant trois nuits j'ai été privé de sommeil. Ce n'est qu'après ce long accès de fièvre, que la pensée lucide et le sentiment de la réalité me sont revenus. Il m'a fallu tout ce temps de lutte ardente et désespérée pour dompter mon imagination et dominer mon sujet. Enfin je suis resté le maître.

Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée dans un ordre simple et logique, s'est montrée peu à peu revêtue de couleurs sombres ou brillantes, de demi-teintes ou de tons tranchés; les formes humaines ont apparu, ici pleines de vie, là sous le pâle et froid aspect de la mort. L'idée poétique, toujours soumise au sens musical, n'a jamais été pour lui un obstacle; j'ai fortifié, embelli et grandi l'une par l'autre. Enfin j'ai fait ce que je voulais, comme je le voulais, avec tant de facilité, qu'à la fin du deuxième mois l'ouvrage entier était déjà terminé.

Le besoin de repos se faisait sentir, je l'avoue; mais en songeant à toutes les minutieuses précautions qui me restaient à prendre pour assurer l'exécution de mon œuvre, la vigueur et la vigilance me sont revenues. J'ai surveillé les chanteurs, les musiciens, les machinistes, les décorateurs.

Tout s'est fait en ordre, avec la plus étonnante précision; et cette gigantesque machine musicale allait se mouvoir majestueusement, quand un coup inattendu est venu en briser les ressorts et anéantir à la fois, et la belle tentative, et les légitimes espérances de ton malheureux ami.

Le grand-duc, qui de son propre mouvement m'avait demandé ce drame en musique; lui qui m'avait fait abandonner l'autre composition sur laquelle je comptais pour populariser mon nom; lui dont les paroles dorées avaient gonflé un cœur, enflammé une imagination d'artiste, il se joue de tout cela maintenant; il dit à cette imagination de se refroidir, à ce cœur de se calmer ou de se briser; que lui importe! Il s'oppose, enfin, à la représentation de Francesca; l'ordre est donné aux artistes romains et milanais de retourner chez eux; mon drame ne sera pas mis en scène; le grand-duc n'en veut plus; il a changé d'idée… La foule qui se pressait déjà à Florence, attirée moins encore par l'appareil des noces que par l'intérêt de curiosité que la fête musicale annoncée excitait dans toute l'Italie, cette foule avide de sensations nouvelles, trompée dans son attente, s'enquiert bientôt du motif qui la prive ainsi brutalement du spectacle qu'elle était venue chercher, et ne pouvant le découvrir, n'hésite pas à l'attribuer à l'incapacité du compositeur. Chacun dit: «Ce fameux drame était absurde, sans doute; le grand-duc, informé à temps de la vérité, n'aura pas voulu que l'impuissante tentative d'un artiste ambitieux vint jeter du ridicule sur la solennité qui se prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince ne manque pas ainsi à sa parole. Della Viola est toujours le même vaniteux extravagant que nous connaissions; son ouvrage n'était pas présentable, et par égard pour lui, on s'abstient de l'avouer.» O Cellini! ô mon noble et fier et digne ami! réfléchis un instant, et d'après toi-même juge de ce que j'ai dû éprouver à cet incroyable abus de pouvoir, à cette violation inouïe des promesses les plus formelles, à cet horrible affront qu'il était impossible de redouter, à cette calomnie insolente d'une production que personne au monde, excepté moi, ne connaît encore.

Que faire? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui rient en me voyant? que répondre aux questions de mes partisans? à qui m'en prendre? quel est l'auteur de cette machination diabolique? et comment en avoir raison? Cellini! Cellini! pourquoi es-tu en France? que ne puis-je te voir, te demander conseil, aide et assistance? Par Bacchus, ils me rendront réellement fou… Lâcheté! honte! je viens de sentir des larmes dans mes yeux. Arrière toute faiblesse! c'est la force, l'attention et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire, car je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand et comment, il n'importe; mais je me vengerai, je te le jure, et tu seras content. Adieu. L'éclat de tes nouveaux triomphes est venu jusqu'à nous; je t'en félicite et m'en réjouis de toute mon âme. Dieu veuille seulement que le roi François te laisse le temps de répondre à ton ami souffrant et non vengé.



    Alfonso della Viola
    Paris, 20 août 1555




BENVENUTO A ALFONSO


J'admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation. La mienne est grande, sois-en bien convaincu; mais elle est plus calme. J'ai trop souvent rencontré de semblables déceptions pour m'étonner de celle que tu viens de subir. L'épreuve était rude, j'en conviens, pour ton jeune courage, et les révoltes de ton âme contre une insulte si grave et si peu méritée sont justes autant que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu entres à peine dans la carrière. Ta vie retirée, tes méditations, tes travaux solitaires, ne pouvaient rien t'apprendre des intrigues qui s'agitent dans les hautes régions de l'art, ni du caractère réel des hommes puissants, trop souvent arbitres du sort des artistes.

Quelques événements de mon histoire, que je t'ai laissé ignorer jusqu'ici, suffiront à t'éclairer sur notre position à tous et sur la tienne propre.

Je ne redoute rien pour ta constance de l'effet de mon récit; ton caractère me rassure; je le connais, je l'ai bien étudié. Tu persévéreras, tu arriveras au but malgré tout; tu es un homme de fer, et le caillou lancé contre ta tête par les basses passions embusquées sur ta route, loin de briser ton front, en fera jaillir le feu. Apprends donc tout ce que j'ai souffert, et que ces tristes exemples de l'injustice des grands te servent de leçon.

L'évêque de Salamanque, ambassadeur de Rome, m'avait demandé une grande aiguière, dont le travail, extrêmement minutieux et délicat, me prit plus de deux mois, et qui, en raison de l'énorme quantité de métaux précieux nécessaires à sa composition, m'avait presque ruiné. Son Excellence se répandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le fit emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de paiement que si elle n'eût reçu de moi qu'une vieille casserole ou une médaille de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase revînt entre mes mains pour une petite réparation; je refusai de le rendre.

Le maudit prélat, après m'avoir accablé d'injures dignes d'un prêtre et d'un Espagnol, s'avisa de vouloir me soutirer un reçu de la somme qu'il me devait encore; mais comme je ne suis pas homme à me laisser prendre à un piége aussi grossier, Son Excellence en vint à faire assaillir ma boutique par ses valets. Je me doutai du tour; aussi, quand cette canaille s'avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paulino et moi, armés jusqu'aux dents, nous lui fîmes un tel accueil que le lendemain, grâce à mon escopette et à mon long poignard, je fus enfin payé[2 - Historique.].

Plus tard il m'arriva bien pis, quand j'eus fait le célèbre bouton de la chape du pape, travail merveilleux que je ne puis m'empêcher de te décrire. J'avais situé le gros diamant précisément au milieu de l'ouvrage, et j'avais placé Dieu assis dessus, dans une attitude si dégagée, qu'il n'embarrassait pas du tout le joyau, et qu'il en résultait une très-belle harmonie; il donnait la bénédiction en élevant la main droite. J'avais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le soutenaient en élevant les bras en l'air. Un de ces anges, celui du milieu, était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. Il y avait à l'entour une quantité d'autres petits anges disposés avec d'autres pierres fines. Dieu portait un manteau qui voltigeait, et d'où sortaient un grand nombre de chérubins et mille ornements d'un admirable effet.

Clément VII, plein d'enthousiasme quand il vit le bouton, me promit de me donner tout ce que je demanderais. La chose cependant en resta là; et comme je refusais de faire un calice qu'il me demandait en outre, toujours sans donner d'argent, ce bon pape, devenu furieux comme une bête féroce, me fit loger en prison pendant six semaines. C'est tout ce que j'en ai jamais obtenu[3 - Historique.]. Il n'y avait pas un mois que j'étais en liberté quand je rencontrai Pompeo, ce misérable orfévre qui avait l'insolence d'être jaloux de moi, et contre lequel, pendant longtemps, j'ai eu assez de peine à défendre ma pauvre vie. Je le méprisais trop pour le haïr; mais il prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui était pas ordinaire, et que, cette fois, aigri comme je l'étais, il me fut impossible de supporter. A mon premier mouvement pour le frapper au visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le coup de poignard porta précisément au-dessous de l'oreille. Je ne lui en donnai que deux, car au premier il tomba mort dans ma main. Mon intention n'avait pas été de le tuer, mais dans l'état d'esprit où je me trouvais, est-on jamais sûr de ses coups? Ainsi donc, après avoir subi un odieux emprisonnement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour avoir, sous l'impulsion de la juste colère causée par la mauvaise foi et l'avarice d'un pape, écrasé un scorpion.

Paul III, qui m'accablait de commandes de toute espèce, ne me les payait pas mieux que son prédécesseur; seulement, pour mettre en apparence les torts de mon côté, il imagina un expédient digne de lui et vraiment atroce. Les ennemis que j'avais en grand nombre autour de Sa Sainteté, m'accusent un jour auprès d'elle d'avoir volé des bijoux à Clément.

Paul III, sachant bien le contraire, feint cependant de me croire coupable, et me fait enfermer au château Saint-Ange; dans ce fort que j'avais si bien défendu quelques années auparavant pendant le siége de Rome; sous ces remparts d'où j'avais tiré plus de coups de canon que tous les canonniers ensemble, et d'où j'avais, à la grande joie du pape, tué moi-même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m'échapper, j'arrive aux murailles extérieures; suspendu à une corde au-dessus des fossés, j'invoque Dieu qui connaît la justice de ma cause, je lui crie, en me laissant tomber: «Aidez-moi donc, Seigneur, puisque je m'aide!» Dieu ne m'entend pas, et dans ma chute, je me brise une jambe. Exténué, mourant, couvert de sang, je parviens, en me traînant sur les mains et sur les genoux, jusqu'au palais de mon ami intime, le cardinal Cornaro. Cet infâme me livre traîtreusement au pape pour obtenir un évêché.

Paul me condamne à mort, puis, comme s'il se repentait de terminer trop promptement mon supplice, il me fait plonger dans un cachot fétide tout rempli de tarentules et d'insectes venimeux, et ce n'est qu'au bout de six mois de ces tortures que, tout gorgé de vin, dans une nuit d'orgie, il accorde ma grâce à l'ambassadeur français[4 - Historique.].

Ce sont là, cher Alfonso, des souffrances terribles et des persécutions bien difficiles à supporter; ne t'imagine pas que la blessure faite récemment à ton amour-propre puisse t'en donner une juste idée. D'ailleurs, l'injure adressée à l'œuvre et au génie de l'artiste te semblât-elle plus pénible encore que l'outrage fait à sa personne, celle-là m'a-t-elle manqué, dis, à la cour de notre admirable grand-duc, quand j'ai fondu Persée? Tu n'as oublié, je pense, ni les surnoms grotesques dont on m'appelait, ni les insolents sonnets qu'on placardait chaque nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on sut persuader à Côme que mon nouveau procédé de fonte ne réussirait pas, et que c'était folie de me confier le métal. Ici même, à cette brillante cour de France, où j'ai fait fortune, où je suis puissant et admiré, n'ai-je pas une lutte de tous les instants, sinon avec mes rivaux (ils sont hors de combat aujourd'hui), au moins avec la favorite du roi, madame d'Étampes, qui m'a pris en haine, je ne sais pourquoi! Cette méchante chienne dit tout le mal possible de mes ouvrages[5 - Id.]; cherche, par mille moyens, à me nuire dans l'esprit de Sa Majesté; et, en vérité, je commence à être si las de l'entendre aboyer sur ma trace, que, sans un grand ouvrage récemment entrepris, dont j'espère plus d'honneur que de tous mes précédents travaux, je serais déjà sur la route d'Italie.

Va, va, j'ai connu tous les genres de maux que le sort puisse infliger à l'artiste. Et je vis encore, cependant. Et ma vie glorieuse fait le tourment de mes ennemis. Et je l'avais prévu. Et maintenant je puis les abîmer dans mon mépris. Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai, mais pour l'homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est certaine. Songe, Alfonso, que j'ai été insulté plus de mille fois, et que je n'ai tué que sept ou huit hommes; et quels hommes! je rougis d'y penser. La vengeance directe et personnelle est un fruit rare, qu'il n'est pas donné à tous de cueillir. Je n'ai eu raison ni de Clément VII, ni de Paul III, ni de Cornaro, ni de Côme, ni de madame d'Étampes, ni de cent autres lâches puissants; comment donc te vengerais-tu, toi, de ce même Côme, de ce grand-duc, de ce Mécène ridicule qui ne comprend pas plus ta musique que ma sculpture, et qui nous a si platement offensés tous les deux? Ne pense pas à le tuer, au moins; ce serait une insigne folie, dont les conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand musicien, que ton nom soit illustre, et si quelque jour sa sotte vanité le portait à t'offrir ses faveurs, repousse-les, n'accepte jamais rien de lui et ne fais jamais rien pour lui. C'est le conseil que je te donne; c'est la promesse que j'exige de toi; et, crois-en mon expérience, c'est aussi, cette fois, l'unique vengeance qui soit à ta portée.

Je t'ai dit tout à l'heure que le roi de France, plus généreux et plus noble que nos souverains italiens, m'avait enrichi; c'est donc à moi, artiste, qui t'aime, te comprends et t'admire, à tenir la parole du prince sans esprit et sans cœur qui te méconnaît. Je t'envoie dix mille écus. Avec cette somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement ton drame en musique; ne perds pas un instant. Que ce soit à Rome, à Naples, à Milan, à Ferrare, partout, excepté à Florence; il ne faut pas qu'un seul rayon de ta gloire puisse se refléter sur le grand-duc. Adieu, cher enfant, la vengeance est bien belle, et pour elle on peut être tenté de mourir; – mais l'art est encore plus beau, n'oublie jamais que, malgré tout, il faut vivre pour lui.



    Ton ami. Benvenuto Cellini
    Paris, 10 juin 1557.




BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA


Misérable! baladin! saltimbanque! cuistre! castrat! joueur de flûte[6 - On sait que Cellini professait une singulière aversion pour cet instrument.]. C'était bien la peine de jeter tant de cris, de souffler tant de flammes, de tant parler d'offense et de vengeance, de rage et d'outrage, d'invoquer l'enfer et le ciel, pour arriver enfin à une aussi vulgaire conclusion! Ame basse et sans ressort! fallait-il proférer de telles menaces puisque ton ressentiment était de si frêle nature, que deux ans à peine après avoir reçu l'insulte à la face, tu devais t'agenouiller lâchement pour baiser la main qui te l'infligea.

Quoi! ni la parole que tu m'avais donnée, ni les regards de l'Europe aujourd'hui fixés sur toi, ni ta dignité d'homme et d'artiste, n'ont pu te garantir des séductions de cette cour, où règnent l'intrigue, l'avarice et la mauvaise foi; de cette cour où tu fus honni, méprisé, et qui te chassa comme un valet infidèle! Il est donc vrai! tu composes pour le grand-duc! Il s'agit même, dit-on, d'une œuvre plus vaste et plus hardie encore que celles que tu as produites jusqu'ici. L'Italie musicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les jardins du palais Pitti; cinq cents virtuoses habiles, réunis sous ta direction dans un vaste et beau pavillon décoré par Michel-Ange, verseront à flots la splendide harmonie sur un peuple haletant, éperdu, enthousiasmé. C'est admirable! Et tout cela pour le grand-duc, pour Florence, pour cet homme et cette ville qui t'ont si indignement traité! Oh! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer ta puérile colère d'un jour! oh! la miraculeuse simplicité qui me faisait prêcher la continence à l'eunuque, la lenteur au colimaçon! Sot que j'étais!

Mais quelle puissante passion a donc pu t'amener à ce degré d'abaissement? La soif de l'or? tu es plus riche que moi aujourd'hui. L'amour de la renommée? quel nom fut jamais plus populaire que celui d'Alfonso, depuis le prodigieux succès de ta tragédie de Francesca, et celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l'ont suivie. D'ailleurs, qui t'empêchait de choisir une autre capitale pour le théâtre de ton nouveau triomphe? Aucun souverain ne t'eût refusé ce que le grand Côme vient de t'offrir. Partout, à présent, tes chants sont aimés et admirés; ils retentissent d'un bout de l'Europe à l'autre; on les entend à la ville, à la cour, à l'armée, à l'église: le roi François ne cesse de les répéter; madame d'Étampes, elle-même, trouve que tu n'es pas sans talent pour un Italien; justice égale t'est rendue en Espagne; les femmes, les prêtres surtout, professent généralement pour la musique un culte véritable; et si la fantaisie eût été de porter aux Romains l'ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière enrabattée des monsignori n'eût été surpassée, sans doute, que par l'ivresse et les transports de leurs innombrables catins.

L'orgueil, peut-être, t'aura séduit… quelque dignité bouffie… quelque titre bien vain… Je m'y perds.

Quoi qu'il en soit, retiens bien ceci: tu as manqué de noblesse, tu as manqué de fierté, tu as manqué de foi. L'homme, l'artiste et l'ami sont également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu'à des gens de cœur, incapables d'une action honteuse; tu n'es pas de ceux-là, mon amitié n'est plus à toi. Je t'ai donné de l'argent, tu as voulu me le rendre; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris; dans un mois je passerai à Florence; oublie que tu m'as connu et ne cherche pas à me voir. Car, fût-ce le jour même de ton succès, devant le peuple, devant les princes, et devant l'assemblée bien autrement imposante pour moi de tes cinq cents artistes, si tu m'abordais, je te tournerais le dos.



    Benvenuto Cellini
    Florence, 23 juin 1557.




ALPHONSO A BENVENUTO


Oui, Cellini, c'est vrai. Au grand-duc je dois une impardonnable humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune, et peut-être ma vie. J'avais juré que je me vengerais de lui, je ne l'ai pas fait. Je t'avais promis solennellement de ne jamais accepter de sa main ni travaux, ni honneurs; je n'ai pas tenu parole. C'est à Ferrare que Francesca a été entendue (grâce à toi) et applaudie pour la première fois; c'est à Florence qu'elle a été traitée d'ouvrage dénué de sens et de raison. Et cependant Ferrare, qui m'a demandé ma nouvelle composition, ne l'a point obtenue, et c'est au grand-duc que j'en fais hommage. Oui, les Toscans, jadis si dédaigneux à mon égard, se réjouissent de la préférence que je leur accorde; ils en sont fiers; leur fanatisme pour moi dépasse de bien loin tout ce que tu me racontes de celui des Français.

Une véritable émigration se prépare dans la plupart des villes toscanes. Les Pisans et les Siennois eux-mêmes, oubliant leurs vieilles haines, implorent d'avance, pour le grand jour, l'hospitalité florentine. Côme, ravi du succès de celui qu'il appelle son artiste, fonde en outre de brillantes espérances sur les résultats que ce rapprochement des trois populations rivales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. Il m'accable de prévenances et de flatteries. Il a donné hier, en mon honneur, une magnifique collation au palais de Pitti, où toutes les familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La belle comtesse de Vallombrosa m'a prodigué ses plus doux sourires. La grande-duchesse m'a fait l'honneur de chanter un madrigal avec moi. Della Viola est l'homme du jour, l'homme de Florence, l'homme du grand-duc; il n'y a que lui.

Je suis bien coupable, n'est-ce pas, bien méprisable, bien vil? Eh bien! Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet prochain, attends-moi de huit à neuf heures du soir devant la porte du Baptistaire, j'irai t'y chercher. Et si, dès les premiers mots, je ne me justifie pas complétement de tous les griefs que tu me reproches, si je ne te donne pas de ma conduite une explication dont tu puisses de tout point t'avouer satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le dernier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton fouet, crache-moi au visage, je reconnais d'avance que je l'aurai mérité. Jusque-là, garde-moi ton amitié: tu verras bientôt que je n'en fus jamais plus digne.

A toi, Alfonso della Viola.

Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l'air sombre et mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du Grand-Duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s'arrêta et la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement: c'était Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d'Alfonso eussent fait peu d'impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au jeune compositeur par une amitié trop sincère et trop vive, pour qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer à tout jamais. Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre ce que della Viola pouvait alléguer pour sa justification; et c'est en se rendant au Baptistaire, où Alfonso devait venir le rejoindre, que Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d'œuvre qui lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les rues adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait dans ce quartier, d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste contemplait son immortel ouvrage, en se demandant si l'obscurité et une intelligence commune n'eussent pas été préférables pour lui à la gloire et au génie.

– Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'Anzio! pensait-il; semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence grossière, monotone, mais inaccessible au moins aux agitations qui, depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et jaloux… des princes injustes ou ingrats… des critiques acharnés… des flatteurs imbéciles… des alternatives incessantes de succès et de revers, de splendeur et de misère… des travaux excessifs et toujours renaissants… jamais de repos, de bien-être, de loisirs… user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son âme transir ou brûler… est-ce là vivre?..

Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation.

– Six florins! disait l'un, c'est cher.

– En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût bien fallu en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places. D'ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n'est qu'à vingt pas du pavillon; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir à merveille: la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous arriverons sans difficulté.

– Bah! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner un peu pendant quelques semaines. Vous savez l'effet qu'a produit hier la répétition. La cour seule y avait été admise; le grand-duc et sa suite n'ont cessé d'applaudir; les exécutants ont porté della Viola en triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l'a embrassé: ce sera miraculeux.

– Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées; toute la ville est déjà réunie au palais Pitti. C'est le moment. Courons! courons!

Cellini apprit seulement alors qu'il s'agissait de la grande fête musicale, dont le jour et l'heure étaient arrivés. Cette circonstance ne s'accordait guère avec le choix qu'avait fait Alfonso de cette soirée pour son rendez-vous. Comment en un pareil moment, le maestro pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où l'attachait un si grand intérêt? c'était difficile à concevoir.

Le ciseleur, néanmoins, se rendit au Baptistaire, où il trouva ses deux élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux; il devait partir le soir même pour Livourne, et de là s'embarquer pour Naples le lendemain.

Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme affecté, qui ne lui était pas ordinaire.

– Cellini! tu es venu, merci.

– Eh bien?

– C'est ce soir!

– Je le sais; mais parle, j'attends l'explication que tu m'as promise.

– Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins d'eau, sur les toits, sur les arbres, partout.

– Je le sais.

– Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus.

– Je le sais.

– Le grand-duc, la cour et la noblesse sont réunis, l'immense orchestre est rassemblé.

– Je le sais.

– Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro n'y est pas non plus, le sais-tu aussi?

– Comment! que veux-tu dire?

– Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée; non, il n'y a pas de maestro, puisque me voilà; non, il n'y aura pas de fête musicale, puisque l'œuvre et l'auteur ont disparu. Un billet vient d'avertir le grand-duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. Cela ne me convient plus, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, moi aussi, à mon tour, J'AI CHANGÉ D'IDÉE. Conçois-tu à présent la rage de ce peuple désappointé pour la première fois! de ces gens qui ont quitté leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma musique, et qui ne l'entendront pas? Avant de venir te joindre, je les épiais, l'impatience commençait à les gagner, on s'en prenait au grand-duc. Vois-tu mon plan, Cellini.

– Je l'aperçois.

– Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations? ô mes braves Pisans, je vous reconnais à vos injures! Vois-tu voler ces pierres, ces branches d'arbres, ces débris de vases? il n'y a que des Siennois pour les lancer ainsi! Prends garde, ou nous allons être renversés. Comme ils courent! ce sont des Florentins; ils montent à l'assaut du pavillon. Bon! voilà un bloc de boue dans la loge ducale, bien a pris au grand Côme de l'avoir quittée. A bas les gradins! à bas les pupitres, les banquettes, les fenêtres! à bas la loge! à bas le pavillon! le voilà qui s'écroule. Ils abîment tout, Cellini! c'est une magnifique émeute! honneur au grand-duc!!! Ah! damnation! tu me prenais pour un lâche! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance?»

Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire; ses yeux où brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres, témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin le bras d'Alfonso:

– Je pars à l'instant pour Naples, veux-tu me suivre?

– Au bout du monde, à présent.

– Embrasse-moi donc, et à cheval! tu es un héros.

Siedler. – Eh bien! voulez-vous parier que si Corsino trouvait jamais l'occasion de se venger de la même manière, il se garderait de la saisir?.. C'est bon pour un homme célèbre qui peut déjà faire de la gloire litière pour ses chevaux, pour parler comme l'empereur Napoléon; mais qu'un débutant ou même un artiste passablement connu se donne un luxe pareil, je l'en défie! Il n'y en a pas d'assez fou, ou d'assez vindicatif. Pourtant la farce est bonne. J'aime aussi la modération de Benvenuto dans les coups de poignard: «Je ne lui en donnai que deux, car au premier il tomba mort,» est touchante.

Winter. – Ce damné opéra ne finira pas! (La première chanteuse pousse des cris déchirants.) Qui sait quelque chose d'amusant pour nous faire oublier les clameurs de cette créature? – Moi, dit Turuth, la seconde flûte, je puis vous raconter un petit drame dont j'ai été témoin en Italie; mais l'histoire n'est pas gaie. – Oh! tu es sensible, on le sait; le plus sensible des lauréats que l'Institut de France a envoyés à Rome depuis vingt ans, pour y désapprendre la musique, si toutefois ils l'ont jamais sue. – Eh bien! si c'est le genre français, dit Dervinck, laisse-le nous attendrir. Va pour dix minutes de sensibilité. Mais tu nous assures que ton histoire est véritable? – Aussi vraie qu'il est vrai que j'existe! – Voyez-vous le puriste, qui ne veut pas dire comme tout le monde aussi vraie que j'existe! – Chut! au fait! au fait! – M'y voilà!




VINCENZA





NOUVELLE SENTIMENTALE


Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un amour profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des montagnes et l'expression candide de ses traits, lui avaient valu une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complétement.

Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne quitta plus Rome; Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent échangés contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait dans le Transtevera, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes visites à l'atelier de son bello Francese. Un jour je l'y trouvai, G*** était gravement assis devant son chevalet, la brosse à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser sa délirante passion.

Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages, mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G*** des doutes sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant. Elle attendait quelquefois G*** des journées entières sur la promenade du Pincio, où elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières. J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs, le regard morne, je ne pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du Poussin…

– Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza?.. Vous ne voulez pas me répondre?.. Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie…

– Laissez-moi, monsieur, ne m'arrêtez pas.

– Mais que venez-vous faire ici, seule?

– Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais me noyer.

Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G*** une dernière tentative.

– Écoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire me suggéreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, je vous apprendrai le résultat de ma démarche et ce que vous devez faire pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y aura effectivement rien de mieux pour vous… le Tibre est toujours là.

– Oh! monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites.

Le soir, en effet, je pris G*** en particulier, je lui racontai la scène dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse une entrevue qui, seule, pouvait la sauver.

– Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant; je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur. D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques choses que l'on puisse voir; prends-la comme objet d'art.

– Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouveaux éclaircissements sur cette ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai la clef à ma porte. Si, au contraire, la clef n'y est pas, c'est que j'aurai acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie, qu'il n'en soit plus question. Parlons d'autres choses. Comment trouves-tu mon nouvel atelier?

– Incomparablement préférable à l'ancien; mais la vue en est moins belle. A ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien.

– Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages, laisse-moi allumer mon cigare… Bon!.. A présent, adieu, je vais à l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis curieux de voir lequel de nous deux est joué.

Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon chevet, mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau, je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient.

– Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clef est à sa porte, c'est qu'il vous pardonne, et…

La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main, la baise avec transport en la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remercîment un divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures après, je venais de m'habiller, G*** entre, et me dit d'un air grave:

– Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas venue? je l'attendais.

– Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi folle de l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en deux minutes.

– Je ne l'ai pas vue; et pourtant la clef était bien à ma porte.

– Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé d'atelier. Elle sera montée au quatrième étage, ignorant que tu étais au premier.

– Courons.

Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était fermée; dans le bois était fichée avec force la spada d'argent que Vincenza portait dans ses cheveux, et que G*** reconnut avec effroi: elle venait de lui. Nous courons au Transtevera, chez elle, au Tibre, à la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations violentes… Nous arrivons au lieu de la scène… Deux bouviers se battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se précipiter…

Le premier violon sifflant doucement entre ses dents: Sst! sst! ssss! Elle est courte et mauvaise, ton anecdote; et fort peu touchante d'ailleurs. Allons, flûte française et sensible, retourne à tes pipeaux. J'aime mieux la sensibilité originale de notre timbalier, ce sauvage Kleiner, dont l'unique ambition est d'être le premier de la ville pour le trémolo serré et pour le culottage des pipes. Un jour… – Mais la pièce est finie, garde ton histoire pour demain. – Non, c'est bref, vous l'avalerez tout de suite. Un jour donc je rencontre Kleiner, accoudé sur la table d'un café et seul, selon sa coutume. Il avait l'air plus sombre qu'à l'ordinaire. Je m'approche: Tu parais bien triste, Kleiner, lui dis-je, qu'as-tu? – Oh! je suis… je suis vexé! – As-tu encore perdu onze parties de billard comme la semaine dernière? as-tu cassé une paire de baguettes ou une pipe culottée? – Non, j'ai perdu… ma mère. – Pauvre camarade! j'ai regret de t'avoir questionné et d'apprendre une aussi fâcheuse nouvelle. – (Kleiner, s'adressant au garçon du café): Garçon! une bavaroise au lait. – Tout de suite, monsieur. – (Puis continuant): Oui mon vieux, je suis bien vexé, va! ma mère est morte hier soir, après une agonie affreuse qui a duré quatorze heures. – (Le garçon revient): Monsieur, il n'y a plus de bavaroises. – (Kleiner frappant sur la table un violent coup de poing, qui en fait tomber avec fracas deux cuillers et une tasse): Allons!!! autre vexation!!! – Voilà de la sensibilité naturelle et bien exprimée!

Les musiciens partent d'un éclat de rire tel, que le chef d'orchestre, qui les écoutait, est forcé de s'en apercevoir et de les regarder d'un œil courroucé. Son autre œil sourit.




DEUXIÈME SOIRÉE



LE HARPISTE AMBULANT, nouvelle du présent. – EXÉCUTION D'UN ORATORIO. – LE SOMMEIL DES JUSTES.

Il y a concert au théâtre.

Le programme se compose exclusivement d'un immense oratorio, que le public vient entendre par devoir religieux, qu'il écoute avec un silence religieux, que les artistes subissent avec un courage religieux, et qui produit sur tous un ennui froid, noir et pesant comme les murailles d'une église protestante.

Le malheureux joueur de grosse caisse, qui n'a rien à faire là-dedans, s'agite avec inquiétude dans son coin. Il est le seul aussi qui ose parler avec irrévérence de cette musique, écrite, selon lui, par un pauvre compositeur, assez étranger aux lois de l'orchestration pour ne pas employer le roi des instruments, la grosse caisse.

Je me trouve à côté d'un alto; celui-ci fait assez bonne contenance pendant la première heure. Après quelques minutes de la seconde, toutefois, son archet n'attaque plus que mollement les cordes, puis l'archet tombe… et je sens un poids inaccoutumé sur mon épaule gauche. C'est celui de la tête du martyr qui s'y repose sans s'en douter. Je m'approche, pour lui fournir un point d'appui plus solide et plus commode. Il s'endort profondément. Les pieux auditeurs, voisins de l'orchestre, jettent sur nous des regards indignés. Grand scandale!.. Je persiste à le prolonger en servant d'oreiller au dormeur. Les musiciens rient. «Nous allons sommeiller aussi, me dit Moran, si vous ne nous tenez éveillés de quelque façon. Voyons, un épisode de votre dernier voyage en Allemagne! C'est un pays que nous aimons, bien que ce terrible oratorio vienne de là. Il doit vous y être arrivé plus d'une aventure originale. Parlez, parlez vite, les bras de Morphée s'ouvrent déjà pour nous recevoir. – Je suis chargé ce soir, à ce qu'il paraît, de tenir les uns endormis et les autres éveillés? Je me dévouerai donc, s'il le faut, mais quand vous répéterez l'histoire que je m'en vais vous dire, histoire peut-être un peu décolletée par-ci par-là, ne dites pas de qui vous l'avez apprise; cela achèverait de me perdre dans l'esprit des saintes personnes dont les yeux de hibou me fusillent en ce moment. – Soyez tranquille, répond Corsino, qui est sorti de prison, je dirai qu'elle est de moi.»




LE HARPISTE AMBULANT





NOUVELLE DU PRÉSENT


Pendant une de mes excursions en Autriche, au tiers de la distance à peu près qui sépare Vienne de Prague, le convoi dans lequel je me trouvais fut arrêté sans pouvoir aller plus avant. Une inondation avait emporté un viaduc: une immense étendue de la voie étant couverte d'eau, de terre et de gravois, les voyageurs durent se résigner à faire un long détour en voiture pour aller rejoindre l'autre tronçon du chemin de fer rompu. Le nombre des véhicules confortables n'était pas grand et je dus même m'estimer heureux de trouver un chariot de paysan garni de deux bottes de paille, sur lequel j'arrivai au point de ralliement du convoi, moulu et gelé. Pendant que je tâchais de me dégeler dans un salon de la station, je vis entrer un de ces harpistes ambulants, si nombreux dans le sud de l'Allemagne, qui possèdent quelquefois un talent supérieur à leur modeste condition. Celui-ci s'étant placé à l'un des angles du salon en face de moi, me considéra attentivement pendant quelques minutes, et, prenant sa harpe comme pour l'accorder, répéta tout doucement plusieurs fois, en forme de prélude, les quatre premières mesures du thème de mon scherzo de la Fée Mab; il m'examinait en dessous, en murmurant ce petit dessin mélodique. Je crus d'abord à un hasard qui avait amené ces quelques notes sous les doigts du harpiste, et pour m'en assurer, je ripostai en chantonnant les quatre mesures suivantes, auxquelles, à mon grand étonnement, il répliqua par la fin de la période très-exactement. Alors nous nous regardâmes tous les deux en souriant. « – Dove avete inteso questo pezzo? lui dis-je. Mon premier mouvement dans les pays dont je ne possède pas la langue est toujours de parler italien, m'imaginant en pareil cas que les gens qui ne savent pas le français doivent comprendre la seule langue étrangère dont j'aie appris quelques mots. Mais mon homme: «Je ne sais pas l'italien, monsieur, et ne comprends pas ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire. – Ah! vous parlez français! Je vous demandais où vous avez entendu ce morceau. – A Vienne, à l'un de vos concerts. – Vous me reconnaissez? – Oh! très-bien! – Par quel hasard, et comment êtes-vous entré à ce concert? – Un soir, dans un café de Vienne où j'allais jouer ordinairement, je fus témoin d'une querelle qui s'éleva entre des habitués du café au sujet de votre musique, querelle si violente que je crus un instant les voir argumenter à coups de tabouret. Il y fut surtout beaucoup question de la symphonie de Roméo et Juliette, et cela me donna une grande envie de l'entendre. Je me dis alors: Si je gagne aujourd'hui plus de trois florins, j'en emploierai un à acheter demain un billet pour le concert. J'eus le bonheur de recevoir trois florins et demi, et je satisfis ma curiosité. – Ce scherzo vous est donc resté dans la mémoire? – J'en sais la première moitié et les dernières mesures seulement, je n'ai jamais pu me rappeler le reste. – Quel effet vous a-t-il produit quand vous l'avez entendu? dites-moi la vérité. – Oh! un singulier, très-singulier effet! Il m'a fait rire, mais rire tout de bon et sans pouvoir m'en empêcher. Je n'avais jamais pensé que les instruments connus pussent produire des sons pareils, ni qu'un orchestre de cent musiciens pût se livrer à de si amusantes petites cabrioles. Mon agitation était extrême, et je riais toujours. Aux dernières mesures du morceau, à cette phrase rapide où les violons partent en montant comme une flèche, je fis même un si grand éclat de rire, qu'un de mes voisins voulut me faire mettre à la porte, pensant que je me moquais de vous. En vérité pourtant je ne me moquais pas, au contraire; mais c'était plus fort que moi. – Parbleu, vous avez une manière originale de sentir la musique, je suis curieux de savoir comment vous l'avez apprise. Puisque vous parlez si bien le français et que le train de Prague ne part que dans deux heures, vous devriez en déjeunant avec moi me conter cela. – C'est une histoire très-simple, monsieur, et peu digne de votre attention; mais si vous voulez bien l'écouter, je suis à vos ordres.

Nous nous mîmes à table, on apporta l'inévitable vin du Rhin, nous bûmes quelques rasades, et voici, à peu d'expressions près, en quels termes mon convive me fit l'histoire de son éducation musicale, ou plutôt le récit des événements de sa vie.




HISTOIRE DU HARPISTE AMBULANT


Je suis né en Styrie: mon père était musicien ambulant, comme je suis aujourd'hui. Après avoir parcouru pendant dix ans la France et y avoir amassé un petit pécule, il revint dans son pays, où il se maria. Je vins au monde un an après son mariage, et huit mois après ma naissance, ma mère mourut. Mon père ne voulut pas me quitter, prit soin de moi, et éleva mon enfance avec cette sollicitude dont les femmes seules sont capables en général. Persuadé que, vivant en Allemagne, je ne pouvais manquer de savoir l'allemand, il eut l'heureuse idée de m'apprendre d'abord la langue française, en s'en servant exclusivement avec moi. Il m'enseigna ensuite, aussitôt que mes forces me le permirent, l'usage des deux instruments qui lui étaient le plus familiers, la harpe et la carabine. Vous savez que nous tirons bien en Styrie, aussi devins-je bientôt un chasseur estimé dans notre village, et mon père était-il fier de moi. J'étais arrivé en même temps à une assez belle force sur la harpe, quand mon père crut remarquer que mes progrès s'arrêtaient. Il m'en demanda la raison; ne voulant pas la lui dire, je répondis en l'assurant qu'il n'y avait pas de ma faute, que je travaillais chaque jour comme de coutume, mais dehors, me sentant incapable de bien jouer de la harpe enfermé dans notre pauvre maison. La vérité était que je ne travaillais plus du tout. Voici pourquoi: J'avais une jolie voix d'enfant, forte et bien timbrée; le plaisir que je trouvais à jouer de la harpe dans les bois et parmi les sites les plus sauvages de nos contrées, m'avait amené à chanter aussi en m'accompagnant, à chanter à pleine voix, en déployant toute la force de mes poumons. J'écoutais alors avec ravissement les sons que je produisais, rouler et se perdre au loin dans les vallées, et cela m'exaltait d'une manière extraordinaire, et j'improvisais les paroles et la musique de chansons mêlées d'allemand et de français, dans lesquelles je cherchais à peindre le vague enthousiasme qui me possédait. Ma harpe, toutefois, ne répondait point à ce que je désirais pour l'accompagnement de ces chants étranges; j'avais beau en briser les accords de vingt manières, cela me paraissait toujours petit, misérable et sec, à tel point qu'un jour, à la fin d'un couplet où je voulais un accord fort et retentissant, je saisis instinctivement ma carabine, qui ne me quittait jamais et la tirai en l'air pour obtenir l'explosion finale que la harpe me refusait. C'était bien pis quand je voulais trouver de ces sons soutenus, gémissants et doux, que recherche la rêverie et qui la font naître; la harpe se montrait là plus impuissante encore.

Dans l'impossibilité d'en rien tirer de pareil, un jour où j'improvisais plus mélancoliquement que de coutume, je cessai de chanter, et, découragé, je demeurai en silence, couché sur la bruyère, la tête appuyée sur mon instrument imparfait. Au bout de quelques instants, une harmonie bizarre, mais douce, voilée, mystérieuse comme l'écho des cantiques du paradis, sembla poindre à mon oreille… J'écoutai tout ravi… et je remarquai que cette harmonie, qui s'exhalait de ma harpe, sans que les cordes parussent vibrer, croissait en richesse et en puissance, ou diminuait, selon le degré de force du vent. C'était le vent, en effet, qui produisait ces accords extraordinaires dont je n'avais jamais entendu parler!

– Vous ne connaissiez pas les harpes éoliennes?

– Non, monsieur. Je crus avoir fait une découverte réelle, je me passionnai pour elle, et dès ce moment, au lieu de m'exercer au mécanisme de mon instrument, je ne fis que me livrer à des expériences qui m'absorbèrent tout entier. J'essayai vingt façons différentes de l'accorder pour éviter la confusion produite par la vibration de tant de cordes diverses, et j'en vins enfin, après bien des recherches, à en accorder le plus grand nombre possible à l'unisson et à l'octave, en supprimant toutes les autres. Alors seulement j'obtins des séries d'accords vraiment magiques qui réalisèrent mon idéal; harmonies célestes, sur lesquelles je chantais des hymnes sans fin, qui tantôt me transportaient en des palais de cristal, au milieu de millions d'anges aux ailes blanches, couronnés d'étoiles et chantant avec moi dans une langue inconnue; tantôt, me plongeant dans une tristesse profonde, me faisaient voir au milieu des nuages de pâles jeunes filles aux yeux bleus, vêtues de leur longue chevelure blonde, plus belles que les Séraphins, qui souriaient en versant des larmes et laissaient échapper d'harmonieux gémissements emportés avec elles par l'orage jusqu'aux extrémités de l'horizon; tantôt je m'imaginais voir Napoléon, dont mon père m'avait si souvent raconté l'étonnante histoire; je me croyais dans l'île où il est mort, je voyais sa garde immobile autour de lui; puis c'était la sainte Vierge et sainte Madeleine et notre Seigneur Jésus-Christ dans une église immense, le jour de Pâques: d'autres fois, il me semblait être isolé bien haut dans l'air et que le monde entier avait disparu; ou bien, je sentais des chagrins horribles, comme si j'eusse perdu des êtres infiniment chers, et je m'arrachais les cheveux, je sanglotais en me roulant à terre. Je ne puis exprimer la centième partie de ce que j'éprouvais. Ce fut pendant une de ces scènes de poétique désespoir que je fus rencontré un jour par des chasseurs du pays. En voyant mes larmes, mon air égaré, les cordes de ma harpe en partie détendues, ils me crurent devenu fou et bon gré mal gré me ramenèrent chez mon père. Lui, qui depuis quelque temps s'était imaginé, d'après mes façons d'être et mon inexplicable exaltation, que je buvais de l'eau-de-vie (qu'il m'eût fallu voler alors, car je ne pouvais la payer), n'adopta point leur idée. Persuadé que j'étais allé m'enivrer quelque part, il me roua de coups et me tint enfermé au pain et à l'eau pendant deux jours. Je supportai cette injuste punition sans rien vouloir dire pour me disculper; je sentais qu'on n'eût point cru ni compris la vérité. D'ailleurs, il me répugnait de mettre qui que ce fût dans ma confidence; j'avais découvert un monde idéal et sacré, et je ne voulais en dévoiler le mystère à personne. M. le curé, un brave homme dont je ne vous ai rien dit encore, avait, au sujet de mes extases, une tout autre manière de voir. «Ce sont peut-être, disait-il, des visitations de l'esprit céleste. Cet enfant est sans doute destiné à devenir un grand saint.»

L'époque de ma première communion arriva et mes visions harmoniques devinrent plus fréquentes en augmentant d'intensité. Mon père alors commença à perdre la mauvaise opinion qu'il avait conçue de moi et à penser, lui aussi, que j'étais fou. M. le curé, au contraire, persistant dans la sienne me demanda si je n'avais jamais songé à être prêtre. «Non, monsieur, répondis-je, mais j'y songe maintenant, et il me semble que je serais bien heureux d'embrasser ce saint état.» – «Eh bien! mon enfant, examinez-vous, réfléchissez, nous en reparlerons.» Sur ces entrefaites, mon père mourut après une courte maladie. J'avais quatorze ans; je ressentis un grand chagrin, car il ne m'avait que rarement battu, et je lui devais bien de la reconnaissance pour m'avoir élevé et m'avoir appris trois choses: le français, la harpe et la carabine. J'étais seul au monde, M. le curé me prit chez lui, et bientôt après, sur l'assurance que je lui donnai de ma vocation pour l'état ecclésiastique, il commença à me préparer aux connaissances qu'il exige. Cinq années s'écoulèrent ainsi à étudier le latin, et j'étais sur le point d'entreprendre mes études de théologie, quand un jour je tombai brusquement amoureux, mais amoureux fou de deux filles à la fois! Vous ne croyez peut-être pas cela possible, monsieur?

– Comment donc! mais je le crois parfaitement… Tout est possible en ce genre aux organisations telles que la vôtre.

– Eh bien donc! ce fut comme je vous le dis… J'en aimai deux d'un coup, une gaie et une sentimentale.

– Comme les deux cousines de Freyschutz?

– Précisément. Oh! le Freyschutz! il y a une de mes phrases là-dedans!.. Et dans les bois, aux jours d'orage, bien souvent… (Ici le narrateur s'arrêta, regardant fixement en l'air, immobile, prêtant l'oreille; il semblait entendre ses chères harmonies éoliennes, unies sans doute à la romantique mélodie de Weber, dont il venait de parler. Il pâlit, quelques larmes parurent sur ses paupières… Je n'avais garde de troubler son rêve extatique, je l'admirais, je l'enviais même. Nous gardâmes quelque temps le silence tous les deux. Enfin, essuyant rapidement ses yeux et vidant son verre): Pardon, monsieur, reprit-il, je vous ai malhonnêtement laissé seul pour suivre un instant mes souvenirs. C'est que, voyez-vous, Weber m'aurait compris, lui, comme je le comprends; il ne m'aurait pris ni pour un ivrogne, ni pour un fou, ni pour un saint. Il a réalisé mes rêves, ou du moins il a rendu sensibles au vulgaire quelques-unes de mes impressions.

– Au vulgaire, dites-vous! cherchez un peu, camarade, combien il y a d'individus qui aient remarqué la phrase dont le souvenir seul vient de vous émouvoir, et que je suis sûr d'avoir devinée: le solo de clarinette sur le trémolo, dans l'ouverture, n'est-ce pas?

– Oui, oui, chut!

– Eh bien! citez à qui vous voudrez cette mélodie sublime, et vous verrez que, sur cent mille personnes qui ont entendu le Freyschutz, il n'y en a peut-être pas dix qui l'aient seulement remarquée.

– C'est fort possible. Mon Dieu, quel monde!.. Bref, mes deux maîtresses étaient donc les vraies héroïnes de Weber, et qui plus est, l'une s'appelait Annette et l'autre Agathe, encore comme dans le Freyschutz. Je n'ai jamais pu savoir laquelle des deux j'aimais le mieux, seulement avec la gaie j'étais toujours triste, et la mélancolique m'égayait.

– Cela devait être, nous sommes ainsi faits.

– Ma foi, s'il faut vous l'avouer, je me trouvai diablement heureux. Ce double amour me fit oublier un peu mes concerts célestes, et quant à ma vocation sacrée, elle disparut en un clin d'œil. Il n'y a rien de tel que l'amour de deux jeunes filles, l'une gaie et l'autre rêveuse, pour vous ôter l'envie de devenir prêtre et le goût de la théologie. M. le curé ne s'apercevait de rien, Agathe ne soupçonnait pas mon amour pour Annette, ni celle-ci ma passion pour Agathe, et je continuais à m'égayer et à m'attrister successivement, de deux jours l'un.

– Diable! il y a sans doute en vous un fond de tristesse et de gaieté inépuisable, si cette agréable existence a duré longtemps.

– Je ne sais si j'étais aussi favorisé que vous le dites, car un nouvel incident, plus grave que tous les événements antérieurs de ma vie, vint m'arracher bientôt aux bras de mes bonnes amies et aux leçons de M. le curé. J'étais un jour à faire de la poésie rêveuse auprès d'Annette, qui riait de tout son cœur de ce qu'elle appelait mon air de chien couchant affligé; je chantais, en m'accompagnant de la harpe, un de mes poëmes les plus passionnés, improvisé au temps où ni mon cœur ni mes sens n'avaient encore parlé. Je cessai un instant de chanter… la tête sur l'épaule d'Annette, baisant avec tendresse une de ses mains; je me demandais ce que pouvait être cette faculté mystérieuse qui m'avait fait trouver en musique l'expression de l'amour, avant que la moindre lueur de ce sentiment m'eût été révélée, quand Annette, contenant mal un nouvel accès d'hilarité: «Oh! que tu es bête! s'écria-t-elle en m'embrassant, mais c'est égal, je t'aime encore mieux, si peu divertissant que tu sois, que ce drôle de corps de Franz, l'amant d'Agathe. – L'amant de?.. – D'Agathe, tu ne le savais donc pas? il va la voir justement aux heures où nous sommes ensemble; elle m'a tout confié.» Vous croyez peut-être, monsieur, que je m'élançai d'un bond hors de la maison en poussant un cri de fureur, pour aller exterminer Franz et Agathe. Point du tout, pris d'une de ces rages froides plus terribles cent fois que les grands emportements, j'allai attendre mon rival à la porte de notre maîtresse, et sans réfléchir qu'elle nous trompait tous les deux et qu'il avait à se plaindre de moi autant que j'avais à me plaindre de lui, sans vouloir même qu'il se doutât du motif de mon agression, je l'insultai de telle façon que nous convînmes de nous battre sans témoins le lendemain matin. Et nous nous battîmes, monsieur, et je… donnez-moi un verre de vin, et je… à votre santé… et je lui crevai un œil…

– Ah! vous vous battîtes à l'épée?

– Non, monsieur, à la carabine, à cinquante pas; je lui envoyai dans l'œil gauche une balle qui le rendit borgne.

– Et mort, sans doute?

– Oh! très-mort, il tomba roide sur le coup.

– Et vous l'aviez visé à l'œil gauche?

– Hélas! non, monsieur; je sais que vous allez me trouver bien maladroit… à cinquante pas… J'avais visé l'œil droit… Mais en le tenant en joue, je vins à penser à cette drôlesse d'Agathe, et il faut croire que ma main trembla, car en toute autre occasion, je vous le jure sans vanité, j'eusse été incapable d'une erreur aussi grossière. Quoi qu'il en soit, je ne le vis pas plus tôt à terre que ma colère et mes deux amours s'envolèrent de compagnie… Je n'eus plus qu'une idée, celle d'échapper à la justice que je croyais déjà voir à mes trousses; car nous nous étions battus sans témoins, et je pouvais aisément passer pour un assassin. Je détalai donc dans la montagne au plus vite, sans m'inquiéter d'Annette ni d'Agathe. Je fus guéri à l'instant même de ma passion pour elles, comme elles m'avaient guéri de ma vocation pour la théologie. Ce qui me démontra clairement que, pour moi, l'amour des femmes est à l'amour de Dieu comme l'amour de la vie est à celui des femmes, et que le meilleur parti à prendre pour oublier deux maîtresses, c'est d'envoyer une balle dans l'œil gauche du premier venu de leurs amants. Si jamais vous avez un double amour comme le mien, et qu'il vous incommode, je vous recommande mon procédé.»

Je vis que mon homme commençait à s'exalter, il mordait sa lèvre inférieure en parlant, et riait sans bruit d'une façon étrange. «Vous êtes fatigué, lui dis-je, si nous allions dehors fumer un cigare, vous pourriez plus aisément tout à l'heure reprendre et achever votre récit. – Volontiers, dit-il.» Alors s'approchant de sa harpe, il joua d'une main le thème entier de la Fée Mab, qui parut lui rendre sa bonne humeur, et nous sortîmes, moi, grommelant à part: Quel drôle d'homme! et lui: Quel drôle de morceau!..

«Je vécus pendant quelques jours dans les montagnes, reprit en rentrant mon original; le produit de ma chasse me suffisait ordinairement, et les paysans, d'ailleurs, ne refusent jamais au chasseur un morceau de pain. J'arrivai enfin à Vienne, où je vendis, bien à contre-cœur, ma fidèle carabine pour acheter cette harpe dont j'avais besoin pour gagner ma vie. A partir de ce jour, j'embrassai l'état de mon père, je fus musicien ambulant. J'allais sur les places publiques, dans les rues, sous les fenêtres surtout des gens que je connaissais pour n'avoir point le sentiment de la musique; je les obsédais avec mes mélodies sauvages, et ils me jetaient toujours quelque monnaie pour se débarrasser de moi. J'ai reçu ainsi bien de l'argent de M. le conseiller K***, de madame la baronne C***, du baron S***, et de vingt autres Midas habitués de l'Opéra italien. Un artiste viennois, avec qui je m'étais lié, m'avait fait connaître leur nom et leur demeure. Quant aux amateurs de musique de profession, ils m'écoutaient avec intérêt à l'exception de deux ou trois, il était rare cependant que l'idée leur vînt de me donner la moindre chose. Ma collecte principale se faisait le soir dans les cafés, parmi les étudiants et les artistes; et c'est ainsi, je crois vous l'avoir dit, que je fus témoin de la querelle excitée par une de vos compositions, et que le désir me vint d'aller entendre la Fée Mab. Quel drôle de morceau! J'ai depuis lors beaucoup fréquenté les bourgs et les villages répandus sur la route que vous suivez, et fait de nombreuses visites à cette belle Prague. Ah! Monsieur, voilà une ville musicale.

– Vraiment?

– Vous verrez. Mais cette vie errante fatigue à la longue; je pense quelquefois à mes deux bonnes amies, je me figure que j'aurais bien du plaisir à pardonner à Agathe, dût Annette me tromper à son tour. D'ailleurs, je gagne à peine de quoi vivre; ma harpe me ruine; ces maudites cordes qu'il faut sans cesse remplacer… à la plus légère pluie, ou elles se rompent, ou il leur vient dans le milieu une grosseur qui en altère le timbre et les rend sourdes et discordantes. Vous n'avez pas l'idée de ce que cela me coûte.

– Ah! cher confrère, ne vous plaignez pas trop. Si vous saviez, dans les grands théâtres lyriques, combien de cordes plus chères que les vôtres, puisqu'il y en a de 60,000 et même de 100,000 fr., s'altèrent et se détruisent chaque jour, au grand désespoir des maîtres et des directeurs!.. Nous en avons d'une sonorité exquise et puissante qui périssent, comme les vôtres, par le plus léger accident. Un peu de chaleur, la moindre humidité, un rien, et l'on voit paraître la maudite grosseur dont vous parlez, qui en détruit la justesse et le charme! Que de beaux ouvrages inexécutables alors! que d'intérêts compromis! Les directeurs éperdus prennent la poste, courant à Naples, ce pays des bonnes cordes, mais trop souvent en vain. Il faut bien du temps et beaucoup de bonheur pour arriver à remplacer une chanterelle de premier ordre!

– C'est possible, Monsieur; mais vos désastres me consolent mal de mes misères; et, pour sortir de la gêne où je suis, je viens de m'arrêter à un projet que vous approuverez sans doute. J'ai acquis depuis deux ans une véritable habileté sur mon instrument, je puis maintenant me produire d'une façon sérieuse, et je ferais, je pense, de bonnes affaires en allant donner des concerts dans les grandes villes de France et à Paris.

– A Paris! des concerts en France! ah! ah! ah! Laissez-moi rire à mon tour. Ah! ah! le drôle d'homme! Ce n'est pas pour me moquer de vous! ah! ah! ah! mais c'est involontaire, comme le rire bienheureux que vous a occasionné mon scherzo!

– Pardon, qu'ai-je donc dit de si plaisant?

– Vous m'avez dit, ah! ah! ah! que vous comptiez vous enrichir en France en y donnant des concerts. Ah! voilà bien une idée styrienne. Allons, c'est à moi de parler maintenant, écoutez: En France d'abord… attendez un peu, je suis tout essoufflé; en France, quiconque donne un concert est frappé par la loi d'un impôt. Saviez-vous cela?

– Sacrement!

– Il y a des gens dont l'état est de percevoir (c'est-à-dire de prendre) le huitième de la recette brute de tous les concerts, et la latitude même leur est laissée d'en prendre le quart si cela leur convient… Ainsi, vous venez à Paris, vous organisez à vos risques et périls une soirée ou une matinée musicale; vous avez à payer la salle, l'éclairage, le chauffage, les affiches, le copiste, les musiciens. Comme vous n'êtes pas connu, vous devez vous estimer heureux de faire 800 fr. de recette; vous avez, au minimum, 600 fr. de frais; il devrait vous rester 200 fr. de bénéfice; pourtant il ne vous restera rien. Le percepteur s'arrange de vos 200 fr. que la loi lui donne, les empoche et vous salue; car il est très-poli. Si, comme cela est plus probable, vous ne faites que tout juste les 600 fr. nécessaires pour les frais, le percepteur n'en perçoit pas moins son huitième sur cette somme, et vous êtes de cette façon puni d'une amende de 75 fr. pour avoir eu l'insolence de vouloir vous faire connaître à Paris et de prétendre y vivre honnêtement du produit de votre talent.

– Ce n'est pas possible!

– Non, certes, ce n'est pas possible; mais cela est. Encore ma politesse seule suppose-t-elle pour vous des recettes de 800 et de 600 fr. Inconnu, pauvre et harpiste, vous n'auriez pas vingt auditeurs. Voilà la vérité vraie. Les plus grands, les plus célèbres virtuoses, ont eux-mêmes, d'ailleurs, éprouvé en France les effets du caprice et de l'indifférence du public. On m'a montré au foyer du théâtre, à Marseille, une glace que Paganini brisa de colère, en trouvant la salle vide à l'un de ses concerts.

– Paganini!

– Paganini. Il faisait peut-être trop chaud ce jour-là. Car il faut vous apprendre ceci: dans notre pays, il y a telles circonstances que le génie même le plus extraordinaire en musique, le plus foudroyant, le plus incontesté, ne saurait combattre avec succès. Ni à Paris ni dans les provinces, le public n'aime assez la musique pour braver, dans le seul but d'en entendre, la chaleur, la pluie, la neige, pour retarder ou avancer de quelques minutes l'heure de ses repas; il ne va à l'Opéra et au concert que s'il peut s'y rendre sans peine, sans dérangement quelconque, sans trop de dépense, bien entendu, et s'il n'a absolument rien de mieux à faire. On ne trouverait pas un individu sur mille, j'en ai la ferme conviction, qui consentît à aller entendre le plus étonnant virtuose, le chef-d'œuvre le plus rare, s'il était obligé de l'écouter seul dans une salle non éclairée. Il n'y en a pas un sur mille qui, prêt à faire à un artiste une politesse qui lui coûtera 50 fr., veuille en payer 25 pour entendre quelque prodige de l'art, à moins que la mode ne l'y oblige; car les chefs-d'œuvre même sont quelquefois à la mode. On ne sacrifie à la musique ni un dîner, ni un bal, ni une simple promenade, bien moins encore une course de chevaux ou une séance de cour d'assises. On va voir un opéra s'il est nouveau et s'il est exécuté par la diva ou le ténor en vogue: on va au concert s'il y a quelque intérêt de curiosité tel que celui d'une rivalité, d'un combat public entre deux virtuoses célèbres. Il ne s'agit pas d'admirer leur talent, mais de savoir lequel des deux sera vaincu; c'est une autre espèce de course au clocher ou de boxe à armes courtoises. On va dans un théâtre s'ennuyer pendant quatre heures, ou dans une salle de concerts classiques jouer la plus fatigante comédie d'enthousiasme, parce qu'il est de bon ton d'avoir là sa loge, que les places y sont fort recherchées. On va à certaines premières représentations surtout, on paie même alors sans hésiter un prix exorbitant, si le directeur ou les auteurs jouent ce soir-là une de ces parties terribles qui décident de leur fortune ou de leur avenir. Alors l'intérêt est immense; on se soucie peu d'étudier l'ouvrage nouveau, d'y chercher des beautés et d'en jouir; on veut savoir s'il tombera ou non; et selon que la chance lui sera favorable ou contraire, selon que le mouvement sera imprimé dans un sens ou dans un autre par une de ces causes occultes et inexplicables que le moindre incident peut faire naître en pareil cas, on va pour prendre noblement le parti du plus fort, pour écraser le vaincu si l'ouvrage est condamné, ou pour porter l'auteur en triomphe s'il réussit; sans avoir pour cela compris la moindre parcelle de l'œuvre. Oh! alors, qu'il fasse chaud ou froid, qu'il vente, qu'il en coûte cent francs ou cent sous, il faut voir cela; c'est une bataille! c'est souvent même une exécution. En France, mon cher, il faut entraîner le public comme on entraîne les chevaux de course; c'est un art spécial. Il y a des artistes entraînants qui n'y parviendront jamais, et d'autres, d'une plate médiocrité, qui sont d'irrésistibles entraîneurs. Heureux ceux qui possèdent à la fois ces deux rares qualités! Et encore les plus prodigieux sous ce rapport rencontrent-ils parfois leurs maîtres dans les flegmatiques habitants de certaines villes aux mœurs antédiluviennes, cités endormies qui ne furent jamais éveillées, ou vouées par l'indifférence pour l'art au fanatisme de l'économie.

Ceci me rappelle une vieille anecdote, qui sera peut-être nouvelle pour vous, dans laquelle Liszt et Rubini figurèrent, il y a sept ou huit ans, d'une façon assez originale. Ils venaient de s'associer pour une expédition musicale contre les villes du Nord. Certes, si jamais deux entraîneurs entraînants se sont donné la main pour dompter le public, ce sont ces deux incomparables virtuoses. Eh bien donc! Rubini et Liszt (comprenez bien, Liszt et Rubini) arrivent dans une de ces Athènes modernes et y annoncent leur premier concert. Rien n'est négligé, ni les réclames mirobolantes, ni les affiches colossales, ni le programme piquant et varié, rien; et rien n'y fait. L'heure du concert venue, nos deux lions entrent dans la salle… Il n'y avait pas cinquante personnes! Rubini, indigné, refusait de chanter, la colère lui serrait la gorge. «Au contraire, lui dit Liszt, tu dois chanter de ton mieux; ce public atome est évidemment l'élite des amateurs de ce pays-ci, et il faut le traiter en conséquence. Faisons-nous honneur!» Il lui donne l'exemple, et joue magnifiquement le premier morceau. Rubini chante alors le second de sa voix mixte la plus dédaigneuse. Liszt revient, exécute le troisième, et aussitôt après, s'avançant sur le bord du théâtre et saluant gracieusement l'assemblée: «Messieurs, dit-il, et Madame (il n'y en avait qu'une), je pense que vous avez assez de musique; oserai-je maintenant vous prier, de vouloir bien venir souper avec nous?» Il y eut un moment d'indécision parmi les cinquante conviés, mais comme, à tout prendre, cette proposition ainsi faite était engageante, ils n'eurent garde de la refuser. Le souper coûta à Liszt 1,200 fr.. Les deux virtuoses ne renouvelèrent pas l'expérience. Ils eurent tort. Nul doute qu'au second concert la foule n'eût accouru… dans l'espoir du souper.

Entraînage magistral, et à la portée du moindre millionnaire!

Un jour je rencontre un de nos premiers pianistes-compositeurs qui revenait, désappointé, d'un port de mer où il avait compté se faire entendre. «Je n'ai pu entrevoir la possibilité d'y donner un concert, me dit-il très-sérieusement, les harengs venaient d'arriver, et la ville entière ne songeait qu'à ce précieux comestible!» Le moyen de lutter contre un banc de harengs!

Vous voyez, mon cher, que l'entraînage n'est pas chose facile dans les villes du second ordre surtout. Mais cette large part faite à la critique du sens musical du gros public, je dois maintenant vous faire connaître combien il y a de malotrus qui l'importunent, ce pauvre public, qui le harcèlent, qui l'obsèdent sans vergogne, depuis le soprano jusqu'à la basse profonde, depuis le flageolet jusqu'au bombardon. Il n'est si mince râcleur de guitare, si lourd marteleur d'ivoire, si grotesque roucouleur de fadeurs qui ne prétende arriver à l'aisance et à la renommée en donnant concert sur la guimbarde… De là des tourments vraiment dignes de pitié pour les maîtres et les maîtresses de maison. Les patrons de ces virtuoses, les placeurs de billets, sont des frelons dont la piqûre est cuisante et dont on ne sait comment se garantir. Il n'y a pas de subterfuges, pas de roueries diplomatiques qu'ils n'emploient pour glisser aux pauvres gens riches quelque douzaine de ces affreux carrés de papier nommés billets de concert. Et quand une jolie femme surtout a été affligée de la cruelle tâche d'un placement de seconde main, il faut voir avec quel despotisme barbare elle frappe de son impôt les hommes jeunes ou vieux qui ont le bonheur de la rencontrer. «Monsieur A***, voici trois billets que madame*** m'a chargée de vous faire accepter; donnez-moi 30 fr. Monsieur B***, vous êtes un grand musicien, on le sait; vous avez connu le précepteur du neveu de Grétry, vous avez habité un mois à Montmorency une maison voisine de celle de ce grand homme; voici deux billets pour un concert charmant auquel vous ne pouvez vous dispenser d'assister: donnez-moi 20 fr. Ma chère amie, j'ai pris, l'hiver dernier, pour plus de 1,000 francs de billets des protégés de ton mari, il ne te refusera pas, si tu les lui présentes, le prix de ces cinq stalles: donne-moi 50 fr. Allons, monsieur C***, vous qui êtes si véritablement artiste, il faut encourager le talent; je suis sûre que vous vous empresserez de venir entendre ce délicieux enfant (ou cette intéressante jeune personne, ou cette bonne mère de famille, ou ce pauvre garçon qu'il faut arracher à la conscription, etc.); voilà deux places, c'est un louis que vous me devez; je vous fais crédit jusqu'à ce soir.»

Ainsi de suite. Je connais des gens qui, pendant les mois de février et de mars, ceux de l'année où ce fléau sévit le plus cruellement à Paris, s'abstiennent de mettre les pieds dans les salons pour n'être pas dévalisés tout à fait. Je ne parle pas des suites les plus connues de ces redoutables concerts; ce sont les malheureux critiques qui les supportent, et il serait trop long de vous faire le tableau de leurs tribulations. Mais, depuis peu, les critiques ne sont plus seuls à en pâtir. Comme maintenant tout virtuose, guimbardier ou autre, qui a fait Paris, c'est-à-dire qui y a donné un concert tel quel (cela s'appelle ainsi en France dans l'argot du métier), croit devoir voyager, il incommode beaucoup d'honnêtes gens qui n'ont pas eu la prudence de cacher leurs relations extérieures. Il s'agit d'obtenir d'eux des lettres de recommandation; il s'agit de les amener à écrire à quelque innocent banquier, à quelque aimable ambassadeur, à quelque généreux ami des arts, que mademoiselle C*** va donner des concerts à Copenhague ou à Amsterdam, qu'elle a un rare talent, et qu'on veuille bien l'encourager (en achetant une grande quantité de ses billets). Ces tentatives ont, en général, les plus tristes résultats pour tout le monde, surtout pour les virtuoses recommandés. On me racontait en Russie, l'hiver dernier, l'histoire d'une chanteuse de romances et de son mari, qui, après avoir fait sans succès Pétersbourg et Moscou, se crurent néanmoins assez recommandables pour prier un puissant protecteur de les introduire à la cour du sultan. Il fallait faire Constantinople. Rien que cela. Liszt lui-même n'avait pas encore songé à entreprendre un tel voyage. La Russie étant demeurée de glace pour eux, c'était une raison de plus pour tenter la fortune sous des cieux dont la clémence est proverbiale, et aller voir si, par le plus grand des hasards, les amis de la musique ne seraient pas des Turcs. En conséquence, voilà nos époux bien recommandés, suivant, comme les rois mages, l'étoile perfide qui les guidait vers l'Orient. Ils arrivent à Péra; leurs lettres de recommandation produisent tout leur effet; le sérail leur est ouvert. Madame sera admise à chanter ses romances devant le chef de la Sublime Porte, devant le commandeur des croyants. C'est bien la peine d'être sultan pour se voir exposé à des accidents semblables! On permet un concert à la cour; quatre esclaves noirs apportent un piano; l'esclave blanc, le mari, apporte le châle et la musique de la cantatrice. Le candide sultan, qui ne s'attend à rien de pareil à ce qu'il va entendre, se place sur une pile de coussins, entouré de ses principaux officiers, et ayant son premier drogman auprès de lui. On allume son narghilé, il lance un filet d'odorante vapeur, la cantatrice est à son poste; elle commence cette romance de M. Panseron:

«Je le sais, vous m'avez trahie,
Une autre a mieux su vous charmer.
Pourtant, quand votre cœur m'oublie,
Moi, je veux toujours vous aimer
Oui, je conserverai sans cesse
L'amour que je vous ai voué;
Et si jamais on vous délaisse,
Appelez-moi, je reviendrai.»

Ici le sultan fait un signe au drogman, et lui dit avec ce laconisme de la langue turque dont Molière nous a donné de si beaux exemples dans le Bourgeois gentilhomme: Naoum!» Et l'interprète. «Monsieur, Sa Hautesse m'ordonne de vous dire que madame lui ferait plaisir de se taire tout de suite. – Mais… elle commence à peine… ce serait une mortification.»

Pendant ce dialogue, la malencontreuse cantatrice continue, en roulant les yeux, à glapir la romance de M. Panseron:

«Si jamais son amour vous quitte,
Faible, si vous la regrettez,
Dites un mot, un seul, et vite
Vous me verrez à vos côtés.»

Nouveau signe du sultan, qui, en caressant sa barbe, jette par-dessus son épaule ce mot au drogman: «Zieck!» Le drogman au mari (la femme chante toujours la romance de M. Panseron): «Monsieur, le sultan m'ordonne de vous dire que si madame ne se tait pas à l'instant, il va la faire jeter dans le Bosphore.»

Cette fois, le tremblant époux n'hésite plus, il met la main sur la bouche de sa femme, et interrompt brusquement son tendre refrain:

«Appelez-moi, je reviendrai
Appelez-moi, je…»

Grand silence, interrompu seulement par le bruit des gouttes de sueur qui tombent du front de l'époux sur la table du piano humilié. Le sultan reste immobile; nos deux voyageurs n'osent se retirer, quand ce nouveau mot: «Boulack!» sort de ses lèvres au milieu d'une bouffée de tabac. L'interprète: «Monsieur, Sa Hautesse m'ordonne de vous dire qu'elle désire vous voir danser. – Danser! moi? – Vous-même, monsieur. – Mais je ne suis pas danseur, je ne suis pas même artiste, j'accompagne ma femme dans ses voyages, je porte sa musique, son châle, voilà tout… et je ne pourrai vraiment… – Zieck! Boulack!» repart vivement le sultan en lançant un nuage gros de menaces. Lors, l'interprète très-vite: «Monsieur, Sa Hautesse m'ordonne de vous dire que si vous ne dansez pas tout de suite, elle va vous faire jeter dans le Bosphore.» Il n'y avait pas à balancer, et voilà notre malheureux qui se livre aux gambades les plus grotesques, jusqu'au moment où le sultan, caressant une dernière fois sa barbe, s'écrie d'une voix terrible: «Daloum be boulack! Zieck!» L'interprète: «Assez, Monsieur; Sa Hautesse m'ordonne de vous dire que vous devez vous retirer avec madame et partir dès demain, et que si jamais vous revenez à Constantinople, elle vous fera jeter tous les deux dans le Bosphore.»

Sultan sublime, critique admirable, quel exemple tu as donné là! et pourquoi le Bosphore n'est-il pas à Paris?

La chronique ne m'a point appris si le couple infortuné poussa jusqu'en Chine, et si la tendre chanteuse obtint des lettres de recommandation pour le céleste empereur, chef suprême du royaume du milieu. Cela est probable, car on n'en a plus entendu parler. Le mari, en ce cas, aura péri misérablement dans la rivière Jaune, ou sera devenu premier danseur du fils du Soleil.

– Cette dernière anecdote au moins, reprit le harpiste, ne prouve rien contre Paris.

– Quoi! vous ne voyez pas ce qui en ressort évidemment?.. Elle prouve que Paris, dans sa fermentation continuelle, donne naissance à tant de musiciens de toute espèce, de toutes valeurs, et même sans valeur, que, sous peine de s'entre-dévorer comme les animalcules infusoires, ils sont obligés d'émigrer, et que la garde qui veille aux portes du sérail n'en défend plus aujourd'hui même l'empereur des Turcs.

– Ceci est bien triste, dit le harpiste en soupirant: je ne donnerai pas de concert, je le vois. C'est égal, je veux aller à Paris.

– Oh! venez à Paris; rien ne s'y oppose. Bien plus, je vous prédis d'excellentes et nombreuses aubaines, si vous voulez y mettre en pratique le système si ingénieusement employé par vous à Vienne pour faire payer la musique aux gens qui ne l'aiment pas. Je puis, à cet égard, vous être d'une grande utilité, en vous indiquant la demeure des riches qui la détestent le plus; bien qu'en allant jouer au hasard devant toutes les maisons de quelque apparence vous fussiez à peu près sûr de réussir une fois sur deux. Mais, pour vous épargner des improvisations vaines, prenez toujours ces adresses dont je vous garantis l'exactitude et la haute valeur:

1º Rue Drouot, en face de la mairie;

2º Rue Favart, vis-à-vis la rue d'Amboise;

3º Place Ventadour, en face de la rue Monsigny;

4º Rue de Rivoli, je ne sais pas le numéro de la maison, mais tout le monde vous l'indiquera;

5º Place Vendôme, tous les numéros en sont excellents.

Il y a une foule de bonnes maisons rue Caumartin. Informez-vous encore des adresses de nos lions les plus célèbres, de nos compositeurs populaires, de la plupart des auteurs de livrets d'opéras, des principaux locataires des premières loges au Conservatoire, à l'Opéra et au Théâtre-Italien; tout cela pour vous est de l'or en barres. N'oubliez pas la rue Drouot, et allez-y tous les jours; c'est le quartier général de vos contribuables.»

J'en étais là quand la cloche m'avertit du départ du convoi. Je serrai la main du harpiste vagabond, et m'élançant dans une diligence: Adieu, confrère! au revoir à Paris. Avec de l'ordre et en suivant mes avis, vous y ferez fortune. Je vous recommande encore la rue Drouot.

– Et vous, pensez à mon remède contre l'amour double.

– Oui, adieu!

– Adieu!

Le train de Prague partit aussitôt. Je vis quelque temps encore le Styrien rêveur, appuyé sur sa harpe, et me suivant de l'œil. Le bruit des wagons m'empêchait de l'entendre; mais au mouvement des doigts de sa main gauche, je reconnus qu'il jouait le thème de la Fée Mab, et à celui de ses lèvres je devinai qu'au moment où je disais encore: «Quel drôle d'homme!» il répétait de son côté: «Quel drôle de morceau!»




Silence… Les ronflements de mon alto et ceux du joueur de grosse caisse, qui a fini par suivre son exemple, se distinguent au travers des savants contre-points de l'oratorio. De temps en temps aussi, le bruit des feuillets tournés simultanément par les fidèles lisant le sacré livret, fait une agréable diversion à l'effet un peu monotone des voix et des instruments. – «Quoi, c'est déjà fini? me dit le premier trombone. – Vous êtes bien honnête. Ce sont les mérites de l'oratorio qui me valent ce compliment. Mais j'ai réellement fini. Mes histoires ne sont pas comme cette fugue qui durera, je le crains, jusqu'au jugement dernier. Pousse, bourreau! va toujours! C'est cela, retourne ton thème maintenant! On peut bien en dire ce que madame Jourdain dit de son mari: «Aussi sot par derrière que par devant!» – Patience, dit le trombone, il n'y a plus que six grands airs et huit petites fugues. – Que devenir! – Il faut être justes, c'est irrésistible. Dormons tous! – Tous? Oh non, cela ne serait pas prudent. Imitons les marins, laissons au moins quelques hommes de quart. Nous les relèverons dans deux heures.» On désigne trois contre-bassistes pour faire le premier quart, et le reste de l'orchestre s'endort comme un seul homme.

Quant à moi, je dépose doucement mon alto, qui a l'air d'avoir respiré un flacon de chloroforme, sur l'épaule du garçon d'orchestre, et je m'esquive. Il pleut à verse: j'entends le bruit des gouttières; je cours m'enivrer de cette rafraîchissante harmonie.




TROISIÈME SOIRÉE





ON JOUE LE FREYSCHUTZ


Personne ne parle dans l'orchestre. Chacun des musiciens est occupé de sa tâche, qu'il remplit avec zèle et amour. Dans un entr'acte, l'un d'eux me demande s'il est vrai qu'à l'Opéra de Paris, on ait placé un squelette véritable dans la scène infernale. Je réponds par l'affirmative, en promettant de raconter le lendemain la biographie de ce malheureux.




QUATRIÈME SOIRÉE



UN DÉBUT DANS LE FREYSCHUTZ. – Nouvelle nécrologique. – MARESCOT. – Étude d'équarrisseur.

On joue un opéra italien moderne très-plat.

Les musiciens sont à peine arrivés que la plupart d'entre eux, déposant leur instrument, me rappellent ma promesse de la veille. Le cercle se forme autour de moi. Les trombones et la grosse caisse travaillent avec ardeur. Tout est en ordre; nous avons pour une heure au moins de duos et de chœurs à l'unisson. Je ne puis refuser le récit réclamé.

Le chef d'orchestre, qui veut toujours avoir l'air d'ignorer nos délassements littéraires, se penche un peu en arrière pour mieux écouter. La prima donna a poussé un ré aigu si terrible, que nous avons cru qu'elle accouchait. Le public trépigne de joie; deux énormes bouquets tombent sur la scène. La diva salue et sort. On la rappelle, elle rentre, resalue et ressort. Rappelée de nouveau, elle revient, resalue de nouveau et ressort. Rappelée encore, elle se hâte de reparaître, de resaluer, et comme nous ne savons pas quand la comédie finira, je commence:




UN DÉBUT DANS LE FREYSCHUTZ


En 1822, j'habitais à Paris le quartier latin, où j'étais censé étudier la médecine. Quand vinrent à l'Odéon les représentations du Freyschutz, accommodé, comme on le sait, sous le nom de Robin des bois, par M. Castil-Blaze, je pris l'habitude d'aller, malgré tout, entendre chaque soir le chef-d'œuvre torturé de Weber. J'avais alors déjà à peu près jeté le scalpel aux orties. Un de mes ex-condisciples, Dubouchet, devenu depuis l'un des médecins les plus achalandés de Paris, m'accompagnait souvent au théâtre et partageait mon fanatisme musical. A la sixième ou septième représentation, un grand nigaud roux, assis au parterre à côté de nous, s'avisa de siffler l'air d'Agathe au second acte, prétendant que c'était une musique baroque et qu'il n'y avait rien de bon dans cet opéra, excepté la valse et le chœur des chasseurs. L'amateur fut roulé à la porte, cela se devine; c'était alors notre manière de discuter; et Dubouchet, en rajustant sa cravate un peu froissée, s'écria tout haut: «Il n'y a rien d'étonnant, je le connais, c'est un garçon épicier de la rue Saint-Jacques!» Et le parterre d'applaudir.

Six mois plus tard, après avoir trop bien fonctionné au repas de noces de son patron, ce pauvre diable (le garçon épicier) tombe malade; il se fait transporter à l'hospice de la Pitié; on le soigne bien, il meurt, on ne l'enterre pas; tout cela se devine encore.

Notre jeune homme, bien traité et bien mort, est mis par hasard sous les yeux de Dubouchet, qui le reconnaît. L'impitoyable élève de la Pitié, au lieu donner une larme à son ennemi vaincu, n'a rien de plus pressé que de l'acheter, et le remettant au garçon d'amphithéâtre:

«François, lui dit-il, voilà une préparation sèche à faire; soigne-moi cela, c'est une de mes connaissances.»

Quinze ans se passent (quinze ans! comme la vie est longue quand on n'en a que faire!), le directeur de l'Opéra me confie la composition des récitatifs du Freyschutz et la tâche de mettre le chef-d'œuvre en scène. Duponchel étant encore chargé de la direction des costumes… – Duponchel! s'écrient à la fois cinq ou six musiciens, est-ce le célèbre inventeur du dais? celui qui a introduit le dais dans les opéras comme principal élément de succès? l'auteur du dais de la Juive? du dais de la Reine de Chypre? du dais du Prophète? le créateur du dais flottant, du dais mirobolant, du dais des dais? – C'est lui-même, messieurs, Duponchel donc étant encore chargé de la direction des costumes, des processions et des dais, je vais le trouver pour connaître ses projets relativement aux accessoires de la scène infernale, où son dais, malheureusement, ne pouvait figurer. «Ah çà, lui dis-je, il nous faut une tête de mort pour l'évocation de Samuel, et des squelettes pour les apparitions; j'espère que vous n'allez pas nous donner une tête de carton, ni des squelettes en toile peinte comme ceux de Don Juan.

– Mon bon ami, il n'y a pas moyen de faire autrement, c'est le seul procédé connu.

– Comment, le seul procédé! et si je vous donne, moi, du naturel, du solide, une vraie tête, un véritable homme sans chair, mais en os, que direz-vous?

– Ma foi, je dirai… que c'est excellent, parfait; je trouverai votre procédé admirable.

– Eh bien! comptez sur moi, j'aurai notre affaire!

Là-dessus je monte en cabriolet; je cours chez le docteur Vidal, un autre de mes anciens camarades d'amphithéâtre. Il a fait fortune aussi celui-là; il n'y a que les médecins qui vivent!

– As-tu un squelette à me prêter?

– Non, mais voilà une assez bonne tête qui a appartenu, dit-t-on, à un docteur allemand mort de misère et de chagrin; ne me l'abîme pas, j'y tiens beaucoup.

– Sois tranquille, j'en réponds!

Je mets la tête du docteur dans mon chapeau, et me voilà parti.

En passant sur le boulevard, le hasard, qui se plaît à de pareils coups, me fait précisément rencontrer Dubouchet que j'avais oublié, et dont la vue me suggère une idée lumineuse. «Bonjour! – Bonjour! – Très-bien, je vous remercie! mais il ne s'agit pas de moi. Comment se porte notre amateur?

– Quel amateur?

– Parbleu! le garçon épicier que nous avons mis à la porte de l'Odéon pour avoir sifflé la musique de Weber, et que François a si bien préparé.

– Ah! j'y suis; il se porte à merveille! Certes! il est propre et net dans mon cabinet, tout fier d'être si artistement articulé et chevillé. Il ne lui manque pas une phalange, c'est un chef-d'œuvre! La tête seule est un peu endommagée.

– Eh bien! il faut me le confier; c'est un garçon d'avenir, je veux le faire entrer à l'Opéra, il y a un rôle pour lui dans la pièce nouvelle.

– Qu'est-ce à dire?

– Vous verrez!

– Allons, c'est un secret de comédie, et puisque je le saurai bientôt, je n'insiste pas. On va vous envoyer l'amateur.

Sans perdre de temps, le mort est transporté à l'Opéra; mais dans une boîte beaucoup trop courte. J'appelle alors le garçon ustensilier: Gattino!

– Monsieur.

– Ouvrez cette boîte. Vous voyez bien ce jeune homme?

– Oui, monsieur.

– Il débute demain à l'Opéra. Vous lui préparerez une jolie petite loge où il puisse être à l'aise et étendre ses jambes.

– Oui, monsieur.

– Pour son costume, vous allez prendre une tige de fer que vous lui planterez dans les vertèbres, de manière à ce qu'il se tienne aussi droit que M. Petipa, quand il médite une pirouette.

– Oui, monsieur.

– Ensuite, vous attacherez ensemble quatre bougies que vous placerez allumées dans sa main droite; c'est un épicier, il connaît ça.

– Oui, monsieur.

– Mais, comme il a une assez mauvaise tête, voyez, toute écornée, nous allons la changer contre celle-ci.

– Oui, monsieur.

– Elle a appartenu à un savant, n'importe! qui est mort de faim, n'importe encore! Quant à l'autre, celle de l'épicier, qui est mort d'une indigestion, vous lui ferez, tout en haut, une petite entaille (soyez tranquille, il n'en sortira rien) propre à recevoir la pointe du sabre de Gaspard dans la scène de l'évocation.

– Oui, monsieur.»

Ainsi fut fait; et depuis lors, à chaque représentation du Freyschutz, au moment où Samuel s'écrie: «Me voilà!» la foudre éclate, un arbre s'abîme, et notre épicier, ennemi de la musique de Weber, apparaît aux rouges lueurs des feux du Bengale, agitant, plein d'enthousiasme, sa torche enflammée.

Qui pouvait deviner la vocation dramatique de ce gaillard-là? Qui jamais eût pensé qu'il débuterait précisément dans cet ouvrage? il a une meilleure tête et plus de bon sens à cette heure. Il ne siffle plus:


… Alas! poor Yorick!…




– Eh bien, cela m'attriste, dit Corsino naïvement. Si épicier qu'il ait été, ce débutant était presque un homme, après tout. Je n'aime pas qu'on joue ainsi avec la mort. S'il siffla de son vivant la partition de Weber, je connais des individus bien plus coupables et dont on n'a pourtant pas vilipendé les restes avec cette cynique impiété. Moi aussi j'ai habité Paris et le quartier latin; et j'y ai vu à l'œuvre un de ces malheureux qui, profitant de l'impunité que leur assure la loi française, se livrent sur les œuvres musicales à des excès infâmes. Il y a de tout dans ce Paris. On y voit des gens qui trouvent leur pain au coin des bornes, la nuit, une lanterne d'une main, un crochet de l'autre; ceux-ci le cherchent en grattant le fond des ruisseaux des rues; ceux-là en déchirant le soir les affiches qu'ils revendent aux marchands de papiers; de plus utiles équarrissent les vieux chevaux à Montfaucon.

Celui-là équarrissait les œuvres des compositeurs célèbres.

Il se nommait Marescot, et son métier était d'arranger toute musique pour deux flûtes, pour une guitare, et surtout pour deux flageolets, et de la publier. La musique du Freyschutz ne lui appartenant pas (tout le monde sait qu'elle appartenait à l'auteur des paroles et des perfectionnements qu'elle avait dû subir pour être digne de figurer dans le Robin des bois à l'Odéon), Marescot n'osait en faire commerce. Et c'était un grand crève-cœur pour lui; car, disait-il, il avait une idée qui, appliquée à un certain morceau de cet opéra, devait lui rapporter gros. Je voyais quelquefois ce praticien, et je ne sais pourquoi il m'avait pris en affection. Nos tendances musicales n'étaient pas pourtant précisément les mêmes, vous devez, j'espère, le supposer. Il m'arriva, en conséquence, de lui laisser soupçonner que je l'appréciais. Je m'oubliai même une fois jusqu'à lui dire le demi-quart de ma pensée au sujet de son industrie. Ceci nous brouilla un peu, et je demeurai six mois sans mettre les pieds dans son atelier.

Malgré tous les attentats commis par lui sur les grands maîtres, il avait un aspect assez misérable et des vêtements passablement délabrés. Mais voilà qu'un beau jour je le rencontre marchant d'un pas leste sous les arcades de l'Odéon, en habit noir tout neuf, en bottes entières et en cravate blanche; je crois même, tant la fortune l'avait changé, qu'il avait les mains propres ce jour-là. «Ah! mon Dieu! m'écriai-je, tout ébloui en l'apercevant, auriez-vous eu le malheur de perdre un oncle d'Amérique, ou de devenir collaborateur de quelqu'un dans un nouvel opéra de Weber, que je vous vois si pimpant, si rutilant, si ébouriffant? – Moi! répondit-il, collaborateur? ah bien oui! je n'ai pas besoin de collaborer; j'élabore tout seul la musique de Weber, et bien je m'en trouve. Cela vous intrigue; sachez donc que j'ai réalisé mon idée, et que je ne me trompais pas quand je vous assurais qu'elle valait gros, très-gros, extraordinairement gros. C'est Schlesinger, l'éditeur de Berlin, qui possède en Allemagne la musique du Freyschutz; il a eu la bêtise de l'acheter: quel niais! Il est vrai qu'il ne l'a pas payée cher. Or, tant que Schlesinger n'avait pas publié cette musique baroque, elle ne pouvait, ici en France, appartenir qu'à l'auteur de Robin des bois, à cause des paroles et des perfectionnements dont il l'a ornée, et je me trouvais dans l'impossibilité d'en rien faire. Mais aussitôt après sa publication à Berlin, elle est devenue propriété publique chez nous, aucun éditeur français n'ayant voulu, comme bien vous le pensez, payer une part de sa propriété à l'éditeur prussien pour une composition pareille. J'ai pu aussitôt me moquer des droits de l'auteur français et publier sans paroles mon morceau, d'après mon idée. Il s'agit de la prière en la bémol d'Agathe au troisième acte de Robin des bois. Vous savez qu'elle est à trois temps, d'un mouvement endormant, et accompagnée avec des parties de cor syncopées très-difficiles et bêtes comme tout. Je m'étais dit qu'en mettant le chant dans la mesure à six-huit, en indiquant le mouvement allegretto, et en l'accompagnant d'une manière intelligible, c'est-à-dire avec le rhythme propre à cette mesure (une noire suivie d'une croche, le rhythme des tambours dans le pas accéléré), cela ferait une jolie chose qui aurait du succès. J'ai donc écrit ainsi mon morceau pour flûte et guitare, et je l'ai publié, tout en lui laissant le nom de Weber. Et cela a si bien pris, que je vends, non par centaines, mais par milliers, et que chaque jour la vente en augmente. Il me rapportera à lui seul plus que l'opéra entier n'a rapporté à ce nigaud de Weber, et même à M. Castil-Blaze, qui pourtant est un homme bien adroit. Voilà ce que c'est que d'avoir des idées! – Que dites-vous de cela, messieurs? Je suis presque sûr que vous allez me prendre pour un historien, et ne pas me croire. Et c'est un fait parfaitement vrai, pourtant. Et j'ai longtemps conservé un exemplaire de la prière de Weber ainsi transfigurée par l'idée et pour la fortune de M. Marescot, éditeur de musique français, professeur de flûte et de guitare, établi rue Saint-Jacques, au coin de la rue des Mathurins, à Paris.»

L'opéra est fini; les musiciens s'éloignent en regardant Corsino d'un air d'incrédulité narquoise. Quelques-uns même laissent échapper cette vulgaire expression: Blagueur!..

Mais je garantis l'authenticité de son récit. J'ai connu Marescot. Il en a fait bien d'autres!..




CINQUIÈME SOIRÉE





L'S DE ROBERT LE DIABLE, nouvelle grammaticale


On joue un opéra français moderne très-plat.

Personne ne songe à sa partie dans l'orchestre; tout le monde parle à l'exception d'un premier violon, des trombones et de la grosse caisse. En m'apercevant, le contre-bassiste Dimsky m'interpelle: «Eh! bon Dieu, que vous est-il donc arrivé, cher monsieur? Nous ne vous voyons pas depuis près de huit jours. Vous avez l'air triste. J'espère que vous n'avez pas éprouvé de vexation comme celle de notre ami Kleiner. – Non, Dieu merci; je n'ai point à regretter de perte dans ma famille; mais j'étais, comme disent les catholiques, en retraite. En pareil cas, les personnes pieuses, pour se préparer sans distraction à l'accomplissement de quelque grave devoir religieux, se retirent dans un couvent ou dans un séminaire, et là, pendant un temps plus ou moins long, elles jeûnent, prient, et se livrent à de saintes méditations. Or, il faut vous avouer que j'ai l'habitude de faire tous les ans une retraite poétique. Je m'enferme alors chez moi: je lis Shakspeare ou Virgile; quelquefois l'un et l'autre. Cela me rend un peu malade d'abord; puis je dors des vingt heures de suite; après quoi je me rétablis, et il ne me reste qu'une insurmontable tristesse, dont vous voyez le reste, et que vos gais propos ne tarderont pas à dissiper. Qu'a-t-on joué, chanté, dit et narré en mon absence? Mettez-moi au courant. – On a joué Robert le Diable, I Puritani; on n'a pas du tout chanté; et nous n'avons eu à l'orchestre que des discussions. La dernière s'est élevée à propos d'un passage de la scène du jeu dans l'opéra de Meyerbeer. Corsino soutient que les chevaliers siciliens sont tous d'accord pour dévaliser Robert. Moi je prétends que l'intention de l'auteur du livret n'a pu être de leur donner un si honteux caractère, et que leur aparté:


Nous le tenons! nous le tenons!

est une licence du traducteur. Nous vous attendions pour savoir quelles sont les paroles françaises chantées par le chœur dans le texte originel. – Ce sont les mêmes; votre traducteur n'a point d'infidélité à se reprocher. – Ah! j'en étais sûr, reprend Corsino, j'ai gagné mon pari. – Oui; et ceci est encore un des bonheurs de M. Meyerbeer, le plus heureux des compositeurs de cette vallée de larmes. Car, il faut bien le reconnaître, il en est de ce qu'on est convenu d'appeler les jeux du théâtre comme des jeux de hasard; les plus savantes combinaisons ne servent à rien pour y réussir; on y gagne parce qu'on n'y perd pas, on y perd parce qu'on n'y gagne pas. Ces deux raisons sont les seules qu'on puisse donner de la perte ou du gain, du succès ou du revers. La chance, le bonheur, la veine, la fortune! mots dont on se sert pour désigner la cause inconnue et qu'on ne connaîtra jamais. Mais cette chance, cette veine, cette Fortune ou non propice (ainsi que Bertram a la naïveté de l'appeler dans Robert le Diable) semble néanmoins s'attacher à certains joueurs, à certains auteurs, avec un acharnement incroyable. Tel compositeur, par exemple, a piqué sa carte pendant dix ans, a compté toutes les séries de rouges et de noires, a résisté prudemment à toutes les agaceries des chances ordinaires, à toutes les tentations qu'elles lui faisaient éprouver; puis, quand un beau jour il est arrivé à voir sortir la noire trente fois de suite, il se dit: «Ma fortune est faite; tous les opéras donnés depuis longtemps sont tombés; le public a besoin d'un succès, ma partition est précisément écrite dans le style opposé au style de mes devanciers; je la place sur la rouge.» La roue tourne, la noire sort une trente et unième fois, et l'ouvrage tombe à plat. Et ces choses-là arrivent même à des gens dont la profession est d'écrire des vulgarités; profession lucrative, on le sait, et que le succès favorise ordinairement en tous pays. Tandis que l'on voit, tels sont les caprices extravagants de l'aveugle déesse, de beaux ouvrages, des chefs-d'œuvre, des conceptions grandioses, neuves et hardies, réussir avec éclat et sans efforts.

Ainsi, nous avons vu à l'Opéra de Paris, depuis dix ans, un assez bon nombre d'ouvrages médiocres, n'obtenant qu'un médiocre succès; nous en avons entendu d'autres entièrement nuls, dont le succès a été également nul, et le Prophète, qui piquait sa carte auprès du tapis vert depuis douze, treize ou quatorze ans tout au moins, le Prophète, qui ne trouvait jamais que la série des opéras tombés fût assez considérable, étant enfin arrivé à marquer sa trente et unième noire, a fait exactement le même calcul que le pauvre diable dont je parlais tout à l'heure, il est allé se camper sur la rouge… et la rouge est sortie. C'est que l'auteur de ce Prophète a non-seulement le bonheur d'avoir du talent, mais aussi le talent d'avoir du bonheur. Il réussit dans les petites choses comme dans les grandes, dans ses inspirations et dans ses combinaisons savantes, comme dans ses distractions. Exemple, celle qu'il eut en composant Robert le Diable. M. Meyerbeer écrivant le premier acte de sa partition célèbre, et arrivé à la scène où Robert joue aux dés avec les jeunes seigneurs siciliens, n'aperçut pas un s, mal formé sans doute, dans le manuscrit de M. Scribe, auteur des paroles. Il en résulta qu'au moment où le joueur, exaspéré de ses pertes précédentes, met pour enjeux et ses chevaux et ses armures, le compositeur lut dans la réponse des partenaires de Robert: Nous le tenons! au lieu de Nous les tenons! et donna en conséquence à la phrase qu'il mit dans la bouche des Siciliens un accent mystérieux et railleur, convenable seulement à des fripons qui se réjouissent du bon coup qu'ils vont faire en plumant une dupe. Lorsque plus tard M. Scribe, assistant aux premières répétitions de mise en scène, entendit le chœur chanter à voix basse et en accentuant chaque syllabe, ce bouffon contre-sens: Nous-le-te-nons, nous-le-te-nons, au lieu de la vive exclamation de joueurs hardis, répondant: «Nous les tenons!» à la proposition que Robert leur fait de ses chevaux et de ses armures pour enjeux; «Qu'est ceci? s'écria-t-il (dit-on), mes seigneurs tiennent l'enjeu, mais ils ne tiennent pas Robert, les dés ne sont pas pipés, mes chevaliers ne sont pas des chevaliers d'industrie. Il faut corriger… cette… mais… voyons un peu… Eh bien!.. ma foi… non… laissons l'erreur, elle ajoute à l'effet dramatique. Oui, Nous le tenons, l'idée est drôle, excellente, et le parterre s'attendrira, et les bonnes âmes seront touchées, et l'on dira: Oh! ce pauvre Robert! oh! les coupeurs de bourses! les misérables! ils s'entendent comme larrons en foire, ils vont le dépouiller!» Et l's ne fut pas remis, le contre-sens eut un succès fou, et les seigneurs siciliens demeurèrent atteints et convaincus de friponnerie; et les voilà déshonorés dans toute l'Europe parce que M. Meyerbeer a la vue basse.

Autre preuve qu'il n'y a qu'heur et malheur en ce qui se rattache de près ou de loin au théâtre.

Le plus merveilleux de l'affaire est que M. Scribe, jaloux comme un tigre quand il s'agit de l'invention de quelque bonne farce à faire au public, n'a pas voulu laisser à son collaborateur le mérite de cette trouvaille, qu'il a bel et bien effacé l's de son manuscrit et qu'on lit dans le livret imprimé de Robert le Diable, le Nous le tenons! si cher au public, au lieu du: Nous les tenons! plus cher au bon sens.......................................




SIXIÈME SOIRÉE



ÉTUDE ASTRONOMIQUE, révolution du ténor autour du public. – VEXATION de Kleiner le jeune.

On joue un opéra allemand moderne très-plat.

Conversation générale. «Dieu de Dieu! s'écrie Kleiner le jeune, en entrant à l'orchestre; comment tenir à de telles vexations! Ce n'est pas assez d'avoir un semblable ouvrage à endurer, il faut encore qu'il soit chanté par cet infernal ténor! Quelle voix! quel style! quel musicien et quelles prétentions! – Tais-toi, misanthrope! réplique Dervinck, le premier hautbois, tu finiras par devenir aussi sauvage que ton frère dont tu as tous les goûts, toutes les idées. Ne sais-tu donc pas que le ténor est un être à part, qui a le droit de vie et de mort sur les œuvres qu'il chante, sur les compositeurs, et, par conséquent, sur les pauvres diables de musiciens tels que nous? Ce n'est pas un habitant du monde, c'est un monde lui-même. Bien plus, les dilettanti vont jusqu'à le diviniser, et il se prend si bien pour un Dieu, qu'il parle à tout instant de ses créations. Et tiens, vois dans cette brochure qui m'arrive de Paris, comment ce monde lumineux fait sa révolution autour du public. Toi qui étudies toujours le Cosmos de Humboldt, tu comprendras ce phénomène. – Lis-nous cela, petit Kleiner, disent la plupart des musiciens, si tu lis bien, nous te ferons apporter une bavaroise au lait. – Sérieusement? – Sérieusement. – Je le veux bien.




REVOLUTION DU TÉNOR





AUTOUR DU PUBLIC

AVANT L'AURORE


Le ténor obscur est entre les mains d'un professeur habile, plein de science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d'abord un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large et pure, l'initie aux beautés des chefs-d'œuvre de l'art, et le façonne enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance d'émotion dont il est doué, le ténor aspire au trône; il veut, malgré son maître, débuter et régner: sa voix, cependant, n'est pas encore formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes; il débute, il est sifflé. Indigné de cet outrage, le ténor rompt à l'amiable son engagement, et, le cœur plein de mépris pour ses compatriotes, part au plus vite pour l'Italie.

Il trouve, pour y débuter, de terribles obstacles, qu'il renverse à la fin; on l'accueille assez bien. Se voix se transforme, devient pleine, forte, mordante, propre à l'expression des passions vives autant qu'à celle des sentiments les plus doux; le timbre de cette voix gagne peu à peu en pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse; et ces qualités constituent enfin un talent dont l'influence est irrésistible. Le succès vient. Les directeurs italiens, qui entendent les affaires, vendent, rachètent, revendent le pauvre ténor, dont les modestes appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enrichisse deux ou trois théâtres par an. On l'exploite, on le pressure de mille façons, et tant et tant, qu'à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui pardonne, avoue même qu'elle a eu raison d'être sévère pour ses premiers débuts. Il sait que le directeur de l'Opéra de Paris a l'œil sur lui. On lui fait de sa part des propositions qui sont acceptées; il repasse les Alpes.




LEVER HÉLIAQUE


Le ténor débute de nouveau, mais à l'Opéra cette fois, et devant un public prévenu en sa faveur par ses triomphes d'Italie.

Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première mélodie; dès ce moment son succès est décidé. Ce n'est pourtant que le prélude des émotions qu'il doit exciter avant la fin de la soirée. On a admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe d'une douceur enchanteresse; restent à connaître les accents dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où l'audacieux artiste lance à voix de poitrine, en accentuant chaque syllabe, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibration, une expression de douleur déchirante et une beauté de sons dont rien jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la salle, toutes les respirations sont suspendues, l'étonnement et l'admiration se confondent dans un sentiment presque semblable «la crainte;» et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période inouïe; mais quand elle s'est terminée triomphante, on juge des transports de l'auditoire…

Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient revoir la chaumière de son père; son cœur, d'ailleurs rempli d'un amour sans espoir, tous ses sens agités par les scènes de sang et de carnage que la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le poids du plus désolant contraste. Son père est mort; la chaumière est déserte; tout est calme et silencieux; c'est la paix, c'est la tombe. Et le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de répandre les pleurs de la piété filiale, ce cœur auprès duquel seul le sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini l'en sépare… Elle ne sera jamais à lui… La situation est poignante et dignement rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s'élève à une hauteur à laquelle on ne l'eût jamais cru capable d'atteindre; il est sublime. Alors, de deux mille poitrines haletantes s'élance une de ces acclamations que l'artiste entend deux ou trois fois dans sa vie, et qui suffisent à payer de longs et rudes travaux.

Puis les bouquets, les couronnes, les rappels; et le surlendemain, la presse débordant d'enthousiasme et lançant le nom du radieux ténor aux échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré.

C'est alors, si j'étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que fit don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre possession de son gouvernement de Barataria:

«Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez célèbre; vous aurez de forts applaudissements et d'interminables appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de vous comme d'un protégé ou d'un ami intime. On vous dédiera des livres en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner cent francs à votre portier le jour de l'an. On vous dispensera du service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps, pendant lesquels les villes de province s'arracheront vos représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets. Vous chanterez aux soirées du préfet, et la femme du maire vous enverra des abricots. Vous êtes sur le seuil de l'Olympe, enfin; car si les Italiens appellent les cantatrices dive (déesses), il est bien évident que les grands chanteurs sont des dieux. Eh bien! puisque vous voilà passé dieu, soyez bon diable malgré tout; ne méprisez pas trop les gens qui vous donneront de sages avis.

»Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s'altère ou se brise en un instant, souvent sans cause connue; qu'un accident pareil suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le réduire à l'état d'homme, et à moins encore quelquefois.

»Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs.

»Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue, à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d'un petit signe d'amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les passants s'indigneraient comme d'une suprême impertinence. N'oubliez pas que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand le souvenir de votre ut de poitrine aura disparu à tout jamais.

»Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'allez pas vous y engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre retour, pour un auteur classique, et nous dire d'un air impartial que Beethoven avait aussi du talent; car il n'y a pas de dieu qui échappe au ridicule.

»Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d'y rien changer à la représentation, sans l'assentiment de l'auteur. Car sachez qu'une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une mélodie et en dénaturer l'expression. D'ailleurs, c'est un droit qui ne saurait en aucun cas être le vôtre. Modifier la musique qu'on chante ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l'écrivit qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre un indigne abus de confiance. Les gens qui empruntent sans prévenir sont appelés voleurs, les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins.

»Si d'aventure, il arrive un émule dont la voix ait plus de mordant et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer, même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant de l'Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale: Mon théâtre, mes chœurs, mon orchestre. Les provinciaux n'aiment pas plus que les Parisiens qu'on les prenne pour des niais; ils savent fort bien que vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre n'est pas à vous, et ils trouveraient la fatuité de votre langage d'un grotesque parfait.

»Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction; va gouverner Barataria; c'est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu'il y ait en terre ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé; encourage l'instruction publique; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de sorciers maudits, des gens qui savent lire: ne t'abuse pas sur les louanges de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table; oublie tes damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un discours important à prononcer; ne manque jamais à ta parole; que ceux qui te confieront leurs intérêts puissent être assurés que tu ne les trahiras pas; et que ta voix soit juste pour tout le monde!»




LE TÉNOR AU ZÉNITH


Il a cent mille francs d'appointements et un mois de congé. Après son premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le ténor en essaye quelques autres avec des fortunes diverses. Il en accepte même de nouveaux qu'il abandonne après trois ou quatre représentations s'il n'y excelle pas autant que dans les rôles anciens. Il peut briser ainsi la carrière d'un compositeur, anéantir un chef-d'œuvre, ruiner un éditeur et faire un tort énorme au théâtre. Ces considérations n'existent pas pour lui. Il ne voit dans l'art que de l'or et des couronnes; et le moyen le plus propre à les obtenir promptement est pour lui le seul qu'il faille employer.

Il a remarqué que certaines formules mélodiques, certaines vocalisations, certains ornements, certains éclats de voix, certaines terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété d'exciter instantanément des applaudissements tels quels, cette raison lui semble plus que suffisante pour en désirer l'emploi, pour l'exiger même dans ses rôles, en dépit de tout respect pour l'expression, l'originalité, la dignité du style, et pour se montrer hostile aux productions d'une nature plus indépendante et plus élevée. Il connaît l'effet des vieux moyens qu'il emploie habituellement. Il ignore celui des moyens nouveaux qu'on lui propose, et, ne se considérant point comme un interprète désintéressé dans la question, dans le doute, il s'abstient autant qu'il est en lui. Déjà la faiblesse de quelques compositeurs, en donnant satisfaction à ses exigences, lui fait rêver l'introduction, dans nos théâtres, des mœurs musicales de l'Italie. Vainement on lui dit:

«Le maître, c'est le Maître; ce nom n'a pas injustement été donné au compositeur; c'est sa pensée qui doit agir entière et libre sur l'auditeur, par l'intermédiaire du chanteur; c'est lui qui dispense la lumière et projette les ombres; c'est lui qui est le roi et répond de ses actes; il propose et dispose; ses ministres ne doivent avoir d'autre but, ambitionner d'autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans, et, en se plaçant exactement à son point de vue, d'en assurer la réalisation.»

(Ici tout l'auditoire du lecteur s'écrie: «Bravo»! et s'oublie jusqu'à applaudir. Le ténor du théâtre, qui, en ce moment, criait plus faux que de coutume, prend ces applaudissements pour lui, et jette un regard satisfait sur l'orchestre…) Le lecteur continue:

Le ténor n'écoute rien; il lui faut des vociférations en style de tambour-major, traînant depuis dix ans sur les théâtres ultramontains, des thèmes communs entrecoupés de repos, pendant lesquels il peut s'écouter applaudir, s'essuyer le front, rajuster ses cheveux, tousser, avaler une pastille de sucre d'orge. Ou bien, il exige de folles vocalises, mêlées d'accents de menace, de fureur, de tendresse, diaprées de notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri, de cris de pintade, de fusées, d'arpéges, de trilles. Quels que soient le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se permet de presser ou de ralentir le mouvement, d'ajouter des gammes dans tous les sens, des broderies de toutes les espèces, des ah! des oh! qui donnent à la phrase un sens grotesque; il s'arrête sur les syllabes brèves, court sur les longues, détruit les élisions, met des h aspirées où il n'y en a pas, respire au milieu d'un mot. Rien ne le choque plus; tout va bien, pourvu que cela favorise l'émission d'une de ses notes favorites. Une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si belle compagnie? L'orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu'il veut; le ténor domine, écrase tout; il parcourt le théâtre d'un air triomphant; son panache étincelle de joie sur sa tête superbe; c'est un roi, c'est un héros, c'est un demi-dieu, c'est un dieu! Seulement, on ne peut découvrir s'il pleure ou s'il rit, s'il est amoureux ou furieux; il n'y a plus de mélodie, plus d'expression, plus de sens commun, plus de drame, plus de musique; il y a émission de voix, et c'est là l'important; voilà la grande affaire; il va au théâtre courre le public, comme on va au bois courre le cerf. Allons donc! ferme! donnons de la voix! Tayaut! tayaut! faisons curée de l'art.

Bientôt l'exemple de cette fortune vocale rend l'exploitation du théâtre impossible; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités chantantes des espérances et des ambitions folles. «Le premier ténor a cent mille francs, pourquoi, dit le second, n'en aurais-je pas quatre-vingt mille? – Et moi, cinquante mille?» réplique le troisième.

Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire l'orchestre et les chœurs, en donnant aux artistes qui les composent des appointements de portiers; peines perdues, sacrifices inutiles; et un jour que, voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaye de comparer l'énormité du salaire avec la tâche du chanteur, il arrive en frémissant à ce curieux résultat:

Le premier ténor, aux appointements de 100,000 francs, jouant à peu près sept fois par mois, figure en conséquence dans quatre-vingt-quatre représentations par an, et touche un peu plus de 1,100 francs par soirée. Maintenant, en supposant un rôle composé de onze cents notes ou syllabes, ce sera 1 fr. par syllabe.

Ainsi, dans Guillaume Tell:


Ma (1 fr.) présence (3 fr.) pour vous est peut-être un outrage (9 fr.)


Mathilde (3 fr.), mes pas indiscrets (cent sous)


Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage (13 fr.)!

Total, 34 francs. – Vous parlez d'or, monseigneur!

Étant donnée une prima donna aux misérables appointements de 40,000 francs, la réponse de Mathilde revient nécessairement à meilleur compte (style du commerce), chacune de ses syllabes n'allant que dans les prix de huit sous; mais c'est encore assez joli.


On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l'on partage (2 fr.)


Arnold (16 s.), je (8 s.) vous attendais (32 s.)

Total, 8 francs.

Puis il paye, il paye encore, il paye toujours; il paye tant, qu'un beau jour il ne paye plus, et se voit forcé de fermer son théâtre. Comme ses confrères ne sont pas dans une situation beaucoup plus florissante, quelques-uns des immortels doivent alors se résigner à donner des leçons de solfége (ceux qui le savent), ou à chanter sur des places publiques avec une guitare, quatre bouts de chandelle et un tapis vert.




LE SOLEIL SE COUCHE


CIEL ORAGEUX

Le ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit décapiter toutes les phrases et ne chanter que dans le médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et impose une insupportable monotonie pour condition d'existence aux nouvelles. Il désole ses admirateurs.

Les compositeurs, les poëtes, les peintres, qui ont perdu le sentiment du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n'ont plus même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts. Pourtant ils croient toujours vivre, une heureuse illusion les soutient, ils prennent l'épuisement pour de la fatigue, l'impuissance pour de la modération. Mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abuser sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une voix merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les nuances de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite pureté! Ah! je me suis senti quelquefois ému d'une profonde pitié pour ces pauvres chanteurs, et plein d'une grande indulgence pour les caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns d'entre eux. Ils ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à peine si le nom des plus célèbres surnage; et encore, c'est à l'illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent infidèles, qu'ils doivent, ceux-là, d'être sauvés de l'oubli. Nous connaissons Cafforiello, parce qu'il chanta à Naples dans le Tito de Gluck; le souvenir de mesdames Saint-Huberti et Branchu s'est conservé en France, parce qu'elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale, d'Iphigénie en Tauride, etc. Qui de nous eût entendu parler de la diva Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Hasse qui l'épousa? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur Olympe aussi brillant que possible, d'imposer aux héros de l'art de longues et rudes épreuves, et de ne pouvoir être apaisés que par des sacrifices d'idées.

Il est si cruel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la fortune descendre incessamment à l'horizon. Quelle douloureuse fête que celle d'une dernière représentation! comme le grand artiste doit avoir le cœur navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce théâtre, dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain absolu! En s'habillant dans sa loge, il se dit: «Je n'y rentrerai plus; ce casque, ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets parfumés des belles enthousiastes.» On frappe, c'est l'avertisseur qui vient lui annoncer le commencement de la pièce. «Eh bien, mon pauvre garçon, te voilà donc pour toujours à l'abri de ma mauvaise humeur! Plus d'injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire: «Monsieur, l'ouverture commence? Monsieur, la toile est levée! Monsieur, la première scène est finie! Monsieur, voilà votre entrée! Monsieur, on vous attend!» Hélas! non; c'est moi qui te dirai maintenant: «Santiquet, efface mon nom qui est encore sur cette porte; Santiquet, va porter ces fleurs à Fanny; vas-y tout de suite, elle n'en voudrait plus demain; Santiquet, bois ce verre de vin de Madère et emporte la bouteille; tu n'auras plus besoin de faire la chasse aux enfants de chœur pour la défendre; Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini.»

Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes pensées; il rencontre le second ténor, son ennemi intime, sa doublure, qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans.

– Eh bien, mon vieux, lui dit le demi-dieu d'une voix dolente, tu vas donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend ce soir! C'est une belle soirée!

– Oui, pour toi, répond le chef d'emploi d'un air sombre.

Et, lui tournant le dos:

– Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse à qui il permettait de l'adorer, donne-moi ma bonbonnière?

– Oh! ma bonbonnière est vide; répond la folâtre en pirouettant, j'ai donné tout à Victor.

Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage: il faut sourire, il faut chanter. Le ténor paraît en scène; il joue pour la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu'il a créé; il jette un dernier coup d'œil sur ces décors qui réfléchirent sa gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de ses élans de passion, sur le lac aux bords duquel il attendit Mathilde, sur ce Grutly, d'où il cria: Liberté! sur ce pâle soleil que depuis tant d'années il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait pleurer, pleurer à sanglots; mais la réplique est donnée, il ne faut pas que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d'autre émotion que celle du rôle: le public est là, des milliers de mains sont disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu; et, si elles restaient immobiles, oh! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu viens de sentir et d'étouffer, ne sont rien auprès de l'affreux déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance; le public, autrefois ton esclave, aujourd'hui ton maître, ton empereur! Allons, incline-toi, il t'applaudit… Moriturus salutat.

Et il chante, et, par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve juvéniles, il excite des transports jusqu'alors inconnus; on couvre la scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille sensations contraires, il se retire à pas lents; on veut le voir encore; on l'appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui, dans cette dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière joie, c'est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en s'éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand artiste, météore brillant au terme de ta course, viens entendre l'expression suprême de nos affections admiratives et de notre reconnaissance pour les jouissances que nous t'avons dues si longtemps; viens et savoure-les, et sois heureux et fier; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous l'aurons oubliée demain. Il s'avance haletant, le cœur gonflé de larmes; une vaste acclamation éclate à son aspect; le peuple bat des mains, l'appelle des noms les plus beaux et les plus chers; César le couronne. Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et lourd couteau des supplices; un abîme sépare le triomphateur de son char de triomphe, abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est consommé! le dieu n'est plus!


Nuit profonde


Nuit éternelle

– Convenons que voilà un portrait peu flatté, mais prodigieusement ressemblant, du dieu-chanteur! s'écrie Corsino. La brochure est-elle signée? – Non. – L'auteur ne peut être qu'un musicien; il est amer, mais vrai; et encore on voit qu'il contient sa colère.

«Tenons notre promesse maintenant. Le petit Kleiner s'est bien acquitté de sa tâche; il doit être enroué. – Oui, et je suis en outre altéré et gelé. – Carlo! – Monsieur? – Va chercher pour M. Kleiner une bavaroise au lait bien chaude. – J'y cours, monsieur.» (Le garçon d'orchestre sort.) Dimsky prenant la parole: «Il faut rendre justice aux instrumentistes; malgré quelques exceptions que l'on pourrait citer, ils sont bien plus fidèles que les chanteurs, bien plus respectueux pour les maîtres, bien mieux dans leur rôle, et par conséquent bien plus près de la vérité. Que dirait-on si, dans un quatuor de Beethoven, par exemple, le premier violon s'avisait de désarticuler ainsi ses phrases, d'en changer la disposition rhythmique et l'accentuation? On dirait que le quatuor est impossible ou absurde, et on aurait raison.

«Pourtant ce premier violon est quelquefois joué par des virtuoses d'une réputation et d'un talent immenses, qui doivent se croire, en musique, des hommes souverainement intelligents, qui le sont en effet beaucoup plus que tous les dieux du chant; et c'est justement pour cela qu'ils se gardent de ce travers.»

(Le garçon d'orchestre revenant): «Messieurs, il est trop tard, il n'y a plus de bavaroises au lait!» (Rire général.) Kleiner cassant sur son pupitre l'archet de son violoncelle: «Décidément, c'est une vexation spéciale prédestinée à ma famille! Et voilà un excellent archet brisé! Allons!.. je boirai de l'eau… N'y pensons plus!»

La toile tombe.

On ne rappelle pas le ténor; on applaudit à peine son dernier cri. Scène de rage et de désespoir au post-scenium. Le demi-dieu s'arrache les cheveux. Les musiciens en passant près de lui haussent les épaules, et s'éloignent.




SEPTIÈME SOIRÉE





ÉTUDE HISTORIQUE ET PHILOSOPHIQUE



De viris illustribus urbis Romæ


UNE ROMAINE. Vocabulaire de la langue des Romains

On joue un opéra italien moderne très-plat.

Un habitué des stalles du parquet, qui, les soirs précédents, a paru s'intéresser beaucoup aux lectures et aux récits des musiciens, se penche dans l'orchestre, et, s'adressant à moi: «Monsieur, vous habitez ordinairement Paris, n'est-ce pas? – Oui, monsieur, je l'habite même extraordinairement et souvent plus que je ne voudrais. – En ce cas, vous devez être familiarisé avec la langue singulière qu'on y parle et dont vos journaux se servent, eux aussi, quelquefois. Expliquez-moi donc, s'il vous plaît, ce qu'ils veulent dire, quand, en rendant compte de certains incidents assez fréquents, à ce qu'il paraît, dans les représentations dramatiques, ils parlent des Romains. – Oui, disent à la fois plusieurs musiciens, qu'entend-on en France par ce mot? – Ce n'est pas moins qu'un cours d'histoire romaine, messieurs, que vous me demandez. – Pourquoi pas? – Je crains de n'avoir pas le talent d'être bref. – Qu'à cela ne tienne! l'opéra est en quatre actes, et nous sommes à vous jusqu'à onze heures.»

Alors, pour vous mettre tout de suite en rapport avec les grands hommes de cette histoire, je ne remonterai pas jusqu'aux fils de Mars, ni à Numa Pompilius; je sauterai à pieds joints par-dessus les rois, les dictateurs et les consuls; et pourtant je dois intituler le premier chapitre de mon histoire:




DE VIRIS ILLUSTRIBUS URBIS ROMÆ


Néron – (vous voyez que je passe sans transition à l'époque des empereurs), Néron ayant institué une corporation d'hommes chargés de l'applaudir quand il chantait en public, on donne aujourd'hui en France le nom de Romains aux applaudisseurs de profession, vulgairement appelés claqueurs, aux jeteurs de bouquets et généralement à tous les entrepreneurs de succès et d'enthousiasme. Il y en a de plusieurs espèces:

La mère qui fait si courageusement remarquer à chacun l'esprit et la beauté de sa fille, médiocrement belle et fort sotte; cette mère qui, malgré son extrême tendresse pour cette enfant, se résoudra néanmoins le plus tôt possible à une séparation cruelle en la remettant aux bras d'un époux, est une Romaine.

L'auteur qui, dans la prévision du besoin qu'il aura l'an prochain des éloges d'un critique qu'il déteste, s'acharne à chanter partout les louanges de ce même critique, est un Romain.

Le critique assez peu Spartiate pour se laisser prendre à ce piége grossier, devient à son tour un Romain.

Le mari de la cantatrice qui… – C'est compris. – Mais les Romains vulgaires, la foule, le peuple romain enfin, se compose surtout de ces hommes que Néron enrégimenta le premier. Ils vont le soir dans les théâtres, et même ailleurs aussi, applaudir, sous la direction d'un chef et de ses lieutenants, les artistes et les œuvres que ce chef s'est engagé à soutenir.

Il y a bien des manières d'applaudir.

La première, ainsi que vous le savez tous, consiste à faire le plus de bruit possible en frappant les deux mains l'une contre l'autre. Et dans cette première manière, il y a encore des variétés, des nuances: le bout de la main droite frappant dans le creux de la gauche, produit un son aigu et retentissant que préfèrent la plupart des artistes; les deux mains appliquées l'une contre l'autre sont, au contraire, d'une sonorité sourde et vulgaire; il n'y a que des élèves claqueurs de première année, ou des garçons barbiers, qui applaudissent ainsi.

Le claqueur ganté, habillé en dandy, avance ses bras avec affectation hors de sa loge, et applaudit lentement presque sans bruit, et pour les yeux seulement; il dit ainsi à toute la salle: «Voyez! Je daigne applaudir.»

Le claqueur enthousiasmé (car il y en a) applaudit, vite, fort et longtemps: sa tête, pendant l'applaudissement, se tourne à droite et à gauche; puis ces démonstrations ne lui suffisant plus, il trépigne, il crie: «Bravô! bravô» (remarquez bien l'accent circonflexe de l'o) ou: «Bravà!» (celui-là est le savant, il a fréquenté les Italiens, il sait distinguer le féminin du masculin,) et redouble de clameurs au fur et à mesure que le nuage de poussière que ses trépignements soulèvent augmente d'épaisseur.

Le claqueur déguisé en vieux rentier ou en colonel en retraite, frappe le plancher du bout de sa canne d'un air paterne et avec modération.

Le claqueur violoniste, car nous avons beaucoup d'artistes dans les orchestres de Paris, qui, pour faire leur cour, soit au directeur de leur théâtre, soit à leur chef d'orchestre, soit à une cantatrice aimée et puissante, s'enrégimentent momentanément dans l'armée romaine; le claqueur violoniste, dis-je, frappe avec le bois de son archet sur le corps de son violon. Cet applaudissement, plus rare que les autres, est, en conséquence, plus recherché. Malheureusement, de cruels désillusionnements ont appris aux dieux et aux déesses qu'il ne leur était guère possible de savoir quand l'applaudissement des violonistes est ironique ou sérieux. De là le sourire inquiet des divinités en recevant cet hommage.

Le timbalier applaudit en frappant sur ses timbales; ce qui ne lui arrive pas une fois en quinze ans.

Les dames romaines applaudissent quelquefois de leurs mains gantées, mais leur influence n'a tout son effet que lorsqu'elles jettent leur bouquet aux pieds de l'artiste qu'elles soutiennent. Comme ce genre d'applaudissement est assez dispendieux, c'est ordinairement le plus proche parent, le plus intime ami de l'artiste, ou l'artiste lui-même, qui en fait les frais. On donne tant aux jeteuses de fleurs pour les fleurs, et tant pour leur enthousiasme; de plus, il faut payer un homme ou un enfant agile pour, après la première averse de fleurs, courir au théâtre les reprendre et les rapporter aux Romaines placées dans les loges d'avant-scène, qui les utilisent une seconde et souvent une troisième fois.

Nous avons encore la Romaine sensible, qui pleure, tombe en attaque de nerfs, s'évanouit. Espèce rare, presque introuvable, appartenant de très-près à la famille des girafes.

Mais, pour nous renfermer dans l'étude du peuple romain proprement dit, voici comment et à quelles conditions il travaille:

Un homme étant donné qui, soit par l'impulsion d'une vocation naturelle irrésistible, soit par de longues et sérieuses études, est parvenu à acquérir un vrai talent de Romain; il se présente au directeur d'un théâtre et lui tient à peu près ce langage: «Monsieur, vous êtes à la tête d'une entreprise dramatique dont je connais le fort et le faible; vous n'avez personne encore pour la direction des succès, confiez-la-moi; je vous offre 20,000 francs comptant et une rente de 10,000. – J'en veux 30,000 comptant, répond ordinairement le directeur. – Dix mille francs ne doivent pas nous empêcher de conclure; je vous les apporterai demain. – Vous avez ma parole: mais j'exige cent hommes pour les représentations ordinaires, et cinq cents au moins pour toutes les premières et pour les débuts importants. – Vous les aurez, et plus encore.» – «Comment! dit un musicien en m'interrompant, c'est le directeur qui est payé!.. j'avais toujours cru le contraire! – Oui, monsieur, ces charges-là s'achètent comme une charge d'agent de change, un cabinet de notaire, une étude d'avoué.

Une fois nanti de sa commission, le chef du bureau des succès, l'empereur des Romains, recrute aisément son armée parmi les garçons coiffeurs, les commis voyageurs, les conducteurs de cabriolet à pied[7 - Quand un conducteur de cabriolet a encouru le mécontentement de M. le préfet de police, celui-ci lui interdit pendant deux ou trois semaines de faire son métier de cocher, auquel cas, le malheureux qui ne gagne rien, ne va certes pas en voiture. Il est à pied. Il entre alors souvent dans l'infanterie romaine.], les pauvres étudiants, les choristes aspirants au surnumérariat, etc., etc., qui ont la passion du théâtre. Il choisit pour eux un lieu de rendez-vous, qui, d'ordinaire, est un café borgne ou un estaminet voisin du centre de leurs opérations. Là, il les compte, leur donne ses instructions et des billets de parterre ou de troisième galerie, que ces malheureux payent trente ou quarante sous, ou moins, selon le degré de l'échelle théâtrale qu'occupe leur établissement. Les lieutenants seuls ont toujours des billets gratuits. Aux grands jours, ils sont payés par le chef. Il arrive même, s'il s'agit de faire mousser à fond un ouvrage nouveau qui a coûté à la direction du théâtre beaucoup d'argent, que le chef, non-seulement ne trouve plus assez de Romains payants, mais qu'il manque de soldats dévoués prêts à livrer bataille pour l'amour de l'art. Il est alors obligé de payer le complément de sa troupe et de donner à chaque homme jusqu'à trois francs et un verre d'eau-de-vie.

Mais, dans ce cas, l'empereur, de son côté, ne reçoit pas uniquement des billets de parterre; ce sont des billets de banque qui tombent dans sa poche, et en nombre à peine croyable. Un des artistes qui figurent dans la pièce nouvelle, veut se faire soutenir d'une façon exceptionnelle; il propose quelques billets à l'empereur. Celui-ci prend son air le plus froid, et, tirant de sa poche une poignée de ces carrés de papier: «Vous voyez, dit-il, que je n'en manque pas. Ce qu'il me faut ce soir, ce sont des hommes, et, pour en avoir, je suis obligé de les payer.» – L'artiste comprend l'insinuation et glisse dans la main du César un chiffon de cinq cents francs. Le chef d'emploi de l'acteur qui s'est ainsi exécuté ne tarde pas à apprendre cette générosité; la crainte alors de n'être pas soigné en proportion de son mérite, vu les soins extraordinaires qui vont être donnés à son second, le porte à offrir à l'entrepreneur des succès un vrai billet de 1,000 francs et quelquefois davantage. Ainsi de suite, du haut en bas de tout le personnel dramatique. Vous comprenez maintenant pourquoi et comment le directeur du théâtre est payé par le directeur de la claque, et combien il est facile à celui-ci de s'enrichir.

Le premier grand Romain que j'ai connu à l'Opéra de Paris se nommait Auguste: le nom est heureux pour un César. J'ai vu peu de majestés plus imposantes que la sienne. Il était froid et digne, parlant peu, tout entier à ses méditations, à ses combinaisons et à ses calculs de haute stratégie. Il était bon prince néanmoins, et, habitué du parterre comme je l'étais alors, j'eus souvent à me louer de sa bienveillance. D'ailleurs, ma ferveur à applaudir spontanément Gluck et Spontini, madame Branchu et Dérivis, m'avait valu son estime particulière. Ayant fait exécuter à cette époque dans l'église de Saint-Roch ma première partition (une messe solennelle), les vieilles dévotes, la loueuse de chaises, le donneur d'eau bénite, les bedeaux et tous les badauds du quartier s'en montrèrent fort satisfaits, et j'eus la simplicité de croire à un succès. Mais, hélas! ce n'était qu'un quart de succès tout au plus; je ne fus pas longtemps à le découvrir. En me revoyant, deux jours après cette exécution: «Eh bien, me dit l'empereur Auguste, vous avez donc débuté à Saint-Roch avant-hier? pourquoi diable ne m'avez-vous pas prévenu de cela? nous y serions tous allés! – Ah! vous aimez à ce point la musique religieuse? – Eh non! quelle idée! mais nous vous aurions chauffé solidement. – Comment? on n'applaudit pas dans les églises. – On n'applaudit pas, non; mais on tousse, on se mouche, on remue les chaises, on frotte les pieds contre terre, on dit: «Hum! Hum!» on lève les yeux au ciel; le tremblement, quoi! nous vous eussions fait mousser un peu bien; un succès entier, comme pour un prédicateur à la mode.»

Deux ans plus tard, j'oubliai encore de l'avertir quand je donnai mon premier concert au Conservatoire. Néanmoins, Auguste y vint avec deux de ses aides de camp; et, le soir, quand je reparus au parterre de l'Opéra, il me tendit sa main puissante en me disant avec un accent paternel et convaincu (en français, bien entendu): «Tu Marcellus eris!»

(Ici Bacon pousse du coude son voisin et lui demande tout bas ce que ces trois mots signifient. «Je ne sais, répond celui-ci. – C'est dans Virgile, dit Corsino, qui a entendu la demande et la réponse. Cela signifie: «Tu seras Marcellus!» – Eh bien… qu'est-ce donc que d'être Marcellus? – Ne pas être une bête, tais-toi!)

Pourtant les maîtres ès claque n'aiment guère, en général, les bouillants amateurs tels que j'étais; ils professent une méfiance qui va jusqu'à l'antipathie pour ces aventuriers, condottieri, enfants perdus de l'enthousiasme, qui viennent à l'étourdie et sans répétitions, applaudir dans leurs rangs. Un jour de première représentation, où il devait y avoir, pour parler la langue romaine, un fameux tirage, c'est-à-dire une grande difficulté pour les soldats d'Auguste à vaincre le public, je m'étais placé par hasard sur un banc du parterre que l'empereur avait marqué sur la carte de ses opérations, comme devant lui appartenir exclusivement. J'étais là depuis une bonne demi-heure, subissant les regards hostiles de tous mes voisins, qui avaient l'air de se demander comment ils pourraient se débarrasser de moi, et je m'interrogeais avec un certain trouble, malgré la pureté de ma conscience, sur ce que je pouvais avoir fait à ces officiers, quand l'empereur Auguste, s'élançant au milieu de son état-major, vint me mettre au courant en me disant avec une certaine vivacité, mais sans violence toutefois (j'ai déjà dit qu'il me protégeait): «Mon cher monsieur, je suis obligé de vous déranger; vous ne pouvez pas rester là. – Pourquoi donc? – Eh non! c'est impossible; vous êtes au milieu de ma première ligne, et vous me coupez.» – Je me hâtai, on peut le croire, de laisser le champ libre à ce grand tacticien.

Un autre étranger, méconnaissant les nécessités de la position, eût résisté à l'empereur et compromis ainsi le succès de ses combinaisons. De là cette opinion parfaitement motivée par une longue série d'observations savantes, opinion ouvertement professée par Auguste et par toute son armée: Le public ne sert à rien dans un théâtre; non-seulement il ne sert à rien, mais il gâte tout. Tant qu'il y aura du public à l'Opéra, l'Opéra ne marchera pas. Les directeurs de ce temps-là le traitaient de fou, à l'énoncé de ces fières paroles. Grand Auguste! Il ne se doutait pas que, peu d'années après sa mort, une justice si éclatante serait rendue à ses doctrines! C'est le sort de tous les hommes de génie, d'être méconnus de leurs contemporains et exploités ensuite par leurs successeurs.

Non, jamais plus intelligent ni plus brave dispensateur de gloire ne trôna sous le lustre d'un théâtre.

En comparaison d'Auguste, celui qui règne maintenant à l'Opéra n'est qu'un Vespasien, un Claude. Il se nomme David. Aussi qui voudrait lui donner le titre d'empereur? personne. C'est tout au plus si ses flatteurs osent l'appeler roi, à cause de son nom seulement.

Le chef illustre et savant des Romains de l'Opéra-Comique s'appelle Albert; mais, comme pour son ancien homonyme, on dit en parlant de lui: Albert le Grand.

Il a, avant tous, mis en pratique l'audacieuse théorie d'Auguste, en excluant sans pitié le public des premières représentations. Ces jours-là, maintenant, si l'on en excepte les critiques, qui, pour la plupart, appartiennent encore d'une ou d'autre façon viris illustribus urbis Romæ, du haut jusques en bas la salle n'est remplie que de claqueurs.

C'est à Albert le Grand que l'on doit la coutume touchante de rappeler à la fin de chaque pièce nouvelle tous les acteurs. Le roi David l'a promptement imité en ceci; et, enhardi par le succès de ce premier perfectionnement, il y a joint celui de rappeler le ténor jusqu'à trois fois dans la soirée. Un dieu qui, dans une représentation d'apparat, ne serait rappelé comme un simple mortel qu'une fois à la fin de la pièce, ferait four. D'où il suit que, si, malgré tous ses efforts, David n'a pu arriver pour un ténor généreux qu'à ce mince résultat, ses rivaux du Théâtre-Français et de l'Opéra-Comique se moquent de lui le lendemain, et disent: «Hier, David a chauffé le four.» Je donnerai tout à l'heure l'explication de ces termes romains. Malheureusement, Albert le Grand, las du pouvoir sans doute, a cru devoir déposer son sceptre. En le remettant aux mains de son obscur successeur, il eût volontiers dit comme Sylla, dans la tragédie de M. de Jouy:

J'ai gouverné sans peur et j'abdique sans crainte,

si le vers eût été meilleur. Mais Albert est un homme d'esprit, il exècre la littérature médiocre; ce qui, à la rigueur, pourrait expliquer son empressement à quitter l'Opéra-Comique.

Un autre grand homme que je n'ai point connu, mais dont la célèbrité est immense dans Paris, gouvernait et gouverne encore, je crois, au Gymnase-Dramatique. Il se nomme Sauton. Il a fait progresser l'art dans une voie large et nouvelle. Il a établi par d'amicales relations l'égalité et la fraternité entre les Romains et les auteurs; système que David encore, ce plagiaire, s'est empressé d'adopter. Maintenant, on trouve un chef de claque familièrement assis à la table, non-seulement de Melpomène, de Thalie ou de Terpsichore, mais à celle même d'Apollon et d'Orphée. Il engage pour eux et pour elles sa signature, il les aide de sa bourse dans leurs secrets embarras, il les protége, il les aime de cœur.

On cite ce mot admirable de l'empereur Sauton à l'un de nos écrivains les plus spirituels et le moins enclins à thésauriser:

A la fin d'un cordial déjeuner, où les cordiaux n'avaient point été ménagés, Sauton, rouge d'émotion, tortillant sa serviette, trouva enfin assez de courage pour dire sans trop balbutier à son amphitryon: «Mon cher D***, j'ai une prière à vous adresser… – Laquelle? parlez! – Permettez-moi de… vous tutoyer… tutoyons-nous! – Volontiers. Sauton, prête-moi mille écus. – Ah! cher ami, tu me ravis!» Et, tirant son portefeuille: «Les voilà!»

Je ne puis vous faire, messieurs, le portrait de tous les hommes illustres de la ville de Rome; le temps et les connaissances biographiques me manquent. J'ajouterai seulement, au sujet des trois héros dont je viens d'avoir l'honneur de vous entretenir, qu'Auguste, Albert et Sauton, bien que rivaux, furent toujours unis. Ils n'imitèrent point, pendant leur triumvirat, les guerres et les perfidies qui déshonorent dans l'histoire celui d'Antoine, d'Octave et de Lépide. Loin de là, quand il y avait à l'Opéra une ces terribles représentations où il faut absolument remporter une victoire éclatante, formidable, épique, à rendre Pindare et Homère impuissants à la chanter, Auguste, dédaigneux des recrues inexpérimentées, faisait un appel à ses triumvirs. Ceux-ci, fiers d'en venir aux mains près d'un si grand homme, consentaient à le reconnaître pour chef, lui amenaient, Albert, sa phalange indomptable, Sauton, ses troupes légères, toutes animées de cette ardeur à laquelle rien ne résiste et qui enfante des prodiges. On réunissait en une seule armée ces trois corps d'élite, la veille de la représentation, dans le parterre de l'Opéra. Auguste, son plan, son livret, ses notes à la main, faisait faire aux troupes une répétition laborieuse, profitant quelquefois des observations d'Antoine et de Lépide, qui en avaient peu à lui adresser; tant le coup d'œil d'Auguste était rapide et sûr, tant il avait de pénétration pour deviner les projets de l'ennemi, de génie pour les contrecarrer, de raison pour ne pas tenter l'impossible. Aussi quel triomphe le lendemain! que d'acclamations, que de dépouilles opimes! qu'on n'offrait point à Jupiter Stator, qui venaient de lui, au contraire, et de vingt autres dieux.

Ce sont là des services sans prix rendus à l'art et aux artistes par la nation romaine.

Croiriez-vous, messieurs, qu'il est question de la chasser de l'Opéra? Plusieurs journaux annoncent cette réforme, à laquelle nous ne croirons pas, même si nous en sommes témoins. La claque, en effet, est devenue un besoin de l'époque: sous toutes les formes, sous tous les masques, sous tous les prétextes, elle s'est introduite partout. Elle règne et gouverne, au théâtre, au concert, à l'Assemblée nationale, dans les clubs, à l'église, dans les sociétés industrielles, dans la presse et jusque dans les salons. Dès que vingt personnes assemblées sont appelées à décider de la valeur des faits, gestes ou idées d'un individu quelconque qui pose devant elles, on peut être sûr que le quart au moins de l'aréopage est placé auprès des trois autres quarts pour les allumer, s'ils sont inflammables, ou pour montrer seul son ardeur, s'ils ne le sont pas. Dans ce dernier cas, excessivement fréquent, cet enthousiasme isolé et de parti pris suffit encore à flatter la plupart des amours-propres. Quelques-uns parviennent à se faire illusion sur la valeur réelle des suffrages ainsi obtenus; d'autres ne s'en font aucune et les désirent néanmoins. Ceux-là en sont venus à ce point, que, faute d'avoir à leurs ordres des hommes vivants pour les applaudir, ils seraient encore heureux des applaudissements d'une troupe de mannequins, voire même d'une machine à claquer; ils tourneraient eux-mêmes la manivelle.

Les claqueurs de nos théâtres sont devenus des praticiens savants; leur métier s'est élevé jusqu'à l'art.

On a souvent admiré, mais jamais assez, selon moi, le talent merveilleux avec lequel Auguste dirigeait les grands ouvrages du répertoire moderne, et l'excellence des conseils qu'en mainte circonstance il donnait aux auteurs. Caché dans une loge du rez-de-chaussée, il assistait à toutes les répétitions des artistes, avant de faire faire la sienne à son armée. Puis, quand le maestro venait lui dire: «Ici, vous donnerez trois salves, là, vous crierez bis,» il lui répondait avec une assurance imperturbable, selon le cas: «Monsieur, c'est dangereux,» ou bien: «Cela se fera,» ou: «J'y réfléchirai, mes idées là-dessus ne sont pas encore arrêtées. Ayez quelques amateurs pour attaquer, et je les suivrai si cela prend.» Il arrivait même à Auguste de résister noblement à un auteur qui eût voulu lui arracher des applaudissements dangereux, et de lui répondre: «Monsieur, je ne le puis. Vous me compromettriez aux yeux du public, aux yeux des artistes et à ceux de mes confrères, qui savent bien que cela ne doit pas se faire. J'ai ma réputation à garder: j'ai, moi aussi, de l'amour-propre. Votre ouvrage est très-difficile à diriger, j'y mettrai tous mes soins, mais je ne veux pas me faire siffler.»

A côté des claqueurs de profession, instruits, sagaces, prudents, inspirés, artistes enfin, nous avons les claqueurs par occasion, par amitié, par intérêt personnel; et ceux-là on ne les bannira pas de l'Opéra. Ce sont: les amis naïfs, qui admirent de bonne foi tout ce qui va se débiter sur la scène devant que les chandelles soient allumés (Il est vrai de dire que cette espèce d'amis devient de jour en jour plus rare; ceux, au contraire, qui dénigrent avant, pendant et après, multiplient énormément); les parents, ces claqueurs donnés par la nature; les éditeurs, claqueurs féroces, et surtout les amants et les maris. Voilà pourquoi les femmes, outre une foule d'autres avantages qu'elles possèdent sur les hommes, ont encore une chance de succès de plus qu'eux. Car une femme ne peut guère dans une salle de spectacle ou de concert applaudir d'une façon utile son mari ou son amant; elle a, d'ailleurs, toujours quelque autre chose à faire; tandis que ceux-ci, pourvu qu'ils aient les moindres dispositions naturelles ou les notions élémentaires de l'art peuvent au théâtre, au moyen d'un habile coup de main, et en moins de trois minutes, amener un succès de renouvellement, c'est-à-dire un succès grave et capable d'obliger un directeur à renouveler un engagement. Les maris, pour ces sortes d'opérations, valent même mieux que les amants. Ces derniers craignent d'ordinaire le ridicule; ils craignent aussi in petto de se créer par un succès éclatant un trop grand nombre de rivaux; ils n'ont pas non plus d'intérêt d'argent dans les triomphes de leurs maîtresses; mais le mari, qui tient les cordons de la bourse, qui sait ce que peuvent rapporter un bouquet bien lancé, une salve bien reprise, une émotion bien communiquée, un rappel bien enlevé, celui-là seul ose tirer parti des facultés qu'il possède. Il a le don de ventriloquie et d'ubiquité. Il applaudit un instant à l'amphithéâtre en criant: Brava! avec une voix de ténor, en sons de poitrine; de là, il s'élance d'un bond au couloir des premières loges, et, passant la tête par l'ouverture dont leurs portes sont percées, il jette en passant un Admirable! en voix de basse profonde, et vole pantelant au troisième étage, d'où il fait retentir la salle des exclamations: «Délicieux! ravissant! Dieu! quel talent! cela fait mal!» en voix de soprano, en sons féminins étouffés par l'émotion. Voilà un époux modèle, un père de famille laborieux et intelligent. Quant au mari homme de goût, réservé, qui reste tranquillement à sa place pendant tout un acte, qui n'ose applaudir même les plus beaux élans de sa moitié, on peut le dire sans crainte de se tromper: c'est un mari… perdu, ou sa femme est un ange.

N'est-ce pas un mari qui inventa le sifflet succès; le sifflet à grand enthousiasme, le sifflet à haute pression? qu'on emploie de la manière suivante:

Si le public, trop familiarisé avec le talent d'une femme qui paraît chaque jour devant lui, semble tomber dans l'apathique indifférence qu'amène la satiété, on place dans la salle un homme dévoué et peu connu pour le réveiller. Au moment précis où la diva vient de donner une preuve manifeste de talent, et quand les claqueurs artistes travaillent avec le plus d'ensemble au centre du parterre, un bruit aigu et insultant part d'un coin obscur. L'assemblée alors se lève tout entière en proie à un accès d'indignation, et les applaudissements vengeurs éclatent avec une frénésie indescriptible. «Quelle infamie! crie-t-on de toutes parts, quelle ignoble cabale! Brava! bravissima! charmante! délirante! etc., etc.» Mais ce tour hardi est d'une exécution délicate; il y a, d'ailleurs, très-peu de femmes qui consentent à subir l'affront fictif d'un coup de sifflet, si productif qu'il doive être ensuite.

Telle est l'impression inexplicable que ressentent presque tous les artistes des bruits approbateurs ou improbateurs, lors même que ces bruits n'expriment ni l'admiration ni le blâme. L'habitude, l'imagination et un peu de faiblesse d'esprit leur font ressentir de la joie ou de la peine, selon que l'air, dans une salle de spectacle, est mis en vibration d'une ou d'autre façon. Le phénomène physique, indépendamment de toute idée de gloire ou d'opprobre, y suffit. Je suis certain qu'il y a des acteurs assez enfants pour souffrir quand ils voyagent en chemin de fer, à cause du sifflet de la locomotive.

L'art de la claque réagit même sur l'art de la composition musicale. Ce sont les nombreuses variétés de claqueurs italiens, amateurs ou artistes, qui ont conduit les compositeurs à finir chacun de leurs morceaux par cette période redondante, triviale, ridicule et toujours la même, nommée cabaletta, petite cabale, qui provoque les applaudissements. La cabaletta ne leur suffisant plus, ils ont amené l'introduction dans les orchestres de la grosse caisse, grosse cabale qui détruit en ce moment la musique et les chanteurs. Blasés sur la grosse caisse et impuissants à enlever les succès avec les vieux moyens, ils ont enfin exigé des pauvres maestri des duos, des trios, des chœurs à l'unisson. Dans quelques passages, il a même fallu mettre à l'unisson les voix et l'orchestre; produisant ainsi un morceau d'ensemble à une seule partie, mais où l'énorme force d'émission du son paraît préférable à toute harmonie, à toute instrumentation, à toute idée musicale enfin, pour entraîner le public et lui faire croire qu'il est électrisé.

Les exemples analogues abondent dans la confection des œuvres littéraires.

Pour les danseurs, leur affaire est toute simple; elle se règle avec l'impresario: «Vous me donnerez tant de mille francs par mois, tant de billets de service[8 - Les billets de service sont ceux auxquels un acteur a droit les jours où il joue.] par représentation, et la claque me fera une entrée, une sortie, et deux salves à chacun de mes échos[9 - Les échos sont les solos d'un danseur dans un morceau d'ensemble chorégraphique.].»

Par la claque, les directeurs font ou défont à volonté ce qu'on appelle encore des succès. Un seul mot au chef du parterre leur suffit pour tuer un artiste qui n'a pas un talent hors ligne. Je me souviens d'avoir entendu un soir à l'Opéra Auguste dire, en parcourant les rangs de son armée avant le lever du rideau: «Rien pour M. Dérivis! rien pour M. Dérivis!» Le mot d'ordre circula, et de toute la soirée Dérivis, en effet, n'eut pas un seul applaudissement. Le directeur qui veut se débarrasser d'un sujet pour quelque raison que ce soit, emploie cet ingénieux moyen, et, après deux ou trois représentations où il n'y a rien eu pour M… ou pour Madame…: «Vous le voyez, dit-il à l'artiste, je ne puis vous conserver, votre talent n'est pas sympathique au public.» Il arrive, en revanche, que cette tactique échoue quelquefois à l'égard d'un virtuose de premier ordre. «Rien pour lui!» a-t-on dit dans le centre officiel. Mais le public, étonné d'abord du silence des Romains, devinant bientôt de quoi il s'agit, se met à fonctionner lui-même officieusement et avec d'autant plus de chaleur, qu'il y a une cabale hostile à contrecarrer. L'artiste alors obtient un succès exceptionnel, un succès circulaire, le centre du parterre n'y prenant aucune part. Mais je n'oserais dire s'il est plus fier de cet enthousiasme spontané du public, que courroucé de l'inaction de la claque.

Songer à détruire brusquement une pareille institution dans le plus grand de nos théâtres, me paraît donc aussi impossible et aussi fou que de prétendre anéantir du soir au lendemain une religion.

Se figure-t-on le désarroi de l'Opéra? le découragement, la mélancolie, le marasme, le spleen où tomberait tout son peuple dansant, chantant, marchant, rimant, peignant et composant? le dégoût de la vie qui s'emparerait des dieux et des demi-dieux, quand un affreux silence succéderait à des cabalettes qui n'auraient pas été chantées ou dansées d'une façon irréprochable? Songe-t-on bien à la rage des médiocrités en voyant les vrais talents quelquefois applaudis, quand elles, qu'on applaudissait toujours auparavant, n'auraient plus un coup de main? Ce serait reconnaître le principe de l'inégalité, en rendre l'évidence palpable; et nous sommes en république; et le mot Égalité est écrit sur le fronton de l'Opéra! D'ailleurs, qui est-ce qui rappellerait le premier sujet après le troisième et le cinquième acte? Qui est-ce qui crierait: Tous! tous! à la fin de la représentation? Qui est-ce qui rirait quand un personnage dit une sottise? Qui est-ce qui couvrirait par d'obligeants applaudissements la mauvaise note d'une basse ou d'un ténor, et empêcherait ainsi le public de l'entendre. C'est à faire frémir. Bien plus, les exercices de la claque forment une partie de l'intérêt du spectacle; on se plaît à la voir opérer. Et c'est tellement vrai, que, si on expulsait les claqueurs à certaines représentations, il ne resterait personne dans la salle.

Non, la suppression des Romains en France est un rêve insensé, fort heureusement. Le ciel et la terre passeront, mais Rome est immortelle, et la claque ne passera pas.

Écoutez!.. voici notre prima donna qui s'avise de chanter avec âme et avec une simplicité de bon goût, la seule mélodie distinguée qui se trouve dans ce pauvre opéra. Vous verrez qu'elle n'aura pas un applaudissement… Ah! je me suis trompé; oui, on l'applaudit; mais comment! Comme cela est mal fait! quelle salve avortée, mal attaquée et mal reprise! Il y a de la bonne volonté dans le public, mais point de savoir, point d'ensemble, et par suite il n'y a point d'effet. Si Auguste avait eu cette femme à soigner, il vous eût enlevé la salle d'emblée, et vous-même qui ne songez point à applaudir, vous eussiez partagé bon gré mal gré son enthousiasme.

Je ne vous ai pas fait encore, messieurs, le portrait en pied de la Romaine; je profiterai pour cela du dernier acte de notre opéra, qui va bientôt commencer. Faisons un court entr'acte; je suis fatigué.

(Les musiciens s'éloignent de quelques pas, se communiquant tout bas leurs réflexions, pendant que le rideau est baissé. Mais trois coups du bâton du chef d'orchestre sur son pupitre, indiquant la reprise de la représentation, mon auditoire revient et se groupe attentif autour de moi.)




MADAME ROSENHAIN





AUTRE FRAGMENT DE L'HISTOIRE ROMAINE


Un opéra en cinq actes fut, il y a quelques années, commandé par M. Duponchel à un compositeur français que vous ne connaissez pas. Pendant qu'on en faisait les dernières répétitions, je réfléchissais au coin de mon feu aux angoisses que le malheureux auteur de cet opéra était occupé à éprouver. Je songeais à ces tourments de toute nature et sans cesse renaissants auxquels nul n'échappe en pareil cas à Paris, ni le grand, ni le petit, ni le patient, ni l'irritable, ni l'humble, ni le superbe, ni l'Allemand, ni le Français, ni même l'Italien. Je me représentais ces atroces lenteurs des études, où tout le monde emploie le temps à des niaiseries, quand chaque heure perdue peut amener la perte de l'œuvre; les bons mots du ténor et de la prima donna, dont le triste auteur se croit obligé de rire aux éclats quand il a la mort dans l'âme, pointes ridicules auxquelles il s'empresse de riposter par les stupidités les plus lourdes qu'il peut trouver, afin de faire ressortir celles de ses chanteurs et de leur donner ainsi l'air de saillies spirituelles. J'entendais la voix du directeur lui adresser des reproches, le traiter du haut en bas, lui rappeler l'honneur extrême qu'on fait à son œuvre de s'en occuper si longuement; le menacer d'un abandon définitif et complet si tout n'est pas prêt au jour fixé; je voyais l'esclave transir et rougir aux réflexions excentriques de son maître (le directeur) sur la musique et les musiciens, à ses théories mirobolantes sur la mélodie, le rhythme, l'instrumentation, le style; théories dans l'exposé desquelles notre cher directeur traitait, comme à l'ordinaire, les grands maîtres de crétins, les crétins de grands maîtres, et prenait le Pirée pour un homme. Puis on venait annoncer le congé du mezzo-soprano et la maladie de la basse; on proposait de remplacer l'artiste par un débutant, et de faire répéter le premier rôle par un choriste. Et le compositeur se sentait égorger et n'avait garde de se plaindre. Oh! la grêle, la pluie, le vent glacial, les sombres rafales, les forêts sans feuilles criant sous l'effort de la bise d'hiver, les fondrières de boue, les fossés recouverts d'une croûte perfide, l'obsession croissante de la fatigue, les morsures de la faim, les épouvantements de la solitude et de la nuit, qu'il est doux d'y songer dans un gîte, fut-il aussi exigu que celui du lièvre de la fable, dans la quiétude d'une tiède inaction; de sentir son repos redoubler au bruit lointain de la tempête, et de répéter, en hérissant sa barbe et fermant béatement les yeux, comme un chat de curé, cette prière du poëte allemand, Henri Heine, prière, hélas! si peu exaucée: «O mon Dieu! vous le savez, je possède un cœur excellent, ma sensibilité est vive et profonde, je suis plein de commisération et de sympathie pour les souffrances d'autrui; veuillez donc, s'il vous plaît, donner à mon prochain mes maux à endurer, je l'environnerai de tant de soins, d'attentions si délicates; ma pitié sera si active, si ingénieuse, qu'il bénira votre droite, Seigneur, en recevant de tels soulagements, de si douces consolations. Mais m'accabler du poids de mes propres douleurs! me faire souffrir moi-même! oh! ce serait affreux! éloignez de mes lèvres, grand Dieu! ce calice d'amertume!»

J'étais ainsi plongé en de pieuses méditations quand on frappa légèrement à la porte de mon oratoire. Mon valet de chambre étant en mission dans une cour étrangère, je me demandai si j'étais visible, et, sur ma réponse affirmative, je fis entrer. Une dame parut, fort bien mise et point trop jeune, ma foi; elle était dans tout l'épanouissement de sa quarante-cinquième année. Je vis à l'instant que j'avais affaire à une artiste; il y a des signes infaillibles pour reconnaître ces malheureuses victimes de l'inspiration. «Monsieur, me dit-elle, vous avez dirigé récemment un grand concert à Versailles, et jusqu'au dernier jour j'ai espéré y prendre part…; enfin, ce qui est fait est fait. – Madame, le programme avait été arrêté par le comité de l'Association des musiciens, je n'en suis point coupable. D'ailleurs, madame Dorus-Gras et madame Widemann… – Oh! ces dames n'auront rien dit sans doute; mais il n'en est pas moins vrai qu'elles auront été fort mécontentes. – De quoi, s'il vous plaît? – De ce que je n'avais pas été engagée. – Vous le croyez? – J'en suis sûre. Mais ne récriminons pas là-dessus. Je venais, monsieur, vous prier de vouloir bien me recommander à MM. Roqueplan et Duponchel: mon intention serait d'entrer à l'Opéra. J'ai été attachée au Théâtre-Italien jusqu'à la saison dernière, et, certes, je n'ai eu qu'à me louer des excellents procédés de M. Vatel; mais, depuis la révolution de Février… vous comprenez qu'un pareil théâtre ne saurait me convenir. – Madame a sans doute de bonnes raisons pour se montrer sévère dans le choix de ses partenaires; si j'osais émettre une opinion… – Inutile, monsieur, mon parti est pris, irrévocablement pris; il m'est impossible, à aucunes conditions, de rester au Théâtre-Italien. Tout m'y est profondément antipathique; les artistes, le public qui y vient, le public qui n'y vient pas; et, quoique l'état actuel de l'Opéra ne soit guère brillant, comme mon fils et mes deux filles y ont été engagés l'an dernier par la nouvelle direction, à des conditions, je puis le dire, fort avantageuses, je serais bien aise d'y être admise, et je ne chicanerai pas sur les appointements. – Vous oubliez, je le vois, que MM. les directeurs de l'Opéra, n'ayant que des connaissances excessivement superficielles et un sentiment très-vague de la musique, ont naturellement au sujet de notre art des idées arrêtées, et qu'ils font, en conséquence, peu de cas des recommandations, des miennes surtout. Pourtant, veuillez me dire quel est votre genre de voix. – Je ne chante pas. – Alors, j'aurai bien moins de crédit encore, puisqu'il s'agit de danse. – Je ne danse pas. – C'est seulement parmi les dames marcheuses que vous désirez être admise? – Je ne marche pas, monsieur, vous vous méprenez étrangement. (Souriant avec un peu d'ironie.) Je suis madame Rosenhain. – Parente du pianiste? – Non, mais mesdames Persiani, Grisi, Alboni, MM. Mario et Tamburini, ont dû vous parler de moi, car j'ai, depuis six ans, pris une bien grande part à leurs triomphes. J'avais en un instant la pensée d'aller donner des leçons à Londres, où l'on est, dit-on, assez médiocrement avancé; mais, je vous le répète, mes enfants étant à l'Opéra… et puis la grandeur du théâtre ouvert à mon ambition… – Excusez mon peu de sagacité, madame, et veuillez enfin me dire quel est votre genre de talent. – Monsieur, je suis une artiste qui fit gagner à M. Vatel plus d'argent que Rubini lui-même, et je me flatte d'amener aussi sur les recettes de l'Opéra une réaction des plus favorables, si mes deux filles, qui déjà s'y sont fait remarquer, profitent bien de mes exemples. Je suis, monsieur, jeteuse de fleurs. – Ah! très-bien! vous êtes dans l'Enthousiasme? – Précisément. Cette branche de l'art musical commence à peine à fleurir. Autrefois, c'étaient les dames du beau monde qui s'en occupaient, et cela gratuitement ou à peu près. Vous pouvez vous rappeler les concerts de M. Liszt et les débuts de M. Duprez. Quelles volées de bouquets! quels applaudissements! On voyait des jeunes personnes et même des femmes mariées s'enthousiasmer sans pudeur; plusieurs d'entre elles se sont gravement compromises plus d'une fois. Mais quel tumulte! quel désordre! que de belles fleurs perdues! Cela faisait pitié! Aujourd'hui, le public ne se mêlant plus de rien, grâce au ciel et aux artistes, nous avons réglé les ovations d'après mon système, et c'est tout différent. Sous la dernière direction de l'Opéra, notre art faillit se perdre ou tout au moins rétrograder. On confiait la partie de l'Enthousiasme à quatre jeunes danseuses inexpérimentées, et, de plus, connues personnellement de tous les abonnés; ces enfants, novices comme on l'est à cet âge, se plaçaient constamment dans la salle aux mêmes endroits, et jetaient toujours au même instant les mêmes bouquets à la même cantatrice; si bien qu'on finit par tourner en dérision l'éloquence de leurs fleurs. Mes filles, d'après mes leçons, ont réformé cela, et maintenant l'administration a lieu, je pense, d'être entièrement satisfaite. – Monsieur votre fils est-il aussi dans les fleurs? – Oh! pour mon fils, il excite l'enthousiasme d'une autre façon: il a une voix superbe. – Alors, pourquoi son nom m'est-il encore inconnu? – Il n'est jamais sur l'affiche. – Il chante cependant? – Non, monsieur, il crie. – C'est ce que je voulais dire. – Oui, il crie, et sa voix a bien souvent, dans les circonstances difficiles, suffi pour entraîner les masses les plus récalcitrantes; mon fils, monsieur, est pour le rappel. – Comment! seriez-vous compatriotes d'O'Connell? – Je ne connais pas cet acteur-là. Mon fils est pour le rappel des premiers sujets quand le public reste froid et ne redemande personne. Vous voyez qu'il n'a point une sinécure et qu'il gagne bien son argent. Il a eu le bonheur, lors de ses débuts au Théâtre-Français, d'y trouver une tragédienne dont le nom commence par une syllabe excellente, la syllabe Ra! Dieu sait tout le parti qu'on peut tirer de ce Ra! J'aurais eu de grandes inquiétudes pour son succès à l'Opéra quand vint la retraite de la fameuse cantatrice dont l'O unique retentissait si bien en dépit des cinq consonnes tudesques qui l'entourent, s'il n'était survenu une autre prima donna, dont la syllabe plus avantageuse encore, la syllabe Ma, mit mon fils au pinacle du premier coup. Aussi, l'enfant, qui a de l'esprit, prétend-il, en escamotant le calembour, que c'est une syllabe… de Cocagne. Vous êtes au fait maintenant. – Complètement. Je vous dirai donc que votre talent est la meilleure de toutes les recommandations; que sans doute la direction de l'Opéra saura l'apprécier, mais qu'il faut vous présenter le plus tôt possible, car on cherche des sujets, et, depuis plus de huit jours, on s'occupe de la composition d'un grand enthousiasme pour un troisième acte auquel on s'intéresse vivement. – En vous remerciant, monsieur, je cours à l'Opéra.» Et la jeune artiste disparut. Je n'ai point eu de ses nouvelles depuis lors, mais j'ai acquis la preuve du plein succès de sa démarche et la certitude qu'elle a contracté avec la direction de l'Opéra un excellent engagement. A la première représentation du nouvel ouvrage, commandé par M. Duponchel, une véritable averse de fleurs est tombée après le troisième acte, et l'on pouvait reconnaître qu'elle partait d'une main exercée. Malheureusement, cette gracieuse ovation n'a pas empêché la pièce et la musique d'en faire autant. – «De faire… quoi? dit encore Bacon, le naïf questionneur. – De tomber, idiot, réplique brutalement Corsino. Ah ça! ton esprit est énormément plus obtus que de coutume, ce soir! Va te coucher, Basile.»

J'ai maintenant, messieurs, à vous donner l'explication des termes le plus fréquemment employés dans la langue romaine, termes que les Parisiens seuls comprennent bien.

Faire four signifie ne pas produire d'effet, tomber à plat devant l'indifférence du public.

Chauffer un four, c'est applaudir inutilement un artiste dont le talent est impuissant à émouvoir le public; cette expression est le pendant du proverbe: Donner un coup d'épée dans l'eau.

Avoir de l'agrément, c'est être applaudi et par la claque et par une partie du public. Duprez, le jour de son début dans Guillaume Tell, eut un agrément extraordinaire.

Égayer quelqu'un, c'est le siffler. Cette ironie est cruelle, mais elle présente un sens caché qui lui donne plus de mordant encore. Sans doute, le malheureux artiste qu'on siffle n'éprouve par le fait qu'une gaieté fort contestable, mais son rival dans l'emploi qu'il occupe s'égaye de l'entendre siffler, mais bien d'autres encore rient in petto de l'accident. De sorte qu'à tout prendre, quand il y a quelqu'un de sifflé, il y a toujours aussi quelqu'un d'égayé.

Tirage est pris, en langue romaine, pour difficulté, labeur, peine. Ainsi le Romain dit: «C'est un bel ouvrage, mais il y aura du tirage pour le faire marcher.» Ce qui signifie que, malgré tout son mérite, l'ouvrage est ennuyeux, et que ce ne sera pas sans de grands efforts que la claque parviendra à lui faire un simulacre de succès.

Faire une entrée, c'est applaudir un acteur au moment où il entre en scène avant qu'il ait ouvert la bouche.

Faire une sortie, c'est le poursuivre d'applaudissements et de bravos quand il rentre dans la coulisse, quels qu'aient pu être son dernier geste, son dernier mot, son dernier cri.

Mettre à couvert un chanteur, c'est l'applaudir et l'acclamer violemment à l'instant précis où il va donner un son faux ou éraillé, afin que sa mauvaise note soit ainsi couverte par le bruit de la claque et que le public ne puisse l'entendre.

Avoir des égards pour un artiste, c'est l'applaudir modérément, lors même qu'il n'a pu donner de billets à la claque. C'est l'encourager d'AMITIÉ OU A L'ŒIL. Ces deux derniers mots signifient gratuitement.

Faire mousser solidement ou à fond, c'est applaudir avec frénésie, des mains, des pieds, de la voix et de la parole. Pendant les entr'actes, on doit alors prôner l'œuvre ou l'artiste dans les corridors, au foyer, au café voisin, chez le marchand de cigares, partout. On doit dire: «C'est un chef-d'œuvre, un talent unique, ébouriffant! une voix inouïe! on n'a jamais rien entendu de pareil!» Il y a un professeur très-connu que les directeurs de l'Opéra de Paris font toujours venir de l'étranger, aux occasions solennelles, pour faire ainsi mousser à fond les grands ouvrages, en allumant magistralement le foyer et les corridors. Le talent de ce maître romain est sérieux; son sérieux est admirable.

L'ensemble de ces dernières opérations s'exprime par les mots soins, soigner.

Faire empoigner, c'est applaudir hors de propos une chose ou un artiste faible, ce qui provoque alors la colère du public. Il arrive quelquefois qu'une cantatrice médiocre, mais puissante sur le cœur du directeur, chante d'une façon déplorable. Assis au centre du parterre, l'air morne, accablé, l'empereur baisse la tête, indiquant ainsi à ses prétoriens qu'ils doivent garder le silence, ne donner aucune marque de satisfaction, se conformer enfin à ses tristes pensées! Mais la diva goûte peu cette réserve prudente, elle rentre indignée dans la coulisse et court se plaindre au directeur de l'ineptie ou de la trahison du chef de la claque. Le directeur ordonne alors que l'armée romaine donne vigoureusement à l'acte suivant. A son grand regret, le César se voit contraint d'obéir. Le second acte commence, la déesse courroucée chante plus faux qu'auparavant; trois cents paires de mains dévouées l'applaudissent quand même, et le public furieux répond à ces manifestations par une symphonie de sifflets instrumentée à la façon moderne, et de la plus déchirante sonorité. La diva l'a voulu, elle est empoignée.

Je crois que l'usage de cette expression remonte seulement au règne de Charles X, et à la mémorable séance de la chambre des députés dans laquelle, Manuel s'étant permis de dire que la France avait vu revenir les Bourbons avec répugnance, un orage parlementaire éclata, et M. de Foucault, appelant ses gendarmes, leur dit, en montrant Manuel:

– Empoignez-moi cet homme-là!

On dit aussi, pour désigner cette désastreuse évocation des sifflets, faire appeler Azor; de l'habitude où sont les vieilles femmes de siffloter en appelant leur chien, qui porte, toujours le nom d'Azor.

J'ai vu, après une de ces catastrophes, Auguste, désespéré, prêt à se donner la mort, comme Brutus à Philippes… Une seule considération le retint: il était nécessaire à l'art et à son pays; il sut vivre pour eux.

Conduire un ouvrage, c'est, pendant les représentations de cet ouvrage, diriger les opérations de l'armée romaine.

Brrrrrr!! ce bruit que fait l'empereur avec sa bouche en dirigeant certains mouvements des troupes, et qui est entendu de tous ses lieutenants, indique qu'il faut donner une rapidité extraordinaire aux claquements et les accompagner de trépignements. C'est l'ordre de faire mousser solidement.

Le mouvement de droite à gauche et de gauche à droite de la tête impériale éclairée d'un sourire indique qu'il faut rire modérément.

Les deux mains de César appliquées avec vigueur l'une contre l'autre et s'élevant un instant en l'air, ordonnent un brusque éclat de rire.

Si les deux mains restent en l'air plus longtemps que de coutume, le rire doit se prolonger et être suivi d'une salve d'applaudissements.

Hum! lancé d'une certaine façon, provoque l'émotion des soldats de César; ils doivent alors prendre l'air attendri, et laisser échapper, avec quelques larmes, un murmure approbateur.

Voilà, messieurs, tout ce que je puis vous dire sur les hommes et les femmes illustres de la ville de Rome. Je n'ai pas vécu assez longtemps parmi eux pour en savoir davantage. Excusez les fautes de l'historien.

L'amateur des stalles me remercie avec effusion; il n'a pas perdu un mot de mon récit, et je l'ai vu prendre furtivement des notes. On éteint le gaz, nous partons. En descendant l'escalier: «Vous ne savez pas quel est ce curieux qui vous a questionné sur les Romains, me dit Dimsky d'un air de mystère? – Non. – C'est le directeur du théâtre de ***; soyez sûr qu'il va profiter de tout ce qu'il a entendu ce soir et fonder chez lui une institution semblable à celle de Paris. – Très-bien! en ce cas, je suis fâché de ne l'avoir pas averti d'un fait assez important. Les directeurs de l'Opéra, de l'Opéra-Comique et du Théâtre-Français, de Paris, se sont associés pour fonder un Conservatoire de claque, et notre curieux, afin de placer à la tête de son institution un homme exercé, un tacticien, un César véritable, ou tout ou moins un jeune Octave, pourrait engager l'élève de ce Conservatoire qui vient d'obtenir le premier prix. – Je lui écrirai cela, je le connais. – Vous ferez bien, mon cher Dimsky. —Soignons





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notes



1


La première édition de l'ouvrage de M. Berlioz, intitulé Voyage musical en Allemagne et en Italie, étant épuisée, l'auteur s'est refusé à en publier une seconde; toute la partie autobiographique de ce voyage devant être introduite et complétée par lui dans un autre travail plus important dont il s'occupe. (Ce travail n'était autre que ses Mémoires, qui ont paru depuis sa mort.) Il a cru, en conséquence, pouvoir reproduire dans les Soirées de l'orchestre des fragments de cet essai, tels que: Le premier Opéra, et quelques autres, considérant le Voyage musical comme un livre détruit dont il a seulement conservé les matériaux. (Note de l'éditeur.)




2


Historique.




3


Historique.




4


Historique.




5


Id.




6


On sait que Cellini professait une singulière aversion pour cet instrument.




7


Quand un conducteur de cabriolet a encouru le mécontentement de M. le préfet de police, celui-ci lui interdit pendant deux ou trois semaines de faire son métier de cocher, auquel cas, le malheureux qui ne gagne rien, ne va certes pas en voiture. Il est à pied. Il entre alors souvent dans l'infanterie romaine.




8


Les billets de service sont ceux auxquels un acteur a droit les jours où il joue.




9


Les échos sont les solos d'un danseur dans un morceau d'ensemble chorégraphique.



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