Книга - Récits d’une tante (Vol. 1 de 4)

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Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)
Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide Boigne




Eléonore-Adèle d'Osmond, comtesse de Boigne

Récits d'une tante (Vol. 1 de 4) Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond





AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS


La publication des Mémoires de la comtesse de Boigne a fait l'objet d'un long procès dont le jugement, rendu en première instance à Paris le 28 juillet 1909, fut confirmé en Cour d'Appel le 28 février 1911 et ratifié définitivement par un arrêt de la Cour de Cassation du 26 février 1919.

Les héritiers de madame de Boigne, née d'Osmond, n'auraient probablement pas entrepris cette publication ou auraient, tout au moins, estimé préférable de l'ajourner encore; mais, puisqu'elle a été faite, certains scrupules deviennent sans valeur. Maintenant que leurs droits sont reconnus, rétablis, ils tiennent à ce que cette publication soit reprise, dans l'intérêt même de la science historique, mais à ce qu'elle soit faite, cette fois, sans suppressions ni modifications de texte, conformément à la volonté de l'auteur qui, dans son testament du 25 mai 1862, laissait à ses héritiers le soin de publier «un manuscrit en trois volumes intitulé Récits d'une tante» quand et comment ils le jugeraient à propos, mais «à la seule condition de ne rien changer».

Cette condition se trouvait d'autant plus aisément réalisable qu'aucune retouche n'était nécessaire pour l'impression. Ce fut madame de Boigne elle-même qui divisa son œuvre en huit parties dont elle traça les titres, subdivisant ensuite chaque partie en chapitres dont elle rédigea les sommaires. Elle écrivit d'abord la huitième partie de ses mémoires, la plus importante comme étendue puisqu'elle dépasse le quart du manuscrit, la plus importante également au point de vue historique car, les événements qu'elle groupe sous le titre d'ensemble de Fragments, elle les relatait au moment même avec le plus grand soin et en indiquant minutieusement comment, dans quelles conditions elle se trouvait ainsi renseignée. Ce fut ensuite qu'elle songea à revenir sur le passé, à rapporter les événements déjà lointains demeurés présents à son souvenir ou qu'elle avait entendu raconter par des personnes lui semblant dignes de confiance. C'est ainsi que, dans la première partie, avec la crainte de manquer parfois à sa précision habituelle, elle relate, bien des années après, des faits ou de simples épisodes survenus pendant son enfance et, parfois même, avant sa naissance.

Certains lecteurs éprouveront de l'étonnement et peut-être du regret en constatant l'absence de toute annotation. Les érudits tiennent fort justement aux notes que Sainte-Beuve qualifiait de «livre d'en bas» et qu'Henri Houssaye appréciait au point d'affirmer que «ce livre d'en bas est le répondant du livre d'en haut». Mais les Mémoires de la comtesse de Boigne n'ont pas besoin d'un «répondant». D'autre part, nous n'avions pas à dépasser notre tâche modeste d'éditeurs. De plus, si les notes biographiques nous paraissaient sans grand intérêt, des notes critiques nous auraient semblé plus qu'inutiles et véritablement déplacées, comme l'ont signalé plusieurs historiens en analysant ces Mémoires.

Les appréciations de madame de Boigne sont nombreuses, diverses et jamais déguisées. Il faut se rappeler qu'elle est née le 19 février 1781, pendant les derniers beaux jours de la brillante et majestueuse Cour de Versailles, qu'elle a grandi hors de France pendant la tourmente révolutionnaire, qu'elle est rentrée à Paris pour assister aux grands événements de l'Empire et s'y trouver parfois mêlée, qu'elle a vieilli pendant la période incertaine de la Restauration pour mourir le 6 mai 1866, pendant l'épanouissement du second Empire. Ayant, au cours de sa longue existence, connu les divers régimes de gouvernement, avec quelques transformations pour chacun d'eux, et malgré une instinctive préférence pour le régime de sa première jeunesse, malgré son respect de la tradition, ses impressions se modifièrent nécessairement et ses appréciations aussi. Elle le reconnaît, le signale à plusieurs reprises et, notamment, en ces termes: «Dans tout le cours de ces récits, j'ai cherché à me garer de présenter les événements tels que la suite me les a fait juger et à les montrer sous l'aspect où on les envisageait dans le moment même». Sans prétendre parvenir à l'impartialité, elle s'est donc efforcée de l'approcher dans la mesure où elle le croyait possible. S'il est permis de ne pas adopter toutes ses appréciations qu'elle ne songeait pas à tempérer par de l'indulgence, on ne peut lui savoir mauvais gré d'exprimer nettement ses préférences.

Elle n'a pas seulement rédigé ses mémoires, elle a composé des romans; elle a, enfin, beaucoup écrit et pendant toute sa vie. Il serait certainement fort intéressant de rechercher, réunir et publier sa correspondance.

À défaut de cette correspondance, nous en donnons quelques fragments et nous ajoutons à ce premier volume un groupe de lettres qu'elle adressait à ses parents plusieurs mois après un mariage hâtivement conclu, en dehors de toute sentimentalité. Ces lettres, jusqu'alors inédites, feront connaître le tendre attachement de madame de Boigne pour ses parents, avec une préférence pour le marquis d'Osmond, se plaisant à le suivre et à le seconder dans ses fonctions diplomatiques; elles révèleront sa sollicitude presque maternelle pour son jeune frère Rainulphe dont la santé délicate causait de fréquents soucis; elles laisseront deviner sa résignation correcte et sa patience souriante auprès du général de Boigne, ses désillusions et ses souffrances en même temps que son goût pour la politique. Ces lettres permettront enfin de constater que, aimant à penser, à réfléchir, à écrire avant même d'avoir vingt ans, la comtesse de Boigne, dès sa jeunesse, préparait inconsciemment l'œuvre de sa maturité, et cette œuvre, loin de constituer une «causerie de vieille femme, un ravaudage de salon», devait donner à son nom une véritable célébrité, lui assurer une des premières places parmi les mémorialistes.




MÉMOIRES DE LA COMTESSE DE BOIGNE


Je n'avais jamais pensé à donner un nom à ces pages décousues lorsque le relieur auquel je venais de les confier s'informa de ce qu'il devait inscrire sur le dos du volume. Je ne sus que répondre. Mémoires, cela est bien solennel; Souvenirs, madame de Caylus a rendu ce titre difficile à soutenir et de récentes publications l'ont grandement souillé. «J'y songerai» répondis-je. Préoccupée de cette idée, je rêvai pendant la nuit qu'on demandait à mon neveu quels étaient ces deux volumes à agrafes. «Ce sont des récits de ma tante.» Va pour les récits de ma tante, m'écriai-je, en m'éveillant; et voilà comment ce livre a été baptisé:


RÉCITS D'UNE TANTE




AU LECTEUR, S'IL Y EN A


Au commencement de 1835, j'ai éprouvé un malheur affreux; une enfant de quatorze ans que j'élevais depuis douze années, que j'aimais maternellement, a péri victime d'un horrible accident. La moindre précaution l'aurait évité; les plus tendres soins n'ont pas su le prévenir. Je ne me relèverai jamais d'un coup si cruel. À la suite de cette catastrophe, les plus tristes heures de mes tristes journées étaient celles que j'avais été accoutumée à employer au développement d'une intelligence précoce dont j'espérais bientôt soutenir l'affaiblissement de la mienne.

Quelques mois après l'événement, en devisant avec un ami dont la bonté et l'esprit s'occupaient à panser les plaies de mon cœur, je lui racontai un détail sur les anciennes étiquettes de Versailles: «Vous devriez écrire ces choses-là, me dit-il; les traditions se perdent, et je vous assure qu'elles acquièrent déjà un intérêt de curiosité.» Le besoin de vivre dans le passé, quand le présent est sans joie et l'avenir sans espérance, donna du poids à ce conseil. J'essayai, pour tromper mes regrets, de me donner cette tâche pendant les pénibles moments naguère si doucement employés; parfois il m'a fallu piocher contre ma douleur sans la pouvoir soulever; parfois aussi j'y ai trouvé quelque distraction. Les cahiers qui suivent sont le résultat de ces efforts: ils ont eu pour but de donner le change à des pensées que je pouvais mal supporter.

Mon premier projet, si tant est que j'en eusse un, était uniquement de retracer ce que j'avais entendu raconter à mes parents sur leur jeunesse et la Cour de Versailles. L'oisiveté, l'inutilité de ma vie actuelle m'ont engagée à continuer le récit de souvenirs plus récents; j'ai parlé de moi, trop peut-être, certainement plus que je n'aurais voulu; mais il a fallu que ma vie servît comme de fil à mes discours et montrât comment j'ai pu savoir ce que je raconte.

Il y avait déjà bien du papier griffonné, d'une façon à peu près illisible, lorsqu'une personne au goût de laquelle j'ai confiance m'a fait une sorte de violence pour en prendre connaissance: elle m'a fortement engagée à en faire faire une copie et à la revoir. Pour la copie, c'était facile; quand à la revoir, c'est tout à fait inutile, je ne sais pas écrire; à mon âge je n'apprendrai pas le métier et, si je voulais essayer de rédiger des phrases, je perdrais le seul mérite auquel ces pages puissent aspirer, celui d'être écrites sans aucune espèce de prétention et tout à fait de premier jet. S'il m'avait fallu faire une recherche quelconque ailleurs que dans ma mémoire, j'y aurais bien vite renoncé; je n'ai voulu qu'une distraction et non pas un travail.

Si donc mes neveux jettent jamais un coup d'œil sur ces écritures, ils ne doivent pas s'attendre à trouver un livre, mais seulement une causerie de vieille femme, un ravaudage de salon; je n'y mets pas plus d'importance qu'à un ouvrage de tapisserie. Je me suis successivement servi de ma plume pour laisser reposer mon aiguille et de mon aiguille pour reposer ma plume, et mon manuscrit arrivera à mes héritiers comme un vieux fauteuil de plus.

N'ayant consulté aucun document, il y a probablement beaucoup d'erreurs de dates, de lieux, peut-être même de faits; je n'affirme rien si ce n'est que je crois sincèrement tout ce que je dis. Je professe peu de confiance dans une impartialité absolue, mais je pense qu'on peut prétendre à une parfaite sincérité: on est vrai quand on dit ce qu'on croit.

En recherchant le passé, j'ai trouvé qu'il y avait toujours du bien à dire des plus mauvaises gens et du mal des meilleurs; j'ai tâché de ne pas faire la part d'après mes affections; je conviens que cela est assez difficile; si je n'y ai pas réussi, je puis assurer en avoir eu l'intention.

Les temps devenant plus calmes, peut-être sera-t-il assez curieux d'observer comment, dans ceux où j'ai vécu, la force des circonstances m'a toujours entraînée à être une personne de parti, tandis que, par instinct, par goût et par raisonnement, j'avais horreur de l'esprit de parti et que je jugeais assez sainement des fautes et des ridicules où il conduit.

J'espère que mes neveux seront à l'abri de cette fausse situation: je le souhaite pour eux, pour mon pays, pour le monde qui aurait bien besoin d'un peu de repos. Quant à moi, j'en jouirai probablement depuis longtemps avant que l'oisiveté de quelque matinée pluvieuse ou de quelque longue soirée d'automne porte peut-être quelqu'un à ouvrir ce volume destiné à la bibliothèque de Pontchartrain.



    Châtenay, juin 1837.




NOTA DE 1860



La mort, la cruelle mort a changé toutes mes prévisions. Ce manuscrit sera déposé dans la bibliothèque du château d'Osmond, département de l'Orne, lieu du berceau de mes ancêtres et de ma sépulture.




À MON NEVEU RAINULPHE D'OSMOND


«I pray you when you shall these deeds relate
Speak of me as I am: nothing extenuate
Nor set down aught in malice.»

    Othello– Shakespeare.
De si grands événements ont occupé la vie de la génération qui vous a précédé et l'ont tellement absorbée que les traditions de famille seraient perdues dans ce vaste océan si quelque vieille femme comme moi ne recherchait dans ses souvenirs d'enfance à les reproduire.

Je vais tâcher d'en réunir quelques-uns à votre usage, mon cher neveu.




PREMIÈRE PARTIE VERSAILLES





CHAPITRE I



Origine de ma famille. – Mon grand-père: aventure de sa jeunesse. – Mariage de mon grand-père. – Envoi de ses fils en Europe. – Mes grands-oncles. – Étiquettes de cour. – Jeunesse de mon père. – Famille de ma mère. – Mariage de mon père. – Ma mère a une place à la Cour. – Mes parents s'établissent à Versailles. – Ma naissance. – Anciens usages de la Cour. – Le roi Louis XVI. – La Reine. – Madame de Polignac. – Monsieur, comte de Provence. – Monseigneur le comte d'Artois. – Madame, comtesse de Provence. – Madame la comtesse d'Artois. – Madame Élisabeth. – Les princes de Chio

Gianoni, dans son Histoire de Naples, vous apprendra la plus brillante des prétentions de votre famille; Moréri vous expliquera les droits que vous avez à vous croire descendant de ces heureux aventuriers normands, conquérants de la Pouille, droits aussi bien fondés que sont la plupart de ces antiques prétentions de famille. La cathédrale de Salisbury renferme les restes d'un de ses archevêques, saint Osmond, auquel nous rattachons aussi des souvenirs, et le comté de Sommerset a pour armes le vol qui forme les vôtres et qu'il tient de son seigneur Osmond, compatriote de Guillaume le Conquérant. Ces armes furent données par le duc de Normandie à son gouverneur, Osmond, qui l'avait enlevé aux vengeances de Louis d'Outremer.

La branche anglaise est éteinte depuis longtemps, mais le nom est resté familier au pays et se retrouve perpétuellement dans les poètes et les romans. La branche normande s'est appauvrie par les partages égaux; les aînés des trois dernières générations qui ont précédé celle de mon père n'ont eu que des filles, et même en si grand nombre qu'elles ont fait de très misérables alliances. Aussi une de mes grand'tantes, chanoinesse de Remiremont, répondit-elle à monsieur de Sainte-Croix, mari de sa sœur, qui lui demandait si elle n'avait jamais regretté de ne s'être point mariée: «Non, mon frère, mesdemoiselles d'Osmond sont en habitude de faire de trop mauvais mariages.» Voilà tout ce que je vous dirai de notre famille.

Si, à l'époque où vous entrerez dans le monde, vous attachez quelque prix à ces souvenirs nobiliaires, vous retrouverez plus facilement des traces de ces temps éloignés que des détails intimes de ce qui s'est passé depuis une centaine d'années. D'ailleurs, je ne suis pas très habile moi-même à ces récits. Je n'ai jamais attaché un grand prix aux avantages de la naissance; ils ne m'ont point été contestés comme fille; je n'y ai aucun droit comme femme, et peut-être cette situation toute nette m'a empêchée de m'en occuper autant que beaucoup d'autres. Je ne veux donc vous raconter que les détails qui me reviendront à la mémoire, sur ce que j'ai su ou vu personnellement, sans prétendre y mettre une grande suite, et seulement comme des anecdotes qui acquerront de l'intérêt pour vous par mes rapports avec les personnages mis en jeu: ce sera une sorte de ravaudage dont la sincérité fera tout le prix.

Mon grand-père était marin. Fort jeune encore, il commandait pendant la guerre de 1746 une corvette, et fut chargé d'escorter un convoi de Rochefort à Brest. Une tempête effroyable dispersa les bâtiments et envoya le sien de relâche à la Martinique, où il arriva fort désemparé. Mon grand-père trouva la colonie en grande liesse, en festins, en illuminations. Dès qu'il débarqua, on lui demanda s'il apportait des dépêches pour Son Altesse:

«Quelle altesse?

– Le duc de Modène.

– Je n'en ai pas entendu parler.»

On vint le chercher de la part de Son Altesse; il fut conduit dans l'appartement que le commandant avait cédé à un très bel homme, chamarré d'ordres et de cordons, ayant des formes très imposantes: «Comment se fait-il, chevalier d'Osmond, que vous n'ayez pas de dépêches pour moi? Votre vaisseau n'est donc pas celui qu'on doit m'expédier?» Mon grand-père expliqua qu'il était parti de Rochefort avec la destination de Brest et la circonstance de son arrivée à la Martinique.

Le prince, alors, le combla de bontés et lui intima l'ordre de repartir sur-le-champ avec ses dépêches. La corvette n'était pas en état de reprendre la mer; heureusement, il se trouvait une petite goélette dans le port. Le prince en donna le commandement à mon grand-père, l'autorisa à abandonner sa corvette et, lui montrant une lettre par laquelle il chargeait monsieur de Maurepas de le nommer capitaine de vaisseau, il lui expliqua qu'il était, par alliance, cousin germain du Roi. Il lui cédait ses états de Modène, ce qui était un grand secret; en échange, on lui offrait la souveraineté de l'île de la Martinique; il n'avait voulu y consentir qu'après avoir pris connaissance de sa nouvelle résidence; il en était fort content et il expédiait mon grand-père avec la ratification du traité, attendu à Versailles avec une si vive impatience que le porteur de cette bonne nouvelle pouvait aspirer à toutes sortes de faveurs. En conséquence, il ajouta, par post-scriptum à sa lettre, la demande de la croix de Saint-Louis en outre de la nomination de capitaine de haut bord pour le chevalier d'Osmond. Mon grand-père lui parla d'un vaisseau dont le capitaine devait être changé:

«Ce vaisseau vous plaît-il?

– Assurément.

– Eh bien, je vous en donne le commandement. Je vais écrire à Maurepas que j'en fais une condition.»

Du reste, le duc de Modène était entouré d'une Cour et d'une Maison qu'il avait amenées avec lui: grand chambellan, grand écuyer, valet de chambre, etc. Toute la colonie, depuis le gouverneur jusqu'au moindre nègre, était à ses ordres; et mon grand-père, qui avait commencé par être fort incrédule au moment de son arrivée, finit par être convaincu qu'un homme qui donnait des grades et des croix était un véritable souverain. Il partit, forçant de voiles au risque de se noyer, fit une traversée extrêmement rapide, se jeta dans un canot dès qu'il vit la terre, monta un bidet de poste et arriva sans un moment de repos chez monsieur de Maurepas, à Versailles. Trouvant le ministre sorti, il ne voulut pas quitter l'hôtel sans l'avoir vu: on le plaça dans un cabinet pour attendre. Un vieux valet de chambre, intéressé par son agitation et sa charmante figure, lui fit donner quelque chose à manger; il dévora, puis la fatigue et la jeunesse l'emportèrent, il s'assit dans un fauteuil et s'endormit profondément.

Le ministre rentra. Personne ne songea au chevalier d'Osmond. En déshabillant son maître le soir, le valet de chambre lui parla de ce jeune officier de marine si empressé de le voir. Monsieur de Maurepas n'en avait aucune nouvelle. On s'informe, on le cherche et on le trouve dormant sur son fauteuil. Il se réveille en sursaut, s'approche du ministre, lui remet un gros paquet.

«Monseigneur, voilà le traité signé.

– Quel traité?

– Celui de la Martinique.

– De la Martinique?

– C'est le prince de Modène qui m'a expédié.

– Le prince de Modène? ah! je commence à comprendre; allez vous coucher, achevez votre nuit et revenez demain matin.»

Le ministre rit fort du rêve du jeune officier qui le continuait même en lui parlant; mais, à mesure qu'il lisait ces étranges dépêches, il crut rêver à son tour; toutes les autorités de l'île étaient sous la même illusion et le prince lui-même avait écrit le plus sérieusement du monde sous son caractère emprunté. La lettre qu'il avait montrée à mon grand-père était dans le paquet.

Le lendemain matin, monsieur de Maurepas le reçut avec une grande bonté, lui apprit que son duc de Modène était un aventurier qui, probablement, avait voulu se débarrasser de lui. Il était, au reste, peu extraordinaire qu'un jeune homme eût partagé une opinion si bien établie dans la colonie; il l'absolvait donc du tort d'avoir quitté sa corvette. Le vaisseau auquel Son Altesse l'avait promu était déjà donné, mais, eu égard à la recommandation de son cousin germain, et plus encore parce qu'il était un fort bon officier, le Roi lui donnait le commandement d'une frégate à bord de laquelle monsieur de Maurepas espérait qu'il mériterait bientôt la croix. Mon grand-père, tout honteux et bien dégrisé de ses rêves de fortune, s'en retourna à Brest, fort content pourtant de s'être si bien tiré de l'abandon de sa corvette. Quant au duc de Modène, il s'était tellement lié dans ses honneurs usurpés qu'il ne put s'évader; il fut arrêté à la Martinique, reconnu pour escroc et envoyé aux galères.

Quelques années plus tard, mon grand-père ayant été à Saint-Domingue, y épousa une mademoiselle de La Garenne, un peu son alliée (leurs deux mères étaient des demoiselles de Pardieu) et qui passait pour énormément riche. Elle avait, en effet, de superbes habitations, mais si grevées de dettes et en si mauvais état qu'il fallut que mon grand-père quittât le service et s'établît dans la colonie pour chercher à y remettre quelque ordre. Diverses circonstances malheureuses l'y retinrent et il n'en est jamais sorti. Dans le courant de quelques années, il expédia successivement en Europe six garçons; le dernier envoi fut malheureux. L'enfant, assis sur un câble roulé sur le pont, fut lancé à la mer dans une manœuvre qui nécessitait l'emploi de ce câble et s'y noya.

Les cinq autres étaient arrivés à leur destination. Le premier était mon père, le marquis d'Osmond, puis venait l'évêque de Nancy, puis le vicomte d'Osmond, puis l'abbé d'Osmond, massacré à Saint-Domingue pendant la Révolution, puis enfin le chevalier d'Osmond, qui périt lieutenant de vaisseau dans la guerre d'Amérique.

Tous ces enfants étaient reçus paternellement par un frère de mon grand-père, alors comte de Lyon et bientôt après évêque de Comminges. L'aîné de cette génération, le comte d'Osmond, n'avait selon l'usage de la famille que des filles de sa femme, mademoiselle de Terre, et, selon l'usage aussi, ces filles se marièrent très mal. Elles achevèrent d'enlever au nom d'Osmond tout l'antique patrimoine de la famille, entre autres le Ménil-Froger et Médavy qui lui appartenaient depuis l'an mil et tant.

Ce comte d'Osmond était chambellan de monseigneur le duc d'Orléans, le grand-père du roi Louis-Philippe, et dans la plus grande intimité du Palais-Royal, surtout de la mère du Roi qui le traitait avec une affection toute filiale. Les mémoires du temps le citent pour ses distractions, ce qui n'empêchait pas qu'il ne fût très aimable, de bonne compagnie et fort serviable. J'aurai occasion d'en reparler. Je viens de dire qu'il était chambellan du grand-père du Roi; il ne l'aurait pas été du fils, voici pourquoi: ce sont de ces détails de Cour qui paraissent déjà ridicules à notre génération, mais dont la tradition se perd et qui, par cela même, acquièrent un intérêt de curiosité.

Le roi Louis XV avait conservé à monseigneur le duc d'Orléans, désigné sous le nom du gros duc d'Orléans, petit-fils du Régent, le rang de premier Prince du sang auquel il n'avait plus de droit; mais, comme il n'y avait dans la branche aînée que des fils du Dauphin prenant le rang de Fils de France, on avait accordé cette faveur au duc d'Orléans. Or, la Maison honorifique du premier Prince du sang était nommée et payée par le Roi et les gens de qualité ne faisaient aucune difficulté d'y entrer. Chez les autres Princes du sang, le premier gentilhomme et le premier écuyer étaient seuls nommés et payés par le Roi: un homme de la Cour ne pouvait accepter que ces places auprès d'eux.

À la mort du gros duc d'Orléans, son fils sollicita vivement la continuation du rang de premier Prince du sang. La naissance des enfants de monseigneur le comte d'Artois se trouvait un motif de refus et, la Cour étant peu disposée à faire ce que souhaitait monsieur le duc d'Orléans, il ne put réussir. Il aurait donc été forcé de chercher des commensaux dans une autre classe que ceux de son père et cette circonstance le décida, sous prétexte de réforme, à ne point nommer sa Maison et à rompre toute espèce de représentation; elle n'a pas peu contribué à la mauvaise humeur qui l'a jeté dans les malheurs où il a trouvé une mort trop méritée.

Je reviens à notre famille. Mon grand-père avait aussi une sœur qui résidait avec son frère, l'évêque de Comminges, à Allan, dans les Pyrénées. Elle y épousa un monsieur de Cardaillac, homme fort considéré dans le pays, propriétaire d'un très joli château et portant un nom aussi ancien que ces montagnes. Il est éteint maintenant et ce n'est pas la faute de notre tante, car, en trois années de mariage, elle avait eu sept enfants: deux, deux, et trois. L'évêque de Comminges était à Paris lors de cette dernière couche et, au moment où il en apprit la nouvelle, une femme qui se trouvait présente lui dit: «Monseigneur, écrivez vite qu'on vous garde le plus beau.» Cette même madame de Cardaillac dégringola du haut en bas d'un précipice, entraînée par la chute d'une charrette chargée de pierres de taille; elle arriva au fond dans cette étrange compagnie. On la croyait en morceaux. Elle en fut quitte pour une fracture de la jambe et a eu encore plusieurs enfants depuis.

Mon père et mes oncles furent élevés avec le plus grand soin et sous les yeux de l'évêque de Comminges; le meilleur collège de Paris les reçut. Ils y étaient sous la surveillance personnelle d'un précepteur, homme de beaucoup d'esprit, mais qui, pour toute instruction, leur administrait des coups de pied dans le ventre. Le résultat fut que, lorsque, à quatorze ans, on mit un uniforme sur le corps de mon père, il eut enfin le courage d'annoncer à l'évêque que, depuis six ans, il était parfaitement malheureux et ne savait rien du tout. Cette révélation profita à ses frères; quant à lui, on lui fit enfourcher un bidet de poste et on l'envoya rejoindre son régiment à Metz. Heureusement il ne prit pas goût à la vie de café, et, pendant les premières années passées dans les garnisons, il fit tout seul cette éducation que l'évêque croyait pieusement aussi excellente qu'elle était dispendieuse.

Ayant atteint l'âge de dix-neuf ans, son père lui envoya de Saint-Domingue un cadeau de deux mille écus, en dehors de sa pension, pour s'amuser pendant le premier semestre qu'il devait passer à son goût et, par conséquent, à Paris. Le jeune homme employa cet argent à se rendre à Nantes et à y prendre son passage sur le premier bâtiment qu'il trouva pour donner ses moments de liberté à son père et faire connaissance avec lui, car il avait quitté Saint-Domingue depuis l'âge de trois ans. Cet aimable empressement acheva de le mettre en pleine possession du cœur paternel, et le père et le fils se sont toujours adorés. Quant à ma grand'mère, c'était une franche créole pour laquelle ses enfants n'ont jamais eu qu'une affection de devoir.

Plusieurs années s'écoulèrent; mon père suivit sa carrière militaire, passant ses hivers à Paris chez son oncle et dans la société très intime du Palais-Royal où il était traité, à cause du comte d'Osmond, comme un enfant de la maison. Il fut nommé lieutenant-colonel du régiment d'Orléans aussitôt que son âge permit qu'il profitât de la bienveillance du prince, et madame de Montesson, déjà mariée à monseigneur le duc d'Orléans, le comblait de bontés. Il donnait toujours une grande partie du temps dont il pouvait disposer à l'évêque de Comminges; il l'accompagna aux eaux de Barèges (en 1776). Ils y rencontrèrent madame et mademoiselle Dillon, dont l'évêque devint presque aussi amoureux que son neveu. Il engagea ces dames à venir à Allan, château situé dans les Pyrénées et résidence des évêques de Comminges, où il voulait absolument que le mariage fût célébré tout de suite, afin que sa jolie nièce vînt faire les honneurs de sa maison, et s'établît dès l'hiver même à Paris. Mais mon père ne voulut pas se marier sans le consentement du sien, et la cérémonie fut remise au printemps.

Il me faut maintenant parler de la famille de ma mère. Monsieur Robert Dillon, des Dillon de Roscomon, était un gentilhomme irlandais catholique, possesseur d'une jolie fortune; pour l'augmenter, et dans la nullité où étaient condamnés les catholiques, un sien frère fut chargé de la faire valoir dans le négoce. Monsieur R. Dillon avait épousé une riche héritière dont il eut une seule fille, lady Swinburne. Devenu veuf, il épousa miss Dicconson, la plus jeune de trois sœurs, belles comme des anges, que leur père, gouverneur du prince de Galles, fils de Jacques II, avait élevées à Saint-Germain. Lors du mariage, leurs parents étaient rentrés en Angleterre et établis chez eux en Lancashire, dans une très belle terre.

Monsieur Dillon et sa charmante épouse se fixèrent en Worcestershire, et c'est là où ma mère et six enfants aînés sont nés. Mais le frère, chargé des affaires en Irlande, vint à mourir et on s'aperçut qu'il les avait très mal gérées. Monsieur Dillon fut obligé de s'en occuper lui-même. Les plus importantes étaient avec Bordeaux: il se décida à s'y rendre et emmena sa famille; il s'y plut; sa femme, élevée en France, la préférait à l'Angleterre. Il prit une belle maison à Bordeaux, acheta une terre aux environs et y menait la vie d'un homme riche, lorsqu'un jour, en sortant de table, il porta la main à sa tête en s'écriant: «Ah! ma pauvre femme, mes pauvres enfants!», et il expira.

Son exclamation était bien justifiée. Il laissait madame Dillon, âgée de trente-deux ans, grosse de son treizième enfant, dans un pays étranger, sans un seul parent, sans aucune liaison intime que l'excessive jalousie de son mari n'aurait guère tolérée. Cet isolement excita l'intérêt, lui suscita des protecteurs. Ses affaires, dont elle n'avait aucune notion, furent éclaircies, et, pour résultat, on découvrit que monsieur Dillon vivait sur des capitaux qui touchaient à leur fin et qu'elle restait avec treize enfants et pour tout bien une petite terre, à trois lieues de Bordeaux, qui pouvait valoir quatre mille livres de rente.

Madame Dillon était encore belle comme un ange, très aimable et très sage; ses enfants étaient aussi d'une beauté frappante; toute cette nichée d'amours intéressa. On s'occupa d'une famille si abandonnée. Tout le monde voulut venir à son secours: tant il y a, que, sans avoir jamais quitté ses tourelles de Terrefort, ma grand'mère y soutint noblesse et trouva le secret d'élever treize enfants, de les établir dans des positions qui promettaient d'être très brillantes, lorsque la Révolution arrêta toutes les carrières. À l'époque dont je parle, il ne lui restait plus qu'une fille à marier; elle était belle et aimable, mais elle n'avait pas un sol de fortune.

La noce de mon père étant fixée au printemps, l'évêque partit pour Paris. À peine arrivé, et ne se trouvant plus sous le charme de l'enchanteresse, on n'eut pas de peine à lui faire comprendre que ce mariage n'avait pas le sens commun, que mon père devait profiter de son nom et de sa position pour faire un mariage d'argent. Il n'avait pas de fortune en Europe; celle des colonies était précaire et, les partages y étant égaux, il n'aurait jamais un revenu suffisant pour épouser une femme qui n'avait rien; l'évêque, en les recevant chez lui, ne leur donnait qu'un secours temporaire; mademoiselle Dillon, d'ailleurs, pouvait être une bonne demoiselle, mais ne procurait aucune alliance dans le pays. Le comte d'Osmond surtout, qui était très fier de son neveu et le croyait appelé à tout, s'élevait fort contre ce qu'il appelait lui mettre la corde au col.

L'évêque fut assez facilement ramené à partager ces idées. Sur ces entrefaites, survint la réponse de Saint-Domingue, toute approbative. Mon père, qui n'était pas dans la confidence de ce qui se passait, arriva de sa garnison pour prendre les derniers ordres de son oncle avant de se rendre à Bordeaux. Il apprit que l'évêque avait changé d'avis et ne voulait plus entendre parler de ce mariage; il avait déjà cessé d'écrire à Terrefort. Il y eut une scène fort vive entre mon père et l'évêque qui lui dit que le jeune ménage ne devait plus s'attendre à trouver un asile chez lui.

Mon père informa le sien de ce changement survenu dans les dispositions de son oncle, et écrivit à mademoiselle Dillon la situation où il se trouvait. Elle prit sur elle de rompre entièrement toute relation, lui rendit sa parole, retira la sienne, et puis se prit à vouloir en mourir de chagrin, en véritable héroïne de roman. Mon père avait été un peu blessé d'une décision contre laquelle il n'osait guère s'élever, les avantages qu'il avait à offrir étant fort diminués par la mauvaise humeur de l'évêque. Mais, ayant appris par hasard l'état de désespoir de mademoiselle Dillon qu'on croyait mourante, il rendit plus de justice à la noblesse des sentiments qui avaient dirigé sa conduite. Il reçut la réponse de son père: elle était aussi tendre qu'il pouvait la désirer; il lui confirmait son approbation, lui disait d'accomplir son mariage puisque son bonheur y était attaché, et lui promettait de fournir aux besoins de son ménage, dût-il être obligé de faire les plus grands sacrifices. Il lui annonçait l'expédition de barriques de sucre estimées vingt mille francs pour les premiers frais d'établissement.

Armé de cette lettre, mon père partit à franc étrier, força toutes les consignes, arriva jusqu'à mademoiselle Dillon, et, huit jours après, elle était sa femme.

Aussitôt qu'elle fut complètement rétablie, il la ramena à Paris; l'évêque refusait toujours de les voir. Le comte d'Osmond, qui avait apporté les plus fortes objections à ce mariage, du moment qu'il fut fait, ne fut plus occupé qu'à en diminuer les inconvénients. Il présenta ma mère au Palais-Royal, comme il aurait pu faire de sa belle-fille, et elle y fut bientôt impatronisée. Madame de Montesson s'en engoua, et aurait voulu qu'elle fût attachée à madame la duchesse de Chartres, mais le comte d'Osmond s'y refusa formellement. Il ne lui convenait pas que la femme de son neveu fût dame d'une princesse qui n'était pas famille royale; et, d'ailleurs, il s'apercevait que madame de Montesson voulait l'accaparer et il ne lui voulait pas l'attitude de complaisante auprès d'elle.

L'archevêque de Narbonne (Dillon) avait été un peu choqué des objections faites par les d'Osmond à un mariage avec une fille de son nom, qu'il reconnaissait pour proche parente. Il se porta aussi protecteur actif des nouveaux époux, les attira à la campagne chez lui, dans une terre en Picardie, nommée Hautefontaine, où il menait une vie beaucoup plus amusante qu'épiscopale. Ma mère y eut les plus grands succès; elle était extrêmement belle, avait très grand air, même un peu dédaigneux et elle savait se laisser adorer à perfection; au reste, toutes ces adorations, elle les rapportait à mon père, objet d'une passion qui l'a accompagné dans toute sa vivacité jusqu'au tombeau. L'arrivée de cette belle personne et tout le romanesque attaché à son mariage fit un petit événement à la Cour dans un temps où il n'y en avait guère de grands; elle fut présentée par madame de Fleury qui, comme mademoiselle de Montmorency, était parente de mon père et, par madame Dillon, nièce de l'archevêque. Elle fut extrêmement admirée.

Peu de mois après, par l'influence réunie de l'archevêque de Narbonne et du comte d'Osmond, ma mère fut nommée dame de madame Adélaïde, fille de Louis XV. Madame la duchesse de Chartres ne sut aucunement mauvais gré au comte d'Osmond de cet arrangement; mais madame de Montesson s'en tint pour fort offensée, et en est restée presque brouillée avec mes parents, et surtout avec le comte d'Osmond, dont l'intimité avec madame la duchesse de Chartres ne fut que plus grande. C'était un sentiment tout paternel sur lequel personne n'a jamais glosé, quoique monsieur le duc de Chartres l'appelât en plaisantant le mari de ma femme. Il est mort au commencement de la Révolution, malheureusement pour cette princesse à laquelle il aurait probablement épargné bien des malheurs et des fautes. Je me le rappelle comme un grand homme maigre, l'air fort noble, et portant des vestes très riches couvertes de tabac. Je l'aimais beaucoup, quoiqu'il me préférât mon frère et qu'il me remplît toujours les yeux de tabac quand il se baissait pour m'embrasser; aussi j'avais soin de les fermer tout en accourant à lui, ce qui l'amusait beaucoup.

Mon père avait une très grande répugnance au séjour de la Cour; ainsi que tous les gens qui n'en ont pas l'habitude, il s'y trouvait dépaysé et tout à fait à son désavantage. Il était alors un homme extrêmement agréable de formes; remarquablement aimable, fort bon militaire, aimant beaucoup son métier et adoré dans son régiment. Ma mère avait le goût des princes et l'instinct de la Cour; sa place la forçait à aller passer une semaine sur trois à Versailles. Cette séparation de mon père leur était fort pénible à tous deux, et la modicité de leur fortune rendait ce double ménage onéreux.

Ma mère décida mon père à s'établir tout à fait à Versailles; cela était raisonnable dans leur position, mais peu usuel lorsqu'on n'avait pas de grandes charges. Mon père m'a souvent dit que rien ne lui avait plus coûté dans sa vie, et que c'était le plus grand sacrifice qu'il eût fait à ma mère. Il est certain que ses goûts, ses habitudes, sa haute raison, son indépendance de caractère s'accommodaient peu du métier de courtisan. Mais, sous Louis XVI, il était, sauf quelques formes d'étiquette, très facile à faire, et l'honnête homme en lui dominait tellement le Roi qu'il appréciait bien vite les qualités semblables aux siennes.

C'est bientôt après l'installation de mes parents à Versailles que je vins au monde. Ma mère était déjà accouchée d'un enfant mort, de sorte que je fus accueillie avec des transports de joie et qu'on me pardonna d'être fille. Je ne fus pas emmaillotée, comme c'était encore l'usage, mais vêtue à l'anglaise et nourrie par ma mère au milieu de Versailles. J'y devins bien promptement la poupée des princes et de la Cour, d'autant plus que j'étais fort gentille et qu'un enfant, dans ce temps-là, était un animal aussi rare dans un salon qu'ils y sont communs et despotes aujourd'hui.

Mon père se fit des habitudes à Versailles et finit par se réconcilier à la vie qu'on y menait.

Le samedi soir et le dimanche c'était tout à fait la Cour, avec toute sa représentation. La foule y abondait. Tous les ministres, tout ce qu'on appelait les charges, c'est-à-dire le premier capitaine des gardes de service, le premier gentilhomme de la chambre de service, le grand écuyer, la gouvernante des Enfants de France et la surintendante de la Maison de la Reine, donnaient à souper le samedi et à dîner le dimanche. Les arrivants de Paris y étaient priés. Les personnes qui avaient des maisons se les enlevaient presque.

Il y avait aussi une table d'honneur servie aux frais du Roi au grand commun, mais aucun homme de la Cour n'aurait voulu y paraître; et si, par un grand hasard, on n'avait été prié dans aucune des maisons que j'ai citées, on aurait plutôt mangé un poulet de chez le rôtisseur que d'aller s'asseoir à cette table regardée comme secondaire, quoique originairement elle eût été instituée pour les seigneurs de la Cour et que, jusque vers le milieu du règne de Louis XV, on y allât sans difficulté. Mais alors les charges ne tenaient pas maison et dînaient à la table du grand commun. Maintenant, elle était occupée par les titulaires de places qui constituaient une sorte de subalternité et qui classaient dans une position d'où il était impossible de sortir tant qu'on était à la Cour: c'étaient ceux qui recevaient des ordres de personnes n'ayant pas le titre de Grand. Ainsi, le gentilhomme ordinaire de la chambre, prenant les ordres du premier gentilhomme, était très subalterne, tandis que le premier écuyer, prenant les ordres du grand écuyer, était un homme de la Cour; mais les écuyers, qui recevaient l'ordre de lui, rentraient dans la classe subalterne qui formait une ligne de démarcation impossible à franchir. Rien n'en donnait la facilité, à ce point, par exemple, que monsieur de Grailly, étant écuyer, trouvait toutes les portes des gens de la Cour fermées.

Ces habitants secondaires du château de Versailles y avaient une coterie à part dont madame d'Angivillers, la femme de l'intendant des bâtiments, était l'impératrice. Leur société était fort agréable, fort éclairée; on s'y amusait extrêmement, mais un homme de la Cour n'aurait pas pu y aller habituellement. Mon père l'avait souvent regretté. On y rencontrait les artistes, les savants, les hommes de lettres, enfin toutes les personnes, non courtisans, que leurs affaires ou leurs plaisirs attiraient à Versailles.

Monsieur le prince de Poix, amoureux d'une femme de chambre de la Reine (c'étaient de très belles dames de la plus haute bourgeoisie), se mit à aller souvent dans cette société, sous prétexte que sa place de gouverneur de Versailles le forçait à des rapports fréquents avec l'intendant d'Angivillers. Cela fut trouvé fort mauvais, mais cependant quelques jeunes gens s'y glissèrent avec lui; ils en rapportèrent des notions très satisfaisantes sur les grâces des femmes et l'amabilité des hommes. Cela aurait probablement fait planche. Les femmes de la Cour y apportaient une vive et colère opposition.

Lorsque mes parents s'établirent à Versailles, les officiers des gardes du corps y étaient en seconde ligne. On les appelait les messieurs bleus. Depuis fort peu de temps, ils portaient l'uniforme, et je crois même que les capitaines des gardes n'en avaient pas encore avant la Révolution. Ils étaient en habit habillé, et ne se distinguaient que par une grande canne noire à pomme d'ivoire. La reine Marie-Antoinette fit venir les officiers des gardes du corps à ses bals, et, par là, changea leur situation; cependant ils ne dînaient jamais avec la famille royale. Ainsi, je me rappelle très bien qu'à Bellevue, chez Mesdames, l'officier des gardes du corps de service ne dînait pas à la table des princesses. Cela était tellement de rigueur que monsieur de Béon, mari d'une des dames de madame Adélaïde, dînait à la deuxième table lorsqu'il était de service, et, le lendemain, venait s'asseoir à côté de sa femme, à la table des princesses. Mais c'était une innovation, et ce manque à l'étiquette avait été une grande concession des bonnes princesses. Ce qui est encore plus extraordinaire, c'est que les évêques se trouvaient dans le même prédicament, et ne mangeaient ni avec le Roi, ni avec les princes de la famille royale. On ne m'a jamais expliqué les motifs de cette exclusion.

Parmi les étiquettes, il y en avait une avec laquelle mon père n'a jamais pu se réconcilier et que je lui ai entendu souvent raconter, c'était la manière dont on était invité à ce qu'on appelait le souper dans les cabinets. Ces soupers se composaient de la famille royale et d'une trentaine de personnes priées. Ils se donnaient dans l'intérieur du Roi, dans des appartements si peu vastes qu'on couvrait le billard de planches pour y poser le buffet, et que le Roi était forcé de hâter sa partie pour faire place au service.

Les femmes étaient averties le matin ou la veille; elles portaient un costume antique, tombé en désuétude pour toute autre circonstance, la robe à plis et les barbes tombantes. Elles se rendaient à la petite salle de comédie où une banquette leur était réservée. Après le spectacle, elles suivaient le Roi et la famille royale dans les cabinets.

Pour les hommes, leur sort était moins doux. Il y avait deux banquettes vis-à-vis celle des femmes invitées. Les courtisans qui aspiraient à être priés s'y plaçaient. Pendant le spectacle, le Roi, qui était seul dans sa loge, dirigeait une grosse lorgnette d'opéra sur ces bancs, et on le voyait écrire au crayon un certain nombre de noms. Les seigneurs qui avaient occupé ces banquettes (cela s'appelait se présenter pour les cabinets) se réunissaient dans une salle qui précédait les cabinets. Bientôt après, un huissier, un bougeoir à la main et tenant le petit papier écrit par le Roi, entr'ouvrait la porte et proclamait un nom; l'heureux élu faisait la révérence aux autres et entrait dans le saint des saints. La porte se rouvrait, on en appelait un autre et ainsi de suite jusqu'à ce que la liste fût épuisée. Cette fois, l'huissier repoussait la porte avec une violence d'étiquette. À ce bruit, chacun savait que ses espérances étaient trompées et s'en allait toujours un peu honteux, quoiqu'on sût bien d'avance qu'il y aurait bien plus de candidats que d'appelés. Ma mère m'a dit qu'elle avait été des années à déterminer mon père à aller s'asseoir sur ces banquettes et, quoique à la fin il y allât de temps en temps et qu'il fût assez souvent nommé, cependant cela lui était toujours extrêmement désagréable. Il a vu tel homme venir dix ans de suite de Paris tout exprès pour entendre cette porte se refermer avec fracas sur ses prétentions, sans que jamais elle se soit ouverte pour lui. Trop de persévérance impatientait peut-être le Roi, ou bien il s'habituait à voir ces figures sans les prier, comme les princes s'accoutument facilement à toujours adresser la même question aux mêmes personnes.

Les bals de la Reine étaient bien entendus; les personnes présentées étaient prévenues qu'ils avaient lieu; venait qui voulait, et beaucoup de gens voulaient parce qu'ils étaient charmants. Ils étaient donnés dans des maisons de bois qu'on établissait sur la terrasse de Versailles et qui y restaient pendant tout le carnaval; mais ces bals aussi, malgré la grâce charmante de la Reine, étaient une occasion d'impopularité pour la Cour.

L'accroissement des fortunes dans la classe intermédiaire y avait amené toutes les formes et toutes les habitudes de la meilleure compagnie, et, malgré l'absurde ordonnance qui obligeait de faire des preuves de noblesse pour être officier, tout ce qui avait de la fortune et de l'éducation entrait au service. La noblesse et la finance vivaient donc en intimité et en camaraderie en garnison et dans toutes les sociétés de Paris; les bals de Versailles ramenaient la ligne de démarcation de la façon la plus tranchée. Monsieur de Lusson, jeune homme d'une charmante figure, immensément riche, bon officier, vivant habituellement dans la meilleure compagnie, eut l'imprudence d'aller à un de ces bals; on l'en chassa avec une telle dureté que, désespéré du ridicule dont il restait couvert dans un temps où le ridicule était le pire des maux, il se tua en arrivant à Paris. Cela parut tout simple aux gens de la Cour, mais odieux à la haute bourgeoisie.

La finance n'a pas seule fourni des victimes aux bals de la Reine. Monsieur de Chabannes, d'une illustre naissance, beau, jeune, riche, presque à la mode, y faisant son début, eut la gaucherie de se laisser glisser en dansant et la niaiserie de s'écrier: Jésus Maria, en tombant. Jamais il ne put se relever de cette chute; le sobriquet lui en est resté à toujours; il en était désespéré. Il a été faire la guerre en Amérique, s'y est assez distingué, mais il est revenu Jésus Maria comme il y était allé. Aussi le duc de Guines disait-il à ses filles le jour de leur présentation à la Cour: «Souvenez-vous que, dans ce pays-ci, les vices sont sans conséquences, mais qu'un ridicule tue.»

Monsieur de Lafayette ne succomba pourtant pas sous l'épithète de Gilles le Grand que monsieur de Choiseul lui avait décernée à son retour d'Amérique. Il inspira, au contraire, tant d'enthousiasme que la société se chargea de lui préparer des succès auprès de madame de Simiane à laquelle il avait rendu des hommages avant son départ. Elle passait pour la plus jolie femme de France, et n'avait jamais eu d'aventure. Tout le monde la jeta dans les bras de monsieur de Lafayette, tellement que, peu de jours après son retour, se trouvant ensemble dans une loge à Versailles pendant qu'on chantait un air de je ne sais quel opéra: «L'amour sous les lauriers ne trouve pas de cruelles», on leur en fit l'application d'une façon qui montrait clairement la sympathie et l'approbation de ce public privilégié.

J'ai entendu raconter à ma mère que sa sœur, la présidente de Lavie, étant venue faire un voyage à Paris, elle lui avait procuré une banquette pour voir en bayeuse le bal de la Reine; elle causait avec elle; la Reine s'approcha et lui demanda qu'elle était cette belle personne:

«C'est ma sœur, madame.

– A-t-elle vu les salles?

– Non, madame, elle est en bayeuse, elle n'est pas présentée.

– Il faut les lui montrer, je vais emmener le Roi.»

Et, en effet, avec sa gracieuse bonté, elle prit le Roi sous le bras et l'emmena dans les autres pièces pendant que ma tante visitait la salle de bal. La Reine avait l'intention d'être fort obligeante, mais le président de Lavie prit la chose tout autrement. Il était d'une race fort antique, très entiché de sa noblesse, un fort gros personnage à Bordeaux où un président au Parlement jouait un grand rôle; il fut indigné qu'il fallût que le Roi et la Reine sortissent d'un salon pour que sa femme y entrât. Il retourna à Bordeaux plus frondeur qu'il n'en était parti; il fut nommé député et se montra très révolutionnaire; l'humiliation de la noblesse de Cour lui souriait.

Les vanités blessées ont fait plus d'ennemis qu'on ne croit.

L'étiquette adoptée pour les fêtes extraordinaires et les voyages nous paraîtrait insoutenable aujourd'hui. On venait s'inscrire, cela s'appelait ainsi, c'est-à-dire qu'hommes et femmes se rendaient chez le premier gentilhomme de la chambre. On y écrivait son nom de sa propre main: sur cette liste se faisait le choix des invitations, en éliminant ceux qui ne devaient pas être priés, de façon que la non-invitation avait la disgrâce d'un refus. Madame la Dauphine aurait voulu faire revivre cette étiquette pendant la Restauration, pour les spectacles, assez rares, de la Cour. Mais cela n'a jamais pu reprendre, et personne n'a voulu s'astreindre à aller inscrire son nom avec la chance d'obtenir un refus. On trouvait beaucoup moins désagréable de n'être pas prié que d'être repoussé.

Pour les voyages, les usages variaient selon les résidences. À Rambouillet, où le Roi n'allait que pour peu de jours et seulement avec des hommes, on était reçu comme chez un riche particulier, parfaitement servi et défrayé de tout. À Trianon, où la Reine n'a fait aussi que de rares et courts voyages, avec très peu de monde, c'était de même. À Marly, on était logé, meublé et nourri. Les invités à résidence étaient distribués à diverses tables, tenues par les princes et princesses dans leurs pavillons respectifs, aux frais du Roi. Ensuite on se rendait au grand salon, où c'était tout à fait la Cour.

À Fontainebleau, les invités n'obtenaient qu'un appartement avec les quatre murailles; il fallait s'y procurer meubles, linge, etc., et s'ingénier pour y vivre. À la vérité, comme tous les ministres et toutes les charges y avaient leurs maisons, et que les princes tenaient une table pour les personnes qui les accompagnaient, on trouvait facilement à se faire prier à dîner et à souper. Mais personne ne s'inquiétait de vous que pour le logement. Quand le château était plein, et une très grande partie était en si mauvais état qu'elle était inhabitable, les invités ou plutôt les admis, car on s'était fait inscrire, étaient distribués dans la ville; leur nom était écrit à la craie sur la porte, comme à une étape.

Je ne sais si ces logements étaient payés, mais les avantages que ces voyages rapportaient à Fontainebleau étaient assez grands pour que les habitants ne se plaignissent pas de cette servitude. Tout le monde sait que nulle part la Cour de France ne se montrait plus magnifique qu'à Fontainebleau. C'était sur son petit théâtre que se donnaient les premières représentations les plus soignées, et il était presque admis que les intrigues ministérielles se dénouaient à Fontainebleau pour continuer apparemment l'existence historique de cette belle résidence. Le dernier voyage a eu lieu en 1787. Malgré l'inhospitalité apparente qui les accompagnait, ils coûtaient très cher à la Couronne; et le Roi, toujours prêt à sacrifier ses propres goûts, quoique ce séjour lui fût très agréable, y renonça. Il était plus aimable à Fontainebleau qu'ailleurs; il y faisait plus de frais.

Cet excellent prince avait grand'peine à vaincre une timidité d'esprit, jointe à des formes d'une liberté grossière, fruit des habitudes de son enfance, qui lui donnait de grands désavantages auprès de ceux qui ne voyaient en lui que cette rude écorce. Avec la meilleure intention d'être obligeant pour quelqu'un, il s'avançait sur lui jusqu'à le faire reculer à la muraille; si rien ne lui venait à dire, et cela arrivait souvent, il faisait un gros éclat de rire, tournait sur les talons et s'en allait. Le patient de cette scène publique en souffrait toujours, et, s'il n'était pas habitué de la Cour, sortait furieux et persuadé que le Roi avait voulu lui faire une espèce d'insulte. Dans l'intimité, le Roi se plaignait amèrement de la façon dont il avait été élevé. Il disait que le seul homme pour qui il éprouvât de la haine était le duc de La Vauguyon, et il citait à l'appui de ce sentiment des traits de basses courtisaneries adressées à ses frères et à lui, qui justifiaient ce sentiment. Monsieur avait moins de répugnance pour la mémoire du duc de La Vauguyon.

Monsieur le comte d'Artois partageait celle du Roi. Il était par son heureux caractère, par ses grâces, peut-être même par sa légèreté, le benjamin de toute la famille; il faisait sottise sur sottise; le Roi le tançait, lui pardonnait, et payait ses dettes. Hélas! celle qu'il ne pouvait pas combler, c'est la déconsidération qu'il amassait sur sa propre tête et sur celle de la Reine!

Le Roi ne jouait jamais qu'au trictrac et aux petits écus; il disait à un gros joueur qui faisait un jour sa partie: «Je conçois que vous jouiez gros jeu, si cela vous amuse; vous, vous jouez de l'argent qui vous appartient, mais, moi, je jouerais l'argent des autres.» Et, pendant qu'il tenait des propos de cette nature, monsieur le comte d'Artois et la Reine jouaient un jeu si énorme qu'ils étaient obligés d'admettre dans leur société intime tous les gens tarés de l'Europe pour trouver à faire leur partie. C'est de cette malheureuse habitude, car ce n'était une passion ni pour l'un ni pour l'autre, que sont venues toutes les calomnies qui ont abreuvé la vie de notre malheureuse Reine de tant de chagrins, même avant que les malheurs historiques eussent commencé pour elle.

Qui aurait osé accuser la reine de France de se vendre pour un collier, si on ne l'avait pas vue autour d'une table chargée d'or et aspirant à en gagner à ses sujets? Sans doute, elle y attachait au fond peu de prix; mais, quand on joue, on veut gagner et il est impossible d'éviter l'extérieur de l'âpreté. D'ailleurs, les princes, accoutumés à ce que tout leur cède, sont presque toujours mauvais joueurs, et c'est une raison de plus pour eux d'éviter le gros jeu. Mais, si la Reine n'aimait pas le jeu, pourquoi jouait-elle? Ah! c'est qu'elle avait une autre passion, celle de la mode. Elle se paraît pour être à la mode, elle faisait des dettes pour être à la mode, elle jouait pour être à la mode, elle était esprit fort pour être à la mode, elle était coquette pour être à la mode. Être la jolie femme la plus à la mode lui paraissait le titre le plus désirable; et ce travers, indigne d'une grande reine, a été la seule cause des torts qu'on a si cruellement exagérés.

La Reine voulait être entourée de tout ce que la Cour offrait de jeunes gens les plus agréables; elle acceptait les hommages qu'ils offraient à la femme, bien plus volontiers que ceux adressés à la souveraine. Il en résultait que le jeune homme futile était traité avec plus de faveur et de distinction que l'homme grave et utile au pays. L'envie et la jalousie étaient alertes à calomnier ces inconséquences. La plus coupable, sans doute, était la permission que la Reine donnait à cette troupe de jeunes imprudents de lui parler légèrement du Roi, et de faire sur ses formes grossières des plaisanteries auxquelles elle-même avait le tort réel de prendre part.

Le trop grand désir de plaire l'entraînait aussi dans des fautes d'un autre genre qui lui faisaient des ennemis. Elle avait un très grand crédit, elle était bien aise qu'on le sût, et elle aimait à en user; mais elle n'entrait jamais sérieusement dans les affaires, et ce crédit n'était exploité que comme un moyen de succès dans la société. Elle voulait disposer des places, et elle avait la mauvaise habitude de promettre la même à plusieurs personnes. Il n'y avait guère de régiment dont le colonel ne fût nommé sur la demande de la Reine, mais, comme elle s'était engagée pour la première vacance à dix familles, elle faisait neuf mécontents et trop souvent un ingrat. Quant aux histoires que les libelles ont racontées sur ses amours, ce sont des calomnies. Mes parents, bien à portée de voir et de savoir ce qui se passait dans l'intérieur, m'ont toujours dit que cela n'avait aucun fondement.

La Reine n'a eu qu'un grand sentiment et, peut-être, une faiblesse. Monsieur le comte de Fersen, suédois, beau comme un ange et fort distingué sous tous les rapports, vint à la Cour de France. La Reine fut coquette pour lui comme pour tous les étrangers, car ils étaient à la mode; il devint sincèrement et passionnément amoureux; elle en fut certainement touchée, mais résista à son goût et le força à s'éloigner. Il partit pour l'Amérique, y resta deux années pendant lesquelles il fut si malade qu'il revint à Versailles, vieilli de dix ans et ayant presque perdu la beauté de sa figure. On croit que ce changement toucha la Reine; quelle qu'en fût la raison, il n'était guère douteux pour les intimes qu'elle n'eût cédé à la passion de monsieur de Fersen.

Il a justifié ce sacrifice par un dévouement sans bornes, une affection aussi sincère que respectueuse et discrète; il ne respirait que pour elle, et toutes les habitudes de sa vie étaient calculées de façon à la compromettre le moins possible. Aussi cette liaison, quoique devinée, n'a jamais donné de scandale. Si les amis de la Reine avaient été aussi discrets et aussi désintéressés que monsieur de Fersen, la vie de cette malheureuse princesse aurait été moins calomniée.

Madame de Polignac lui a été bien plus fatale. Ce n'est pas que ce fût une méchante personne, mais elle était indolente et peu spirituelle; elle intriguait par faiblesse. Elle était sous la domination de sa belle-sœur, la comtesse Diane, ambitieuse, avide autant que désordonnée dans ses mœurs, qui voulait accaparer toutes les faveurs pour elle et pour sa famille, et, tyrannisée par son amant, le comte de Vaudreuil, homme aussi léger qu'immoral, et qui, par le moyen de la Reine, mettait le trésor public au pillage pour lui et les compagnons de ses désordres. Il faisait des scènes à madame de Polignac quand ses demandes souffraient quelque retard. La Reine trouvait la favorite en larmes et s'occupait sur-le-champ de les tarir. Quant à ce qui regardait sa propre fortune, madame de Polignac se bornait, sans rien demander, à accepter nonchalamment les faveurs préparées par les intrigues de la comtesse Diane, et la pauvre Reine vantait son désintéressement. Elle y croyait, et l'aimait sincèrement; l'abandon de la confiance, de son côté, avait été sans limite pendant quelques années.

La nomination de monsieur de Calonne y avait mis quelque restriction; il était de l'intimité de madame de Polignac, et la Reine ne voulait pas qu'un membre du conseil du Roi fût pris dans ce sanhédrin. Elle s'en était expliquée hautement, mais la coterie, préférant à tout l'agrément d'avoir un contrôleur général à sa disposition, fit valoir auprès de monsieur le comte d'Artois les facilités que lui-même y trouverait. Et ce fut par son moyen que monsieur de Calonne fut nommé, malgré la répugnance de la Reine. Elle en conserva du mécontentement; cela la refroidit pour madame de Polignac, et tous les empressements de monsieur de Calonne échouèrent à se concilier ses bontés. Cependant, il lui répondait un jour où elle lui adressait une demande: «Si ce que la Reine désire est possible, c'est fait; si c'est impossible, cela se fera.» En dépit de paroles si gouvernementales, la Reine n'a jamais pardonné.

S'il avait des inconvénients, ce désir de plaire n'était pas sans quelques avantages; il rendait la Reine charmante; dès qu'elle pouvait oublier le rôle de femme à la mode qui l'absorbait, elle était pleine de grâces et de dignité. Il aurait été facile d'en faire une princesse accomplie, si quelqu'un avait eu le courage de lui parler raison. Mais ses entours vérifiaient le mot du poète anglais:

All who approach them, their own ends pursue.

Dans l'intérieur de sa famille, la Reine était très aimée et très aimable, et n'était occupée qu'à raccommoder les petites tracasseries qui s'y élevaient. Elle était, hélas! trop la confidente des sottises de monsieur le comte d'Artois et lui procurait l'indulgence du Roi qui, tout à fait sous son charme, l'aurait adorée, si la mode lui avait permis de le souffrir.

Monsieur, courtisan ambitieux et sournois, n'aimait point la Reine. Il prévoyait que, le jour où elle deviendrait moins futile, elle s'emparerait de l'espèce d'importance sérieuse à laquelle il aspirait, et il craignait de se compromettre en en montrant trop clairement le désir. Il vivait assez en dehors des affaires, tout en se préparant la réputation d'un homme capable de s'en mêler utilement.

Monsieur le comte d'Artois débutait alors à cette fatale destinée qui devait perdre sa famille et son pays. Il n'avait que les goûts et les travers des jeunes gens de son temps, mais il les montrait sur un théâtre assez élevé pour les rendre visibles à la foule; et la valeur, cette ressource banale des hommes du monde, ne les couvrait pas assez.

Au siège de Gibraltar, où il avait eu la fantaisie d'assister, il avait eu une attitude déplorable, au point que le général qui y commandait avait pris le parti de faire prévenir dans les batteries anglaises, et l'on ne tirait pas quand le prince visitait les travaux. On a dit que c'était à son insu, mais ces choses-là se savent toujours quand on ne préfère pas les ignorer. Je sais qu'on fit des reproches à monsieur de Maillebois; il répondit: «Mais cela valait encore mieux que la grimace qu'il faisait le premier jour.» La ridicule parade de son duel avec monsieur le duc de Bourbon fut une nouvelle preuve d'une disposition que le reste de sa conduite n'a que trop confirmée.

Madame, femme de Monsieur, avait beaucoup d'esprit et une certaine grâce dans les manières, malgré une très remarquable laideur. Elle avait, pendant les premières années, fait très bon ménage avec Monsieur. Mais, depuis qu'il s'était attaché à madame de Balbi, il n'allait presque plus chez Madame, et elle s'en consolait dans l'intimité de ses femmes de chambre, et, ose-t-on le dire, par la boisson portée au point que le public pouvait s'en apercevoir.

Sa sœur, madame la comtesse d'Artois, était encore beaucoup plus laide et parfaitement sotte, maussade et disgracieuse. C'est auprès des gardes du corps qu'elle allait chercher des consolations des légèretés de son mari. Une grossesse qui parut un peu suspecte, et dont le résultat fut une fille qui mourut en bas âge, décida monsieur le comte d'Artois à ne plus donner prétexte à l'augmentation de sa famille, déjà composée de deux princes.

Malgré cette précaution, une nouvelle grossesse de madame la comtesse d'Artois la força de faire sa confidence à la Reine, pour qu'elle sollicitât l'indulgence du Roi et du prince. La Reine, fort agitée de cette commission, fit venir le comte d'Artois, s'enferma avec lui, et commença une grande circonlocution avant d'arriver au fait. Son beau-frère était debout devant elle, son chapeau à la main. Quand il sut ce dont il s'agissait, il le jeta par terre, mit ses deux poings sur ses hanches pour rire plus à son aise, en s'écriant:

«Ah! le pauvre homme, le pauvre homme, que je le plains; il est assez puni.

– Ma foi, reprit la Reine, puisque vous le prenez comme cela, je regrette bien les battements de cœur avec lesquels je vous attendais; venez trouver le Roi et lui dire que vous pardonnez à la comtesse d'Artois.

– Ah! pour cela, de grand cœur. Ah! le pauvre homme, le pauvre homme.»

Le Roi fut plus sévère, et le coupable présumé fut envoyé servir aux colonies. Mais, comme le disait madame Adélaïde à ma mère, en lui racontant cette histoire le lendemain: «mais, ma chère, il faudrait y envoyer toutes les compagnies.» Madame la comtesse d'Artois alla aux eaux, je crois; en tout cas, il ne fut pas question de l'enfant.

Madame Élisabeth ne jouait aucun rôle à la Cour avant la Révolution. Depuis, elle a mérité le nom de sainte et de martyre. Sa Maison avait été inconvenablement composée. La comtesse Diane de Polignac, le scandale personnifié, était sa dame d'honneur, et on lui avait attaché comme dame madame de Canillac, qui avait donné lieu au duel entre monsieur le comte d'Artois et monsieur le duc de Bourbon. Son intimité avec monsieur le comte d'Artois était connue, mais honorée par un grand désintéressement. Elle l'aimait pour lui, n'avait aucune fortune, vivait dans la plus grande médiocrité, voisine de l'indigence, sans daigner accepter de lui le plus léger cadeau. Il y avait une sorte de distinction dans cette conduite, mais il n'en était pas moins inconvenable de la mettre auprès d'une jeune princesse, quoique ce ne fût pas une personne immorale.

Le goût de la Cour de France pour les étrangers fut exploité d'une façon assez singulière par deux illustres Grecs, chassés de leur patrie par les vexations musulmanes. Le prince de Chio et le prince Justiniani, son fils, descendants en ligne directe des empereurs d'Orient, vinrent demander l'hospitalité à Louis XVI au commencement de son règne. Il la leur accorda noble et grande, telle qu'il convenait à un roi de France. En attendant que les réclamations qu'il faisait au Sérail pour la restitution de ses biens eussent été admises, le prince de Chio fut prié d'accepter une forte pension, le prince Justiniani entra au service de France en prenant le commandement d'un beau régiment.

Ces princes grecs vivaient depuis quelques années de la munificence royale; ils étaient bien accueillis dans la meilleure compagnie à Paris et à Versailles. Leur accent et un peu d'étrangeté dans leurs manières complétaient leurs droits à tous les succès. Un jour où, pour la centième fois, ils dînaient chez le comte de Maurepas, celui-ci vit le prince de Chio, placé à côté de lui, pâlir et se troubler.

«Vous souffrez, prince?

– Ce n'est rien, cela passera».

Mais son indisposition augmenta tellement qu'il dut sortir de table et qu'il appela son fils pour l'accompagner. Monsieur de Maurepas avait passé les dix années de son exil dans sa terre de Châteauneuf, en Berry. Lorsqu'il s'en éloigna, il y laissa comme concierge un de ses valets de chambre; celui-ci, venu par hasard à Versailles, avait servi à table et se trouva le lendemain dans la chambre de son maître lorsqu'il donna l'ordre d'aller savoir des nouvelles du prince de Chio. Monsieur de Maurepas lui vit étouffer un accès de rire en regardant ses camarades:

«Qu'est-ce qui te fait rire, Dubois?

– Monsieur le comte le sait bien… c'est le prince de Chio.

– Et pourquoi t'amuse-t-il tant?

– Ah, monsieur le comte se moque de moi… il le connaît bien.

– Certainement, je le vois tous les jours.

– Est-ce que vraiment monsieur le comte ne le reconnaît pas?.. mais c'est impossible!..

– Ah ça, tu m'impatientes avec tes énigmes; voyons, que veux-tu dire?

– Mais monsieur le comte, le prince de Chio, c'est Gros-Guillot.

– Qu'appelles-tu Gros-Guillot?

– Mais Gros-Guillot, je ne conçois pas que monsieur le comte ne se le rappelle pas… il est pourtant venu assez souvent travailler au château… Gros-Guillot qui habitait la petite maison blanche près du pont… et puis son fils… ah! monsieur le comte ne peut pas avoir oublié petit Pierre, qui était si gentil, si éveillé, celui que Madame la comtesse voulait toujours pour tenir la bride de son âne… ah! je vois que monsieur le comte les remet bien à présent. Moi, je les ai reconnus tout de suite, et Gros-Guillot m'a bien reconnu aussi.»

Monsieur de Maurepas imposa silence à son homme; mais, une fois sur la voie, on découvrit promptement que les héritiers de l'empire d'Orient étaient tout bonnement deux paysans du Berry qui mystifiaient à leur profit le roi de France, son gouvernement et sa Cour depuis plusieurs années. Comment avaient-ils conçu cette idée, d'où venaient-ils, où sont-ils allés? Je l'ignore absolument, je ne sais que cet épisode de la vie de ces deux intelligents aventuriers.




CHAPITRE II



Vie de Versailles. – Séjours de campagne. – Hautefontaine. – Frascati. – Esclimont. – La princesse de Rohan-Guéméné. – Cour de Mesdames, filles de Louis XV. – Madame Adélaïde. – Madame Louise. – Madame Victoire. – Bellevue. – Vie des princesses à Versailles. – Souper chez Madame. – Coucher du Roi. – La duchesse de Narbonne. – Anecdote sur le Masque de fer. – Anecdote sur monsieur de Maurepas. – Le vicomte de Ségur. – Le marquis de Créqui. – Le comte de Maugiron. – La duchesse de Civrac

Du dimanche au samedi, on vivait à Versailles dans une tranquillité horriblement ennuyeuse aux personnes qui s'arrachaient à leur société ordinaire pour venir, très mal établies, y faire leur service. Mais elle n'était pas sans intérêt pour les gens décidément établis; c'était, en quelque sorte, une vie de château dont le commérage portait sur des objets importants. La plupart ne savaient pas s'occuper du sort du pays en suivant l'intrigue qui éloignait monsieur de Malesherbes ou amenait monsieur de Calonne aux affaires. Mais les esprits éclairés, comme celui de mon père, s'y intéressaient autrement qu'à une querelle sur la musique ou une rupture entre J. – J. Rousseau et la maréchale de Luxembourg, ce qui était alors les grands événements de la société.

Personne ne songeait à la politique générale. Si on en faisait, c'était sans s'en douter et par un intérêt privé de fortune ou de coterie. Les cabinets étrangers nous étaient aussi inconnus que celui de la Chine le peut être aujourd'hui. On trouvait mon père un peu pédant de ce qu'il s'occupait des affaires de l'Europe et lisait la seule gazette qui en rendît quelque compte. Madame Adélaïde lui demanda un jour:

«Monsieur d'Osmond, est-il vrai que vous recevez la Gazette de Leyde?

– Oui, madame.

– Et vous la lisez?

– Oui, madame.

– C'est incroyable.»

Malgré cet incroyable travers, madame Adélaïde avait fini par aimer beaucoup mon père; et, dans les dernières années qui précédèrent la Révolution, il était perpétuellement chez elle, sans lui être personnellement attaché. Le comte Louis de Narbonne, son chevalier d'honneur, ami intime de mon père, était enchanté qu'il voulût bien, sans titre et sans émolument, tenir fréquemment la place à laquelle il lui était plus commode d'être peu assidu.

Ma mère était une espèce de favorite. J'ai dit qu'elle m'avait nourrie: au lieu de lui donner un congé pendant le temps de cette nourriture, madame Adélaïde l'autorisa à m'amener à Bellevue; il fallut lui donner un appartement à part pour ce tripotage d'enfant. Mon père était à son régiment. Madame Adélaïde désira qu'elle s'établît à Bellevue pour tout l'été. Soit qu'elle s'y ennuyât, soit instinct d'habileté de Cour, ma mère s'y refusa, et cet établissement n'eut lieu que longtemps après.

Pendant les premières années du séjour de mes parents à Versailles, ils partageaient leur été entre les habitations de monsieur le duc d'Orléans, Sainte-Assise et le Raincy, Hautefontaine appartenant à l'archevêque de Narbonne, Frascati à l'évêque de Metz, et Esclimont au maréchal de Laval.

J'ai tort de dire que Hautefontaine appartenait à l'archevêque de Narbonne; il était à sa nièce, madame de Rothe, fille de sa sœur, lady Forester. Elle était veuve d'un général Rothe; elle avait été assez belle, était restée fort despote, et faisait les honneurs de la maison de son oncle avec lequel elle vivait depuis de longues années dans une intimité fort complète qu'ils prenaient peu le soin de dissimuler.

L'archevêque avait huit cent mille livres de rentes de biens du clergé. Il allait tous les deux ans à Narbonne passer quinze jours, et présidait les États à Montpellier pendant six semaines. Tout ce temps-là, il avait une grande existence, très épiscopale, et déployait assez de capacité administrative dans la présidence des États. Mais, le jour où ils finissaient, il remettait ses papiers dans ses portefeuilles pour n'y plus penser jusqu'aux États suivants, non plus qu'aux soins de son diocèse.

Hautefontaine était sa résidence accoutumée. Madame de Rothe en était propriétaire, mais l'archevêque y tenait sa maison. Il avait marié son neveu, Arthur Dillon, fils de lord Dillon, à mademoiselle de Rothe, fille unique et sa petite-nièce. Elle était fort jolie femme, très à la mode, dame de la Reine, et avait une liaison affichée avec le prince de Guéméné qui passait sa vie entière à Hautefontaine. Il avait établi, dans un village des environs, un équipage de chasse qu'il possédait en commun avec le duc de Lauzun et l'archevêque auquel son neveu, Arthur, servait de prête-nom.

Il y avait toujours beaucoup de monde à Hautefontaine; on y chassait trois fois par semaine. Madame Dillon était bonne musicienne; le prince de Guéméné y menait les virtuoses fameux du temps; on y donnait des concerts excellents, on y jouait la comédie, on y faisait des courses de chevaux, enfin on s'y amusait de toutes les façons.

Le ton y était si libre que ma mère m'a raconté que souvent elle en était embarrassée jusqu'à en pleurer. Dans les premières années de son mariage, elle s'y voyait en butte aux sarcasmes et aux plaisanteries de façon à s'y trouver souvent assez malheureuse, mais le patronage de l'archevêque était trop précieux au jeune couple pour ne le pas ménager. Un vieux grand vicaire, car il y en avait au milieu de tout ce joyeux monde, la voyant très triste un jour lui dit: «Madame la marquise, ne vous affligez pas, vous êtes bien jolie et c'est déjà un tort; on vous le pardonnera pourtant. Mais, si vous voulez vivre tranquille ici, cachez mieux votre amour pour votre mari; l'amour conjugal est le seul qu'on n'y tolère pas.»

Il est certain que tous les autres étaient fort libres de se déployer; mais c'était cependant avec de certaines bienséances convenues dont personne n'était dupe, mais auxquelles on ne pouvait manquer sans se perdre, ainsi que cela s'appelait alors. Il y avait des protocoles établis, et il fallait être bien grande dame, ou s'être fait une position à part, par impudence ou par supériorité d'esprit, pour oser y manquer. Madame Dillon n'était pas dans ces catégories, et elle gardait dans le désordre de si bonnes manières que ma mère m'a souvent dit: «En arrivant à Hautefontaine, on était sûr qu'elle était la maîtresse du prince de Guéméné, et, lorsqu'on y avait passé six mois, on en doutait.»

En tout, dans cette société, les gestes étaient aussi chastes que les paroles l'étaient peu. Un homme qui aurait posé sa main sur le dos d'un fauteuil occupé par une femme aurait paru grossièrement insolent. Il fallait une très grande intimité pour se donner le bras à la promenade, et cela n'arrivait guère, même à la campagne. Jamais on ne donnait ni le bras ni la main pour aller dîner; jamais un homme ne se serait assis sur le même sopha, mais, en revanche, les paroles étaient libres jusqu'à la licence.

À Hautefontaine, par respect pour le caractère du maître du château, on allait à la messe le dimanche. Personne n'y portait de livre de prières; c'étaient toujours des volumes d'ouvrages légers, et souvent scandaleux, qu'on laissait dans la tribune du château à l'inspection des frotteurs, libres de s'en édifier à loisir.

Je suis entrée dans ces détails au sujet de Hautefontaine, parce que je les sais avec certitude. Je ne prétends pas dire que tous les archevêques de France menassent pareille vie, mais seulement que cela pouvait avoir lieu sans nuire essentiellement à la considération. Tout ce qu'il y avait de plus grand, de plus brillant, de plus à la mode à la Cour; tout ce qu'il y avait de plus élevé, de plus distingué dans le clergé, ne manquait pas d'aller à Hautefontaine et de s'en trouver très honoré. L'évêque de Montpellier (je ne sais pas son nom de famille) était le seul qui, par sa haute vertu, imposât un peu à l'archevêque; et, lorsque cet évêque suivait la chasse en calèche, l'archevêque disait à ses camarades chasseurs: «Ah çà, messieurs, il ne faudra pas jurer aujourd'hui.» Dès que l'ardeur de la chasse l'emportait, il était le premier à piquer des deux et à oublier la recommandation.

Au reste, nos prélats n'étaient pas les seuls en Europe qui réunissent les goûts sylvains à ceux de la bonne chère. Voici ce que me racontait, il y a peu de jours, le comte Théodore de Lameth:

Pour posséder des bénéfices ecclésiastiques, il fallait que les chevaliers de Malte fussent tonsurés. Les évêques de France se prêtaient mal volontiers à cette cérémonie, parce que le crédit des chevaliers enlevait au clergé une partie considérable de ses biens. Théodore de Lameth, étant chevalier de Malte et capitaine de cavalerie à l'âge de vingt ans, avait bonne chance et meilleure volonté d'obtenir un bénéfice. Il cherchait à se faire tonsurer et rencontrait des difficultés. Se trouvant en garnison à Strasbourg, il négocia en Allemagne et obtint, pour une modique rétribution, que l'évêque souverain de Paderborn lui rendît le service auquel les prélats, ses compatriotes, répugnaient. La veille du jour fixé, il débarqua chez l'évêque, à Paderborn. Le vin de Champagne, les gais propos, firent accueil au capitaine de cavalerie et rendirent le souper des plus animés. Le lendemain, il se présenta à l'église vêtu de son uniforme, recouvert d'une chappe tombante, pour laisser voir l'épaulette et la contre-épaulette, et retroussée sur la garde de l'épée; il tenait le surplis tout plié sur son bras. Ses cheveux, qu'on portait alors noués en queue, flottaient sur ses épaules.

Il trouva l'évêque devant l'autel, entouré d'un nombreux clergé. La cérémonie se conduisit avec beaucoup de décence, de pompe et de magnificence. L'évêque s'empara d'une paire de grands ciseaux d'une main et, de l'autre, de la totalité des cheveux du néophyte. Le jeune homme trembla; il se vit écourté de façon à n'oser plus retourner à la garnison. Mais, à mesure que l'antienne se prolongeait, l'évêque laissait glisser les cheveux entre ses doigts, jusqu'à ce qu'il n'en resta plus que deux ou trois dont il coupa le bout. Au moment où la cérémonie s'achevait, le nouveau tonsuré se mit à genoux pour recevoir la bénédiction épiscopale, et fut fort étonné de recueillir ces paroles dites à voix basse dans l'instant le plus solennel: «Allez ôter votre uniforme, venez vite chez moi; nous prendrons une tasse de chocolat, et nous irons courre un chevreuil.» Belle conclusion et digne de l'exorde.

Le récit de cette cérémonie étrange, fait très gaiement par un homme de quatre-vingt-deux ans, m'a paru retracer d'une manière amusante les mœurs du temps de sa jeunesse.

La princesse de Guéméné, gouvernante des Enfants de France, ne pouvait découcher de Versailles sans une permission écrite toute entière de la main du Roi. Elle n'en demandait jamais que pour aller à Hautefontaine; c'était par suite de cette urbanité de mœurs qui faisait que l'épouse rendait toujours des soins particuliers à la femme du choix.

Cette vie si brillante et si peu épiscopale fut interrompue par la mort de madame Dillon et par le dérangement des affaires de l'archevêque. Il se trouva criblé de dettes malgré ses énormes revenus, et Hautefontaine fut abandonné quelque temps avant la Révolution. Ma mère n'y allait plus aussi fréquemment depuis ma naissance. On n'y voulait pas d'enfants; cela rentrait trop dans l'esprit bourgeois de famille.

Frascati, résidence de l'évêque de Metz, était situé aux portes de cette grande ville. L'évêque était alors le frère du maréchal de Laval. Il s'était passionné, en tout bien tout honneur, pour sa nièce, la marquise de Laval, comme lui Montmorency. Il l'ennuyait à mourir en la comblant de soins et de cadeaux, et elle ne consentait à lui faire la grâce d'aller régner dans la magnifique résidence de Frascati que lorsque ma mère pouvait l'y accompagner: ce à quoi elle fut d'autant plus disposée pendant quelques années que la garnison de mon père se trouvait en Lorraine.

L'évêque avait un état énorme et tenait table ouverte pour l'immense garnison de Metz et pour tous les officiers supérieurs qui y passaient en se rendant à leurs régiments. Cette maison ecclésiastico-militaire était bien plus sévère et plus régulière que celle de Hautefontaine. Cependant, pour conserver le cachet du temps, tout le monde savait que madame l'abbesse du chapitre de Metz et monsieur l'évêque avaient depuis bien des années des sentiments forts vifs l'un pour l'autre, mais cette liaison, déjà ancienne, n'était plus que respectable.

L'intimité de ma mère avec la marquise de Laval la menait souvent à Esclimont, chez son beau-père le maréchal. Là, tout était calme; on y menait une vie de famille. Le vieux maréchal passait son temps à faire de la détestable musique dont il était passionné, et sa femme, parfaitement bonne et indulgente, quoique très minutieusement dévote, à faire de la tapisserie.

La marquise de Laval, en sortant des filles Sainte-Marie, était entrée dans cet intérieur; elle y avait puisé des principes dont le bruit du monde la distrayait un peu sans altérer ses sentiments. Elle s'était liée avec un dévouement sans borne à ma mère et, par suite, à mon père dont elle était parente, et était heureuse de retrouver chez eux les principes qu'elle appréciait, avec moins d'ennui et de rigueur de mœurs qu'à Esclimont où l'on était enchanté de lui voir une pareille liaison.

À Versailles, la maison de la princesse de Guéméné était la plus fréquentée par mes parents. Elle les comblait de bontés; mon père avait quelque alliance de famille avec elle. C'était une très singulière personne; elle avait beaucoup d'esprit, mais elle l'employait à se plonger dans les folies des illuminés. Elle était toujours entourée d'une multitude de chiens auxquels elle rendait une espèce de culte, et prétendait être en communication, par eux, avec des esprits intermédiaires. Au milieu d'une conversation où elle était remarquable par son esprit et son jugement, elle s'arrêtait tout court et tombait dans l'extase. Elle racontait quelquefois à ses intimes ce qu'elle y avait appris et était offensée de recueillir des marques d'incrédulité. Un jour, ma mère la trouva dans son bain, la figure couverte de larmes:

«Vous êtes souffrante, ma princesse!

– Non, mon enfant, je suis triste et horriblement fatiguée, je me suis battue toute la nuit… pour ce malheureux enfant (en montrant monsieur le Dauphin), mais je n'ai pu vaincre, ils l'ont emporté; il ne restera rien pour lui, hélas! et quel sort que celui des autres!»

Ma mère, accoutumée aux aberrations de la princesse, fit peu d'attention à ces paroles; depuis, elle s'en est souvenue et me les a racontées.

La Reine venait beaucoup chez madame de Guéméné, mais moins constamment qu'elle n'a fait ensuite chez madame de Polignac. Madame de Guéméné était trop grande dame pour se réduire au rôle de favorite. Sa charge l'obligeait à coucher dans la chambre de monsieur le Dauphin. Elle s'était fait arranger un appartement où son lit, placé contre une glace sans tain, donnait dans la chambre du petit prince. Lorsque ce qu'on appelait le remuer, c'est-à-dire l'emmaillotage en présence des médecins, avait eu lieu le matin, on tirait des rideaux bien épais sur cette glace, et madame de Guéméné commençait sa nuit; jusque-là, après s'être couchée fort tard, elle avait passé son temps à lire et à écrire. Elle avait une immense quantité de pierreries qu'elle ne portait jamais, mais qu'elle aimait à prêter avec ostentation. Il n'y avait pas de cérémonie de Cour où les parures de madame de Guéméné ne représentassent.

L'été, elle dînait souvent dans sa petite maison de l'avenue de Paris. On y amenait les Enfants. Un jour où ils repartaient escortés des gardes du corps, quelqu'un s'avisa de s'étonner de tout cet étalage pour un maillot; madame de Guéméné reprit très sèchement: «Rien n'est plus simple quand je suis sa gouvernante.»

Madame, fille du Roi, qu'on désignait sous le titre de la «petite Madame», avait déjà une physionomie si triste que les personnes de l'intimité l'appelaient Mousseline la sérieuse.

La princesse de Guéméné a supporté avec un courage admirable les revers de fortune amenés par la banqueroute inouïe du prince de Guéméné. Mes parents allèrent la voir dans un vieux château que son père, le prince de Soubise, lui avait prêté. Elle y vivait dans une médiocrité voisine de la pénurie, et ils l'y trouvèrent, s'il est possible, plus grande dame que dans les pompes de Versailles. Elle fut très sensible à cette visite; la foule n'était plus chez elle.

La Reine, empressée de donner la place de la princesse à madame de Polignac, s'était montrée plus sévère qu'elle ne l'aurait été dans d'autres circonstances. La démission de madame de Guéméné avait été acceptée avec joie et sa retraite hâtée avec une sorte de dureté. Ma mère, qui lui portait un attachement filial, en fut extrêmement affligée et n'a jamais été chez madame de Polignac. Disons tout de suite, à l'honneur de la Reine, que, loin de lui en vouloir, elle ne l'en a que mieux traitée.

La petite Cour de Mesdames en formait une à part: on l'appelait la vieille Cour. Les habitudes y étaient fort régulières. Les princesses passaient tout l'été à Bellevue où leurs neveux et nièces venaient sans cesse leur demander à dîner familièrement et sans être attendus. Le coureur qui les précédait de quelques minutes les annonçait. Lorsque c'était le coureur de Monsieur, depuis Louis XVIII, on avertissait à la bouche, et le dîner était plus soigné et plus copieux. Pour les autres, on ne disait rien, pas même pour le Roi qui avait un gros appétit mais n'était pas à beaucoup près aussi gourmand que son frère. La famille royale, à Bellevue, dînait avec tout ce qui s'y trouvait, les personnes attachées à Mesdames, leurs familles, quelques commensaux; en général cela formait de vingt à trente personnes.

Madame Adélaïde, sans comparaison, la plus spirituelle des filles de Louis XV, était commode et facile à vivre dans l'intérieur, quoique d'une extrême hauteur. Lorsqu'il arrivait à un étranger de l'appeler Altesse Royale, elle se courrouçait, faisait tancer l'introducteur des ambassadeurs, même le ministre des affaires étrangères, et s'entretenait longtemps de l'incroyable négligence de ces messieurs. Elle voulait être Madame, et n'admettait pas que les Fils de France prissent l'Altesse Royale.

Elle avait l'horreur du vin dont elle ne buvait jamais, et les personnes qui se trouvaient placées près d'elle à table se détournaient d'elle pour en boire. Ses neveux avaient toujours cet égard. Si on y avait manqué, elle n'aurait rien dit, mais on ne se serait plus trouvé dans son voisinage à table et la dame d'honneur vous aurait indiqué de vous éloigner de la princesse. En ménageant quelques-unes de ses susceptibilités, et surtout en ne crachant pas par terre, ce qui la provoquait presque à des brutalités, rien n'était plus doux que son commerce.

Madame Adélaïde était l'aînée de cinq princesses. Elle n'avait pas voulu se marier, préférant son état de Fille de France. Elle avait tenu la Cour jusqu'à la mort du roi Louis XV. Elle avait été l'amie et le conseil du Dauphin, son frère, et sa mémoire lui a toujours été bien chère; elle en parlait sans cesse comme de la plus vive affection de son cœur. Une de ses sœurs, madame Infante, régnait assez tristement à Parme; une autre, madame Louise, était carmélite. Des cinq princesses, celle-là semblait, sans comparaison, la plus mondaine. Elle aimait passionnément tous les plaisirs, était fort gourmande, très occupée de sa toilette, avait un besoin extrême des recherches inventées par le luxe, l'imagination assez vive, et enfin une très grande disposition à la coquetterie. Aussi, lorsque le Roi entra dans la chambre de madame Adélaïde pour lui annoncer que madame Louise était partie dans la nuit, son premier cri fut: «Avec qui?».

Les trois sœurs restantes ne pardonnèrent jamais à madame Louise le secret qu'elle avait fait de ses intentions, et, quoiqu'elles allassent la voir quelquefois, c'était sans plaisir et sans intimité. Sa mort ne leur fut point un chagrin.

Il n'en fut pas ainsi de celle de madame Sophie. Mesdames Adélaïde et Victoire la regrettèrent vivement et l'intimité des deux sœurs en serait devenue encore plus tendre si les deux dames d'honneur, mesdames de Narbonne et de Civrac, n'avaient mis tous leurs soins à les séparer, sans pouvoir jamais les désunir.

Madame Victoire avait fort peu d'esprit et une extrême bonté. C'est elle qui disait, les larmes aux yeux, dans un temps de disette où on parlait des souffrances des malheureux manquant de pain: «Mais, mon Dieu, s'ils pouvaient se résigner à manger de la croûte de pâté!»

À Bellevue, on vivait tous ensemble, on se réunissait pour dîner à deux heures, à cinq chacun rentrait chez soi jusqu'à huit. On retournait au salon et, après le souper, la soirée se prolongeait selon qu'on s'amusait plus ou moins. Il venait du monde de Paris et de Versailles; on faisait un loto ainsi qu'après le dîner. On aura peine à croire qu'à ce loto les comptes étaient rarement exacts et que, dans une pareille réunion, plusieurs personnes étaient notées pour être la cause de ces mécomptes. Il y avait, entre autres, un saint évêque qui était le plus aumônier des hommes, une vieille maréchale, enfin assez de monde pour que ma mère m'ait dit qu'elle s'était décidée à jouer sur les mêmes numéros, sous prétexte de faire des nœuds, de sorte que tout le monde savait son jeu d'avance. Après le loto, les princesses et leurs dames travaillaient dans le salon, et la liberté y était assez grande.

À Versailles, c'était une toute autre vie. Mesdames entendaient la messe chacune de leur côté: madame Adélaïde à la chapelle, madame Victoire, plus tard, dans son oratoire. Elles se réunissaient chez l'une ou chez l'autre pendant la matinée, mais tout à fait dans leur intérieur et dînaient tête-à-tête. À six heures, le jeu de Mesdames se tenait chez madame Adélaïde; c'est alors qu'on leur faisait sa cour. Souvent les princes et princesses assistaient à ce jeu; c'était toujours le loto. À neuf heures, toute la famille royale se réunissait pour souper chez Madame, femme de Monsieur. Ils y étaient exclusivement entre eux et ne manquaient que bien rarement à ce souper. Il fallait des raisons positives, autrement cela déplaisait au Roi. Monsieur le comte d'Artois lui-même, que cela ennuyait beaucoup, n'osait guère s'en affranchir. Là, on racontait les commérages de Cour, on discutait les intérêts de famille, on était fort à son aise et souvent fort gai, car, une fois séparés des entours qui les obsédaient, ces princes, il faut le dire, étaient les meilleures gens du monde. Après le souper, chacun se séparait.

Le Roi allait au coucher. Ce qu'on appelait le coucher avait lieu tous les soirs à neuf heures et demie.

Les hommes de la Cour se réunissaient dans la chambre de Louis XIV (qui n'était pas celle où couchait Louis XVI). Je crois que toute personne présentée y avait accès. Le Roi y arrivait d'un cabinet intérieur, suivi de son service. Il avait les cheveux roulés et avait ôté ses ordres. Sans faire attention à personne, il entrait dans la balustrade du lit; l'aumônier de jour recevait des mains d'un valet de chambre le livre de prières et un grand bougeoir à deux bougies; il suivait le Roi dans l'intérieur de la balustrade, lui donnait le livre et tenait le bougeoir pendant la prière qui était courte. Le Roi rentrait dans la partie de la chambre occupée par les courtisans; l'aumônier remettait le bougeoir au premier valet de chambre; celui-ci le portait à la personne désignée par le Roi et qui le tenait pendant tout le temps que durait le coucher. C'était une distinction fort recherchée; aussi dans tous les salons de la Cour, la première question faite aux personnes arrivant du coucher était: «Qui a eu le bougeoir?» et le choix, comme il arrive partout et en tout temps, se trouvait rarement approuvé.

On ôtait au Roi son habit, sa veste et enfin sa chemise; il restait nu jusqu'à la ceinture, se grattant et se frottant, comme s'il avait été seul, en présence de toute la Cour et souvent de beaucoup d'étrangers de distinction. Le premier valet de chambre remettait la chemise à la personne la plus qualifiée, aux princes du sang, s'il y en avait de présents; ceci était un droit, et non pas une faveur. Lorsque c'était une personne de sa familiarité, le Roi faisait souvent de petites niches pour la mettre, l'évitait, passait à côté, se faisait poursuivre et accompagnait ces charmantes plaisanteries de gros rires qui faisaient souffrir les personnes qui lui étaient sincèrement attachées. La chemise passée, il mettait sa robe de chambre; trois valets de chambre défaisaient à la fois la ceinture et les genoux de la culotte, elle tombait jusque sur les pieds; et c'est dans ce costume, ne pouvant guère marcher avec de si ridicules entraves, qu'il commençait, en traînant les pieds, la tournée du cercle.

Le temps de cette réception n'était rien moins que fixé; quelquefois elle ne durait que peu de minutes, quelquefois près d'une heure; cela dépendait des personnes qui s'y trouvaient. Quand il n'y avait pas de releveurs, ainsi que les courtisans appelaient entre eux les personnes qui savaient faire parler le Roi, cela ne durait guère plus de dix minutes. Parmi les releveurs, le plus habile était le comte de Coigny: il avait toujours soin de découvrir la lecture actuelle du Roi et savait très habilement amener la conversation sur ce qu'il prévoyait devoir le mettre en valeur. Aussi le bougeoir lui arrivait-il fréquemment, et sa présence offusquait les personnes qui désiraient que le coucher fût court.

Quand le Roi en avait assez, il se traînait à reculons vers un fauteuil qu'on lui avançait au milieu de la pièce, s'y laissait aller pesamment en levant les deux jambes; deux pages à genoux s'en emparaient simultanément, déchaussaient le Roi et laissaient tomber les souliers avec un bruit qui était d'étiquette. Au moment où il l'entendait, l'huissier ouvrait la porte en disant: «Passez, messieurs.» Chacun s'en allait et la cérémonie était finie. Toutefois, la personne qui tenait le bougeoir pouvait rester si elle avait quelque chose de particulier à dire au Roi. C'est ce qui explique le prix qu'on attachait à cette étrange faveur.

On reprenait le chemin de Paris ou celui des divers salons de Versailles où on avait laissé les femmes, les évêques, les gens non présentés et souvent les parties suspendues. Il y avait beaucoup de pratiques d'antichambre dans cette vie de Cour et de places auxquelles toute la noblesse de France aspirait.

C'est au coucher qu'un soir monsieur de Créqui, s'étant appuyé contre la balustrade du lit, l'huissier de service lui dit:

«Monsieur, vous profanisez la chambre du Roi.»

«Monsieur, je préconerai votre exactitude,» reprit l'autre aussitôt. Cette prompte repartie eut grand succès.

La Reine, en sortant de chez Madame, allait chez madame de Polignac ou chez madame de Lamballe, le samedi; Monsieur, chez madame de Balbi; Madame, dans son intérieur avec des femmes de chambre; monsieur le comte d'Artois dans le monde de Versailles, ou chez des filles à Paris; madame la comtesse d'Artois, dans son intérieur avec des gardes du corps; et, enfin, Mesdames, chez leurs dames d'honneur respectives.

Madame de Civrac tenait à madame Victoire un salon fort convenablement rempli de gens de la Cour. Madame de Narbonne n'ajoutait guère au service de la princesse que des commensaux; son humeur arrogante ne lui permettait pas d'autres relations. On a publié, dans des libelles du temps, que le comte Louis de Narbonne était fils de madame Adélaïde; cela est faux et absurde, mais il est vrai que la princesse a fait à ses travers des sacrifices énormes. Cette madame de Narbonne, si impérieuse, était soumise à tous les caprices du comte Louis. Lorsqu'il avait fait des sottises et qu'il manquait d'argent, elle avait une humeur insupportable qu'elle faisait porter principalement sur madame Adélaïde; elle lui rendait son intérieur intolérable. Au bout de quelques jours, la pauvre princesse rachetait à prix d'or la paix de sa vie. Voilà comment monsieur de Narbonne se trouvait nanti de sommes énormes qu'il se procurait, sans prendre la moindre peine, et qu'il dépensait aussi facilement. Du reste, c'était le plus aimable et le moins méchant des hommes, mauvais sujet sans s'en douter et seulement par gâterie.

Madame Adélaïde sentait le poids du joug et en gémissait, quand elle osait. Un soir où ma mère la reconduisait chez elle et où madame de Narbonne avait été plus maussade que de coutume, elle fit le projet de ne pas retourner chez elle le lendemain; et, se complaisant dans cette idée, composa un roman sur ce que madame de Narbonne dirait, sur la manière dont elle-même agirait, le caractère qu'elle déploierait, etc.

«Vous ne répondez pas, madame d'Osmond, vous avez tort; je suis faible, je suis Bourbon, j'ai besoin d'être menée, mais je ne suis jamais traître.

– Je ne soupçonne pas même Madame d'indiscrétion; mais je sais que, demain, elle sera un peu plus gracieuse que de coutume vis-à-vis de madame de Narbonne pour la venger de cette légère infidélité de pensée.

– Hélas! je crains bien que vous n'ayiez raison.»

Et, en effet, le lendemain, une explication provoquée par la princesse amena une demande d'argent; il fut donné; madame de Narbonne fut charmante le soir. La bonne princesse, cherchant à voiler sa faiblesse, dit en se retirant à ma mère que madame de Narbonne lui avait fait des excuses de la grognerie de la veille; elle n'ajouta pas comment elle l'avait calmée, mais c'était le secret de la comédie. Le comte Louis était le premier à en rire, et cela simplifiait sa position; car, dans ce temps, tout travers, tout vice, toute lâcheté, franchement acceptés et avoués avec des formes spirituelles, étaient assurés de trouver indulgence.

La princesse devait être reconduite de chez madame de Narbonne chez elle, dans l'intérieur du château, par sa dame de service. Souvent elle en dispensait, surtout quand il faisait froid, parce qu'elle allait toujours à pied et que les dames circulaient habituellement dans les corridors et les antichambres en chaise à porteurs. Ces chaises étaient fort élégantes, dorées, avec les armes sur les côtés. Celles des duchesses avaient le dessus couvert en velours rouge, et elles pouvaient avoir des porteurs à leur livrée; les autres dames avaient des porteurs attitrés, mais avec la livrée du Roi, ce qu'on appelait, en termes de Cour, des porteux bleus, car c'est porteux qu'il fallait dire.

Pendant presque toute une année, madame Adélaïde avait pris l'habitude de faire entrer ma mère et souvent mon père chez elle, en sortant de chez madame de Narbonne. Elle prenait goût à des conversations plus sérieuses. Mais la dame d'honneur fut avertie, la princesse grondée, et elle avoua tout franchement qu'elle n'osait plus.

C'est dans une de ces causeries qu'elle raconta à mon père l'échec reçu par sa curiosité au sujet du Masque de fer. Elle avait engagé son frère, monsieur le Dauphin, à s'enquérir au Roi de ce qui le concernait pour le lui dire. Monsieur le Dauphin interrogea Louis XV. Celui-ci lui dit: «Mon fils, je vous le dirai, si vous voulez, mais vous ferez le serment que j'ai prêté moi-même de ne divulguer ce secret à personne.»

Monsieur le Dauphin avoua ne désirer le savoir que pour le communiquer à sa sœur Adélaïde, et dit y renoncer. Le Roi lui répliqua qu'il faisait d'autant mieux que ce secret, auquel il tenait parce qu'on le lui avait fait jurer, n'avait jamais été d'une grande importance et n'avait plus alors aucun intérêt. Il ajouta qu'il n'y avait plus que deux hommes vivants qui en fussent instruits, lui et monsieur de Machault.

La princesse apprit aussi à mon père comment monsieur de Maurepas s'était fait ministre.

À la mort de Louis XV, ses filles, qui l'avaient soigné pendant sa petite vérole, devaient, selon l'inexorable étiquette, être séparées du nouveau Roi. Celui-ci, à qui son père le Dauphin avait recommandé de toujours prendre les conseils de sa tante Adélaïde, lui écrivit pour lui demander à qui il devait confier le soin de ce royaume qui lui tombait sur les bras. Madame Adélaïde lui répondit que monsieur le Dauphin n'aurait pas hésité à appeler monsieur de Machault. On expédia un courrier à monsieur de Machault.

Nouveau billet du Roi: Que fallait-il décider pour les funérailles? quelles étaient les étiquettes? à qui s'adresser? Réponse de madame Adélaïde: Personne n'était plus propre par ses souvenirs et ses traditions que monsieur de Maurepas à se charger de ces détails. Le courrier pour monsieur de Machault n'était pas encore parti. La terre de monsieur de Machault est à trois lieues au delà de Pontchartrain, par des chemins alors affreux. On le chargea de remettre en passant la lettre pour monsieur de Maurepas.

Le vieux courtisan, ennuyé de son exil, arriva immédiatement. Le Roi l'attendait avec impatience; il le fit entrer dans son cabinet. Pendant qu'il s'entretenait avec lui, on vint avertir que le conseil était assemblé. L'usage voulait que chaque ministre fût averti chaque fois par l'huissier. Le manque de cette formalité fermait l'entrée du conseil; c'était l'équivalent d'un renvoi. L'huissier du conseil, voyant monsieur de Maurepas dans cette intimité avec le nouveau Roi et sachant qu'il avait été mandé, le regarda en hésitant; le Roi ne dit rien, mais se troubla. Monsieur de Maurepas salua comme s'il avait reçu le message; le Roi passa sans oser lui dire adieu. Monsieur de Maurepas suivit, s'assit au conseil et gouverna la France pendant dix ans.

Lorsque monsieur de Machault arriva, quelques heures après, la place était prise. Le Roi lui dit quelques lieux communs, lui adressa des compliments et le laissa repartir. Madame Adélaïde s'affligea, se plaignit, mais elle et son neveu étaient Bourbon, comme elle disait, et n'avaient assez d'énergie, ni pour résister aux volontés des autres, ni pour s'y associer pleinement.

Si Thoiry avait été en deça de Pontchartrain, peut-être n'y aurait-il pas eu de révolution en France. Monsieur de Machault était un homme sage, qui aurait su tirer meilleur parti des vertus de Louis XVI que le courtisan spirituel, mais léger et immoral, auquel il confia son sort. Ce n'est pas que monsieur de Maurepas ne fût l'homme qui convînt le mieux aux goûts, si ce n'est aux besoins du moment.

J'ai dit que, dans ce temps, avec de l'esprit, on faisait tout passer; l'esprit jouait alors le rôle qu'on accorde au talent aujourd'hui. Je veux rapporter quelques-unes des anecdotes que j'ai entendu raconter à ma mère qui poussait la moralité jusqu'à la pruderie, sans que, bien des années après, ces faits lui parussent autre chose qu'une malice spirituelle.

Le vicomte de Ségur, l'homme le plus à la mode de ce temps, faisait d'assez jolis petits vers de société dont sa position dans le monde était le plus grand mérite. Monsieur de Thiard, impatienté et peut-être jaloux de ses succès, fit à son tour une pièce de vers où il conseillait à monsieur de Ségur d'envoyer ses ouvrages au confiseur, ayant, disait-il, prouvé qu'il avait tout juste l'esprit qu'on peut mettre dans une pastille. Monsieur de Ségur affecta de rire de cette épigramme, mais résolut de s'en venger.

Or, il y avait en Normandie une madame de Z… très belle personne, habitant son château, y vivant décemment avec son mari et jouissant d'une assez grande considération, malgré ses rapports avec monsieur de Thiard qu'on disait fort intimes et qui duraient depuis plusieurs années. Celui-ci passait pour l'aimer passionnément. Le vicomte profita de son crédit; son père était ministre de la guerre, fit envoyer son régiment en garnison dans la ville voisine du château de madame de Z… joua son rôle parfaitement, feignit une passion délirante et, après des assiduités qui durèrent plusieurs mois, parvint à plaire et enfin à réussir.

Bientôt madame de Z… se trouva grosse; son mari était absent et même monsieur de Thiard. Elle annonça au vicomte son malheur. La veille encore, il lui témoignait le plus ardent amour; mais, ce jour-là, il lui répondit que son but était atteint, qu'il ne s'était jamais soucié d'elle. Seulement, il avait voulu se venger du sarcasme de monsieur de Thiard, et lui montrer que son esprit était propre à autre chose qu'à faire des distiques de confiseur. En conséquence, il lui baisait les mains, elle n'entendrait plus parler de lui. En effet, il partit sur-le-champ pour Paris, racontant son histoire à qui voulait l'entendre.

Madame de Z… honnie de son mari, déshonorée dans sa province, brouillée avec monsieur de Thiard, mourut en couches. Monsieur de Z… fut obligé de reconnaître ce malheureux enfant que nous avons vu dans le monde, madame Léon de X… et que l'esprit d'intrigue qu'elle possédait rendait bien digne de son père. Jamais le vicomte de Ségur n'a pu s'apercevoir qu'une pareille aventure, dont il se vantait tout haut, choquât qui que ce soit.

Voici un autre genre:

Monsieur de Créqui sollicitait une grâce de la Cour, et, en conséquence, faisait la sienne à monsieur et à madame de Maurepas. Une de ses obséquiosités était de faire chaque soir la partie de la vieille et très ennuyeuse madame de Maurepas; aussi elle le soutenait vivement, et ses importunités avaient crédit sur monsieur de Maurepas. Le jour même où la grâce fut obtenue, monsieur de Créqui vint chez madame de Maurepas. Madame de Flamarens, nièce de madame de Maurepas et qui faisait les honneurs de la maison, offrit une carte à monsieur de Créqui, comme à l'ordinaire. Celui-ci, s'inclinant, répondit avec un sérieux de glace: «Je vous fais excuse, je ne joue jamais.» Et, en effet, il ne fit plus la partie de madame de Maurepas. Cette bassesse, couverte par le piquant de la forme, ne blessa point, et personne n'en riait de meilleur cœur que le vieux ministre.

Monsieur de Maugiron était colonel d'un superbe régiment, mais il avait l'horreur, ou plutôt l'ennui de tout ce qui était militaire, et passait pour n'être pas très brave. Un jour, à l'armée, les grenadiers de France où il avait anciennement servi, chargèrent dans une circonstance assez dangereuse. Monsieur de Maugiron se mit volontairement dans leurs rangs, et se conduisit de façon à se faire remarquer. Le lendemain, à dîner, les officiers de son régiment lui en firent compliment: «Mon Dieu, messieurs, vous voyez bien que, lorsque je veux, je m'en tire comme un autre. Mais cela me paraît si désagréable et surtout si bête que je me suis bien promis que cela ne m'arriverait plus. Vous m'avez vu au feu; gardez-en bien la mémoire, car c'est la dernière fois.»

Il tint parole. Quand son régiment chargeait, il se mettait de côté, souhaitait bon voyage à ses officiers et disait bien haut: «Regardez donc ces imbéciles qui vont se faire tuer.» Malgré cela, monsieur de Maugiron n'était pas un mauvais officier; son régiment était bien tenu, se conduisait toujours à merveille dans toutes les affaires, et ce bizarre colonel y était aimé et même considéré.

C'est à lui que sa femme, très spirituelle personne, écrivait cette fameuse lettre:

«Je vous écris parce que je ne sais que faire et je finis parce que je ne sais que dire.



    «Sassenage de Maugiron,
    bien fâchée de l'être.»

On ne savait pas se refuser une repartie spirituelle. Le maréchal de Noailles s'était très mal montré à la guerre, et sa réputation de bravoure en était restée fort suspecte. Un jour où il pleuvait, le Roi demanda au duc d'Ayen si le maréchal viendrait à la chasse. «Oh! que non, Sire, mon père craint l'eau comme le feu.» Ce mot eut le plus grand succès.

Je n'ai voulu rapporter ces divers faits, faciles à multiplier, que pour prouver combien dans ces temps qu'on nous représente plus moraux que les nôtres, dans ces temps où la société était, disait-on, un tribunal dont tout le monde ressortissait, l'esprit et surtout l'impudence suffisaient pour éviter les sentences qu'elle aurait portées probablement contre des torts moins spirituellement affichés.

J'ai dit que madame de Civrac était dame d'honneur de madame Victoire. Sa vie est un roman.

Mademoiselle Monbadon, fille d'un notaire de Bordeaux, avait atteint l'âge de vingt-cinq ans. Elle était grande, belle, spirituelle et surtout ambitieuse. Elle fut recherchée en mariage par un hobereau du voisinage qui s'appelait monsieur de Blagnac. Il était garde du corps. Cet homme était pauvre, fort rustre, incapable d'apprécier son mérite, mais désirait partager une très petite fortune qu'elle devait hériter de son père. La personne qui traitait le mariage fit valoir la naissance de monsieur de Blagnac; il était de la maison de Durfort. Mademoiselle Monbadon se fit apporter les papiers et, satisfaite de cette inspection, épousa monsieur de Blagnac.

Ajoutant un léger bagage au portefeuille où elle enferma les parchemins généalogiques, elle s'embarqua dans la diligence, avec son mari, et arriva à Paris. Sa première visite fut pour Chérin; elle lui remit ses papiers, le pria de les examiner scrupuleusement. Quelques jours après, elle revint les chercher et obtint l'assurance que la filiation de monsieur de Blagnac avec la branche de Durfort-Lorge était complètement établie. Elle s'en fit délivrer le certificat, et commença à se faire appeler Blagnac de Civrac. Elle écrivit au vieux maréchal de Lorge pour lui demander une entrevue. Elle lui dit très modestement n'être qu'en passant à Paris; elle croyait que son mari avait l'honneur de lui appartenir. De si loin que ce pût être, c'était un si grand honneur, un si grand bonheur qu'elle ne voulait pas retourner dans l'obscurité de sa province sans l'avoir réclamé. Si elle osait pousser sa prétention jusqu'à être reçue une fois par madame la maréchale, sa reconnaissance serait au comble. Le maréchal se laissa prendre à ces paroles doucereuses, sans trop reconnaître la parenté sur laquelle elle n'insista pas. Elle fut admise à faire une visite. Elle s'y conduisit adroitement. Elle obtint la permission de revenir pour prendre congé, elle revint. Le départ était retardé, elle revint encore. Elle ne partit pas du tout. Bientôt la maréchale en raffola; assise sur un petit tabouret à ses pieds, elle travaillait à la même tapisserie et devint habituée de la maison. Le mari ne paraissait guère. Un jour, son crédit étant déjà établi, elle entendit parler légèrement de l'état de garde du corps; elle leva la tête avec une mine étonnée. Quand elle fut seule avec les de Lorge, elle dit: «Monsieur le maréchal, j'ai peur que, dans notre ignorance provinciale, nous ne soyons coupables d'un grand tort envers vous, puisqu'un de vos parents est garde du corps. Cela est donc inconvenant?» Monsieur de Lorge répondit amicalement, mais en déclinant doucement la parenté. «Mon Dieu, dit-elle, je n'entends rien à tout cela, mais je vous apporterai les papiers de mon mari.» En effet, elle apporta les papiers bien en règle et le certificat de Chérin. Il n'y avait rien à dire contre; et d'ailleurs, on n'en avait plus envie.

Le mari fut retiré des gardes du corps, placé dans un régiment et envoyé en garnison. La femme eut un petit entresol à l'hôtel de Lorge. Le maréchal de Lorge n'avait pas de fils. Le maréchal de Duras n'en avait qu'un qui déjà promettait d'être un détestable sujet. La grossesse de madame de Blagnac commença à être soignée; le petit tabouret devint un fauteuil. Bientôt on ne l'appela plus que madame de Civrac, second titre de la branche de Lorge. Enfin, au bout de peu de mois, elle était si bien impatronisée dans la maison qu'elle y disposait de tout, mais en conservant toujours les égards les plus respectueux pour monsieur et madame de Lorge. Les Duras partagèrent l'engouement qu'elle inspirait.

Lorsque la maison de madame Victoire fut formée, elle fut nommée une de ses dames; bientôt elle devint sa favorite, puis sa dame d'honneur. Elle fut, à cette occasion, nommée duchesse de Civrac.

Elle avait toujours conservé les meilleurs rapports avec son mari qu'elle comblait de marques de considération, mais qui était trop butor pour pouvoir en tirer parti quand il était présent. Elle réussit à le faire nommer ambassadeur à Vienne; il eut la bonne grâce d'y mourir promptement. C'est la seule preuve d'intelligence qu'il eût donnée de sa vie. Il la laissa mère de trois enfants, un fils, depuis duc de Lorge et héritier de la fortune de cette branche des Durfort, et deux filles, mesdames de Donissan et de Chastellux.

Madame de Civrac, aussi habile que spirituelle, dès qu'elle fut parvenue à cette haute fortune, voulut patroniser à son tour. Elle se fit la protectrice de la ville de Bordeaux. Tout ce qui en arrivait était sûr de trouver appui auprès d'elle, et elle réussit par là à changer la situation de sa propre famille. Les Monbadon devinrent petit à petit messieurs de Monbadon. Son neveu entra au service, fut nommé colonel et finit par être presque un seigneur de la Cour. C'est après ce succès, dans l'apogée de sa grandeur, qu'elle se trouvait aux eaux des Pyrénées. On y reçut une liste de promotions de colonels. Madame de Civrac s'étendit fort sur l'inconvenance des choix. Une vieille grande dame de province lui répondit: «Que voulez-vous, madame la duchesse, chacun a son badon!»

Tout avait réussi à l'ambitieuse madame de Civrac, mais elle était insatiable. Déjà fort malade, elle croyait avoir amené à un terme prochain le mariage de son fils, le duc de Lorge, avec mademoiselle de Polignac dont la mère était alors toute-puissante, et y mettait pour condition la place de capitaine des gardes pour ce fils tout jeune encore. Au moment de conclure, madame de Gramont, également intrigante, alla sur ses brisées. Elle avait auprès de la Reine le mérite d'avoir été exilée par Louis XV pour une insolence faite à madame Dubarry. Ses prétentions étaient soutenues par les Choiseul; la Reine donna la préférence à son fils et fit pencher la balance.

Madame de Civrac apprit subitement que le jeune Gramont, sous-lieutenant dans un régiment, était arrivé à Versailles, qu'il était créé duc de Guiche, capitaine des gardes, et que son mariage avec mademoiselle de Polignac était déclaré. Elle en eut une telle colère que son sang s'enflamma, et, en quarante-huit heures, elle expira d'une maladie qui n'annonçait pas une terminaison aussi rapide. Madame Victoire, très affligée de cette perte, promit à la mère de nommer madame de Chastellux sa dame d'honneur. Madame de Donissan était déjà sa dame d'atours.

Cette madame de Donissan, qui vit encore à l'âge de quatre-vingt-douze ans, est la mère de madame de Lescure. Toutes deux ont acquis une honorable et triste célébrité dans la première guerre de la Vendée à laquelle elles ont pris la part la plus active, sans sortir du caractère de leur sexe. Les mémoires de madame de Lescure sur ces événements racontent d'une façon aussi touchante que véridique la gloire et les malheurs de cette campagne. Ils ont été rédigés par monsieur de Barante, sur les récits de madame de Lescure (devenue madame de La Rochejaquelein), pendant qu'il était préfet du Morbihan.




CHAPITRE III



Mon enfance. – Belle poupée. – Bonté du Roi. – Commencement de la Révolution. – Ouverture des États généraux. – Départ de monsieur le comte d'Artois. – Le 6 octobre 1789. – Voyage en Angleterre. – Madame Fitzherbert. – Boucles du prince de Galles. – Séjour à la campagne. – Princesses d'Angleterre

J'ai été littéralement élevée sur les genoux de la famille royale. Le Roi et la Reine surtout me comblaient de bontés. Dans un temps où, comme je l'ai déjà dit, les enfants étaient mis en nourrice, puis en sevrage, puis au couvent, où, vêtus en petites dames et en petits messieurs, ils ne paraissaient que pour être gênés, maussades et grognons, avec mon fourreau de batiste et une profusion de cheveux blonds qui ornaient une jolie petite figure, je frappais extrêmement. Mon père s'était amusé à développer mon intelligence, et l'on me trouvait très sincèrement un petit prodige. J'avais appris à lire avec une si grande facilité qu'à trois ans je lisais et débitais pour mon plaisir et même, dit-on, pour celui des autres, les tragédies de Racine.

Mon père se plaisait à me mener au spectacle à Versailles. On m'emmenait après la première pièce pour ne pas me faire veiller, et je me rappelle que le Roi m'appelait quelquefois dans sa loge pour me faire raconter la pièce que je venais de voir. J'ajoutais mes réflexions qui avaient ordinairement grand succès. À la vérité, au milieu de mes remarques littéraires, je lui disais un jour avoir bien envie de lui demander une faveur, et, encouragée par sa bonté, j'avouais convoiter deux des plus petites pendeloques des lustres pour me faire des boucles d'oreilles, attendu qu'on devait me percer les oreilles le lendemain.

Je me rappelle, par la joie que j'en ai ressentie, une histoire de la même nature. Madame Adélaïde, qui me gâtait de tout son cœur, me faisait dire un jour un conte de fée de mon invention. La fée avait donné à la princesse un palais de diamants, avec les magnificences qui s'ensuivent, et enfin, pour les combler toutes, l'héroïne avait trouvé dans un secrétaire d'escarboucle un trésor de cent six francs. Madame Adélaïde fit son profit de cette histoire, et, après avoir mis toute la grâce possible à en obtenir la permission de ma mère, elle me fit trouver dans mon petit secrétaire, qui n'était pourtant, pas d'escarboucle, cent pièces de six francs, avec un papier sur lequel était écrit cent six francs pour Adèle, ainsi qu'il en avait été usé pour la princesse du conte. Je ne suis pas bien sûre que je susse compter jusqu'à cent, mais je me rappelle encore mon saisissement à cette vue.

Mes parents avaient fini par passer tout l'été à Bellevue; ma chambre était au rez-de-chaussée, sur la cour. Madame Adélaïde faisait journellement de très grandes promenades pour aller inspecter ses ouvriers. Elle m'appelait en passant; on me mettait mon chapeau, j'escaladais la fenêtre et je partais avec elle, sans bonne. Elle était toujours suivie d'un assez grand nombre de valets et d'une petite carriole attelée d'un cheval et menée à la main, dans laquelle elle n'entrait jamais mais que j'occupais souvent. Cependant, j'aimais encore mieux courir auprès d'elle et lui faire ce que j'appelais la conversation. J'avais pour rival et pour ami un grand barbet blanc, extrêmement intelligent, qui était aussi des promenades. Quand il se trouvait un peu de boue dans le chemin, on le mettait dans un grand sac de toile et deux hommes attachés à son service le portaient. Pour moi, j'étais très fière de savoir choisir mon chemin sans me crotter comme lui.

Rentrés au château, je disputais à Vizir sa niche de velours rouge qu'il me laissait plus volontiers usurper qu'il ne m'abandonnait les gaufres qu'on écrasait pour nous sur le parquet. Souvent, la bonne princesse se mettait à quatre pattes et courait avec nous pour rétablir la paix ou pour obtenir le prix de la course. Je la vois encore avec sa grande taille sèche, sa robe violette (c'était l'uniforme de Bellevue) à plis, son bonnet à papillon, et deux grandes dents, les seules qui lui restassent. Elle avait été très jolie mais, à cette époque, elle était bien laide et me paraissait telle.

Madame Adélaïde me fit faire à grands frais une magnifique poupée, avec un trousseau, une corbeille, des bijoux, entre autres une montre de Lépine que j'ai encore, et un lit à la duchesse où j'ai couché à l'âge de sept ans, ce qui donne la proportion de la taille. L'inauguration de la poupée fut une fête pour la famille royale. Elle vint dîner à Bellevue. En sortant de table, on m'envoya chercher. Les deux battants s'ouvrirent, et la poupée arriva traînée sur son lit et escortée de tous ses accessoires. Le Roi me tenait par la main:

«Pour qui est tout cela, Adèle?

– Je crois bien que c'est pour moi, Sire.»

Tout le monde se mit à jouer avec ma nouvelle propriété. On voulut me faire remplacer la poupée dans le lit, et la Reine et madame Élisabeth, à genoux des deux côtés, s'amusèrent à le faire, avec des éclats de joie de leur habileté à tourner les matelas. Hélas! les pauvres princesses ne pensaient guère que, bien peu d'années après, c'était en 1788, elles seraient réduites à faire leur propre lit. Combien une prophétie pareille eût paru extravagante!

Tous ces souvenirs me sont encore présents: non que j'attachasse aucun prix aux grandeurs des personnes, j'y étais trop accoutumée, mais parce qu'elles me gâtaient beaucoup et me procuraient toutes les douceurs et les petits plaisirs auxquels les enfants sont sensibles.

Je rencontrais souvent le Roi dans les jardins de Versailles et, du plus loin que je l'apercevais, je courais toujours à lui. Un jour, je manquai à cette habitude; il me fit appeler. J'arrivai tout en larmes.

«Qu'avez-vous ma petite Adèle?

– Ce sont vos vilains gardes, Sire, qui veulent tuer mon chien, parce qu'il court après vos poules.

– Je vous promets que cela n'arrivera plus.»

Et, en effet, il y eut une consigne donnée avec ordre de laisser courir le chien de mademoiselle d'Osmond après le gibier.

Mes succès n'étaient pas moins grands auprès de la jeune génération. Monsieur le Dauphin, mort à Meudon, m'aimait extrêmement et me faisait sans cesse demander pour jouer avec lui, et monsieur le duc de Berry se faisait mettre en pénitence parce qu'au bal il ne voulait danser qu'avec moi. Madame et monsieur le duc d'Angoulême me distinguaient moins.

Les malheurs de la Révolution mirent un terme à mes succès de Cour. Je ne sais s'ils ont agi sur moi dans le sens d'un remède homéopathique, mais il est certain que, malgré ce début de ma vie, je n'ai jamais eu l'intelligence du courtisan, ni le goût de la société des princes. Les événements étaient devenus trop sérieux pour qu'on pût s'amuser des gentillesses d'un enfant; 1789 était arrivé.

Mon père ne se méprit pas sur la gravité des circonstances. La cérémonie de l'ouverture des États généraux fut solennelle et accompagnée de magnificences qui attirèrent à Versailles des étrangers de toutes les parties de l'Europe. Ma mère, parée en grand habit de Cour, fit prévenir mon père qu'elle allait partir. Ne le voyant pas arriver, elle entra chez lui, et le trouva en robe de chambre.

«Mais dépêchez-vous donc, nous serons en retard.

– Non, car je n'y vais pas; je ne veux pas aller voir ce malheureux homme abdiquer.»

Le soir, madame Adélaïde parlait du beau coup d'œil de la salle. Elle s'adressa à mon père pour quelques questions de détail; il lui répondit qu'il l'ignorait.

«Où étiez-vous donc placé?

– Je n'y étais pas, Madame.

– Vous étiez donc malade?

– Non, Madame.

– Comment, lorsqu'on est venu de si loin pour assister à cette cérémonie, vous ne vous êtes pas donné la peine de traverser une rue.

– C'est que je n'aime pas les enterrements, Madame, et pas plus celui de la monarchie que les autres.

– Et moi, je n'aime pas qu'à votre âge on se croie plus habile que tout le monde.»

Et la princesse tourna les talons.

Il ne faudrait pas conclure de ceci que mon père ne voulût aucune concession. Au contraire, il était persuadé que l'esprit du temps en demandait impérieusement, mais il les désirait faites avec un plan concerté d'avance; il les voulait larges et données, non pas arrachées. Il voyait ouvrir les États généraux avec une mortelle angoisse, parce que, initié aux vagues volontés de chacun, il savait que personne n'avait fixé le but auquel il devait s'arrêter, soit en exigences, soit en concessions. De plus, il n'avait point confiance en monsieur Necker. Il le croyait disposé à placer le Roi sur une pente, sans avoir l'intention de l'y précipiter, mais avec l'orgueilleuse pensée que lui seul pouvait l'arrêter, et qu'ainsi il se rendait nécessaire.

La colère de madame Adélaïde n'attendit pas longtemps les événements pour se calmer.

Un jour, j'étais à jouer chez les petites de Guiche; on vint me chercher beaucoup plus tôt que de coutume. Au lieu du domestique ordinairement chargé du soin de me porter, je trouvai le valet de chambre de confiance de mon père. J'avais une bonne anglaise qui parlait mal français; on lui remit un billet de ma mère. Pendant qu'elle le lisait, je rentrai dans la chambre de mes petites compagnes et déjà tout y était sans dessus dessous: on pleurait et on commençait des paquets. On m'enveloppa dans une pelisse; le valet de chambre me prit dans ses bras, et, au lieu de me ramener chez mes parents, il m'installa avec ma bonne chez un vieux maître d'anglais qui habitait une petite chambre au quatrième dans un quartier éloigné.

La nuit suivante, on vint me chercher, et je fus menée à la campagne où je restai plusieurs jours sans nouvelles de personne. J'étais déjà assez âgée pour souffrir beaucoup de cet exil. C'était lors des troubles du mois de juin et à l'époque du départ de monsieur le comte d'Artois, de ses enfants et de la famille Polignac. À mon retour, je trouvai l'aînée des petites de Guiche partie et sa sœur cachée chez les parents de sa bonne. Le motif de tout cet émoi pour nous autres enfants avait été le bruit répandu que le peuple, comme on appelait dès lors une poignée de misérables, était en route pour venir enlever les enfants des nobles et en faire des otages. Il m'était resté un grand effroi de cette séparation et, lorsque les événements du 6 octobre arrivèrent, je n'étais occupée que de la crainte d'être renvoyée de la maison.

Mes parents logeaient près du château mais dans la ville; les appartements qu'on donnait au château étaient trop incommodes pour les personnes établies tout à fait à Versailles. Je ne sais qui vint avertir mon père, pendant qu'il était à table, des bruits trop fondés qui commençaient à circuler. Il se rendit tout de suite au château; ma mère devait aller l'y rejoindre à l'heure du jeu de Mesdames. Mais, bientôt après son départ, les rues de Versailles furent inondées de gens effroyables à voir, poussant des cris effrénés auxquels se joignait le bruit des coups de fusil dans l'éloignement. Tout ce qu'on pouvait saisir de leurs discours était encore plus effrayant que leur aspect.

Les communications avec le château furent interrompues. La nuit venue, ma mère s'établit dans une chambre sans lumière et, collée contre la jalousie fermée, tâchait de deviner par les propos qu'elle pouvait surprendre les événements qui se passaient. J'étais sur ses genoux; je finis par m'endormir. On me coucha sur un sopha pour ne pas me réveiller, et elle se décida à aller elle-même chercher des renseignements, donnant le bras à ce même valet de chambre dont j'ai déjà parlé.

Elle se rendit successivement à plusieurs grilles du château sans pouvoir pénétrer. Enfin, elle trouva en faction un homme de la garde nationale qui la reconnut. Il lui dit: «Retournez chez vous, madame la marquise, il ne faut pas que vous soyez vue dans la rue. Je ne peux pas vous laisser entrer; ma consigne est trop stricte. D'ailleurs, vous n'y gagneriez rien, vous seriez arrêtée à chaque porte. Vous n'avez point à craindre pour ce qui vous intéresse, mais il ne restera pas un garde du corps demain matin.»

Ceci se disait à neuf heures du soir, avant que les massacres fussent commencés, et cependant c'était un homme fort doux et fort modéré, comme on le voit à son discours, qui était dans cet horrible secret et qui n'en était nullement révolté, tant l'esprit de vertige était dans toutes les têtes. Ma mère ne reconnut pas cet homme alors; elle a su depuis que c'était un marchand de bas. Elle revint chez elle, consternée comme on peut croire, cependant un peu moins désolée qu'au départ, car les bruits de la rue disaient tout égorgé au château.

À minuit, mon père arriva. Je fus réveillée par le bruit et par la joie de le revoir, mais elle ne fut pas longue. Il venait nous dire adieu et prendre quelque argent. Il donna l'ordre de seller ses chevaux et de les mener par un détour gagner Saint-Cyr. Son frère, l'abbé d'Osmond, qui l'accompagnait, devait aller avec eux l'y attendre.

Ces messieurs s'occupèrent de changer leur costume de Cour pour en prendre un de voyage. Mon père chargea des pistolets. Pendant ce temps, ma mère cousait tout ce qu'on avait pu trouver d'or dans la maison dans deux ceintures qu'elle leur fit mettre. Tout cela fut l'affaire d'une demi-heure et ils partirent. Je voulus me jeter au cou de mon père; ma mère m'en arracha avec une brusquerie à laquelle je n'étais pas accoutumée, je restai confondue. La porte se ferma, et alors je la vis tomber à genoux dans une explosion de douleur qui absorba toute mon attention; je compris qu'elle avait voulu épargner à mon père la souffrance inutile d'être témoin de notre affliction. Cette leçon pratique m'a fait un grand effet et, dans aucune occasion de ma vie depuis, je ne me suis laissée aller à des démonstrations qui pussent aggraver le chagrin ou l'anxiété des autres.

J'ai entendu raconter à mon père qu'arrivé sur la terrasse de l'Orangerie, où était le rendez-vous, il se promena longtemps seul; survint un homme enveloppé d'un manteau. Ils s'évitèrent d'abord, puis se reconnurent; c'était le comte de Saint-Priest, alors ministre, homme de sens et de courage. Ils continuèrent longtemps leur promenade; personne ne venait, l'heure s'avançait. Inquiets et étonnés, ils ne savaient que penser sur la cause qui retardait le départ projeté du Roi et qui devait se rendre dans la nuit même à Rambouillet. Ils n'osaient se présenter dans les appartements avec leur costume de voyage; non seulement c'était contraire à l'étiquette, mais, dans cette circonstance, ç'aurait été une révélation.

Monsieur de Saint-Priest, qui logeait au château, se décida à rentrer chez lui changer de costume; il donna rendez-vous à mon père dans un endroit écarté. Celui-ci l'y attendit longtemps, enfin il arriva: «Mon cher d'Osmond, allez-vous-en chez vous rassurer votre femme: le Roi ne part plus.» Et, lui serrant la main: «Mon ami, monsieur Necker l'emporte; le Roi, la monarchie sont également perdus.»

Le départ du Roi pour Rambouillet avait été décidé, mais les ordres pour les voitures avaient été transmis avec les nombreuses formes usitées dans l'habitude. Le bruit s'en était répandu. Les palefreniers avaient hésité à atteler, les cochers à mener. La populace s'était ameutée devant les écuries et refusait de laisser sortir les voitures. Monsieur Necker, averti, était venu chapitrer le Roi que les difficultés matérielles du transport avaient arrêté plus encore que ses discours, et on s'était décidé à rester. Aller à Rambouillet sur un cheval de troupe, lui qui faisait vingt lieues à cheval à la chasse, lui aurait paru une extrémité à laquelle il était impossible de songer. Et là, comme à Varennes, les chances de salut ont été perdues par ces habitudes princières qui, pour la famille royale de France, étaient une seconde nature. Mon père, obligé de rentrer chez lui pour changer d'habits, ne retourna pas au château cette nuit-là et ne fut pas témoin des horreurs qui s'y commirent.

Aussitôt que le consentement donné par le Roi à sa translation à Paris eût ouvert les portes du château, ma mère se rendit auprès de sa princesse. Elle trouva les deux sœurs, mesdames Adélaïde et Victoire, dans leur chambre au rez-de-chaussée, tous les volets fermés et une seule bougie allumée. Après les premières paroles, elle leur demanda pourquoi elles attristaient encore volontairement une si triste journée: «Ma chère, c'est pour qu'on ne nous vise pas comme ce matin,» répondit madame Adélaïde avec un calme et une douceur extrêmes. En effet, le matin on avait tiré dans toutes leurs fenêtres; les vitres d'aucune n'étaient entières.

Ma mère resta auprès d'elles jusqu'au moment du départ. Elle voulait les accompagner, mais Mesdames s'y refusèrent obstinément et n'acceptèrent cette marque de dévouement que de leurs dames d'honneur, madame la duchesse de Narbonne et madame de Chastellux. Elles suivirent jusqu'à Sèvres la triste procession qui emmenait le Roi; là, elles prirent le chemin de Bellevue. Mes parents allèrent les y rejoindre le lendemain.

Néanmoins, la fermentation ne se calmait pas. À Versailles, l'agitation était extrême, les menaces contre ma mère, atroces. On disait que madame Adélaïde menait le Roi, que ma mère menait madame Adélaïde et qu'ainsi elle était à la tête des aristocrates. Cela devint tellement violent qu'au bout de trois jours le danger était réel, et nous partîmes pour l'Angleterre.

J'ai peu de souvenir de ce voyage. Je me rappelle seulement l'impression que me causa l'aspect de l'Océan. Tout enfant que j'étais, je lui vouai dès lors un culte qui ne s'est pas démenti. Ses teintes grises et vertes ont toujours un charme pour moi, auquel les belles eaux bleues de la Méditerranée ne m'ont pas rendue infidèle.

Nous débarquâmes à Brighton. Le hasard y fit retrouver à ma mère madame Fitzherbert qui se promenait sur la jetée. Quelques années avant, fuyant les empressements du prince de Galles, elle était venue à Paris. Ma mère, qui était sa cousine, l'y avait beaucoup vue. Depuis, la bénédiction d'un prêtre catholique ayant sanctifié ses rapports avec le prince sans les rendre légaux, elle vivait avec lui dans une intimité à laquelle tous deux affectaient de donner les formes les plus conjugales. Ils habitaient, en simples particuliers, une petite maison à Brighton. Mes parents y furent accueillis avec empressement, et cette circonstance les engagea à y passer quelques jours.

Je me rappelle avoir été menée un matin chez madame Fitzherbert: elle nous montra le cabinet de toilette du prince; il y avait une grande table toute couverte de boucles de souliers. Je me récriai en les voyant et madame Fitzherbert ouvrit, en riant, une grande armoire qui en était également remplie; il y en avait pour tous les jours de l'année. C'était l'élégance du temps, et le prince de Galles était le plus élégant des élégants. Cette collection de boucles frappa mon imagination enfantine et, pendant longtemps, le prince de Galles ne s'y représentait que comme le propriétaire de toutes ces boucles.

Mes parents furent très fêtés en Angleterre. Les français y allaient rarement dans ce temps; ma mère était une jolie femme à la mode, sa famille la combla de prévenances. Nous allâmes passer les fêtes de Noël chez le comte de Winchilsea, dans sa belle terre de Burleigh. Il me semble que toute cette existence était très magnifique, mais j'étais trop accoutumée à voir de grands établissements pour en être frappée.

La mère de lord Winchilsea, lady Charlotte Finch, était gouvernante des princesses d'Angleterre. Je vis les trois plus jeunes chez elle plusieurs fois. Elles étaient beaucoup plus âgées que moi et ne me plurent nullement. La princesse Amélie m'appela little thing, ce qui me choqua infiniment. Je parlais très bien anglais, mais je ne savais pas encore que c'était un terme d'affection.




CHAPITRE IV



Retour en France. – Position de mon père en 1790. – Aventure pendant un voyage en Corse. – Séjour aux Tuileries. – Rencontre de la Reine; scène touchante. – Départ de Mesdames. – Fuite de Varennes. – Récit de la Reine. – Louis XVI désapprouve l'émigration. – Acceptation de la Constitution. – Opinions de mon père. – Il donne sa démission. – Bonté du Roi pour lui. – Départ de France et arrivée à Rome. – L'abbé d'Osmond massacré à Saint-Domingue. – Le vicomte d'Osmond rejoint l'armée des princes

Au mois de janvier 1790, mon père retourna en France. Trois mois après, nous l'y rejoignîmes. J'ai oublié de dire qu'il avait quitté l'armée, en 1788, pour entrer dans la carrière diplomatique. Préalablement, il avait été colonel du régiment de Barrois infanterie, en garnison en Corse. Il y allait tous les ans.

Un de ces voyages donna lieu à un épisode bien peu important alors, mais qui est devenu piquant depuis. Il était à Toulon logé chez monsieur Malouet, intendant de la marine et son ami, attendant que le vent changeât et lui permît de s'embarquer, lorsqu'on lui annonça un gentilhomme corse demandant à le voir. Il le fit entrer; après quelques politesses réciproques, ce monsieur lui dit qu'il désirait retourner le plus promptement possible à Ajaccio, que, la seule felouque qui fût dans le port étant nolisée par mon père, il le priait de permettre au patron de l'y laisser prendre son passage:

«Cela m'est impossible, monsieur, la felouque est à moi, mais je serai très heureux de vous y offrir une place.

– Mais, monsieur le marquis, je ne suis pas seul, j'ai mon fils avec moi et même ma cuisinière que je ramène.

– Hé bien, monsieur, il y aura une place pour vous et votre monde.»

Le Corse se confondit en remerciements. Le vent changea au bout de quelques jours pendant lesquels il vint fréquemment voir mon père. On s'embarqua. Lorsqu'on servit le dîner, auquel mon père invita les passagers composés de quelques officiers de son régiment et des deux Corses, il chargea un officier, monsieur de Belloc, d'appeler le jeune homme, vêtu de l'habit de l'École militaire, qui lisait au bout du bateau. Celui-ci refusa. Monsieur de Belloc revint irrité, il dit à mon père:

«J'ai envie de le jeter à la mer, ce petit sournois, il a une mauvaise figure. Permettez-vous, mon colonel?

« – Non, dit mon père en riant, je ne permets pas, je ne suis pas de votre avis, il a une figure de caractère; je suis persuadé qu'il fera son chemin.»

Ce petit sournois, c'était l'empereur Napoléon. Et, cette scène, Belloc me l'a racontée dix fois: «Ah! si mon colonel avait voulu me permettre de le jeter à la mer, ajoutait-il en soupirant, il ne culbuterait pas le monde aujourd'hui!» (Il est inutile d'avertir que ce propos d'émigré se tenait longtemps après).

Le lendemain de l'arrivée à Ajaccio, monsieur Buonaparte le père, accompagné de toute sa famille, vint faire une visite de remerciements à mon père. C'est de ce jour qu'ont commencé ses relations avec Pozzo di Borgo. Mon père rendit une visite à madame Buonaparte. Elle habitait à Ajaccio une petite maison des meilleures de la ville, sur la porte de laquelle était écrit en coquilles d'escargot: Vive Marbeuf. Monsieur de Marbeuf avait été le protecteur de la famille Buonaparte. La chronique disait que madame Buonaparte en avait été fort reconnaissante. Lors de la visite de mon père, elle était encore une très belle femme: il la trouva dans sa cuisine, sans bas, avec un simple jupon attaché sur une chemise, occupée à faire des confitures. Malgré sa beauté, elle lui parut digne de son emploi.

Après avoir été chargé d'une commission relative aux Hollandais réfugiés en 1788, mon père fut nommé ministre à la Haye, et il était dans cette situation lors de notre séjour en Angleterre. Une querelle entre le prince d'Orange et l'ambassadeur de France avait fait décider à la Cour de Versailles qu'elle n'enverrait plus qu'un ministre en Hollande. La République ne voulait recevoir qu'un ambassadeur. Cette tracasserie empêchait mon père de se rendre à son poste; il prenait d'autant plus patience qu'il espérait arriver par là au rang d'ambassadeur qu'il n'aurait pu avoir d'emblée.

La ville de Versailles avait fait des réflexions sur le dommage que lui causait l'absence de la Cour. L'effervescence s'était calmée, et elle regrettait les tristes journées d'octobre. Au retour de ma mère, elle fut on ne saurait mieux accueillie par ceux-là mêmes qui déblatéraient le plus contre elle à son départ; toutefois nous n'y restâmes pas longtemps. Nous commençâmes par aller passer l'été à Bellevue; et nous habitâmes, l'hiver suivant, un appartement dans le pavillon de Marsan, aux Tuileries.

J'ai parfaitement présente une scène de cet été. Je n'avais pas vu la Reine depuis bien des mois. Elle vint à Bellevue sous l'escorte de la garde nationale; j'étais élevée dans l'horreur de cet habit. La Reine, je crois, était déjà à peu près prisonnière, car ce monde ne la quittait jamais. Toujours est-il que, lorsqu'elle m'envoya chercher, je la trouvai sur la terrasse entourée de gardes nationaux. Mon petit cœur se gonfla à cet aspect et je me mis à sangloter. La Reine s'agenouilla, appuya son visage contre le mien et les voilà tous deux de mes longs cheveux blonds, en me sollicitant de cacher mes larmes. Je sentis couler les siennes. J'entends encore son «paix, paix, mon Adèle»; elle resta longtemps dans cette attitude.

Tous les spectateurs étaient émus, mais il fallait l'incurie de l'enfance pour oser le témoigner dans ces moments où tout était danger. Je ne sais si cette scène fut rapportée, mais la Reine ne revint plus à Bellevue, et c'est la dernière fois que je l'aie vue autrement que de loin pendant mon séjour aux Tuileries. J'ai conservé de ce moment une impression qui est encore très vive. Je peindrais son costume. Elle était en Pierrot de linon blanc, brodé en branches de lilas de couleur, un fichu bouffant, un grand chapeau de paille dont les larges rubans lilas flottants se rattachaient par un gros nœud à l'endroit où le fichu croisait.

Pauvre princesse, pauvre femme, pauvre mère, à quel affreux sort elle était réservée! Elle se croyait bien malheureuse alors, ce n'était que le commencement de ses peines! Son fils, le second Dauphin, l'avait accompagnée à Bellevue, et il jouait avec mon frère dans le sable. Les gardes nationaux se mêlaient à ces jeux, et les deux enfants étaient trop jeunes pour en être gênés. Je ne m'en serais pas approchée pour l'empire du monde. Je restai près de la Reine qui me tenait par la main. On m'a dit depuis qu'elle s'était crue obligée d'expliquer à sa suite que le premier Dauphin m'aimait beaucoup, qu'elle ne m'avait pas vue depuis sa mort et que c'était là le motif de notre mutuelle sensibilité.

Loin de se calmer, la Révolution devenait de plus en plus menaçante. Le Roi, qui formait le projet de quitter Paris, désirait en éloigner ses tantes. Elles demandèrent à l'Assemblée nationale et obtinrent la permission d'aller à Rome. Avant de partir, elles s'établirent à Bellevue.

Mon père avait été nommé ministre à Pétersbourg en remplacement de monsieur de Ségur (1790). Le rapport public du ministre portait que ce choix avait été fait parce que l'impératrice Catherine ne consentirait pas à recevoir un envoyé patriote. Cette circonstance devait finir par rendre la position de mon père très dangereuse. Cependant il ne pensait pas à s'éloigner mais il voulait que sa femme et ses enfants quittassent la France. Aussitôt que Mesdames auraient franchi la frontière, ma mère devait les suivre.

La veille du jour fixé pour le départ de Mesdames, mon père, qui passait sa vie dans les groupes, y recueillit que l'on ne voulait plus les laisser s'éloigner. Les orateurs démagogues prêchaient une croisade contre Bellevue, à l'effet d'aller chercher les vieilles et de les ramener à Paris: on ne pouvait avoir trop d'otages, etc. La foule obéissante prenait déjà le chemin de Bellevue.

Mon père retourna vite aux Tuileries, fit mettre des bottes à son valet de chambre, nommé Bermont, dont j'aurai encore à parler, le mena chez la princesse de Tarente, qui logeait au faubourg Saint-Germain et avec laquelle il était fort lié, fit seller un de ses chevaux, et envoya Bermont par la plaine de Grenelle et le chemin de Meudon prévenir Mesdames qu'il fallait qu'elles partissent sur l'heure même.

Les ordres n'étaient donnés que pour quatre heures du matin; il en était dix du soir. Les gens de Mesdames murmuraient; un grand nombre aurait désiré que le voyage n'eût pas lieu. Bermont se rendit aux écuries; on n'attelait pas. Il revint trouver madame Adélaïde, lui dit qu'il n'y avait pas un moment à perdre, que lui-même avait entendu les hurlements de la colonne qui s'avançait de l'autre côté de la Seine. Enfin, Mesdames consentirent à monter dans la voiture de monsieur de Thiange qui se trouvait par hasard dans la cour. Alors leurs gens se décidèrent, les voitures de voyage avancèrent. À peine la dernière sortait-elle par la grille de Meudon que la grille du côté de Sèvres fut assaillie par la multitude. Elle fut bientôt forcée: on entra dans le château qui fut mis au pillage, mais Mesdames avaient échappé au danger.

On a accusé le comte Louis de Narbonne de le leur avoir fait courir, parce que, chevalier d'honneur de madame Adélaïde, il devait l'accompagner et préférait rester à Paris. Mon père a toujours regardé cette assertion comme une de ces absurdes calomnies que l'esprit de parti invente contre les gens qui ne partagent pas ses passions. Au reste, mon père était prévenu pour le comte Louis, il l'aimait tendrement; leur affection était mutuelle, et les opinions politiques avaient peine à les désunir. Le comte Louis disait: «Je suis la passion honteuse de d'Osmond, vainement il se débat contre; et, moi, je ne m'accoutumerai jamais à le voir dans le parti des bêtes». Ils se rencontraient rarement mais, quand ils se voyaient, c'était toujours avec amitié.

Mesdames furent arrêtées en route. Rendues à la liberté par un décret de l'Assemblée, elles poursuivirent leur route. Nous commençâmes la nôtre qui s'effectua sans accident, et nous rejoignîmes Mesdames à Turin.

Établie à Rome, ma mère y passa quelques mois dans une vive inquiétude sur les dangers où mon père était exposé. Il vint nous rejoindre au printemps de l'année 1792, quelques mois après la fuite de Varennes. Voici ce que je lui ai entendu raconter depuis:

Le Roi avait formé le projet de s'éloigner de Paris pour se rendre dans une ville de guerre dont la garnison fût fidèle. Monsieur de Bouillé, commandant dans l'Est, était chargé de préparer les lieux, puis de faire les dispositions du voyage. Mon père était dans la confidence. Il devait, sous prétexte de se rendre à son poste en Russie, quitter Paris, s'arrêter à la frontière, venir rejoindre le Roi où il serait et prendre ses derniers ordres pour la rédaction d'une lettre ou manifeste qu'il devait porter aux Cours du Nord, en leur expliquant la position du Roi qui, échappé des mains des factieux, se trouvait en situation de faire appel à tout ce qui était fidèle en France. Le Roi demandait surtout aux Cours étrangères de ne reconnaître d'autre autorité que la sienne et de ne point traiter avec les princes émigrés. Il existait déjà entre le château des Tuileries et le conseil de monsieur le comte d'Artois la plus vive animadversion.

Mon père pressait monsieur de Montmorin de l'expédier, mais les paresseuses lenteurs de ce ministre, qui n'était pas dans le secret, retardaient son départ. Il n'osait partir sans ses instructions dans la crainte d'inspirer des soupçons. Le jour fixé pour la fuite approchait; enfin on lui promit que ses lettres de créance seraient prêtes le lendemain.

Il se promenait aux Champs-Élysées; il vit passer la voiture du Roi revenant de Saint-Cloud. La Reine se pencha en dehors de la portière et lui fit des signes de la main. Il ne les comprit pas alors, mais ils lui furent expliqués lorsque, le lendemain matin, son valet de chambre lui apprit, en entrant chez lui, le départ de la famille royale. Il avait été avancé de quarante-huit heures parce qu'un changement de service parmi les femmes de monsieur le Dauphin aurait fait arriver une personne dont on se méfiait.

Mon père n'avait pas vu la Reine depuis cette décision et n'avait pu être averti; au reste, il n'aurait pu partir sans les instructions du ministre. Il vit donc sa mission manquée et ne s'occupa plus que du moyen d'aller rejoindre le Roi, lorsqu'il le saurait à Montmédy. Cette préoccupation ne l'empêcha pas de courir toute la matinée. Il trouva la ville dans la stupeur. Les démagogues étaient dans l'effroi; les royalistes n'osaient encore témoigner leur joie. Tous gardaient le silence et personne n'agissait. Bientôt arriva le courrier porteur de la nouvelle de l'arrestation; alors la ville fut assourdie des cris et des vociférations de toute la canaille qu'on put recruter. Les Jacobins reprirent leur audace et les honnêtes gens se cachèrent.

Ce fut de sa fenêtre du pavillon de Marsan que mon père vit arriver l'horrible escorte qui ramenait au château, à travers le jardin, les illustres prisonniers. Ils furent une heure et demie à se rendre du pont tournant au palais. À chaque instant, le peuple faisait arrêter la voiture pour les abreuver d'insultes et avec l'intention d'arracher les gardes du corps qu'on avait garrottés sur le siège. Cependant cet affreux cortège arriva sans qu'il y eût de sang répandu; s'il en avait coulé une goutte, probablement tout ce qui était dans ce fatal carrosse eût été massacré. Tous s'y attendaient et s'y étaient résignés.

Aussitôt qu'il fut possible de pénétrer jusqu'aux princes, mon père y arriva. La Reine lui raconta les événements avec autant de douceur que de magnanimité, n'accusant personne et ne s'en prenant qu'à la fatalité du mauvais succès de cette entreprise qui pouvait changer leur destin.

Il y a bien des relations de ces événements, mais l'authenticité de celle-ci, recueillie de la bouche même de la Reine, me décide à retracer les détails qui me sont restés dans la mémoire parmi ceux que j'ai entendu raconter à mon père.

La voiture de voyage avait été commandée par madame Sullivan (depuis madame Crawford) que monsieur de Fersen y avait employée pour une de ses amies, la baronne de Crafft. C'était pour cette même baronne, sa famille et sa suite qu'on avait obtenu un passeport parfaitement en règle et un permis de chevaux de poste. La voiture avait été depuis plusieurs jours amenée dans les remises de madame Sullivan. Elle se chargea du soin d'y placer les effets nécessaires à l'usage de la famille royale.

On aurait désiré que les habitants des Tuileries se dispersassent, mais ils ne voulurent pas se séparer. Le danger était grand, et ils voulaient, disaient-ils, se sauver ou périr ensemble. Monsieur et Madame, qui consentirent à partir chacun de leur côté, arrivèrent sans obstacle. À la vérité, ils ne cherchèrent que la frontière la plus voisine; et le Roi, ne devant pas quitter la France, n'avait qu'une route à suivre. On avait pris beaucoup de précautions, mais la dernière manqua.

La berline de la baronne de Crafft devait être occupée par le Roi, la Reine, madame Élisabeth, les deux enfants et le baron de Viomesnil. Deux gardes du corps en livrée étaient sur le siège. Madame de Tourzel ne fut informée du départ qu'au dernier moment. Elle fit valoir les droits de sa charge qui l'autorisaient à ne jamais quitter monsieur le Dauphin. L'argument était péremptoire pour ceux auxquels il était adressé, et elle remplaça monsieur de Viomesnil dans la voiture. Dès lors, la famille royale n'avait avec elle personne en état de prendre un parti dans un cas imprévu. Ce n'étaient pas de simples gardes du corps, quelque dévoués qu'ils fussent, qui assumeraient cette responsabilité. Cette décision fut connue trop tard pour qu'on y pût remédier.

Le jour et l'heure arrivés, le Roi et la Reine se retirèrent comme de coutume et se couchèrent. Ils se relevèrent aussitôt, s'habillèrent de vêtements qu'on leur avait fait parvenir, et partirent seuls des Tuileries. Le Roi donnait le bras à la Reine; en passant sous le guichet, les boucles de ses souliers s'accrochèrent, il pensa tomber. La sentinelle l'aida à se soutenir, et s'informa s'il était blessé. La Reine se crut perdue. Ils passèrent.

En traversant le Carrousel, ils furent croisés par la voiture de monsieur de Lafayette; les flambeaux portés par ses gens éclairèrent l'auguste couple. Monsieur de Lafayette avança la tête; ils eurent l'inquiétude d'être reconnus, mais la voiture continua sa course. Enfin, ils atteignirent le coin du Carrousel. Monsieur de Fersen les suivait de loin; il hâta le pas, ouvrit la portière d'une voiture de remise où madame de Tourzel et les deux Enfants étaient déjà placés. Monsieur le Dauphin était vêtu en fille; c'était le seul déguisement qui eût été adopté. On attendit quelques minutes madame Élisabeth. Sa sortie du palais avait éprouvé des difficultés. Une fille de garde-robe dévouée lui donnait le bras.

Le marquis de Briges était le cocher de cette voiture; le comte de Fersen monta derrière. On sortit heureusement de la barrière. La voiture de voyage ne se trouva pas au dehors, comme il était convenu. On attendit plus d'une heure; enfin, on reconnut qu'on s'était trompé de barrière. Le lieu proposé d'abord pour le rendez-vous avait été changé; on avait négligé de prévenir monsieur de Briges.

Afin de ne point repasser les barrières, il fallut faire un assez long détour pour gagner celle où se trouvait la voiture de poste. Elle y était, en effet, mais il y avait eu beaucoup de temps perdu. Les illustres fugitifs s'y établirent promptement. Ce fut dans ce moment que monsieur de Fersen remit à un des gardes du corps, qui n'en avait pas, ses pistolets sur lesquels son nom était gravé et qui ont été trouvés à Varennes.

Aucun accident ne retarda la marche; les postillons, bien payés, sans exagération, menaient rapidement. En voyant Charles de Damas à son poste, les voyageurs se flattèrent que les retards apportés à leur départ n'auraient pas de suites fâcheuses; ils commencèrent à prendre quelque sécurité. Il faisait une chaleur extrême; monsieur le Dauphin en souffrait beaucoup. On baissa les jalousies qu'on tenait levées et, en arrivant au relais de Sainte-Menehould, on oublia de tirer les stores du côté du Roi et de la Reine, placés vis-à-vis l'un de l'autre.

Leurs figures, et surtout celle du Roi, étaient les plus connues. Le Roi aperçut un homme, appuyé contre les roues de la voiture qui le regardait attentivement. Il se baissa sous prétexte de jouer avec ses enfants et dit à la Reine de tirer le store dans quelques instants, sans se presser. Elle obéit, mais, en se relevant, le Roi vit le même homme appuyé sur la roue de l'autre côté de la voiture et le regardant attentivement. Il tenait un écu à la main et semblait confronter les deux profils; mais il ne disait rien.

Le Roi dit: «Nous sommes reconnus, serons-nous trahis? C'est à la garde de Dieu.»

Cependant, on achevait d'atteler. L'homme restait appuyé sur la roue, dans un profond silence; il ne l'abandonna qu'au moment où elle se mit en mouvement. Lorsqu'ils eurent quitté le relais de Sainte-Menehould, les pauvres fugitifs crurent avoir échappé à ce nouveau danger, et le Roi dit qu'il faudrait s'occuper de découvrir cet homme pour le récompenser, car certainement il les avait reconnus, que lui le retrouverait entre mille. Hélas, il était destiné à le revoir.

Que se passe-t-il dans la tête de ce Drouet, car c'était lui: eut-il un moment de pitié, un moment d'hésitation, ou bien, Sainte-Menehould n'étant qu'un tout petit hameau, craignait-il de ne pouvoir ameuter assez de monde pour arrêter la voiture? Je ne sais, mais, bientôt après, il monta à cheval et prit la route de Clermont dont il était maître de poste et où il comptait précéder les voyageurs.

Il en était très près, et s'étonnait de n'avoir pas encore atteint la voiture, lorsqu'il rencontra des postillons de retour:

«La voiture a-t-elle encore beaucoup d'avance? cria-t-il.

« – Nous n'avons pas vu de voiture.

« – Comment!» et il dépeignit la voiture.

«Elle n'est pas sur cette route, mais j'ai vu, de la hauteur, une berline sur celle de Varennes; c'est peut-être cela.»

Drouet n'en douta pas. En effet, à l'embranchement de la route de Clermont et de celle de Varennes, les gardes du corps avaient fait suivre cette dernière aux postillons. Ils avaient fait quelque légère difficulté sur ce que le relais était plus long et qu'on aurait dû avertir à la poste; mais ils avaient passé outre et menaient si bon train que Drouet eut peine à les atteindre.

Qu'on suppose l'alarme des voyageurs en reconnaissant l'homme de la roue sur un cheval couvert d'écume. Il fit de vifs reproches aux postillons de mener si vite dans un relais si long, leur ordonna de ralentir le pas en les menaçant de les dénoncer au maître de poste de Sainte-Menehould, et lui-même prit les devants. On n'osait pas trop presser les postillons; d'ailleurs, on espérait encore éviter le danger.

Un relais, préparé par les soins de monsieur de Bouillé, devait être placé avant l'entrée de Varennes. Il était nécessaire de passer le pont situé à la sortie de la petite ville, mais on ne ferait que la traverser. Et, comme il y avait une escorte avec les chevaux de voiture, on pouvait se flatter de ne pas trouver d'obstacle. Le jour tombait. Le relais qui devait être au bas de la montée de Varennes ne s'y trouva pas. On l'espérait en haut; il n'y était pas davantage. Les gardes du corps frappèrent à la glace:

«Que faut-il faire?

« – Aller, répondit-on.»

On arriva à la poste. La nuit était close; il n'y avait pas, disait-on, de chevaux à l'écurie. Les postillons refusèrent de doubler la poste sans faire rafraîchir leurs chevaux. Pendant qu'on parlementait, la Reine vit passer des dragons portant leurs selles sur leurs dos. Elle espéra que le détachement et le relais allaient enfin paraître; mais les chevaux de voiture étaient placés à une extrémité de la ville, ceux des dragons à une autre, et le pont les séparait.

On vint presser les voyageurs de quitter la voiture et de faire reposer les enfants pendant que les postillons feraient rafraîchir les chevaux de poste. Ils craignirent d'exciter les soupçons en persistant dans leur premier refus; ils entrèrent dans une maison, mais déjà ils étaient dénoncés et reconnus. Une charrette, renversée sur le pont, ferma la communication au détachement de dragons; le tocsin sonna; et, lorsque le duc de Choiseul, qui s'était égaré dans des chemins de traverse et qui se fiait aux précautions ordonnées à Varennes, y arriva, il n'était plus temps de sauver le Roi autrement qu'en le plaçant ainsi que sa famille sur des chevaux de troupe et en prenant au galop le chemin d'un gué. Cela ne pouvait se faire que de vive force et en tirant des coups de pistolet. Monsieur de Choiseul le proposa, le Roi s'y refusa; il dit qu'il ne consentirait jamais à faire couler une goutte de sang français. La Reine n'insista pas; mais il était clair dans son récit qu'elle aurait adopté la proposition de monsieur de Choiseul. Au reste, elle dit à mon père que, du moment où le relais avait manqué, elle n'avait plus eu d'espoir et avait compris qu'ils étaient perdus.

Malheureusement, le comte de Bouillé avait confié l'important poste de Varennes à son fils, le comte Louis de Bouillé. Il s'y conduisit avec une légèreté et une incurie sans exemple. Sans la faiblesse paternelle de monsieur de Bouillé, qui lui fit donner cette mission à un homme de vingt ans, il est probable que la Révolution aurait pris une autre marche; peut-être même n'en serait-il sorti que de salutaires améliorations à la Constitution française.

Ce Drouet, que tout à l'heure le pauvre Roi pensait à récompenser, se présenta comme un maître insolent vis-à-vis de la famille éplorée. Bientôt elle fut en butte à tous les outrages. Je ne me rappelle pas d'autres détails, si ce n'est que la Reine se louait des procédés de Barnave, pendant le cruel retour, surtout en les comparant à ceux de monsieur de Latour-Maubourg.

J'ai dit que le Roi était fort opposé aux démarches que monsieur le comte d'Artois faisait en son nom. Cette opposition ne diminua pas après la réunion de Monsieur à son frère, et les prisonniers des Tuileries furent en complète hostilité avec les chefs de Coblentz.

La Reine, avec l'approbation du Roi, entretenait une correspondance dont le baron de Breteuil, alors à Bruxelles, était le principal agent, et qui avait pour premier but d'éloigner les cabinets étrangers de prêter les mains aux intrigues des princes. On se cachait pour cela de madame Élisabeth qui penchait pour les opinions de ses frères, de façon que, même dans l'intérieur de ce triste château, la confiance n'était pas complète.

Mon père était l'intermédiaire de la correspondance de la Reine avec monsieur de Breteuil. Il portait ses lettres chez monsieur de Mercy; et, quelquefois, lorsqu'on craignait d'exciter l'attention par des visites trop fréquentes, c'était Bermont qui allait les recevoir des mains de la Reine. Mon père a eu la certitude qu'une somme de soixante mille francs lui avait été offerte pour livrer ces papiers. S'il avait remis une de ces lettres de la Reine qu'il savait porter, certes il aurait pu la vendre bien cher.

La situation de la famille royale devenait de jour en jour plus intolérable. Le Roi consentit enfin à reconnaître et à jurer la Constitution. Que ceux qui l'accusent de faiblesse se mettent à sa place avant de le condamner. Mon père ne se l'est jamais permis; mais il a fortement désapprouvé le plan suivi par lequel il devait apporter tous les obstacles possibles à la Constitution qu'il venait d'accepter:

«Puisque vous l'avez jurée, Sire, disait-il, il faut la suivre loyalement, franchement, l'exécuter en tout ce qui dépend de vous.

« – Mais elle ne peut pas marcher.

« – Hé bien, elle tombera, mais il ne faut pas que ce soit par votre faute.»

Dans ces nouveaux prédicaments, mon père blâma hautement la correspondance de la Reine avec Bruxelles. Elle eut l'air de l'écouter, de se ranger à son avis; mais elle se cacha seulement de lui, et trouva un autre agent, sans pourtant lui en savoir mauvais gré, ni lui retirer sa confiance sur d'autres points.

Ces pauvres princes ne voulaient suivre complètement les avis de personne, et cependant accueillaient et acceptaient en partie tous ceux qu'on leur donnait. Il en résultait dans leur conduite un décousu qui se traduisait aisément en fausseté aux yeux de leurs ennemis et en lâcheté vis-à-vis de leurs soi-disant amis des bords du Rhin; car, il ne faut pas l'oublier, Coblentz a été aussi fatal et presque aussi hostile à Louis XVI que le club des Jacobins.

La mission que mon père avait dû remplir, si la fuite du Roi avait réussi, était annulée par l'arrestation de Varennes. Il demanda à Sa Majesté la permission de donner sa démission du poste de Pétersbourg. Dans son opinion, le Roi, ayant accepté la Constitution, ne devait se servir que de ce qu'on appelait les patriotes, de gens qui avaient la réputation aussi bien que la volonté d'y être attachés. Mon père, aristocrate prononcé, tel raisonnable qu'il pût être, n'était plus qu'un embarras, et il témoigna l'intention d'aller rejoindre ma mère à Rome.

Le Roi l'y autorisa, en ajoutant que, lorsque le temps des honnêtes gens et des sujets fidèles serait revenu, il saurait où le retrouver. Il le remercia de ne point faire le projet d'aller à Coblentz. La Reine surtout insista beaucoup pour qu'il prît la route de l'Italie:

«Vous êtes à nous, monsieur d'Osmond; nous voulons vous conserver.»

Le bon sens du Roi avait compris tout le danger de l'émigration comme elle existait en Allemagne, et mon père partageait trop ses opinions pour être tenté de s'y rendre. Au reste, il aurait été probablement mal reçu, car tous ceux qui, au risque de leur vie, se dévouaient au service du Roi, étaient regardés de fort mauvais œil par les princes ses frères, surtout par monsieur le comte d'Artois qui, à cette époque, prenait l'initiative. Le caractère plus cauteleux de Monsieur l'a tenu dans la réserve tant que le Roi a vécu.

Mon père resta encore quelque temps à Paris. Dans la dernière entrevue qu'il eut avec le Roi, celui-ci lui donna le brevet d'une pension de douze mille francs sur sa cassette.

«Je ne suis pas bien riche, lui dit-il, mais vous n'êtes pas bien avide; nous nous retrouverons peut-être dans des temps où je pourrais mieux user de votre zèle et le récompenser plus dignement.»

L'état de la santé de ma mère, qui devenait plus alarmant, décida enfin mon père à s'arracher de ces Tuileries où il ne voulait pas rester et qu'il ne pouvait quitter. Il arriva à Rome au printemps de l'année 1792.

À la tristesse que lui donnaient les événements politiques, se joignit celle qui résultait de la perte de son frère, l'abbé d'Osmond, jeune homme de la plus belle espérance. Il s'était rendu à Saint-Domingue en 1790, dans la pensée d'y conserver nos propriétés et d'y préparer une retraite à notre famille, si la France devenait inhabitable. Au commencement de l'insurrection de Saint-Domingue, il joua le rôle le plus honorable; mais, tombé entre les mains des nègres, il fut inhumainement massacré.

Mon père avait retenu le vicomte d'Osmond à la tête du régiment (de Neustrie), qu'il commandait à Strasbourg, tant qu'il était resté en France. Mais, après son départ, le vicomte, accompagné de tous les officiers de son régiment, alla rejoindre l'armée des princes.




DEUXIÈME PARTIE ÉMIGRATION





CHAPITRE I



Séjour à Rome. – Querelles dans l'intérieur de Mesdames. – Société de ma mère. – L'abbé Maury. – Le cardinal d'York. – La croix de Saint-Pierre. – Madame Lebrun. – Séjour d'Albano. – Arrivée à Naples. – La reine de Naples et les princesses ses filles. – Parti pris de quitter l'Italie. – Lady Hamilton. – Ses attitudes. – Bermont. – Passage du Saint-Gothard. – Mademoiselle à Constance. – Arrivée en Angleterre

Je passerai rapidement sur le séjour que nous fîmes en Italie. Je n'en conserve qu'un léger souvenir; je me rappelle seulement avoir entendu faire des récits sur les bisbilles de la petite Cour de Mesdames qui, même alors, me semblaient d'un extrême ridicule. Les querelles des deux dames d'honneur étaient poussées au point de diviser le petit nombre de Français alors à Rome. On était du parti Narbonne ou du parti Chastellux, et on se détestait cordialement.

L'attitude de mes parents se trouvait forcée par l'honneur que ma mère avait d'appartenir à madame Adélaïde; les Chastellux le reconnurent et ils restèrent en bons termes. Les enfants Chastellux vivaient en intimité avec moi, ainsi que Louise de Narbonne, petite-fille de la duchesse. Toutefois, pour ne pas faire de jaloux, nous étions tous également exclus de la présence des princesses.

Je n'ai pas vu madame Adélaïde trois fois pendant le séjour à Rome; à la vérité, j'avais un peu passé l'âge où l'on s'amuse d'un enfant comme d'un petit chien. Malgré les querelles domestiques dont elles étaient témoins et victimes, jamais leurs entours ne sont parvenus à désunir les deux vieilles princesses. Elles sont mortes à peu de jours l'une de l'autre, ayant toujours vécu dans la plus tendre union. Madame Victoire avait une grande admiration pour sa sœur qui le lui rendait en affection.

La faible santé de ma mère la retenait habituellement chez elle. Chaque soir, il s'y réunissait quelques personnes, au nombre desquelles les plus assidues étaient les prélats Caraffa, Albani, Consalvi, et enfin l'abbé Maury, alors le coryphée du parti royaliste. Toutes ces personnes étaient spirituelles et distinguées. Je m'accoutumais à prendre goût à leur conversation. J'étais très gâtée par elles, et principalement par l'abbé Maury et le prélat Consalvi.

L'abbé Maury, en butte à toutes les haines, à toutes les intrigues romaines pour l'éloigner de la pourpre à laquelle la faveur du pape Pie VI l'appelait et y donnant sans cesse prise par ses inconvenances, fit un rude noviciat. Il venait raconter ses douleurs à ma mère; elle le consolait et l'encourageait, tout en le grondant. Le pape le nomma archevêque de Nicée, et l'envoya nonce au couronnement de l'empereur Léopold, ce qui lui assurait le chapeau.

Au retour, il me donna la confirmation et, à cette occasion, une très belle topaze dont l'Empereur lui avait fait cadeau avec plusieurs autres pierres précieuses. Depuis que j'ai été témoin de l'excès fabuleux de son avarice, je ne conçois pas comment il a pu se dessaisir de ce bijou. Peut-être cette passion n'était pas arrivée au développement que nous lui avons connue.

Monsignor Consalvi a eu une réputation européenne; j'en reparlerai plus tard.

Le cardinal d'York, dernier rejeton des malheureux Stuart, habitait Rome. Ma mère était petite-fille du gouverneur de son père; à ce titre, il l'accueillit avec une bonté extrême.

Il l'engagea à venir chez lui à Frascati, l'été, et, l'hiver, il exigeait qu'elle et mon père allassent fréquemment dîner chez lui. On le trouvait dans un grand palais peu meublé, sans feu nulle part, un capuchon sur la tête, deux grosses houppelandes sur le corps, les pieds sur une chaufferette et les mains dans un manchon. Ses convives auraient volontiers adopté le même costume, car on gelait chez lui. Par excès de bonté pour ma mère, il faisait allumer quelques lattes de bois dans un quatrième salon, et il prétendait qu'à cette distance sa respiration en était gênée. Notez qu'il avait du charbon allumé sous les pieds. Mais il faut bien conserver quelque chose de la royauté, ne fût-ce qu'une manie! Ses gens l'appelaient: Votre Majesté. Les commensaux, plus relevés, évitaient toute appellation, ce que l'emploi de la troisième personne dans l'italien rend plus facile. Il ne parlait que cette langue et un peu d'anglais si mauvais qu'on avait peine à le comprendre, ce qui lui déplaisait extrêmement.

Toute sa tendresse se portait sur Consalvi qu'il traitait comme un fils; il ne pouvait se passer un moment d'Ercole, ainsi qu'il l'appelait à chaque instant, et le pauvre Ercole en était souvent bien ennuyé.

Le cardinal était alors furieux contre sa belle-sœur, la comtesse d'Albany, qui avait accepté une pension de la Cour de Londres; il en parlait avec une fort belle dignité royale très blessée. Depuis, lui-même a eu recours à la munificence anglaise. Tant il est vrai qu'en temps de révolution il est bien difficile de préciser d'avance ce à quoi on peut être amené. Certainement, à cette époque, le cardinal croyait de bonne foi qu'il aimerait mieux mourir que de se voir sur la liste des pensionnaires de l'Angleterre, et pourtant il a sollicité d'y être placé.

Je me rappelle une aventure qui fit du bruit à Rome. Monsieur Wilbraham Bootle, jeune anglais, distingué par sa position sociale, sa figure, son esprit, et possesseur d'une immense fortune, y devint amoureux d'une miss Taylor qui était jolie, mais n'avait aucun autre avantage à apporter à son époux. Cependant monsieur Wilbraham Bootle brigua ce titre et obtint facilement son consentement. Le jour du mariage était fixé. À un grand dîner chez lord Camelford, on parla d'une ascension faite le matin à la croix posée sur le dôme de Saint-Pierre. La communication de la boule à la croix était extérieure. Monsieur Wilbraham Bootle dit que, sujet à des vertiges, il ne pourrait pas faire l'entreprise d'y arriver, et que rien au monde ne le déciderait à la tenter.

«Rien au monde, dit miss Taylor.

« – Non, en vérité.

« – Quoi, pas même si je vous le demandais?

« – Vous ne me demanderiez pas une chose pour laquelle j'avoue franchement ma répugnance.

« – Pardonnez-moi, je vous le demande; je vous en prie; s'il le faut, je l'exige.»

Monsieur Wilbraham Bootle chercha à tourner la chose en plaisanterie, mais miss Taylor insista, malgré les efforts de lord Camelford. Toute la compagnie prit rendez-vous pour se trouver le surlendemain à Saint-Pierre et assister à l'épreuve imposée au jeune homme. Il l'accomplit avec beaucoup de calme et de sang-froid. Lorsqu'il redescendit, la triomphante beauté s'avança vers lui, la main étendue; il la prit, la baisa, et lui dit:

«Miss Taylor, j'ai obéi au caprice d'une charmante personne. Maintenant, permettez-moi, en revanche, de vous offrir un conseil: quand vous tiendrez à conserver le pouvoir, n'en abusez jamais. Je vous souhaite mille prospérités; recevez mes adieux.»

Sa voiture de poste l'attendait sur la place de Saint-Pierre; il monta dedans et quitta Rome. Miss Taylor eut tout le loisir de regretter sa sotte exigence. Dix ans après, je l'ai revue encore fille; j'ignore ce qu'elle est devenue depuis.

Je voyais souvent madame Lebrun ou plutôt sa fille. Elle était une de mes camarades de jeu. Madame Lebrun, très bonne personne, était encore jolie, toujours assez sotte, avait un talent distingué, et possédait à l'excès toutes les petites minauderies auxquelles son double titre d'artiste et de jolie femme lui donnait droit. Si le mot de petite maîtresse n'était pas devenu d'aussi mauvais goût que les façons qu'on lui prête, on pourrait le lui appliquer.

Le cardinal Corradini, oncle de Consalvi, possédait à Albano une petite maison qu'il prêta à ma mère et où nous passâmes deux étés. Je conserve un assez faible souvenir de ce ravissant pays, mais un très vif du plaisir que j'avais à y monter sur l'âne du jardinier.

Vers le commencement de 1792, arriva à Rome sir John Legard avec sa femme, miss Aston, cousine germaine de ma mère. Cette relation de famille amena promptement une grande intimité. Les ressources que mes parents avaient apportées de France s'épuisaient. Un seul quartier de la pension donnée par le Roi avait été payé. Le chevalier Legard leur demanda de l'accompagner à Naples, et de retourner ensuite avec lui dans son manoir de Yorkshire où il leur offrait la plus généreuse et la plus amicale hospitalité. Mes parents acceptèrent de passer avec lui quelque temps à Naples, sans s'engager au delà. Le chevalier Legard n'insista pas.

Nous restâmes dix mois à Naples. Ma mère fut très accueillie et fort goûtée par la Reine qui lui faisait conter la Cour de France et tout ce commencement de la Révolution, si intéressant pour elle et comme reine et comme sœur.

J'étais admise auprès des princesses ses filles, et c'est là où a commencé ma liaison, si j'ose me servir de cette expression, avec la princesse Amélie, depuis reine des Français. Nous parlions français et anglais, nous lisions ensemble, j'allais passer des journées avec elle à Portici et à Caserte. Elle me distinguait de toutes ses autres petites compagnes. J'étais moins en rapport avec ses sœurs, quoique nous fussions presque aussi souvent ensemble.

Cependant, après madame Amélie, j'aimais assez madame Antoinette, depuis princesse des Asturies. Quant à madame Christine, qui est devenue reine de Sardaigne, nous l'excluions de tous nos plaisirs auxquels, quoique plus âgée, elle aurait volontiers pris part. Les deux princesses aînées, l'Impératrice et la grande-duchesse de Toscane, étaient mariées à cette époque.

Il y avait beaucoup d'étrangers à Naples, et je crois qu'on s'y amusait; pour moi, comme de raison, je ne prenais que peu de part à ces gaietés. On me menait quelquefois à l'Opéra. J'étais déjà bonne musicienne, et je commençais à avoir une assez belle voix dont Cimarosa s'était enthousiasmé. Il ne donnait pas de leçons, mais il venait fréquemment me faire chanter et m'avait donné un maître qu'il dirigeait.

Le moment de quitter Naples approchait. Le chevalier Legard demanda derechef à mes parents de le suivre en Angleterre. Les communications avec Saint-Domingue, dont on espérait encore quelques secours, y étaient plus faciles. Mon père avait conservé en Hollande tout son mobilier d'ambassade dont on pouvait tirer quelque parti. Enfin, et au pis aller, sir John Legard offrait chez lui, avec toute la délicatesse possible, une retraite honorable. Pendant les dix mois que nous avions passés à Naples, il avait comblé mes parents de toutes les marques d'amitié. En restant en Italie, nous devions tomber incessamment à la charge de Mesdames. Elles-mêmes commençaient à se trouver dans la gêne, et leurs entours ne verraient pas volontiers une nouvelle famille s'installer dans leur commensalité.

Toutes ces réflexions décidèrent mes parents à accepter les offres pressantes du chevalier Legard, après en avoir obtenu l'agrément de madame Adélaïde. Elle consentit à leur départ, en ajoutant que, s'ils ne trouvaient pas à s'établir en Angleterre, tant qu'elle aurait un morceau de pain, elle le partagerait avec eux. La reine de Naples essaya de conserver ma mère à Naples; elle lui offrit même une petite pension, mais alors on espérait encore dans ses propres ressources. La Reine, d'ailleurs, passait pour capricieuse, et la faveur de lady Hamilton commençait. Cette lady Hamilton a eu une si fâcheuse célébrité que je crois devoir en parler.





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