Книга - Récits d’une tante (Vol. 2 de 4)

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Récits d'une tante (Vol. 2 de 4)
Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide Boigne






Récits d'une tante (Vol. 2 de 4) / Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond





CINQUIÈME PARTIE

1815





CHAPITRE I




Séjour en Piémont. – Restauration de 1815. – Passage à Lyon. – Marion. – Arrivée à Turin. – Dispositions du Roi. – Son gouvernement. – Le cabinet d'ornithologie. – Le comte de Roburent. – Les Biglietto regio. – La société. – Le lustre. – Les loges. – Le théâtre. – L'Opéra. – Détails de mœurs. – Le marquis del Borgo.


J'ai toujours pensé que, pour conserver de la dignité à son existence, il fallait la diriger dans le sens d'une principale et persévérante affection et que le dévouement était le seul lien de la vie des femmes. N'ayant été, de fait, ni épouse ni mère, je m'était entièrement donnée à l'amour filial. Quelque répugnance que j'eusse à la carrière que mon père venait de reprendre, à la résidence où on l'envoyait, et malgré ma complète indépendance de position, je ne me rappelle pas avoir éprouvé un instant d'hésitation à le suivre. Ce souvenir, placé à une distance de vingt années, m'est doux à retrouver.

Nous nous arrêtâmes trois jours à Lyon. Je me rappelle une circonstance de ce séjour dont je fus très touchée. Ma femme de chambre, qui était lyonnaise, me pria de lui donner quelques heures de liberté pour aller voir un ancien ami de son père. Le lendemain, pendant que je faisais ma toilette, on vint la demander. Elle avait fait appeler des marchands d'étoffes pour moi et s'informa si c'était eux qui attendaient; on lui répondit que c'était une vieille paysanne n'ayant qu'un bras.

«Oh! fit-elle, c'est la bonne Marion? c'est bien beau, son bras, allez, madame! Ma mère nous l'a souvent fait baiser avec respect.» Cette phrase excita ma curiosité, et j'obtins le récit suivant:

«Madame sait que mon père était libraire du Chapitre et vendait principalement des livres d'église, ce qui le mettait en relation avec les ecclésiastiques. Parmi eux, monsieur Roussel, curé de Vériat, venait le plus à la maison; mon père allait souvent chez lui et ils étaient très amis.

«Lors de la Terreur, tous deux furent arrêtés et jetés dans la même prison. Marion, servante de monsieur Roussel, et bien attachée à son maître, quitta le village de Vériat, et vint à Lyon pour se rapprocher de lui. Ma mère lui donna un asile chez nous où, comme Marion, nous étions très inquiets et très malheureux, manquant de pain encore plus que d'argent et ayant bien de la peine à trouver de quoi manger. Cependant Marion parvenait, à force d'industrie, à se procurer chaque jour un petit panier de provisions qu'elle réussissait ordinairement à faire arriver jusqu'à monsieur Roussel.

«Un matin où elle avait été brutalement repoussée, sa persévérance à réclamer l'entrée de la prison ayant impatienté un des sans-culottes qui était de garde, il s'avisa de dire qu'assurément son panier contenait une conspiration contre la République et voulut s'en emparer. Marion, prévoyant le pillage de son pauvre dîner, voulut le défendre. Alors un de ces monstres, un peu plus tigre que les autres, s'écria: «Hé bien! nous allons voir», et il abattit d'un coup de sabre le bras qui tenait le panier. Les éclats de rire accueillirent cette action. La pauvre Marion, laissant sa main et la moitié de son avant-bras sur le pavé de la prison, serra sa plaie sanglante dans son tablier et revint chez nous. Ma mère lui donna les premiers soins, tandis qu'on alla chercher un chirurgien pour la panser. Elle montra une force et un courage prodigieux. Bientôt après, ma mère la vit chercher un autre panier et le remplir de nouvelles provisions.

«Que faites-vous là, Marion?

« – Eh bien donc, j'arrange le dîner pour monsieur.

« – Mais, Marion, vous ne pensez pas retourner là-bas.

« – Eh! il n'y pas déjà tant si loin.»

«Enfin, quoi qu'on lui pût dire, elle partit, mais rentra au bout d'une minute.

«Vous voyez bien, Marion, que vous n'étiez pas en état d'aller, lui dit ma mère, en lui avançant une chaise.

« – Si fait bien! merci; mais, madame Vernerel, je voudrais que vous m'arrangiez ce linge roulé au bout du bras pour y donner la longueur, parce que, si monsieur s'apercevait qu'il manque, cela pourrait lui faire de la peine et qu'il en a déjà bien assez, le pauvre cher homme.»

«Ma mère, touchée jusqu'aux larmes, obéit à Marion. Celle-ci fit à monsieur Roussel l'histoire d'un panaris au doigt qui expliquait son bras en écharpe. Elle ne cessa pas un seul jour ses pieux soins; il n'apprit qu'à sa sortie de prison la perte de son bras.»

On peut croire que j'éprouvai un vif désir de voir l'admirable Marion. J'entrai dans la chambre où elle se trouvait, apportant un petit cadeau d'œufs frais et de fromage à la crème pour sa chère enfant, comme elle appelait mademoiselle Louise. C'était une vieille paysanne, grande, maigre, ridée, hâlée jusqu'au noir, mais encore droite et conservant l'aspect de la force.

Je la questionnai sur l'aventure qu'on venait de me raconter et j'eus la satisfaction qu'elle ne se doutait pas avoir été sublime. Elle paraissait presque contrariée de mon admiration et n'était occupée qu'à se disculper d'avoir trompé monsieur le Curé.

«Mais, disait-elle, c'est qu'il est si bête, ce brave homme, à se faire du mal, à se tourmenter pour les autres!»

Et, comme je la rassurais de mon mieux sur ce pieux mensonge:

«Au fait, monsieur le Curé m'a dit depuis qu'il m'aurait défendu de revenir s'il avait su cette drôlerie, reprit-elle en regardant son bras; ainsi j'ai bien fait tout de même de le tromper», et elle partit d'un éclat de rire de franche gaieté.

Mademoiselle Louise me dit: «Et Marion, madame, n'en fait pas moins bien le ménage et la bonne soupe que j'ai mangée hier.»

Marion sourit à ces paroles flatteuses, mais, hochant la tête «Ah! dame, non, ma chère enfant; je ne suis pas si habile qu'avant, mais ce pauvre cher homme du bon Dieu, ça ne s'impatiente jamais.» J'ai regretté de n'avoir pas vu monsieur Roussel. L'homme «assez bête», comme disait Marion, pour inspirer un pareil dévouement devait être bien intéressant a connaître.

Nous arrivâmes à Turin au moment où la société y était le plus désorganisée. Le Roi n'avait rapporté de Cagliari qu'une seule pensée; il y tenait avec l'entêtement d'un vieil enfant: il voulait tout rétablir comme en Novant-ott. C'était sa manière d'exprimer, en patois piémontais, la date de 1798, époque à laquelle il avait été expulsé de ses États par les armées françaises.

Il en résultait des conséquences risibles: par exemple, ses anciens pages reprenaient leur service à côté des nouveaux nommés, de sorte que les uns avaient quinze ans et les autres quarante. Tout était à l'avenant. Les officiers, ayant acquis des grades supérieurs, ne pouvaient rester dans l'armée qu'en redevenant cadets. Il en était de même dans la magistrature, dans l'administration, etc. C'était une confusion où l'on se perdait. La seule exception à la loi du Novant-ott et, là, le bon Roi se montrait très facile, était en faveur de la perception des impôts: ils étaient triplés depuis l'occupation des français, et Sa Majesté sarde s'accommodait fort bien de ce changement.

Le Roi avait ramené tous les courtisans qui l'avaient suivi à Cagliari pendant l'émigration. Aucun n'était en état de gouverner un seul jour. D'une autre part, l'empereur Napoléon avait, selon son usage, écrémé le Piémont de tous les gens les plus distingués et les avait employés dans l'Empire, ce qui, aux yeux du Roi, les rendait incapable de le servir. L'embarras était grand.

On alla rechercher un homme resté en dehors des affaires mais qui ne manquait pas de moyens, le comte de Valese, enfermé depuis nombre d'années dans son château du val d'Aoste. Il y avait conservé bon nombre de préjugés et d'idées aristocratiques et contre-révolutionnaires, mais pourtant c'était un libéral en comparaison des arrivants de Sardaigne. Il lui fallait encore les ménager, et je crois qu'il a bien souvent rougi des concessions qu'il était obligé de faire à leur ignorance.

Dans sa passion pour revenir au Novant-ott, le Roi voulait détruire tout ce qui avait été créé par les français et, entre autres, plusieurs collections scientifiques. Un jour, on lui demanda grâce pour celle d'ornithologie qu'il avait visitée la veille et dont il semblait ravi; il entra dans une grande colère, dit que toutes ces innovations étaient œuvres de Satan… Ces cabinets n'existaient pas en Novant-ott, et les choses n'en allaient pas plus mal… Il n'était nul besoin d'être plus habile que ses pères… Sa verve épuisée, il ajouta qu'il n'admettrait d'exception que pour les oiseaux; ils lui plaisaient, il voulait qu'on en prît grand soin. La partie sarde du Conseil approuva l'avis du Roi. Monsieur de Valese et monsieur de Balbe se turent en baissant les yeux. La destruction du cabinet d'ornithologie et la conservation de celui des oiseaux passa à l'immense majorité.

Ces niaiseries, dont je ne rapporterai que celle-là mais qui se renouvelaient journellement, rendaient le gouvernement ridicule, et, lorsque nous arrivâmes à Turin, il était dans le plus haut degré de déconsidération. Depuis, l'extrême bonhomie du Roi lui avait rendu une sorte de popularité, et la nécessité l'avait forcé, de son côté, à tempérer les dispositions absurdes rapportées de Cagliari. Il fallait en revenir aux personnes dont le pays connaissait et appréciait le mérite, lors même qu'elles n'auraient pas passé vingt-cinq années de leur vie dans l'oisiveté.

Monsieur de Valese avait bien un peu de peine à s'associer des gens avec lesquels il avait été longtemps en hostilité: peut-être même craignait-il que les répugnances, une fois complètement surmontées, on ne trouvât parmi ceux qui avaient servi l'Empereur des capacités supérieures à la sienne. Cependant, comme il était homme d'honneur et voulant le bien, il engageait le Roi à confier les places importantes aux personnes en état de les faire convenablement et chaque jour apportait quelque amélioration aux premières extravagances.

L'absence de la Reine, restée en Sardaigne, rendait le Roi plus accessible aux conseils de la raison. Cependant elle avait délégué son influence à un comte de Roburent, grand écuyer et espèce de favori dont l'importance marquait dans cette Cour. C'était le représentant de l'émigration et de l'ancien régime, avec toute l'exagération qu'on peut supposer à un homme très borné et profondément ignorant. Je me rappelle qu'un jour, chez mon père, on parla du baptême que les matelots font subir lorsqu'on passe la ligne; mon père dit l'avoir reçu; monsieur de Roburent reprit avec un sourire bien gracieux: «Votre Excellence a passé sous la ligne; vous avez donc été ambassadeur à Constantinople?»

Il y avait alors trois codes également en usage en Piémont; l'ancien code civil, le code militaire qui trouvait moyen d'évoquer toutes les affaires, et le code Napoléon. Selon que l'un ou l'autre était favorable à la partie protégée par le pouvoir, un Biglietto regio enjoignait de s'en servir; cela se renouvelait à chaque occasion. À la vérité, si cette précaution était insuffisante, un second Biglietto regio cassait le jugement et, sans renvoyer devant une autre cour, décidait le contraire de l'arrêt rendu. Mais il faut l'avouer, ceci n'arrivait guère que pour les gens tout à fait en faveur.

Il y eut une aventure qui fit assez de bruit pendant notre séjour. Deux nobles piémontais de province avaient eu un procès qui fut jugé à Casal. Le perdant arriva en poste à Turin, parvint chez monsieur de Roburent et lui représenta que ce jugement était inique, attendu qu'il était son cousin. Monsieur de Roburent comprit toute la force de cet argument, et obtint facilement un Biglietto regio en faveur du cousin. Trois jours après, arrive l'autre partie, apportant pour toute pièce à consulter une généalogie prouvant qu'il était, aussi, cousin de monsieur de Roburent et d'un degré plus rapproché. Celui-ci l'examine avec grand soin, convient de l'injustice qu'il a commise, descend chez le Roi, et rapporte un second Biglietto regio qui rétablit le jugement du tribunal. Tout cela se passait sans mystère; il ne fallait en mettre un peu que pour en rire, quand on était dans une position officielle comme la nôtre.

L'intolérance était portée au point que l'ambassade de France devint un lieu de réprobation. On ne pardonnait pas à notre Roi d'avoir donné la Charte, encore moins à mon père de l'approuver et de proclamer hautement que cette mesure, pleine de sagesse, était rendue indispensable par l'esprit public en France.

Ces doctrines subversives se trouvaient tellement contraires à l'esprit du gouvernement sarde que, ne pouvant empêcher l'ambassadeur de les professer, on laissait entrevoir aux piémontais qu'il valait mieux ne point s'exposer à les entendre.

Les Purs étaient peu disposés à venir à l'ambassade. Ceux qui, ayant servi en France, avaient des idées un peu plus libérales, craignaient de se compromettre, de sorte que nous ne voyions guère les gens du pays qu'en visite de cérémonie. Il n'y avait pas grand'chose à regretter.

La société de Turin, comme celle de presque toutes les villes d'Italie, offre peu de ces honnêtes médiocrités dont se compose le monde dans les autres contrées. Quelques savants et des gens de la plus haute distinction, plus nombreux peut-être qu'ils ne sont ailleurs, y mènent une vie retirée, pleine d'intérêt et d'intelligence. Si on peut pénétrer dans cette coterie ou en faire sortir quelques-uns des membres qui la composent, on est amplement payé des soins qu'il a fallu se donner pour atteindre à ce but, mais cela est fort difficile. En revanche, la masse dansante et visitante est d'une sottise, d'une ignorance fabuleuses.

On dit que, dans le sud de l'Italie, on trouve de l'esprit naturel. Le Piémont tient du nord pour l'intelligence et du midi pour l'éducation. En tout, ce pays est assez mal partagé. Son climat, plus froid que celui de France en hiver, est plus orageux, plus péniblement étouffant que l'Italie en été; et les beaux-arts n'ont pas franchi les Apennins pour venir jusqu'à lui: ils seraient effarouchés par l'horrible jargon qu'on y parle; il les avertirait bien promptement qu'ils ne sont point dans leur patrie.

Tout le temps de mon séjour à Turin, j'ai entendu régulièrement chaque jour, pendant ce qu'on appelait l'avant-soirée où mon père recevait les visites, discuter sur une question que je vais présenter consciencieusement sous toutes ses faces.

Le prince Borghèse, gouverneur du Piémont sous l'Empereur, avait fait placer un lustre dans la salle du grand théâtre. C'était, il faut tout dire, une innovation. Il offrit de le donner, il offrit de le vendre, il offrit de le faire ôter à ses frais, il offrit d'être censé le vendre sans en réclamer le prix, il offrit d'accepter tout ce que le Roi en voudrait donner, il offrit enfin qu'il n'en fût fait aucune mention… Je me serais volontiers accommodée de ce dernier moyen. Lorsque j'ai quitté Turin au bout de dix mois, il n'y avait pas encore de parti pris, et la société continuait à être agitée par des opinions très passionnées au sujet du lustre; on attendait l'arrivée de la Reine pour en décider.

La distribution des loges avait, pour un temps, apporté quelque distraction à cette grande occupation. J'étais si peu préparée à ces usages que je ne puis dire avec quel étonnement j'appris qu'aux approches du carnaval le Roi s'était rendu au théâtre, avec son confesseur, pour décider à qui les loges seraient accordées. Les gens bien pensants étaient les mieux traités. Cependant, il fallait ajouter aux bonnes opinions la qualité de grand seigneur pour en avoir une aux premières et tous les jours. La première noblesse était admise aux secondes, la petite noblesse se disputait les autres loges avec la haute finance. Toutefois, pour avoir un tiers ou un quart de loge aux troisièmes, il fallait quelque alliance aristocratique.

Pendant que cette liste se formait, Dieu sait quelles intrigues s'agitaient autour du confesseur et à combien de réclamations sa publication donna lieu! Cela se comprend cependant en réfléchissant que tous les amours-propres étaient mis en jeu d'une façon dont la publicité était révélée chaque soir pendant six semaines. On s'explique aussi la fureur et la colère des personnes qui, depuis vingt ans, vivaient sur le pied d'égalité avec la noblesse et qui, tout à coup, se voyaient repoussées dans une classe exclue des seuls plaisirs du pays.

Ce qui m'a paru singulier, c'est que la fille noble qui avait épousé un roturier (il faut bien se servir de ces mots, ils n'étaient pas tombés en désuétude à Turin) était mieux traitée dans la distribution des loges que la femme d'un noble qui était elle-même roturière. Je suppose que c'était dans l'intérêt des filles de qualité qui n'ont aucune espèce de fortune en Piémont. Je le crois d'autant plus volontiers que j'ai entendu citer comme un des avantages d'une jeune fille à marier qu'elle apportait le droit à une demi-loge.

Quand la liste, revue, commentée, corrigée, fut arrêtée, on expédia une belle lettre officielle, signée du nom du Roi et cachetée de ses armes, qui prévint que telle loge, en tout ou en partie, vous étant désignée, vous pouviez en envoyer chercher la clef. Pour l'obtenir alors, il fallait payer une somme tout aussi considérable qu'à aucun autre théâtre de l'Europe. De plus, il fallait faire meubler la loge, y placer des tentures, des rideaux, des sièges, car la clef ne donnait entrée que dans un petit bouge vide avec des murailles sales. C'était une assez bonne aubaine pour le tapissier du Roi.

Ces frais faits, on achète encore à la porte (pour un prix assez modique, à la vérité) le droit d'entrer au théâtre, de sorte que l'étranger qu'on engage à venir au spectacle est forcé de payer son billet. Malgré, ou peut-être à cause de toutes ces formalités, l'ouverture du grand Opéra fut un événement de la plus haute importance. Dès le matin, toute la population était en agitation, et la foule s'y porta le soir avec une telle affluence que, malgré toutes les prérogatives des ambassadeurs, nous pensâmes être écrasées, ma mère et moi en y arrivant.

La salle est fort belle, le lustre y était demeuré provisoirement et l'éclairait assez bien, mais les véritables amateurs de l'ancien régime lui reprochaient de ternir l'éclat de la couronne (On appelle la couronne la loge du Roi). C'est un petit salon qui occupe le fond de la salle, est élevé de deux rangs de loges sur une largeur de cinq à peu près, extrêmement décoré en étoffes et en crépines d'or et brillamment éclairé en girandoles de bougies. Avant l'innovation du lustre, la salle ne recevait de lumière que de la loge royale. Celle de l'ambassadeur de France était de tout temps vis-à-vis de la loge du prince de Carignan et la meilleure possible. On aurait bien été tenté de l'ôter à l'ambassadeur d'un Roi constitutionnel, mais pourtant on n'osa pas, mon père ayant fait savoir qu'il serait forcé de le trouver mauvais. Cela ne se pouvait autrement, d'après l'importance qu'on y attachait dans le pays.

Le spectacle était comme par toute l'Italie: deux bons chanteurs étaient entourés d'acolytes détestables, de sorte qu'il n'y avait aucun ensemble. Mais cela suffisait à des gens qui n'allaient au théâtre que pour y causer plus librement. On écoutait deux ou trois morceaux, et le reste du temps on bavardait comme dans la rue; le parterre, debout, se promenait lorsqu'il n'était pas trop pressé. Un ballet détestable excitait des transports d'admiration; les décorations étaient moins mauvaises que la danse.

Les jeunes femmes attendent l'ouverture de l'Opéra avec d'autant plus d'empressement qu'elles habitent toujours chez leur belle-mère et que, tant qu'elles la conservent, elles ne reçoivent personne chez elles. En revanche, la loge est leur domicile et, là, elles peuvent admettre qui elles veulent. Les hommes de la petite noblesse même s'y trouvent en rapport avec les femmes de la première qui ne pourraient les voir dans leurs hôtels. On entend dire souvent: «Monsieur un tel est un de mes amis de loge». Et monsieur un tel se contente de ce rapport qui, dit-on, devient quelquefois assez intime, sans prétendre à passer le seuil de la maison. L'usage des cavaliers servants est tombé en désuétude. S'il en reste encore quelques-uns, ils n'admettent plus que ce soit à titre gratuit et, hormis qu'elles sont plus affichées, les liaisons n'ont pas plus d'innocence qu'ailleurs.

L'usage en Piémont est de marier ses enfants sans leur donner aucune fortune. Les filles ont une si petite dot qu'à peine elle peut suffire à leur dépense personnelle, encore est-elle toujours versée entre les mains du beau-père; il paye la dépense du jeune ménage, mais ne lui assure aucun revenu.

J'ai vu le comte Tancrède de Barolle, fils unique d'un père qui avait cinq cent mille livres de rente, obligé de lui demander de faire arranger une voiture pour mener sa femme aux eaux. Le marquis de Barolle calculait largement ce qu'il fallait pour le voyage, le séjour projeté et y fournissait sans difficulté. Sa belle-fille témoignait-elle le désir de voir son appartement arrangé: architectes et tapissiers arrivaient, et le mobilier se renouvelait magnifiquement; mais elle n'aurait pas pu acheter une table de dix louis dont elle aurait eu la fantaisie. Permission plénière de faire venir toutes les modes de Paris; le mémoire était toujours acquitté sans la moindre réflexion. En un mot, monsieur de Barolle ne refusait rien à ses enfants, que l'indépendance. J'ai su ces détails parce que madame de Barolle était une française (mademoiselle de Colbert) et qu'elle en était un peu contrariée, mais c'était l'usage général. Tant que les parents vivent, les enfants restent fils de famille dans toute l'étendue du terme, mais aussi, dans la proportion des fortunes, on cherche à les en faire jouir.

Le marquis de Barolle, dont je viens de parler, était sénateur et courtisan fort assidu de l'Empereur. Pendant un séjour de celui-ci à Turin, le marquis lui fit de vives représentations sur ce qu'il payait cent vingt mille francs d'impositions.

«Vraiment, lui dit l'Empereur, vous payez cent vingt mille francs?

– Oui, sire, pas un sol de moins, et je suis en mesure de le prouver à Votre Majesté, voici les papiers.

– Non, non, c'est inutile, je vous crois; et je vous en fais bien mon compliment.»

Le marquis de Barolle fut obligé de se tenir pour satisfait.

Le charme que les dames piémontaises trouvent au théâtre les y rend très assidues, mais cela n'est plus d'obligation comme avant la Révolution. Quand une femme manquait deux jours à aller à l'Opéra, le Roi envoyait s'enquérir du motif de son absence et elle était réprimandée, s'il ne le jugeait pas suffisant.

En tout, rien n'était si despotique que ce gouvernement soi-disant paternel, surtout pour la noblesse. À la vérité, il la dispensait souvent de payer les dettes qu'elle avait contractées envers les roturiers (ce qui, par parenthèse, rendait les prêts tellement onéreux que beaucoup de familles en ont été ruinées); mais, en revanche, il décidait de la façon dont on devait manger son revenu. Il disait aux uns de bâtir un château, aux autres d'établir une chapelle, à celui-ci de donner des concerts, à cet autre de faire danser, etc. Il fixait la résidence de chacun dans la terre ou dans la ville qui lui convenait. Pour aller à l'étranger, il fallait demander la permission particulière du Roi; il la donnait difficilement, la faisait toujours attendre et ne l'accordait que pour un temps très limité. Un séjour plus ou moins long dans la forteresse de Fénestrelle aurait été le résultat de la moindre désobéissance à l'intérieur. Si on avait prolongé l'absence à l'étranger au delà du temps fixé, la séquestration des biens était de droit sans autre formalité.

Le marquis del Borgo, un des seigneurs piémontais les plus riches, souffrait tellement de rhumatismes qu'il s'était établi à Pise, ne pouvant supporter le climat de Turin. Lorsque le roi Charles Amédée fit construire la place Saint-Charles, un Biglietto regio enjoignit au marquis d'acheter un des côtés de la place et d'y faire une façade. Bientôt après un nouveau Biglietto regio commanda un magnifique hôtel dont le plan fut fourni, puis vint l'ordre de le décorer, puis de le meubler avec une magnificence royale imposée pièce par pièce. Enfin, un dernier Biglietto regio signifia que le propriétaire d'une si belle résidence devait l'habiter, et la permission de rester à l'étranger fut retirée. Le marquis revint à Turin en enrageant, s'établit dans une chambre de valet, tout au bout de son superbe appartement qu'il s'obstina à ne jamais voir mais qui était traversé matin et soir par la chèvre dont il buvait le lait. C'est la seule femelle qui ait monté le grand escalier tant que le vieux marquis a vécu. Ses enfants étaient restés dans l'hôtel de la famille.

J'ai vu sa belle-fille établie dans celui de la place Saint-Charles; il était remarquablement beau. C'est elle qui m'a raconté l'histoire des Biglietto regio du marquis et de la chèvre. Elle était d'autant plus volontiers hostile aux formes des souverains sardes qu'elle-même, étant fort jeune et assistant à un bal de Cour, la reine Clotilde avait envoyé sa dame d'honneur, à travers la salle, lui porter une épingle pour attacher son fichu qu'elle trouvait trop ouvert.

La marquise del Borgo, sœur du comte de Saint-Marsan, était spirituelle, piquante, moqueuse, amusante, assez aimable. Mais elle nous était d'une faible ressource; elle se trouvait précisément en position de craindre des rapports un peu familiers avec nous.

La conduite des dames piémontaises est généralement assez peu régulière. Peut-être, au surplus, les étrangers s'exagèrent-ils leurs torts, car elles affichent leurs liaisons avec cette effronterie naïve des mœurs italiennes qui nous choque tant. Quant aux maris, ils n'y apportent point d'obstacle et n'en prennent aucun souci. Cette philosophie conjugale est commune à toutes les classes au delà des Alpes. Je me rappelle à ce propos avoir entendu raconter à Ménageot (le peintre), que, dans le temps où il était directeur des costumes à l'Opéra de Paris, il était arrivé un jour chez le vieux Vestris et l'avait trouvé occupé à consoler un jeune danseur, son compatriote, dont la femme, vive et jolie figurante, lui donnait de noires inquiétudes. Après toutes les phrases banales appropriées à calmer les fureurs de l'Othello de coulisse, Vestris ajouta dans son baragouin semi italien:

«Et pouis, vois-tou, ami, dans noutre état les cournes c'est coumme les dents: quand elles poussent, cela fait oun mal dou diavolo … pou à pou on s'accoutoume, et pouis … et pouis … on finit par manger avec.»

Ménageot prétendait que le conseil avait prospéré assez promptement.




CHAPITRE II




Les visites à Turin. – Le comte et la comtesse de Balbe. – Monsieur Dauzère. – Le prince de Carignan. – Le corps diplomatique. – Le général Bubna. – Ennui de Turin. – Aspect de la ville. – Appartements qu'on y trouve. – Réunion de Gênes au Piémont. – Dîner donné par le comte de Valese. – Jules de Polignac.


Tant que dure la saison de l'Opéra, on ne fait ni ne reçoit de visites: c'est un d'autant plus grand bénéfice qu'à Turin l'usage n'admet que celles du soir. Les palais sont sans portier et les escaliers sans lumière. Le domestique qui vous suit est muni d'une lanterne avec laquelle il vous escorte jusqu'au premier, second, troisième étage d'une immense maison dont le propriétaire titré habite un petit coin, le reste étant loué, souvent à des gens de finance. On doit arriver en personne à la porte de l'appartement, rester dans sa voiture et envoyer savoir si on y est passé pour une impertinence. Cependant les dames reçoivent rarement. Le costume dans lequel on les trouve, l'arrangement de leur chambre, aussi bien que de leur personne, prouve qu'elles ne sont pas préparées pour le monde. Il faut excepter quelques maisons ouvertes, les del Borgo, les Barolle, les Bins, les Mazin, etc.

Comme nous ne suivions pas fort régulièrement le théâtre, nous restions assez souvent le soir chez nous en très petit comité. Monsieur et madame de Balbe faisaient notre plus grande ressource. Le comte de Balbe était un de ces hommes distingués que j'ai signalés plus haut: des connaissances acquises et profondes en tout genre ne l'empêchaient pas d'être aimable, spirituel, gai et bon homme dans l'habitude de la vie. L'Empereur l'avait placé à la tête de l'Université. La confiance du pays l'avait nommé chef du gouvernement provisoire qui s'était formé entre le départ des français et l'arrivée du Roi. Il s'y était tellement concilié tous les suffrages qu'on n'avait pas osé l'expulser tout à fait et il était resté directeur de l'instruction publique, avec entrée au conseil où, cependant, il n'était appelé que pour les objets spéciaux, tels que les cabinets d'ornithologie. Il était fort au-dessus de la crainte puérile de montrer de la bienveillance pour nous, et nous le voyions journellement. Sa femme était française, très vive, très bonne, très amusante; elle était cousine de monsieur de Maurepas, avait connu mes parents à Versailles et s'établit tout de suite dans notre intimité.

La famille des Cavour y était aussi entrée. Ceux-là se trouvaient trop compromis pour avoir rien à ménager; la mère avait été dame d'honneur de la princesse Borghèse et le fils maréchal du palais et l'ami du prince. La sœur de sa femme avait épousé un français qui a certainement résolu un grand problème. Monsieur Dauzère, directeur de la police générale pendant toute l'administration française, en satisfaisant pleinement ses chefs, était parvenu à se faire tellement aimer dans le pays qu'il n'y eut qu'un cri lorsque le Roi voulut l'expulser comme les autres français employés en Piémont. Il est resté à Turin, bien avec tout le monde; il a fini par avoir une grande influence dans le gouvernement et, depuis mon départ, j'ai entendu dire qu'il y jouait un principal rôle.

Nous voyions aussi, mais avec moins d'intimité, la comtesse Mazin, personne d'un esprit fort distingué; elle avait été élevée par son oncle, l'abbé Caluzzo, dont le nom est familier à tous les savants de l'Europe. Voilà, avec le corps diplomatique, ce qui formait le fond de notre société.

Le prince de Carignan était bien content lorsque son gouverneur l'amenait chez nous. À peine échappé d'une pension à Genève, où il jouissait de toute la liberté d'un écolier, on l'avait mis au régime d'un prince piémontais, et cependant on hésitait à le proclamer héritier de la Couronne. Il était dans les instructions de mon père d'obtenir cette reconnaissance; il y travaillait avec zèle, et le jeune prince, le regardant comme son protecteur, venait lui raconter ses doléances.

Une des choses qui l'affligeait le plus était les précautions exagérées qu'on prenait de sa santé, aussi bien que de son salut, et les sujétions qu'elles lui imposaient. Par exemple, il ne pouvait monter à cheval que dans son jardin, entre deux écuyers, et sous l'inspection de son médecin et de son confesseur.

Ce confesseur suivait toutes les actions de sa vie; il assistait à son lever, à son coucher, à tous ses repas, lui faisait faire ses prières et dire son bénédicité; enfin il cherchait constamment à exorciser le démon qui devait être entré dans l'âme du prince pendant son séjour dans ces deux pays maudits, Paris et Genève. Au lieu d'obtenir sa confiance pourtant, il était seulement parvenu à lui persuader qu'il était son espion et qu'il rendait compte de toutes ses actions et de toutes ses pensées au confesseur du Roi, qui l'avait placé près de lui. Mon père l'encourageait à la patience et à la prudence, tout en compatissant à ses peines. Il comprenait combien un jeune homme de quinze ans, élevé jusque-là dans une liberté presque exagérée (sa mère s'en occupait très peu) devait souffrir d'un changement si complet.

Le prince était fort aimé de son gouverneur, monsieur de Saluces; il avait confiance en lui et en monsieur de Balbe, un de ses tuteurs. Quand il se trouvait chez mon père, et qu'il n'y avait qu'eux et nous, il était dans un bonheur inexprimable. Il était déjà très grand pour son âge et avait une belle figure. Il habitait tout seul l'énorme palais de Carignan qu'on lui avait rendu. Il n'était pas encore en possession de ses biens, de sorte qu'il vivait dans le malaise et les privations; encore avait-on peine à solder les frais de sa très petite dépense.

Au reste, le Roi n'avait guère plus de luxe. Le palais était resté meublé, mais le matériel de l'établissement, appartenant au prince Borghèse, avait été emporté par lui; de sorte que le Roi n'avait rien trouvé en arrivant; et, pendant fort longtemps, il s'est servi de vaisselle, de linge, de porcelaine, de chevaux, de voitures empruntés aux seigneurs piémontais. J'ignore comment les frais s'en seront soldés entre eux.

La négociation pour la reconnaissance du prince de Carignan était terminée; mais l'influence de l'Autriche et les intrigues du duc de Modène, gendre du Roi, empêchaient toujours de la publier. Par un hasard prémédité, un jour de Cour, la voiture de mon père se trouva en conflit avec celle du prince de Carignan; mon père tira le cordon, et donna le pas au prince. L'ambassadeur de France l'avait de droit sur le prince de Carignan. Cette concession qui l'annonçait héritier de la Couronne, fit brusquer la déclaration que le Roi désirait personnellement et le prince en eut une extrême reconnaissance.

Ce point gagné, la France ayant intérêt à conserver le trône dans la maison de Savoie, mon père se mit en devoir de faire admettre la légitimité de l'autre Carignan, fils du comte de Villefranche. Il fit rechercher soigneusement l'acte que le confesseur du feu Roi lui avait arraché à ses derniers moments. Malheureusement, on le retrouva. Il portait que le Roi consentait à reconnaître le mariage de conscience, contracté par son cousin, le comte de Villefranche, sans que, de cette reconnaissance, il pût jamais résulter aucun droit pour la femme de prendre le titre et le rang de princesse, ni que les enfants de cette union pussent élever une prétention quelconque à faire valoir, sous quelque prétexte que ce pût être, leur naissance étant et demeurant illégitime.

Après la trouvaille de ce document réclamé à grands cris par la famille La Vauguyon, il fallut se taire, au moins pour quelque temps. Cependant mon père avait derechef entamé cette négociation pendant les Cent-Jours et, si monsieur de Carignan s'était rendu à Turin, au lieu de prendre parti pour l'empereur Napoléon, à cette époque ses prétentions auraient été très probablement admises. Le roi de Sardaigne, personnellement, craignait autant que nous l'extinction de la maison de Savoie.

Le corps diplomatique se composait de monsieur Hill, pour l'Angleterre, homme de bonne compagnie, mais morose et valétudinaire, sortant peu d'un intérieur occulte qui rendait sa position assez fausse; du prince Koslovski, pour la Russie, plein de connaissances et d'esprit, mais tellement léger et si mauvais sujet qu'il n'y avait nulle ressource de société de ce côté. Les autres légations étaient encore inoccupées, mais l'Autriche était représentée par le comte Bubna, général de l'armée d'occupation laissée en Piémont. Sa position était à la fois diplomatique et militaire. Il est difficile d'avoir plus d'esprit, de conter d'une façon plus spirituelle et plus intéressante. Il avait récemment épousé une jeune allemande, d'origine juive, qui n'était pas reçue à Vienne. Cette circonstance lui faisait désirer de rester à l'étranger. Madame Bubna, jolie et ne manquant pas d'esprit, était la meilleure enfant du monde. Elle passait sa vie chez nous. Elle ne s'amusait guère à Turin; cependant elle était pour lors très éprise de son mari qui la traitait comme un enfant et la faisait danser une fois par semaine aux frais de la ville de Turin; car, en sa qualité de militaire, le diplomate était défrayé de tout, et ne se faisait faute de rien.

Il avait été envoyé plusieurs fois auprès de l'empereur Napoléon, dans les circonstances les plus critiques de la monarchie autrichienne, et racontait les détails de ces négociations d'une manière fort piquante. Je suis bien fâchée de ne pas me les rappeler d'une façon assez exacte pour oser les rapporter ici. Il parlait de l'Empereur avec une extrême admiration et disait que les rapports avec lui étaient faciles d'homme à homme, quoiqu'ils fussent durs d'empire à empire. À la vérité, Napoléon appréciait Bubna, le vantait et lui avait donné plusieurs témoignages d'estime. Une approbation si prisée était un grand moyen de séduction. Tant il y a que je suis restée bien souvent jusqu'à une heure du matin à entendre Bubna raconter son Bonaparte.

Mon ami Bubna avait la réputation d'être un peu pillard. La manière dont il exploitait la ville de Turin, en pleine paix, n'éloigne pas cette idée; aussi désirait-il maintenir l'occupation militaire le plus longtemps possible. Mon père, au contraire, prêtait assistance aux autorités sardes qui cherchaient à s'en délivrer. Mais cette opposition dans les affaires, qu'il avait trop de bon sens pour ne pas admettre de situation, n'a jamais altéré nos relations sociales. Elles sont restées toujours intimes et amicales. Les troupes autrichiennes furent enfin retirées et le comte Bubna demeura comme ministre, en attendant l'arrivée du prince de Stahrenberg qui devait le remplacer.

Je suis peut-être injuste pour les piémontais en déclarant la ville de Turin le séjour le plus triste et le plus ennuyeux qui existe dans tout l'univers. J'ai montré les circonstances diverses qui militaient à le rendre désagréable pour tout le monde et particulièrement pour nous à l'époque où je m'y suis trouvée. Si on ajoute à cela que c'était après les deux années si excitantes, si animées, si dramatiques de 1813 et 1814, passées au centre même du théâtre où les événements avaient le plus de retentissement, que je suis venue tomber dans cette résidence si monotone et si triste pour y entendre quotidiennement discuter sur l'affaire du lustre, on comprendra que je puisse ressentir quelques préventions injustes contre elle.

La ville de Turin est très régulière; ses rues sont tirées au cordeau, mais les arcades, qui ornent les principales, leur donnent l'air d'être désertes, les équipages n'étant pas assez nombreux pour remplacer l'absence des piétons. Les maisons sont belles à l'extérieur. Un vénitien disait que, chez lui, les personnes portaient des masques et qu'ici c'était la ville. Cela est fort exact, car ces façades élégantes voilent en général des masures hideuses où se trouvent des dédales de logements, aussi incommodément distribués que pauvrement habités. On est tout étonné de trouver la misère installée sous le manteau de ces lignes architecturales. Au reste, il est difficile d'apprécier leur mérite dans l'état où on les laisse. Sous le prétexte qu'elles peuvent un jour avoir besoin de réparations et que l'établissement de nouveaux échafaudages nuirait à la solidité, on conserve tous les trous qu'ils ont originairement occupés dans la première construction, de sorte que tous les murs, le palais du Roi compris, sont criblés de trous carrés. Chacun de ces trous sert d'habitation à une famille de petites corneilles qui forment un nuage noir dans chaque rue et font un bruit affreux dans toute la ville. Pour qui n'y est pas accoutumé, rien n'est plus triste que l'aspect et les cris de cette volatile.

Rentré chez soi, les appartements qu'on peut se procurer ne compensent pas les ennuis du dehors. Si peu d'étrangers s'arrêtent à Turin qu'on trouve difficilement à s'y loger. Les beaux palais sont occupés par les propriétaires ou loués à long bail, et le corps diplomatique a beaucoup de peine à se procurer des résidences convenables. Quant au confortable, il n'y faut pas songer.

Mon père avait pris la maison du marquis Alfieri, alors ambassadeur à Paris, parce qu'on lui avait assuré qu'elle était distribuée et arrangée à la française. Il est vrai qu'elle n'avait pas l'énorme salla des palais piémontais et qu'il y avait des fenêtres vitrées dans toutes les pièces. Mais, par exemple, la chambre que j'habitais, précédée d'une longue galerie stuquée, sans aucun moyen d'y faire du feu et meublée en beau damas cramoisi, était pavée, non pas dallée comme une cuisine un peu soignée, mais pavée en pierres taillées comme les rues de Paris. À la tête de mon lit, une porte communiquait, par un balcon ouvert, avec la chambre de ma femme de chambre. Ma mère n'était guère mieux et mon père encore plus mal, car sa chambre était plus vaste et plus triste.

Le ministre d'Angleterre avait un superbe palais d'une architecture très remarquable et très admirée, le palais Morozzi; celui-là était en pleine possession de la salla dont les piémontais font tant de cas. Elle tenait le milieu de la maison du haut en bas, de façon qu'au premier on ne communiquait que par des galeries extérieures que l'architecte avait eu bien soin de tenir ouvertes pour qu'elles fussent suffisamment légères. Le pauvre monsieur Hill avait offert de les faire vitrer à ses frais, mais la ville entière s'était révoltée contre ce trait de barbarie britannique. Pour éviter d'affronter ces passages extra-muros, il avait fini par se cantonner dans trois petites pièces en entresol, les seules échauffables. Cela était d'autant plus nécessaire que l'hiver est long et froid à Turin. J'y ai vu, pendant plusieurs semaines, le thermomètre entre dix et quinze degrés au-dessous de zéro, et les habitants ne paraissaient ni surpris ni incommodés de cette température, malgré le peu de précaution qu'ils prennent pour s'en garantir.

Le congrès de Vienne fit cadeau au roi de Sardaigne de l'État de Gênes. Malgré la part que nous avions prise à cet important accroissement de son territoire, il n'en restait pas moins ulcéré contre la France de la détention de la Savoie. Ce qu'il y a de singulier c'est que le roi Louis XVIII en était aussi fâché que lui et avait le plus sincère désir du monde de la lui rendre. Il semblait qu'il se crût le recéleur d'un bien volé. Mon père ne partageait pas la délicatesse de son souverain et tenait fort à ce que la France conservât la partie de la Savoie que les traités de 1814 lui avaient laissée.

Lorsque les députés de Gênes vinrent faire hommage de leur État au roi de Sardaigne, il leur fit donner un dîner par le comte de Valese, ministre des affaires étrangères. Le corps diplomatique y fut invité. Ce dîner fut pendant quinze jours un objet de sollicitude pour toute la ville. On savait d'où viendrait le poisson, le gibier, les cuisiniers. Le matériel fut réuni avec des soins et des peines infinis, en ayant recours à l'obligeance des seigneurs de la Cour, et surtout des ambassadeurs. L'accord qui se trouvait entre les girandoles de celui-ci et le plateau de celui-là fournit un intérêt très vif à la discussion de plusieurs soirées. Enfin arriva le jour du festin; nous étions une vingtaine. Le dîner était bon, magnifique et bien servi. Malgré l'étalage qu'on avait fait et qui me faisait prévoir un résultat ridicule, il n'y eut rien de pareil. Monsieur de Valese en fit les honneurs avec aisance et en grand seigneur. L'ennui et la monotonie sous laquelle succombent les habitants de Turin leur fait saisir avec avidité tout ce qui ressemble à un événement. C'est l'unique occasion où j'aie vu aucuns des membres du corps diplomatique priés à dîner dans une maison piémontaise.

Les étrangers, comme je l'ai déjà dit, s'arrêtent peu à Turin; il n'y a rien à y voir, la société n'y retient pas et les auberges sont mauvaises.

Nous vîmes Jules de Polignac passer rapidement, se rendant à Rome. Il y était envoyé par Monsieur. Je crois qu'il s'agissait de statuer sur l'existence des jésuites et surtout de la Congrégation qui, déjà, étendait son réseau occulte sur la France, sous le nom de la petite Église. Elle était en hostilité avec le pape Pie VII, n'ayant jamais voulu reconnaître le Concordat, ni les évêques nommés à la suite de ce traité. Elle espérait que la persécution qu'elle faisait souffrir aux prélats à qui le Pape avait refusé l'investiture pendant ses discussions avec l'Empereur compenserait sa première désobéissance. On désirait que le Pape reconnût les évêques titulaires des sièges avant le Concordat et non démissionnaires comme y ayant conservé leurs droits. Jules allait négocier cette transaction. Le Pape fût probablement très sage car, à son retour de Rome, il en était fort mécontent; il avait pourtant obtenu d'être créé prince romain, cela ne présentait pas de grandes difficultés. Il prolongea son séjour à Turin pendant assez de temps. Les jésuites commençaient à y être puissants; il les employa à se faire nommer chevalier de Saint-Maurice. Je n'ai jamais pu comprendre qu'un homme de son nom, et dans sa position, ait eu la fantaisie de posséder ce petit bout de ruban.

L'ordre de l'Annonciade est un des plus illustres et des plus recherchés de l'Europe; il n'a que des grands colliers. Ils sont excellences. Le roi de Sardaigne fait des excellences, comme ailleurs le souverain crée des ducs ou des princes; seulement ce titre n'est jamais héréditaire. Quelques places, aussi bien que le collier de l'Annonciade, donnent droit à le porter. Il entraîne toutes les distinctions et les privilèges qu'on peut posséder dans le pays. Je conçois, à la rigueur, quoique cela ne soit guère avantageux pour un étranger, qu'on recherche un pareil ordre; mais la petite croix de Saint-Maurice, dont les chevaliers pavent les rues, m'a semblé une singulière ambition pour Jules. Au reste, quand on a bien voulu, s'appelant monsieur de Polignac, devenir prince du Pape, il n'y a pas de puérile vanité qui puisse surprendre. Cela ne l'empêchait pas de concevoir de très grandes ambitions.

Quelque accoutumés que nous fussions à ses absurdités, il trouvait encore le secret de nous étonner. Les jeunes gens de l'ambassade restaient ébahis des thèses qu'il soutenait, il faut le dire, avec une assez grande facilité d'élocution; il n'y manquait que le sens commun.

Un jour, il nous racontait qu'il désirait fort que le Roi le nomme ministre, non pas, ajoutait-il, qu'il se crût plus habile qu'un autre, mais parce que rien n'était plus facile que de gouverner la France. Il ne ferait au Roi qu'une seule condition: il demanderait qu'il lui assurât pendant dix ans les portefeuilles des affaires étrangères, de la guerre, de l'intérieur, des finances et surtout de la police. Ces cinq ministères remis exclusivement entre ses mains, il répondait de tout, et cela sans se donner la moindre peine. Une autre fois, il disait que, puisque la France était en appétit de constitution, il fallait lui en faire une bien large, bien satisfaisante pour les opinions les plus libérales, la lire en pleine Chambre, et puis, la posant sur la tribune, ajouter:

«Vous avez entendu la lecture de cette constitution; elle doit vous convenir; maintenant il faut vous en rendre dignes. Soyez sages pendant dix ans, nous la promulguerons, mais chaque mouvement révolutionnaire, quelque faible qu'il soit, retardera d'une année cet instant que nous aussi, nous appelons de tous nos vœux.» Et, en attendant Io el rey, s'écriait-il en frappant sur un grand sabre qu'il traînait après lui, car, en sa qualité d'aide de camp de Monsieur, quoiqu'il n'eût jamais vu brûler une amorce ou commandé un homme, il était le plus souvent qu'il lui était possible en uniforme.

On parlait un soir du mauvais esprit qui régnait en Dauphiné et on l'attribuait au grand nombre d'acquéreurs de biens d'émigrés:

«C'est la faute du gouvernement, reprit Jules; j'ai proposé un moyen bien simple de remédier à cet embarras. J'en garantissais l'infaillibilité; on ne veut pas l'employer.

– Quel est donc ce moyen? lui demandai-je.

– J'ai offert de prendre une colonne mobile de dix mille hommes, d'aller m'établir successivement dans chaque province, d'expulser les nouveaux propriétaires et de replacer partout les anciens avec une force assez respectable pour qu'on ne pût rien espérer de la résistance. Cela se serait fait très facilement, sans le moindre bruit, et tout le monde aurait été content.

– Mais, mon cher Jules, pas les acquéreurs que vous expropriez, au moins?

– Mon Dieu! si, parce qu'ils seront toujours inquiets!»

Ces niaiseries ne vaudraient pas la peine d'être racontées sans la déplorable célébrité qu'a si chèrement acquise le pauvre prince de Polignac. Je pourrais en faire une bien longue collection, mais cela suffit pour montrer la tendance de cet esprit si étroit.




CHAPITRE III




Révélation des projets bonapartistes. – Voyage à Gênes. – Expérience des fusées à la congrève. – La princesse Grassalcowics. – L'empereur Napoléon quitte l'île d'Elbe. – Il débarque en France. – Officier envoyé par le général Marchand. – Déclaration du 13 mars. – Mon frère la porte à monsieur le duc d'Angoulême. – Le Pape. – La duchesse de Lucques.


Mon père avait été chargé de veiller sur les actions des bonapartistes, répandus en Italie, et sur leurs communications avec l'île d'Elbe. Il avait employé à ce service un médecin anglais, nommé Marshall, que le prince régent d'Angleterre faisait voyager en Italie pour recueillir des renseignements sur la conduite, plus que légère, de la princesse sa femme.

Ce Marshall avait, en 1799, porté la vaccine en Italie; il s'était trouvé à Naples lors des cruelles vengeances exercées par la Cour ramenée de Palerme sur les vaisseaux de l'amiral Nelson. Il était jeune alors et, justement indigné du spectacle hideux de tant d'horreurs, il avait profité de son caractère d'anglais et de l'accès que lui procurait sa position de médecin pour rendre beaucoup de services aux victimes de cette réaction royaliste. Il était resté depuis lors dans des rapports intimes avec le parti révolutionnaire et fort à même de connaître ses projets sans participer à ses trames.

Une nuit du mois de janvier 1815, il arriva chez mon père très secrètement et lui communiqua des documents qui prouvaient, de la manière la moins douteuse, qu'il se préparait un mouvement en France et que l'empereur Napoléon comptait prochainement quitter l'île d'Elbe et l'appuyer de sa présence. Mon père, persuadé de la gravité des circonstances, pressa Marshall de faire ses communications au gouvernement français. Il se refusa à les donner à aucun ministre. Les cabinets de tous, selon lui, étaient envahis par des bonapartistes, et il craignait pour sa propre sûreté.

Monsieur de Jaucourt remplaçait par intérim monsieur de Talleyrand et ne répondait à aucune dépêche; la correspondance se faisait par les bureaux, elle était purement officielle. Mon père n'aurait su à quel ministre adresser Marshall qui, d'ailleurs, ne consentait à remettre les pièces qu'il s'était procurées qu'au Roi lui-même. Il se vantait d'être en relations personnelles avec le prince régent; il semblait que la grandeur de ses commettants relevât à ses yeux le métier assez peu honorable auquel il se livrait. L'importance des révélations justifiait ses exigences. Mon père lui donna une lettre pour le duc de Duras; il fut introduit par celui-ci dans le cabinet de Louis XVIII, le 22 janvier. Le Roi fit remercier mon père du zèle qui avait procuré des renseignements si précieux; mais ils ne donnèrent lieu à aucune précaution, pas même à celle d'envoyer une corvette croiser autour de l'île d'Elbe. L'incurie à cette époque a été au delà de ce que la crédulité de la postérité pourra consentir à se laisser persuader.

Je viens de dire que mon père n'avait pas reçu de dépêches du ministre des affaires étrangères; j'ai tort. Il en reçut une seule, pour lui demander des truffes de Piémont pour le Roi; elle était de quatre pages et entrait dans les détails les plus minutieux sur la manière de les expédier et les faire promptement et sûrement arriver. À la vérité, le prince de Talleyrand le faisait tenir suffisamment au courant de ce qui se passait au Congrès; mais sa résidence à Vienne empêchait qu'il pût donner, ni peut-être savoir, des nouvelles de France.

Vers la fin de février, la Cour se rendit à Gênes pour y recevoir la Reine qu'on attendait de Sardaigne. Le corps diplomatique l'y suivit. Nous laissâmes la vallée de Turin et celle d'Alexandrie sous la neige qui les recouvrait depuis le mois de novembre, et nous arrivâmes au haut de la Bocchetta. On ne passe plus par cette route. La montagne de la Bocchetta a cela de remarquable qu'elle ne présente aucun plateau et la voiture n'a pas encore achevé son ascension que les chevaux qui la traînent ont déjà commencé à descendre. Au moment de l'année où nous nous trouvions, cette localité est d'autant plus frappante qu'on passe immédiatement du plein hiver à un printemps très avancé. D'un côté, la montagne est couverte de neige, les ruisseaux sont gelés, les cascades présentent des stalactites de glace; de l'autre, les arbres sont en fleur, beaucoup ont des feuilles, l'herbe est verte, les ruisseaux murmurent, les oiseaux gazouillent, la nature entière semble en liesse et disposée à vous faire oublier les tristesses dont le cœur était froissé un quart de minute avant. Je n'ai guère éprouvé d'impression plus agréable.

Après quelques heures d'une course rapide à travers un pays enchanté, nous arrivâmes à Gênes le 26 février. Les rues étaient tapissées de fleurs; nulle part je n'en ai vu cette abondance; il faisait un temps délicieux: j'oubliai la fatigue d'un voyage dont le commencement avait été pénible.

En descendant de voiture, je voulus me promener dans ces rues embaumées, si propres, si bien dallées, et dont le marcher était bien autrement doux que celui de ma chambre pavée de Turin. Je les trouvai remplies d'une population gaie, animée, affairée, qui faisait contraste avec le peuple sale et ennuyé que je venais de quitter. Les femmes, chaussées de souliers de soie, coiffées de l'élégant mezzaro, me charmèrent et les enfants me parurent ravissants. Tout le beau monde de Gênes se trouvait aussi dans la rue; au bout de cinq minutes nous étions entourés de quarante personnes de connaissance. Je sentis subitement soulever de dessus mes épaules le manteau de plomb que le séjour de Turin y fixait depuis six mois. Ma joie fut un peu calmée par les cent cinquante marches qu'il fallut gravir pour arriver à un beau logement, dans un grand palais qu'on avait retenu pour l'ambassadeur de France.

Pendant le séjour que j'ai fait à Gênes, la hauteur des appartements et l'importunité, sans exemple partout ailleurs, des mendiants sont les seules choses qui m'aient déplu. Je ne répéterai pas ce que tout le monde sait de la magnificence et de l'élégance des palais. Je ne parlerai pas davantage des mœurs du pays que je n'ai pas eu occasion d'observer, car, peu de jours après notre arrivée, les événements politiques nous condamnèrent à la retraite, et j'ai à peine entrevu la société.

Les génois ne prenaient guère le soin de dissimuler leur affliction de la réunion au Piémont et la répugnance qu'ils avaient pour le Roi. Peu d'entre eux allaient à la Cour, et ceux-là étaient mal vus par leurs compatriotes. Leur chagrin était d'autant plus sensible qu'ils avaient cru un moment à l'émancipation.

Lord William Bentinck, séduit par les deux beaux yeux de la Louise Durazzo (comme on dit à Gênes), avait autorisé par son silence, si ce n'est par ses paroles, le rétablissement de l'ancien gouvernement pendant son occupation de la ville. Les actes par lesquels le congrès de Vienne disposa du sort des génois leur en parurent plus cruels à subir. Maître pour maître, ils préféraient un grand homme au bon roi Victor; et, s'il fallait cesser d'être génois, ils aimaient encore mieux être français que piémontais. La sentence de Vienne les avait rendus bonapartistes enragés, et c'est surtout des rivières de Gênes que partaient les correspondances pour l'île d'Elbe.

L'armée anglaise, avant de remettre la ville aux autorités sardes, avait dépouillé les établissements publics et tout enlevé du port, jusqu'aux chaînes des galériens. Cette avanie avait fort exaspéré le sentiment de nationalité des génois.

Le lendemain de notre arrivée, nous fûmes conviés à aller assister à une représentation qu'un commodore anglais donnait au Roi. Il s'agissait de lui montrer l'effet des fusées à la congrève, invention nouvelle à cette époque. Nous nous rendîmes tous à pied, par un temps admirable, à un petit plateau situé sur un rocher à quelques toises de la ville et d'où l'on jouissait d'une vue magnifique. Une mauvaise barque, amarrée si loin qu'à peine on pouvait l'apercevoir à l'œil nu, servait de but. La brise venait de mer et nuisait à l'effet des fusées, mais elle rafraîchissait l'air et le rendait délicieux. Le spectacle était animé sur la côte et brillant dans le port qu'on apercevait sur la droite, rempli de vaisseaux pavoisés.

Le tir fut interrompu par la crainte que deux petits bricks, affalés par le vent, pussent être atteints. Évidemment ils ne voulaient pas aborder; ils manœuvraient pour s'élever en mer, y réussirent, et on recommença à tirer. D'après toutes les circonstances qui sont venues depuis à notre connaissance, il est indubitable que ces deux bricks transportaient Bonaparte et sa fortune aux rivages de Cannes. Combien le hasard d'une de ces fusées, en désemparant ces bâtiments, aurait pu changer le destin du monde!

Le commodore donna un élégant déjeuner sous une tente, et on se sépara très satisfaits de la matinée.

Je me rappelle que la princesse Krassalkolwitz vint achever la journée chez nous. J'étais liée avec elle depuis longtemps; elle s'embarquait le lendemain pour Livourne. Nous causions le soir de la fadeur des événements, de l'ennui des gazettes: valait-il la peine de vivre pour attendre quinze jours un misérable protocole du congrès de Vienne? Moitié sérieusement, moitié en plaisanterie, nous regrettions les dernières années si agitées mais si animées; l'existence nous paraissait monotone, privée de ces grands spectacles. Ma mère reprit:

«Voilà bien des propos de jeunes femmes; oh! mesdames, ne tentez pas la Providence! Quand vous serez aussi vieille que moi, vous saurez que les moments de calme, que vous avez l'enfantillage d'appeler d'ennui, ne durent jamais longtemps.»

Aussi lorsque, trois jours après, la princesse revint à Gênes, n'ayant pu débarquer à Livourne et retournant en toute hâte à Vienne, elle arriva chez nous se cachant le visage, et disant:

«Ah! chère ambassadrice, que vous aviez raison; je vous demande pardon de mes folies, j'en suis bien honteuse.»

J'aurais pu partager ses remords, car j'avais pris part à la faute.

Nous assistions à un concert lorsqu'on vint chercher mon père; un courrier l'attendait; il était expédié par le consul français à Livourne et annonçait le départ de Bonaparte de Porto-Ferrajo. Mon père s'occupa tout de suite d'en donner avis. Il expédia une estafette à Vienne à monsieur de Talleyrand, une autre à Paris, et fit partir un secrétaire de légation pour porter cette nouvelle à Masséna, et, chemin faisant, prévenir toutes les autorités de la côte. Cette précaution fut déjouée par la célérité de l'Empereur. Peu d'heures après son départ de Gênes, monsieur de Château traversait le bivouac de Cannes déjà abandonné, quoique les feux brûlassent encore. Nous avions passé la nuit à copier les lettres et les dépêches qui furent confiées à ces différents courriers; il n'y avait qu'une partie de la chancellerie à Gênes où on ne s'attendait pas à de telles affaires.

L'émoi fut grand le lendemain matin. On ne doutait pas que l'Empereur ne dût débarquer sur quelque point de l'Italie et se joindre aux troupes de Murat qui armait depuis quelque temps. Les autrichiens n'étaient pas en mesure de s'y opposer, et le général Bubna, fort inquiet, reprochait aux piémontais l'empressement qu'ils avaient eu de faire abandonner leur territoire par les allemands avant d'avoir eu le temps de créer une armée nationale. Le comte de Valese, de son côté, prétendait que, les frais de l'occupation absorbant tous les revenus de l'État, on ne pouvait rien instituer tant qu'elle durait.

Lord William Bentinck arriva à tire d'aile. Chacun se regardait, s'inquiétait, s'agitait; on s'accusait mutuellement, mais l'incertitude du lieu où débarquerait l'Empereur ne permettait de prendre aucun parti, ni de donner aucun ordre. Le général Bubna fut le premier instruit de sa marche; dès lors, autrichiens, anglais et piémontais, tout se rassura et crut avoir du temps devant soi.

Bubna demanda à faire entrer ses troupes en Piémont. Monsieur de Valese s'y refusant obstinément, il fut réduit à les faire cantonner sur les frontières de Lombardie; aussi déclara-t-il formellement que, si l'armée napolitaine s'avançait, il resterait derrière le Pô, en laissant le Piémont découvert. Le cabinet sarde tint bon; il ne tarda même pas à admettre l'étrange pensée de pouvoir s'établir dans un état de neutralité vis-à-vis de Napoléon et de Murat. Les rapports avec mon père se ressentirent plus tard de cette illusion. L'ambassadeur sarde fut le seul qui ne rejoignit pas le roi Louis XVIII à Gand.

Monsieur de Château revint porteur des plus belles promesses de Masséna. Il avait vu arrêter madame Bertrand, arrivant de l'île d'Elbe, et il avait trouvé partout autant d'enthousiasme pour monsieur le duc d'Angoulême que d'indignation contre l'Empereur. Cela était vrai en Provence et dans ce moment. Des nouvelles bien différentes étaient portées sur l'aile des vents. On apprenait avec une rapidité inouïe, et par des voies inconnues, les succès et la marche rapide de Bonaparte.

Un matin, un officier français, portant la cocarde blanche, se présenta chez mon père et lui remit une dépêche du général Marchand, tellement insignifiante qu'elle ne pouvait pas avoir motivé son envoi. Il était fort agité et demandait une réponse immédiate, son général ayant fixé le moment du retour. Mon père l'engagea à s'aller reposer quelques heures. Tandis qu'il cherchait le mot de cette énigme, d'autant moins facile à deviner que le bruit s'était répandu que le général Marchand avait reconnu l'Empereur, le général Bubna entra chez lui en lui disant:

«Mon cher ambassadeur, je viens vous remercier du soin que vous prenez de payer le port de mes lettres. Je sais qu'on vous demande cinquante louis pour celle que voici. Elle est du général Bertrand qui m'écrit, par ordre de Napoléon, pour me charger d'expédier sur-le-champ par estafette ces autres dépêches à Vienne pour l'Empereur et pour Marie-Louise. Moi, qui ne suis jamais très pressé, j'attendrai tranquillement une bonne occasion; qu'allez-vous faire de votre jeune homme?»

Mon père réfléchit un moment, puis il pensa que, s'il le faisait arrêter, ce serait trop grave. Il l'envoya chercher à son auberge, lui intima l'ordre de partir sur-le-champ, en le prévenant que, s'il laissait au gouvernement sarde le temps d'apprendre la manière dont il avait franchi la frontière, il serait arrêté comme espion, et qu'il ne pourrait pas le réclamer.

L'officier eut l'imprudence de dire qu'il lui faudrait s'arrêter à Turin où il avait des lettres à remettre. Mon père lui conseilla de les brûler et lui donna un passeport qui indiquait une route qui l'éloignait de Turin. Je n'ai plus entendu parler de ce monsieur qui eut l'audace, après cette explication, de réclamer de mon père les cinquante louis que le général Marchand, dans sa lettre ostensible, l'avait prié de lui remettre pour les frais de son voyage. Bubna garda le secret suffisamment longtemps pour assurer la sécurité du courrier. Elle aurait été fort hasardée en ce moment; car les velléités pacifiques du cabinet sarde n'existaient pas alors, et ses terreurs sur les dispositions bonapartistes des piémontais étaient en revanche très exaltées.

La déclaration du 13 mars fut expédiée à mon père par monsieur de Talleyrand, aussitôt qu'elle eut été signée par les souverains réunis à Vienne. Il la fit imprimer en toute hâte, et, trois heures après son arrivée, mon frère se mit en route pour la porter à monsieur le duc d'Angoulême. Il le trouva à Nîmes. La rapidité avait été si grande qu'elle nuisit presque à l'effet et fit douter de l'authenticité de la pièce. Monsieur le duc d'Angoulême garda mon frère auprès de lui, le nomma son aide de camp, et bientôt après l'envoya en Espagne pour demander des secours qu'il n'obtint pas. Au surplus, si on les avait accordés, ils seraient arrivés trop tard.

Dans le plan que je me suis fait de noter les plus petites circonstances qui, à mon sens, dessinent les caractères, je ne puis m'empêcher d'en rapporter une qui peut sembler puérile.

Mon frère avait donc apporté à monsieur le duc d'Angoulême un document d'une importance extrême. Il avait fait une diligence qui prouvait bien du zèle. Sur sa route, il avait semé partout des exemplaires de la déclaration sans s'informer de la couleur des personnes auxquelles il les remettait, ce qui n'était pas tout à fait sans danger. Monsieur le duc d'Angoulême le savait et semblait fort content de lui. Il l'engagea à déjeuner. Rainulphe, ayant fait l'espèce de toilette que comportait la position d'un homme qui vient de faire cent lieues à franc étrier, s'y rendit. À peine à table, les premiers mots de monsieur le duc d'Angoulême furent:

«Quel uniforme portez-vous là?

– D'officier d'état-major, monseigneur.

– De qui êtes-vous aide de camp?

– De mon père, monseigneur.

– Votre père n'est que lieutenant général; pourquoi avez-vous des aiguillettes? Il n'y a que la maison du Roi et celle des princes qui y aient droit…; on les tolère pour les maréchaux…; vous avez tort d'en porter.

– Je ne savais pas, monseigneur.

– À présent vous le savez, il faut les ôter tout de suite. En bonne justice, cela mériterait les arrêts, mais je vous excuse; que je ne vous en voie plus.»

On comprend combien un jeune homme comme était alors Rainulphe se trouva déconcerté par une pareille sortie faite en public. Dans les moments où s'il s'animait sur les petites questions militaires jusqu'à se monter à la colère, monsieur le duc d'Angoulême se faisait l'illusion d'être un grand capitaine.

Le roi de Sardaigne annonça qu'il allait faire une course à Turin; ses ministres et le général Bubna l'accompagnèrent. Le ministre d'Angleterre resta à Gênes ainsi que mon père qui s'y tenait plus facilement en communication avec monsieur le duc d'Angoulême et le midi de la France.

Bientôt nous vîmes arriver toutes les notabilités que les mouvements de l'armée napolitaine repoussaient du sud de l'Italie. Le Pape fut le premier; on le logea dans le palais du Roi. Je ne l'avais pas vu depuis le temps où il était venu sacrer l'empereur Napoléon; nous allâmes plusieurs fois lui faire notre cour. Il causait volontiers et familièrement de tout. Je fus surtout touchée de la manière digne et calme dont il parlait de ses années de proscription, sans avoir l'air d'y attacher ni gloire ni mérite, mais comme d'une circonstance qui s'était trouvée malheureusement inévitable, s'affligeant que son devoir l'eût forcé à imposer à Napoléon les torts de sa persécution. Il y avait dans tous ses discours une noble et paternelle modération qui devait lui être inspirée d'en haut, car, sur tout autre sujet, il n'était pas à beaucoup près aussi distingué. On sentait que c'était un homme qui recommencerait une carrière de tribulation, sans qu'elle pût l'amener à l'amertume ni à l'exaltation. Le mot sérénité semblait inventé pour lui. Il m'a inspiré une bien sincère vénération.

Bientôt après, il fut suivi par l'infante Marie-Louise, duchesse de Lucques, plus connue sous le titre de reine d'Étrurie. Gênes étant comblée de monde et ne pouvant trouver un logement convenable, elle s'installa dans une grande chambre d'auberge dont, à l'aide de quelques paravents, on fit un dortoir pour toute la famille. Elle paraissait faite pour habiter ce taudis; je n'ai jamais rien vu de plus ignoble que la tournure de cette princesse, si ce n'est ses discours. Elle était Bourbon: il nous fallait bien lui rendre des hommages, mais c'était avec dégoût et répugnance.

Elle traînait à sa suite une fille, aussi disgracieuse qu'elle, et un fils si singulièrement élevé qu'il pleurait pour monter sur un cheval, se trouvait mal à l'aspect d'un fusil, et qu'ayant dû un jour entrer dans un bateau pour passer un bac il en eut des attaques de nerfs. La duchesse de Lucques assurait que les princes espagnols avaient tous été élevés précisément comme son fils. Mon père tâcha de la raisonner à ce sujet, mais ce fut sans autre résultat que de se faire prendre en grippe par elle.




CHAPITRE IV




La princesse de Galles. – Fête donnée au roi Murat. – Audience de la princesse. – Notre situation est pénible. – Message de monsieur le duc d'Angoulême. – Inquiétudes pour mon frère. – Marche de Murat. – Il est battu à Occhiobello. – L'abbé de Janson. – Henri de Chastellux.


Monsieur Hill nous arriva un matin avec une figure encore plus triste que de coutume; sa princesse de Galles était en rade. Sous prétexte de lui céder son appartement, il l'abandonna aux soins de lady William Bentinck, se jeta dans sa voiture et partit pour Turin. Lady William en aurait bien fait autant s'il lui avait été possible. La princesse Caroline s'établit chez monsieur Hill.

Le lendemain, nous vîmes apparaître dans les rues de Gênes un spectacle que je n'oublierai jamais. Dans une sorte de phaéton, fait en conque marine, doré, nacré, enluminé extérieurement, doublé en velours bleu, garni de crépines d'argent, traîné par deux très petits chevaux pies, menés par un enfant vêtu en amour d'opéra, avec des paillettes et des tricots couleur de chair, s'étalait une grosse femme d'une cinquantaine d'années, courte, ronde et haute en couleur. Elle portait un chapeau rose avec sept ou huit plumes roses flottant au vent, un corsage rose fort décolleté, une courte jupe blanche qui ne dépassait guère les genoux, laissait apercevoir de grosses jambes couvertes de brodequins roses; une écharpe rose, qu'elle était constamment occupée à draper, complétait le costume.

La voiture était précédée par un grand bel homme monté sur un petit cheval pareil à l'attelage, vêtu précisément comme le roi Murat auquel il cherchait à ressembler de geste et d'attitude, et suivie par deux palefreniers à la livrée d'Angleterre, sur des chevaux de la même espèce. Cet attelage napolitain était un don de Murat à la princesse de Galles qui s'exhibait sous ce costume ridicule et dans ce bizarre équipage. Elle se montra dans les rues de Gênes pendant cette matinée et celles qui suivirent.

La princesse était dans tout le feu de sa passion pour Murat; elle aurait voulu l'accompagner dans les camps. Il avait dû user d'autorité pour la faire partir. Elle n'y avait consenti qu'avec l'espérance de décider lord William Bentinck à joindre les forces anglaises aux armes napolitaines. Elle ne s'épargnait pas dans les demandes, les supplications, les menaces à ce sujet. On peut juger de quel poids tout cela était auprès de lord William qui, au reste, partit le surlendemain de son arrivée.

Elle était aussi fort zélée bonapartiste. Cependant elle témoignait bien quelque crainte que l'Empereur ne compromit le Roi, comme elle appelait exclusivement Murat. Elle s'entoura bien vite de tout ce qui était dans l'opposition à Gênes et en fit tant, qu'au bout de quelques jours, le gouvernement sarde la fit prier de chercher un autre asile.

Pendant le dernier carnaval, qu'elle venait de passer à Naples, elle avait inventé de faire donner un bal de souscription à Murat par les anglais qui s'y trouvaient. La scène se passait dans une salle publique. Au moment où Murat arriva, un groupe, formé des plus jolies anglaises costumées en déesses de l'Olympe, alla le recevoir. Minerve et Thémis s'emparèrent de lui et le conduisirent sur une estrade dont les rideaux s'ouvrirent et montrèrent aux spectateurs un groupe de génies, parmi lesquels figurait une Renommée sous les traits d'une des jolies ladys Harley. Elle tenait un grand tableau. La Gloire, représentée par la princesse, plus ridiculement vêtue encore que les autres, s'avança légèrement, enleva une plume de l'aile de la Renommée et inscrivit, en grandes lettres d'or, sur le tableau qu'elle soutenait, le nom des diverses batailles où Murat s'était signalé. Le public applaudissait en pâmant de rire; la reine de Naples haussa les épaules. Murat avait assez de bon sens pour être impatienté, mais la princesse prenait cette mascarade au sérieux comme une ovation glorieuse pour l'objet de sa passion et pour elle qui savait si dignement l'honorer. J'ai entendu faire la relation de cette soirée à lady Charlotte Campbell, celle des dames de la princesse qui l'a abandonnée la dernière. Elle pleurait de dépit en en parlant, mais son récit n'en était que plus comique. Il fallait avoir l'héroïne sous les yeux pour en apprécier pleinement le ridicule.

C'était pour tromper le chagrin que lui causait sa séparation d'avec Murat que la princesse de Galles avait inventé de faire habiller un de ses gens, qui le rappelait un peu, précisément comme lui. Ce portrait animé était Bergami, devenu célèbre depuis, et qui déjà (assurait le capitaine du bâtiment qui l'avait amené de Livourne) usurpait auprès de sa royale maîtresse tous les droits de Murat, aussi bien que son costume; mais cela ne passait encore que pour un mauvais propos de marin.

Il fallut bien aller rendre les hommages, dus à son rang dans l'almanach, à cette princesse baladine. Elle nous détestait dans l'idée que nous étions hostiles au Roi; elle se donna la petite joie d'être fort impertinente. Nous y allâmes avec lady William Bentinck, le jour et l'heure fixés par elle. Elle nous fit attendre longtemps; enfin nous fûmes admises sous un berceau de verdure où elle déjeunait vêtue d'un peignoir tout ouvert et servie par Bergami. Après quelques mots dits à ma mère, elle affecta de ne parler qu'anglais à lady William. Elle fut un peu déconcertée de nous voir prendre part à cette conversation, dont elle pensait nous exclure, et se rabattit à ne parler que des vertus, des talents royaux et militaires de Murat. Bientôt après, elle donna audience à mon père et entama un grand discours sur les succès infaillibles de Murat, sa prochaine jonction avec l'armée de l'empereur Napoléon et les triomphes qui les attendaient. Mon père se prit à rire.

«Vous vous moquez de moi, monsieur l'ambassadeur?

– Du tout, madame, c'est Votre Altesse Royale qui veut me faire prendre le change par son sérieux. De tels discours, tenus par la princesse de Galles à l'ambassadeur de France, sont trop plaisants pour qu'elle exige que je les écoute avec gravité.»

Elle prit l'air très offensé et abrégea l'entrevue. Nous n'étions aucuns tentés de la renouveler. Elle prétendit que mon père avait contribué à lui faire donner l'ordre de partir; rien n'était plus faux. Si le gouvernement avait été stimulé par quelqu'un c'était plutôt par lady William Bentinck qui en était fort importunée. Lord William et monsieur Hill s'étaient soustraits à cet ennui.

Nous étions dans un état cruel. Rien n'est plus pénible que de se trouver à l'étranger, avec une position officielle, au milieu d'une pareille catastrophe, lorsqu'il faut montrer une sérénité qu'on n'éprouve pas. Personne n'entrait dans nos sentiments de manière à nous satisfaire. Les uns proclamaient les succès assurés de Bonaparte, les autres sa chute rapide devant les alliés et l'humiliation des armes françaises. Il était bien rare que les termes fussent assez bien choisis pour ne pas nous froisser. Aussi, dès que les événements, par leur gravité irrécusable, nous eurent délivrés du tourment de jouer la comédie d'une sécurité que nous n'avions pas conservée un seul instant, nous nous renfermâmes dans notre intérieur, d'où nous ne sortîmes plus.

Le marquis de Lur-Saluces, aide de camp de monsieur le duc d'Angoulême, arriva porteur de ses dépêches. Le prince chargeait mon père de demander au roi de Sardaigne le secours d'un corps de troupes qui serait entré par Antibes pour le rejoindre en Provence. Il venait d'obtenir un succès assez marqué au pont de la Drôme où, surtout, il avait déployé aux yeux des deux armées une valeur personnelle qui l'avait très relevé dans les esprits. Il sentait le besoin et la volonté d'agir vigoureusement. Quand une fois monsieur le duc d'Angoulême était tiré de sa funeste préoccupation d'obéissance passive, il ne manquait pas d'énergie. Il était moins nul que certaines niaiseries, dont on ferait un volume, donneraient lieu de le croire. C'était un homme très incomplet, mais non pas incapable.

Mon père fit préparer une voiture et partit avec monsieur de Saluces pour Turin. Nous avions appris par celui-ci l'envoi de mon frère en Espagne. Peu de jours après, le Moniteur contenait des lettres interceptées de monsieur le duc d'Angoulême à madame la duchesse d'Angoulême; elles disaient que le jeune d'Osmond en était porteur. Nous eûmes tout lieu de craindre qu'il eût été arrêté; cette vive inquiétude dura vingt-sept jours.

Les communications avec le Midi furent interrompues; nous ne savions ce qui s'y passait que par les gazettes de Paris qui parvenaient irrégulièrement. C'est de cette façon que nous apprîmes la défaite de monsieur le duc d'Angoulême, la convention faite avec lui et enfin son départ de Cette. Le nom de mon frère ne se trouvait nulle part; nous finîmes par recevoir des lettres de lui, écrites de Madrid. Il allait le quitter pour rejoindre son prince qu'il croyait en France et qu'après un long circuit il retrouva à Barcelone.

Monsieur le duc d'Angoulême avait eu le projet d'envoyer mon frère auprès de Madame, ainsi qu'il le lui disait dans sa lettre, puis il avait changé d'idée et l'avait expédié au duc de Laval, ambassadeur à Madrid. C'était là ce qui nous avait occasionné une inquiétude si grande et si justifiée dans ce premier moment de guerre civile où il était impossible de prévoir quel serait le sort des prisonniers et la nature des vengeances exercées de part et d'autre. La suite a prouvé que les colères étaient épuisées aussi bien que les passions et qu'il ne restait des premiers temps de la Révolution que la valeur et les intérêts personnels.

Murat avançait en Italie si rapidement que, déjà, on emballait à Turin. Nous avions bien le désir, ma mère et moi, d'aller y rejoindre mon père; il s'y refusait de jour en jour. La question d'économie devenait importante et se joignait à celle de sécurité pour ne pas faire un double voyage dans ce moment d'incertitude.

Les demandes de monsieur de Saluces avaient été plus que froidement accueillies par le gouvernement sarde. Elles n'auraient pu avoir de succès effectif, puisque la nouvelle de la catastrophe et de l'embarquement du prince arrivèrent promptement après. Mais, dès lors, mon père remarqua l'accueil embarrassé que lui fit le ministre et aperçut une disposition à écarter l'ambassadeur des affaires, tout en comblant le marquis d'Osmond de politesses.

Comme, dans le même temps, on repoussait tout secours autrichien ou anglais, il restait évident qu'on espérait négocier séparément et se maintenir en position de faire valoir sa neutralité à l'Empereur, s'il réussissait à s'établir. Bubna riait beaucoup de cette politique; il appelait le roi Victor l'Auguste allié de l'empereur Napoléon. Mon père n'était pas en situation d'en rire, mais lui aussi croyait à cette préoccupation du cabinet sarde.

Murat, ayant été battu à Occhiobello par les armées autrichiennes, cessa d'avancer, et nos arrêts furent levés. On annonça officiellement que l'arrivée de la reine de Sardaigne était remise indéfiniment; nous retournâmes à Turin.

Avant de quitter Gênes, je veux parler de deux individus que nous y vîmes passer. Le premier était l'abbé de Janson. Ayant appris le départ de l'île d'Elbe sur la côte de Syrie, où il se trouvait pèlerin de Jérusalem, il avait été si bien servi par les vents et par son activité qu'il était arrivé à Gênes dans un temps presque incroyable. Il n'y resta que deux heures pour s'informer des événements, retroussa sa soutane, enfourcha un bidet de poste et courut joindre monsieur le duc d'Angoulême.

Cet abbé, en costume ecclésiastique, parut fort ridicule aux soldats; mais lorsque, au combat du pont de la Drôme, on le vit allant jusque sous la mitraille relever les blessés sur ses épaules, leur porter des consolations et des secours de toute espèce, avec autant de sang-froid qu'un grenadier de la vieille garde, le curé (comme ils l'appelaient) excita leur enthousiasme au plus haut degré. L'abbé de Janson a depuis mis ce zèle au service de l'intrigue; on ne peut que le regretter. Devenu évêque de Nancy et un des membres le plus actif de la Congrégation si fatale à la Restauration, il s'est fait tellement détester qu'à la Révolution de 1830 il a été expulsé de sa ville épiscopale.

L'autre personne dont je veux noter le passage à Gênes est Henri de Chastellux. Âgé de 24 ou 25 ans, maître d'une fortune considérable, il était attaché à l'ambassade de Rome. Ce fut là qu'il apprit la trahison de son beau-frère, le colonel de La Bédoyère. Il en fut d'autant plus consterné qu'il aimait tendrement sa sœur et qu'il comprenait combien elle devait avoir besoin de consolation et de soutien, dans une pareille position, au milieu d'une famille aussi exaltée en royalisme que la sienne. Il obtint immédiatement un congé de son ambassadeur et, après avoir rangé ses papiers, fait ses malles, emballé ses livres et ses effets, il se jeta dans la carriole d'un voiturin avec lequel il avait fait marché pour le mener en vingt-sept jours à Lyon.

Les révolutions ne s'accommodent guère de cette allure. En arrivant à Turin, monsieur de Chastellux fut informé qu'il ne pouvait continuer sa route. Il vint à Gênes consulter mon père sur ce qu'il lui restait à faire. Il fut décidé qu'il irait rejoindre monsieur le duc d'Angoulême; mon père lui dit qu'il le chargerait de dépêches. En effet, deux heures après, un secrétaire alla les lui porter; il le trouva couché sur un lit, lisant Horace.

«Quand partez-vous?

– Je ne sais pas encore. Je n'ai pas pu m'arranger avec les patrons qu'on m'a amenés, j'en attends d'autres.

– Vous n'allez pas par la Corniche?

– Non, je compte louer une felouque.»

Le secrétaire rapporta les dépêches qu'on expédia par estafette.

Henri de Chastellux s'embarqua le lendemain matin; mais, ayant fait son arrangement pour coucher à terre toutes les nuits, il n'arriva à Nice que le cinquième jour. Il y recueillit des bruits inquiétants sur la position de monsieur le duc d'Angoulême, attendit patiemment leur confirmation et, au bout de dix à douze jours, nous le vîmes reparaître à Gênes, n'ayant pas poussé sa reconnaissance au delà de Nice.

Cette singulière apathie dans un jeune homme qui ne manque pas d'esprit et que sa situation sociale et ses relations de famille auraient dû stimuler si vivement dans cette circonstance, comparée à la prodigieuse activité d'un homme dont la robe aurait semblé l'en dispenser, nous parut un si singulier contraste que nous en fûmes très frappés et que j'en ai conservé la mémoire.

Mon père s'était mis en correspondance plus active avec le duc de Narbonne, ambassadeur à Naples, le duc de Laval, ambassadeur à Madrid, et le marquis de Rivière qui commandait à Marseille. Il leur faisait passer les nouvelles qui lui arrivaient de l'Allemagne et du nord de la France. La légation de Turin se trouvait fort dégarnie de secrétaires et d'attachés; mon père, en partant de Gênes, me chargea de ces correspondances. Cela se bornait à expédier le bulletin des nouvelles qui nous parvenaient, en distinguant celles qui étaient officielles des simples bruits dont nous étions inondés. Plusieurs de ces lettres furent interceptées et quelques-unes, je crois, imprimées dans le Moniteur.

La malveillance s'est saisie de cette puérile circonstance pour établir que je faisais l'ambassade. L'impatience que j'ai conçue de cette sottise m'a tenue volontairement dans l'ignorance des affaires diplomatiques que mon père a dû traiter depuis lors, et probablement plus que je ne l'aurais été sans cette ridicule invention. Car, je crois l'avoir déjà dit, la politique m'amuse; j'en fais volontiers en amateur, pour occuper mon loisir; et, comme je n'ai jamais eu le besoin de parler des affaires qu'on me confie, mon père me les aurait communiquées si je l'avais souhaité.




CHAPITRE V




Retour de Turin. – Monsieur de La Bédoyère. – Marche de Cannes. – L'empereur Napoléon. – Exposition du Saint-Suaire. – Retour de Jules de Polignac. – Il est fait prisonnier à Montmélian. – Prise d'un régiment à Aiguebelle. – Conduite du général Bubna. – Haine des piémontais contre les autrichiens. – Espérances du roi de Sardaigne.


Nous continuâmes à mener en Piémont la vie retirée que nous avions adoptée à Gênes. Mon père ne voulait rien changer à l'état ostensible de sa maison, mais les circonstances permettaient de réformer toutes les dépenses extraordinaires et la prudence l'exigeait. Notre seule distraction était de faire chaque jour de charmantes promenades dans la délicieuse colline qui borde le Pô, au delà de Turin, et s'étend jusqu'à Moncalieri.

Ce serait une véritable ressource si les chemins étaient moins désagréables; même à pied, il est difficile et très fatigant d'y pénétrer. Les sentiers qui servent de lit aux torrents, dans la saison pluvieuse, sont à pic et remplis de cailloux roulants. Le marcher en est pénible jusqu'à être douloureux, aussi les dames du pays ne s'y exposent-elles guère. On est dédommagé de ses peines par des points de vue admirables sans cesse variés et une campagne enchantée.

Nous apprîmes successivement les détails circonstanciés de ce qui s'était passé à Chambéry et à Grenoble. Tous les récits s'accordaient à montrer monsieur de La Bédoyère comme le plus coupable. Je prêtais d'autant plus de foi à la préméditation dont on l'accusait que je l'avais entendu, avant mon départ de Paris, tenir hautement les propos les plus bonapartistes et les plus hostiles à la Restauration.

La famille de sa femme (mademoiselle de Chastellux) avait commis la faute de le faire entrer presque de force au service du Roi; il avait eu la faiblesse d'accepter. Je ne voudrais pas préciser à quelle époque cette faiblesse était devenue de la trahison, mais il est certain que, lorsque à la tête de son régiment où il était arrivé depuis peu de jours, il se rendait de Chambéry à Grenoble, il dit à madame de Bellegarde, chez laquelle il s'arrêta pour déjeuner, qu'il ne formait aucun doute des succès de l'empereur Napoléon et qu'il les désirait passionnément. Au moment où il montait à cheval, il lui cria: «Adieu, madame, dans huit jours je serai fusillé ou maréchal d'Empire.»

Il paraissait avoir entraîné le mouvement des troupes qui se réunirent à l'Empereur et abusé de la faiblesse du général Marchand, entièrement dominé par lui. La reconnaissance de l'Empereur pour le service rendu ne fut pas portée à si haut prix qu'il l'avait espéré, mais ses prévisions ne furent que trop tristement accomplies dans l'autre alternative.

Il était impossible de n'être pas frappé de la grandeur, de la décision, de l'audace dans la marche et de l'habileté prodigieuse déployées par l'Empereur, de Cannes jusqu'à Paris. Il est peu étonnant que ses partisans en aient été électrisés et aient retrempé leur zèle à ce foyer du génie. C'est peut-être le plus grand fait personnel accompli par le plus grand homme des temps modernes; et ce n'était pas, j'en suis persuadée, un plan combiné d'avance. Personne n'en avait le secret complet en France; peut-être était-on un peu plus instruit en Italie. Mais l'Empereur avait beaucoup livré au hasard ou plutôt à son génie. La preuve en est que le commandant d'Antibes, sommé le premier, avait refusé d'admettre les aigles impériales. Leur vol était donc tout à fait soumis à la conduite des hommes qu'elles rencontreraient sur leur route, et la belle expression du vol de clocher en clocher, quoique justifiée par le succès, était bien hasardée. L'Empereur s'était encore une fois confié à son étoile et elle lui avait été fidèle, comme pour servir de flambeau à de plus immenses funérailles.

En arrivant à Paris, il apprit la déclaration de Vienne du 13 mars; il subit en même temps les froideurs et les réticences de la plupart des personnes qui, dans l'ordre civil, lui avaient été le plus dévouées. Son instinct gouvernemental comprit tout de suite que ces gens-là représentaient le pays beaucoup plus que les militaires. Peut-être aurait-il été tenté de le gouverner par le sabre, si ce sabre n'avait pas dû trouver un emploi plus que suffisant dans la résistance à l'étranger. Il ne pouvait donc écraser les idées constitutionnelles, si rapidement écloses en France, qu'en lâchant le frein aux passions populaires qui, sous le nom de liberté ou de nationalité, amènent promptement la plus hideuse tyrannie.

Rendons justice à l'Empereur; jamais homme au monde n'a eu plus l'horreur de pareils moyens. Il voulait un gouvernement absolu, mais réglé et propre à assurer l'ordre public, la tranquillité et l'honneur du pays. Dès que sa position lui fut complètement dévoilée, il désespéra de son succès, et le dégoût qu'il en conçut exerça peut-être quelque influence sur le découragement montré par lui lors de la catastrophe de Waterloo.

J'ai lieu de croire que, bien peu de jours après son arrivée aux Tuileries, il cessa de déployer l'énergie qui l'avait accompagné depuis l'île d'Elbe. Peut-être, s'il avait retrouvé dans ses anciens serviteurs civils le même enthousiasme que dans les militaires, il aurait mieux accompli la tâche gigantesque qu'il s'était assignée; peut-être aussi était-elle impossible.

Je retournai à Turin. Le Pape nous y avait précédés; sa présence donna lieu à une cérémonie assez curieuse, à laquelle nous assistâmes.

Le Piémont possède le Saint-Suaire. La chrétienté attache un tel prix à cette relique que le Pape en a seul la disposition. Elle est enfermée dans une boîte en or, renfermée dans une de cuivre, renfermée… enfin il y en a sept, et les sept clefs qui leur appartiennent sont entre les mains de sept personnes différentes. Le Pape conserve la clef d'or. Le coffre est placé dans une magnifique chapelle d'une superbe église, appelée du Saint-Suaire. Des chanoines, qui prennent le même nom, la desservent. La relique n'est exposée aux regards des fidèles que dans les circonstances graves et avec des cérémonies très imposantes. Le Pape envoie un légat tout exprès, chargé d'ouvrir le coffre et de lui rapporter la clef.

La présence du Saint-Père à Turin et l'importance des événements inspirèrent le désir de donner aux soldats, à la population et au Roi la satisfaction d'envisager cette précieuse relique.

Malgré les espérances que le gouvernement sarde conservait, in petto, d'obtenir de tous les côtés la reconnaissance de sa neutralité, il avait levé rapidement des troupes considérables et très belles sous le rapport des hommes. On réunit les nouveaux corps sur la place du château, et, après que le Pape eut béni leurs jeunes drapeaux, on procéda au déploiement du Saint-Suaire.

Le Roi et sa petite Cour, les catholiques du corps diplomatique, les chevaliers de l'Annonciade, les autres excellences, les cardinaux et les évêques étaient seuls admis dans la pièce où se préparait la cérémonie. Nous n'étions pas plus de trente, ma mère, madame Bubna et moi seules de femmes; aussi étions-nous parfaitement bien placées.

Le coffre fut apporté par le chapitre qui en a la garde. Chaque boîte fut ouverte successivement, le grand personnage qui en conserve la clef la remettant à son tour, et un procès-verbal constatant l'état des serrures longuement et minutieusement rédigé. Ceci se passait comme une levée de scellé, et sans aucune forme religieuse, seulement le cardinal qui ouvrait les serrures récitait une prière à chaque fois.

Lorsqu'on fut arrivé à la dernière cassette, qui est assez grande et paraît toute brillante d'or, les oraisons et les génuflexions commencèrent. Le Pape s'approcha d'une table où elle fut déposée par deux des cardinaux; tout le monde se mit à genoux, et il y eut beaucoup de formes employées pour l'ouvrir. Elles auraient été mieux placées dans une église que dans un salon où cette pantomime, vue de trop près, manquait de dignité.

Enfin le Pape, après avoir approché et retiré ses mains plusieurs fois, comme s'il craignait d'y toucher, tira de la boîte un grand morceau de grosse toile maculée. Il la porta, accompagné du Roi qui le suivait immédiatement et entouré des cardinaux, sur le balcon où il la déploya. Les troupes se mirent à genoux aussi bien que la population qui remplissait les rues derrière elles. Toutes les fenêtres étaient combles de monde; le coup d'œil était beau et imposant.

On m'a dit qu'on voyait assez distinctement les marques ensanglantées de la figure, des pieds, des mains et même de la blessure sur le saint Linceul. Je n'ai pu en juger, me trouvant placée à une fenêtre voisine de celle où était le Pape. Il l'exposa en face, à droite et à gauche; le silence le plus solennel dura pendant ce temps. Au moment où il se retira, la foule agenouillée se releva en poussant de grandes acclamations; le canon, les tambours, les vivats annoncèrent que la cérémonie était finie. Rentré dans le salon, on commença les oraisons.

Le Saint-Père eut la bonté de nous faire demander, par le cardinal Pacca, si nous voulions faire bénir quelque objet et le faire toucher au Saint-Suaire. N'ayant pas prévu cette faveur, nous n'étions munies d'aucun meuble convenable. Cependant nous donnâmes nos bagues et de petites chaînes que nous portions au col. Le Pape n'y fit aucune objection et nous jeta un coup d'œil plein d'aménité et de bonté paternelle. Nous venions de le voir souvent à Gênes. Lui seul et le cardinal, qu'il avait dû nommer légat exprès pour l'occasion, avaient le droit de toucher au Saint-Suaire même. Ils eurent assez de peine à le replier, mais personne ne pouvait leur offrir assistance.

La première boîte fermée, le Pape en prit la clef, puis les cardinaux la placèrent dans la seconde enveloppe. Cette cérémonie faite, le Pape, le Roi et les personnes invitées passèrent dans une pièce où on avait préparé un déjeuner ou plutôt des rafraîchissements, car il n'y avait pas de table mise. Les deux souverains y distribuèrent leurs politesses. On attendit que la clôture de tous les coffres fût terminée et que les chanoines eussent repris processionnellement le chemin de l'église, puis chacun se retira.

Je ne me rappelle pas si Jules de Polignac assistait à cette cérémonie, mais, vers ce temps, il arriva porteur de pleins pouvoirs de Monsieur, nommé par le roi Louis XVIII lieutenant général du royaume. Il prétendait être en mesure de lever une légion française, à cocarde blanche, sur le territoire sarde, mais le gouvernement ne voulut du tout y consentir. Il obtint à grand'peine la permission de s'établir sur la frontière pour surveiller de plus près les relations qu'il conservait dans le Midi. Il s'installa chez un curé des Bauges. Il était en correspondance presque journalière avec mon père et lui racontait toutes les pauvretés imaginables.

Les renseignements que mon père recevait d'ailleurs lui faisaient prévoir des hostilités prochaines. Il avertit Jules de prendre garde à sa sûreté; celui-ci répondit, en date du 15 juin, qu'il était sûr d'être averti au moins dix jours avant l'ouverture de la campagne qui ne pouvait pas commencer avant quatre ou cinq semaines. En le remerciant de sa sollicitude, il le priait d'être en pleine sécurité, car il était sûr d'être informé plus tôt et mieux que personne.

Le même courrier apportait une lettre du curé (car c'étaient toujours des curés!) de Montmélian qui avertissait mon père qu'après avoir porté sa lettre à la poste, Jules était revenu au presbytère pour prendre son cheval, qu'au moment où il mettait le pied à l'étrier la maison avait été investie par une compagnie de soldats français, entrés dans la ville sans coup férir, et que Jules avait été fait prisonnier. Le curé en était d'autant plus inquiet que la selle portait des sacoches remplies d'une correspondance qui compromettait Jules et tous ses affiliés.

Le curé avait fait porter sa lettre, à travers les montagnes, à un bureau non encore occupé; cependant celle de Jules, timbrée de Montmélian, arriva également. C'est encore une occasion où l'imprévoyance dont ce pauvre monsieur de Polignac paraît si éminemment doué lui a été fatale. Elle est toujours accompagnée d'une confiance en lui-même poussée à un degré fabuleux. Comme il joint à cette outrecuidance une grande témérité, un courage très remarquable, souvent éprouvé, rien ne l'avertit du danger; il s'y précipite en aveugle. Mais il faut lui rendre cette justice, qu'une fois arrivé, il le considère sans faiblesse et subit les conséquences de ses fautes avec une force d'âme peu commune.

Nous fûmes consternés en le sachant prisonnier. La douceur de ses mœurs, l'urbanité de son langage le rendent fort attachant dans la vie privée. J'oubliai alors que je l'accusais toujours d'être conduit par l'ambition et de faire du prie-Dieu un marchepied pour ne plus me rappeler que l'homme facile et obligeant avec lequel j'étais liée depuis notre mutuelle enfance, et je pleurai amèrement sur son sort. Il était impossible de prévoir comment la politique de l'Empereur l'engagerait à traiter les prisonniers dans la catégorie de Jules, et lui surtout, que la Restauration avait arraché à la captivité du régime impérial, se trouvait dans un prédicament tout à part et périlleux.

Mon père se mit fort en mouvement pour se procurer de ses nouvelles; il fut longtemps sans pouvoir y réussir. Toutefois, il obtint une déclaration de tous les ministres, résidant à Turin, qui annonçait des représailles de la part de leurs souverains si monsieur de Polignac était traité autrement qu'en prisonnier de guerre. Le cabinet sarde fut le plus récalcitrant, mais consentit enfin à signer le dernier.

Ces démarches se trouvèrent inutiles. Le maréchal Suchet se souciait peu de s'illustrer par cette conquête. Il fit mettre monsieur de Polignac au fort Barraux, lui conseilla de se tenir parfaitement tranquille et eut l'air de l'y oublier, tout en l'y faisant très bien traiter. On lui manda de l'envoyer à Paris; il n'en tint compte. Je ne sais s'il aurait pu prolonger longtemps cette bienveillante indifférence, mais les événements marchèrent vite.

Le gouvernement piémontais avait si complètement partagé la sécurité de Jules qu'au même moment où les français s'emparaient de Montmélian, un autre corps, traversant la montagne, enlevait à Aiguebelle un beau régiment piémontais qui faisait tranquillement l'exercice avec des pierres de bois à ses fusils. Ce qu'il y a de plus piquant dans cette aventure c'est que la même chose était arrivée, au même lieu et de la même façon, au début de la guerre précédente.

L'émoi fut grand à Turin. On nomma vite monsieur de Saint-Marsan ministre de la guerre, quoiqu'il eût servi sous le régime français. On réclama les secours autrichiens avec autant de zèle qu'on en avait mis à les refuser jusque-là. Mais le général Bubna déclara à monsieur de Valese qu'il fallait porter la peine de son obstination; il l'avertissait depuis longtemps que les hostilités étaient prêtes à éclater et que les négociations occultes et personnelles avec le gouvernement français, pour établir sa neutralité, seraient sans succès. Il n'avait pas voulu le croire; maintenant il le prévenait formellement que, si les français s'étaient emparés du Mont-Cenis avant qu'il pût l'occuper, ce qui lui paraissait fort probable, il retirerait ses troupes en Lombardie et abandonnerait le Piémont.

À la suite de cette menace, il déploya une activité prodigieuse pour la rendre vaine. C'était un singulier homme que ce Bubna. Grand, gros, boiteux par une blessure, paresseux lorsqu'il n'avait rien à faire, il passait les trois quarts des journées, couché sur un lit ou sur la paille dans son écurie, à fumer le plus mauvais tabac du plus mauvais estaminet. Quand il lui plaisait de venir dans le salon, il y était, sauf l'odeur de pipe, homme de la meilleure compagnie, conteur spirituel, fin, caustique, comprenant et employant toutes les délicatesses du langage. Les affaires civiles ou militaires le réclamaient-elles? Il ne prenait plus un moment de repos; et ce même Bubna qui avait passé six mois sans quitter, à peine, la position horizontale, serait resté soixante-douze heures à cheval sans en paraître fatigué.

Il me fit la confidence qu'il exagérait un peu ses inquiétudes et la rigueur de ses projets pour se venger de monsieur de Valese et de ses hésitations. Comme j'étais très indignée contre celui-ci de la façon dont il s'éloignait de l'ambassadeur de France, je goûtais fort cette espièglerie. Mon père, avec son éminente sagesse, ne partageait pas cette joie; il approuvait monsieur de Valese d'avoir réussi à éviter à son pays quelques semaines de l'occupation autrichienne. Il compatissait au désir d'un petit royaume de chercher à obtenir un état de neutralité, tout en croyant ce résultat impossible.

Il est certain que la résistance apportée par le cabinet à la rentrée des autrichiens sur le territoire piémontais compensa, aux yeux des habitants, beaucoup des torts qu'on reprochait au gouvernement. La population les avait pris en haine et ils lui avaient enseigné à regretter les troupes françaises: «Les français disait-elle, nous pressuraient beaucoup, mais ils mangeaient chez nous et avec nous ce qu'ils prenaient, au lieu que les allemands prennent plus encore et emportent tout.»

Cela était vrai de l'administration aussi bien que des chefs et des soldats. Elle faisait venir d'Autriche jusqu'aux fers des chevaux, n'achetait rien dans les pays occupés; mais, en revanche, emportait tout, même les gonds et les verrous des portes et fenêtres dans les casernes que les troupes abandonnaient. Les fourgons qui suivent un corps autrichien évacuant un pays allié sont curieux à voir par leur nombre fabuleux et par la multitude d'objets de toute espèce qu'ils contiennent pêle-mêle. Ces convois excitaient la colère des peuples italiens, victimes de ce système de spoliation générale.

La nouvelle de l'entrée en campagne sur la frontière de Belgique et de la bataille de Ligny livrée le 16 nous parvint avec une grande rapidité à travers la France et à l'aide du télégraphe qui l'avait apportée à Chambéry. Mais il fallut attendre l'arrivée d'un courrier régulier pour nous conter celle de Waterloo. Après celle-là, celles que nous étions contraints à appeler les bonnes nouvelles se succédèrent aussi rapidement que les mauvaises trois mois avant. Il fallait bien s'en réjouir, mais ce n'était pas sans saignement de cœur.

Le roi de Sardaigne avait la tête tournée de voir le corps piémontais entrer en France avec l'armée autrichienne, et se croyait déjà un conquérant. Sa magnanimité se contentait du Rhône pour frontière. Il donnait bien quelques soupirs à Lyon, mais il se consolait par l'idée que c'était une ville mal pensante.

J'ai déjà dit qu'il était très accessible; il recevait tout le monde, était fort parlant, surtout dans ce moment d'exaltation. Il n'y avait pas un moine, ni un paysan qu'il ne retînt pour leur raconter ses projets militaires.

Étant duc d'Aoste, il avait fait une campagne dans la vallée de Barcelonnette et avait conservé une grande admiration pour l'agilité et le courage de ses habitants: aussi voulait-il aller prendre Briançon, par escalade, à la tête de ses Barbets, comme il les appelait. Il développa ce plan au général Frimont lorsqu'il passa pour prendre le commandement en chef de l'armée autrichienne. Bubna, présent à cette entrevue, racontait à faire mourir de rire l'étonnement calme de l'alsacien Frimont cherchant vainement ses yeux pour découvrir ce qu'il pensait de ces extravagances et obligé par sa malice à y répondre seul. Heureusement le Roi se laissa choir d'une chaise sur laquelle il était grimpé pour prendre d'assaut une jarre à tabac placée sur une armoire. Il se fit assez de mal, se démit le poignet, et Briançon fut sauvé.

Le physique de ce pauvre prince rendait ses rodomontades encore plus ridicules. Il ressemblait en laid à monsieur le duc d'Angoulême. Il était encore plus petit, encore plus chétif; ses bras étaient plus longs, ses jambes plus grêles, ses pieds plus plats, sa figure plus grimaçante; enfin il atteignait davantage le type du singe auquel tous deux aspiraient. Il souffrit horriblement de son poignet qui fut mal remis par une espèce de carabin ramené de Sardaigne. Rossi, un des plus habiles chirurgiens de l'Europe, était consigné au seuil du château pour l'avoir franchi sous le gouvernement français. Toutefois, la douleur se fit sentir; au bout de dix à douze jours, Rossi fut appelé, le poignet bien remis et le Roi soulagé.




CHAPITRE VI




Réponse de mon père au premier chambellan du duc de Modène. – Conduite du maréchal Suchet à Lyon. – Conduite du maréchal Brune à Toulon. – Catastrophe d'Avignon. – Expulsion des français résidant en Piémont. – Je quitte Turin. – État de la Savoie. – Passage de Monsieur à Chambéry. – Fête de la Saint-Louis à Lyon. – Pénible aveu. – Gendarmes récompensés par l'Empereur. – Les soldats de l'armée de la Loire. – Leur belle attitude.


Les forfanteries du Roi et des siens, tout absurdes qu'elles étaient, portaient pour nous un son fort désagréable. Quelques semaines plus tard, mon père eut occasion d'en relever une d'une manière très heureuse. Le duc de Modène vint voir son beau-père; il y eut à cette occasion réception à la Cour. Mon père s'y trouva auprès d'un groupe où le premier chambellan de Modène professait hautement la nécessité et la facilité de partager la France pour assurer le repos de l'Europe. Il prit la parole et du ton le plus poli:

«Oserai-je vous prier, monsieur le comte, de m'indiquer les documents historiques où vous avez puisé qu'on peut disposer de la France comme s'il s'agissait du duché de Modène?»

On peut croire que le premier chambellan resta très décontenancé. Cette boutade, qui contrastait si fort avec l'urbanité habituelle de mon père, eut grand succès à Turin où on détestait les prétentions de l'allemand, duc de Modène.

Les événements de Belgique arrêtèrent la marche des armées françaises en Savoie, et laissèrent le temps aux autrichiens de réunir à Chambéry des forces trop considérables pour pouvoir leur résister. L'occupation de Grenoble, où on ne laissa que des troupes piémontaises, acheva d'enorgueillir ces conquérants improvisés, et je ne sais si le chagrin l'emportait sur la colère en pensant à nos canons tombés entre les pattes des Barbets du Roi. Quoique le fort Barraux tînt toujours, on avait eu soin d'en laisser évader Jules de Polignac qui rejoignit le quartier général de Bubna et assista à l'attaque de Grenoble.

Ces souvenirs sont très pénibles pour y revenir volontiers; j'aime mieux raconter deux faits qui, selon moi, honorent plus nos vieux capitaines qu'un de ces succès militaires qui leur étaient si familiers. Ils prouvent leur patriotisme.

Les Alliés admettaient que, partout où ils trouveraient le gouvernement du roi Louis XVIII reconnu avant leur arrivée, ils n'exerceraient aucune spoliation. Mais aussi toutes les places où ils entreraient par force ou par capitulation devaient être traitées comme pays conquis et le matériel enlevé: Dieu sait s'ils étaient experts à tels déménagements; Grenoble en faisait foi.

L'avant-garde, sous les ordres du général Bubna, s'approchait de Lyon. Monsieur de Corcelles, commandant la garde nationale, se rendit auprès du général, lui offrit de faire prendre à la ville la cocarde autrichienne ou la cocarde sarde, toutes enfin plutôt que la cocarde blanche. Mon ami Bubna, qui, tout aimable qu'il était, n'avait pas une bien sainte horreur pour le bien d'autrui, était trop habile pour autoriser les patriotiques intentions de monsieur de Corcelles, mais il ne les repoussa pas tout à fait. Il lui dit que de si grandes décisions ne s'improvisaient pas; il n'avait point d'instructions à ce sujet, mais il en demanderait. Sans doute, il ne serait pas impossible que la maison de Savoie portât le siège de son royaume à Lyon, tandis que le Piémont pourrait se réunir à la Lombardie. C'était matière à réflexion; en attendant il ne fallait rien brusquer, et il conseillait tout simplement de garder la cocarde tricolore. L'armée autrichienne ferait son entrée le lendemain matin, et il serait temps de discuter ensuite les intérêts réciproques.

Monsieur de Corcelles retourna à Lyon et courut rendre compte de sa démarche et de sa conversation au maréchal Suchet. Celui-ci le traita comme le dernier des hommes, lui dit qu'il était un misérable, un mauvais citoyen, que, quant à lui, il aimerait mieux voir la France réunie sous une main quelconque que perdant un seul village. Il le chassa de sa présence, lui ôta le commandement de la garde nationale, fit chercher de tout côté Jules de Polignac, monsieur de Chabrol, monsieur de Sainneville (l'un préfet, l'autre directeur de la police avant les Cent-Jours), les installa lui-même dans leurs fonctions et ne s'éloigna qu'après avoir fait arborer les couleurs royales. Bubna les trouva déployées le lendemain à son grand désappointement, mais il n'osa pas s'en plaindre.

Au même temps, les mêmes résultats s'opérèrent à Toulon avec des circonstances un peu différentes. Le maréchal Brune y commandait. La garnison était exaltée jusqu'à la passion pour le système impérial et la ville partageait ses sentiments. Un matin, à l'ouverture des portes, le marquis de Rivière, l'amiral Ganteaume et un vieil émigré, le comte de Lardenoy, qui était commandant de Toulon pour le Roi, suivis d'un seul gendarme et portant tous quatre la cocarde blanche, forcèrent la consigne, entrèrent au grand trot dans la place et allèrent descendre chez le maréchal avant que l'étonnement qu'avait causé leur brusque apparition eût laissé le temps de les arrêter. Ils parvinrent jusque dans le cabinet où le maréchal était occupé à écrire. Surpris d'abord, il se remit immédiatement, tendit la main à monsieur de Rivière qu'il connaissait, et lui dit:

«Je vous remercie de cette preuve de confiance, monsieur le marquis, elle ne sera pas trompée.»

Les nouveaux arrivés lui montrèrent la déclaration des Alliés, lui apprirent qu'un corps austro-sarde s'avançait du côté de Nice et qu'une flotte anglaise se dirigeait sur Toulon. Dans l'impossibilité de le défendre d'une manière efficace, puisque toute la France était envahie et le Roi déjà à Paris, le maréchal, en s'obstinant à conserver ses couleurs, coûterait à son pays l'immense matériel de terre et de mer contenu dans la place; les Alliés n'épargneraient rien; ils se hâtaient pour arriver avant qu'il eût reconnu le gouvernement du Roi. Ces messieurs, se fiant à son patriotisme éclairé, étaient venus lui raconter la situation telle qu'elle était et lui juraient sur l'honneur l'exactitude des faits.

Le maréchal lut attentivement les pièces qui les confirmaient, puis il ajouta:

«Effectivement, messieurs, il n'y a pas un moment à perdre. Je réponds de la garnison; je ne sais pas ce que je pourrai obtenir de la ville. En tout cas, nous y périrons ensemble, mais je ne serai pas complice d'une vaine obstination qui livrerait le port aux spoliations des anglais.»

Il s'occupa aussitôt de réunir les officiers des troupes, les autorités de la ville et les meneurs les plus influents du parti bonapartiste. Il les chapitra si bien que, peu d'heures après, la cocarde blanche était reprise et le vieux Lardenoy reconnu commandant.

Le marquis de Rivière était homme à apprécier la loyauté du maréchal et à en être fort touché. Il l'engagea à rester avec eux dans le premier moment d'effervescence du peuple passionné du Midi. Le maréchal Brune persista à vouloir s'éloigner; peut-être craignait-il d'être accusé de trahison par son parti. Quel que fût son motif, il partit accompagné d'un aide de camp de monsieur de Rivière; il le renvoya se croyant hors des lieux où il pouvait être reconnu et recourir quelque danger. On sait l'horrible catastrophe d'Avignon et comment un peuple furieux et atroce punit la belle action que l'histoire, au moins, devra consigner dans une noble page. On voudrait pouvoir dire que la lie de la populace fut seule coupable; mais, hélas! il y avait parmi les acteurs de cette horrible scène des gens que l'esprit de parti a tellement protégés que la justice des lois n'a pu les atteindre. C'est une des vilaines taches de la Restauration.

La conduite des maréchaux Suchet et Brune m'a toujours inspiré d'autant plus de respect que je n'ai pu me dissimuler qu'elle n'aurait pas été imitée par des chefs royalistes. Il y en a bien peu d'entre eux qui n'eussent préféré remettre leur commandement, au risque de pertes immenses pour la patrie, entre les mains de l'étranger, à faire replacer eux-mêmes le drapeau tricolore, et, s'il s'en était trouvé, notre parti les aurait qualifiés de traîtres.

Dans les premiers jours de mars, le roi de Sardaigne avait publié l'ordre de chasser tous les français de ses États. Les rapides succès de l'Empereur lui imposèrent trop pour qu'il osât l'exécuter; mais, dès que sa peur fut un peu calmée par le gain de la bataille de Waterloo, il donna des ordres péremptoires et trouva des agents impitoyables. Des français, domiciliés depuis trente ans, propriétaires, mariés à des piémontaises, furent expulsés de chez eux par les carabiniers royaux, conduits aux frontières comme des malfaiteurs, sans qu'on inventât seulement d'articuler contre eux le moindre reproche. Les femmes et les enfants vinrent porter leurs larmes à l'ambassade; nous en étions assaillis. Nous ne pouvions que pleurer avec eux et partager leur profonde indignation.

Mon père faisait officieusement toutes les réclamations possibles. Ses collègues du corps diplomatique se prêtaient à les appuyer et témoignaient leur affliction et leur désapprobation de ces cruelles mesures, mais rien ne les arrêtait. Enfin, mon père reçut un courrier du prince de Talleyrand pour lui annoncer que le gouvernement du roi Louis XVIII était reconstitué. Il se rendit aussitôt chez le comte de Valese et lui déclara que, si ces persécutions injustifiables continuaient contre les sujets de S. M. T. C., il demanderait immédiatement ses passeports, qu'il en préviendrait sa Cour et était sûr d'être approuvé.

Cette démarche sauva quelques malheureux qui avaient obtenu un sursis, mais la plupart étaient déjà partis ou au moins ruinés par cette manifestation intempestive de la peur et d'une puérile vengeance exercée contre des innocents.

Cette circonstance acheva de m'indisposer contre les gouvernements absolus et arbitraires. La maladie du pays m'avait gagnée à tel point que je ne respirais plus dans ce triste Turin. J'éprouvais un véritable besoin de m'en éloigner, au moins pour un temps. Je me décidai à venir passer quelques semaines à Paris où j'étais appelée par des affaires personnelles.

Mon père consentit d'autant plus facilement à mon départ qu'il désirait lui-même avoir, sur ce qui se passait en France, des renseignements plus exacts que ceux donnés par les gazettes. Les dépêches étaient rares et toujours peu explicites; ma correspondance serait détaillée et quotidienne. J'étais faite à me servir de sa lunette; il ne pouvait avoir un observateur qui lui fût plus commode.

J'ai dit que mon frère avait rejoint son prince à Barcelone; il y séjourna et l'accompagna à Bourg-Madame. Monsieur le duc d'Angoulême l'envoya porter ses dépêches au Roi dès qu'il le sut à Paris. Le Roi le renvoya à son neveu; il lui fallut traverser deux fois l'armée de la Loire, ce qui ne fut pas sans quelque danger, à ce premier moment. Toutefois, il remplit heureusement sa double mission et obtint pour récompense la permission de venir embrasser ses parents. J'attendis son arrivée et, après avoir passé quelques jours avec lui, je le précédai sur la route de Paris où il devait venir me rejoindre promptement.

Je quittai Turin, le 18 août, jour de la Sainte-Hélène, après avoir souhaité la fête à ma mère pour laquelle mon absence n'avait pas de compensation et qui en était désolée. Elle devait, le lendemain, accompagner mon père à Gênes où, pour cette fois, la Reine arriva sans obstacles. Elle débarqua de Sardaigne avec un costume et des façons qui ne rappelaient guère l'élégante et charmante duchesse d'Aoste dont le Piémont conservait le souvenir. Elle s'y est fait détester, je ne sais si c'est avec justice; je n'ai plus eu de rapports personnels avec ce pays et on ne peut s'en faire une idée un peu juste qu'en l'habitant. Il y a toujours une extrême réticence dans les récits qu'en font les piémontais.

Je m'arrêtai quelques jours à Chambéry. J'y appris les circonstances exactes de la trahison des troupes et surtout celle de monsieur de La Bédoyère. Il était évident qu'il travaillait d'avance son régiment et que les événements de Grenoble avaient été rien moins que spontanés.

Les esprits étaient fort échauffés en Savoie. L'ancienne noblesse désirait ardemment rentrer sous le sceptre de la maison de Savoie. La bourgeoisie aisée ou commerçante, tous les industriels voulaient rester français. Les paysans étaient prêts à crier: «Vive le Roi sarde!» dès que leurs curés le leur ordonneraient. Jusqu'alors les vœux, les craintes et les répugnances s'exprimaient encore tout bas; on se bornait à se détester cordialement de part et d'autre.

Peu avant les Cent-Jours, Monsieur avait fait un voyage dans le Midi; sa grâce et son obligeance lui avaient procuré de grands succès. À Chambéry, il logea chez monsieur de Boigne et le traita avec bonté. Le lendemain, avant de partir, le duc de Maillé lui remit de la part du prince six croix d'honneur, à distribuer dans la ville. Monsieur de Boigne n'avait pas fait de mauvais choix; mais, cela dépendait de lui. Les diplômes avaient été remplis des noms qu'il indiquait, sans autre renseignement.

Il paraît que, dans tout ce voyage, Monsieur payait ainsi son écot à ses hôtes. On a cru que la prodigalité avec laquelle on a semé la croix d'honneur en 1814 avait un but politique et qu'on voulait la discréditer. Je ne le pense pas; seulement elle n'avait aucun prix aux yeux de nos princes et ils la donnaient comme peu de valeur. On conçoit à quel point cela devait irriter les gens qui avaient versé leur sang pour l'obtenir.

C'est par cette ignorance du pays, plus que par propos délibéré, que les princes de la maison de Bourbon choquaient souvent, sans s'en douter, les intérêts et les préjugés nationaux nés pendant leur longue absence. Ils ne se donnaient pas la peine de les apprendre ni de s'en informer, bien persuadés qu'ils se tenaient d'être rentrés dans leur patrimoine. Jamais ils n'ont pu comprendre qu'ils occupaient une place, à charge d'âmes, qui imposait du travail et des devoirs.

J'arrivai à Lyon le 25 août. Avec l'assistance de la garnison autrichienne, on y célébrait bruyamment la fête de la Saint-Louis. La ville était illuminée; on tirait un feu d'artifice; la population entière semblait y prendre part. On se demandait ce qu'était devenue cette autre foule qui, naguère, avait accueilli Bonaparte avec de si grands transports. J'ai assisté à tant de péripéties dans les acclamations populaires que je me suis souvent adressé cette question. Je crois que ce sont les mêmes masses, mais diversement électrisées par un petit noyau de personnes exaltées, qui changent et sont entraînées dans des sens différents; mais la même foule est également de bonne foi dans ses diverses palinodies.

Me voici arrivée à une confession bien pénible. Je pourrais l'épargner, puisqu'elle ne regarde que moi et qu'un sentiment intime; mais je me suis promis de dire la vérité sur tout le monde; je la cherche aussi en moi. Il faut qu'on sache jusqu'où la passion de l'esprit de parti peut dénaturer le cœur.

En arrivant à l'hôtel de l'Europe, je demandai les gazettes; j'y lus la condamnation de monsieur de La Bédoyère et j'éprouvai un mouvement d'horrible joie. «Enfin, me dis-je, voilà un de ces misérables traîtres puni!» Ce mouvement ne fut que passager; je me fis promptement horreur à moi-même; mais, enfin, il a été assez positif pour avoir pesé sur ma conscience. C'est depuis ce moment, depuis le dégoût et le remords qu'il m'inspire, que j'ai abjuré, autant qu'il dépend de moi, les passions de l'esprit de parti et surtout ses vengeances.

Je pourrais, à la rigueur, me chercher une excuse dans tout ce que je venais d'apprendre à Chambéry sur la conduite de monsieur de La Bédoyère, dans les tristes résultats que sa coupable trahison avait attirés, dans l'aspect de la patrie déchirée et envahie par un million d'étrangers; mais rien n'excuse, dans un cœur féminin, la pensée d'une sanglante vengeance, et il faut en renvoyer l'horreur à qui il appartient, à l'esprit de parti, monstre dont on ne peut trop repousser les approches quand on vit dans un temps de révolution et qu'on veut conserver quelque chose d'humain.

Je passai deux jours à Lyon où se trouvaient réunies plusieurs personnes avec lesquelles j'étais liée parmi les français et les étrangers. On me donna les détails des événements de Paris. Les avis étaient divers sur le rôle qu'y avait joué Fouché, mais tout le monde s'accordait à dire qu'il était entré dans le conseil de Louis XVIII à la sollicitation de Monsieur, excité par les plus exaltés du parti émigré. C'est à Lyon que me furent racontés les faits que j'ai rapportés sur la conduite du maréchal Suchet. J'appris aussi une circonstance qui me frappa.

Lorsque Monsieur fit cette triste expédition, au moment du retour de l'île d'Elbe, il fut obligé de quitter la ville par la route de Paris, tandis que toute la garnison et les habitants se précipitaient sur celle de Grenoble au-devant de Napoléon. Deux gendarmes, seuls de l'escorte commandée, se présentèrent pour accompagner sa voiture. Le lendemain, ils furent dénoncés à l'Empereur. Il les fit rechercher et leur donna de l'avancement. On ne peut nier que cet homme n'eût l'instinct gouvernemental.

Mon séjour à Lyon avait été forcé; il fallait attendre que la route fût libre, c'est-à-dire complètement occupée par des garnisons étrangères. Je conserve encore le passeport à l'aide duquel j'ai traversé notre triste patrie dans ces jours de détresse. Il est curieux par la quantité de visas, en toutes langues, dont il est couvert.

Si ces formalités étaient pénibles, les routes offraient un spectacle consolant pour un cœur français, malgré son amertume. C'était la magnifique attitude de nos soldats licenciés. Réunis par bandes de douze ou quinze, vêtus de leur uniforme, propres et soignés comme en jour de parade, le bâton blanc à la main, ils regagnaient leurs foyers, tristes mais non accablés et conservant une dignité dans les revers qui les montrait dignes de leurs anciens succès.

J'avais laissé l'Italie infestée de brigands créés par la petite campagne de Murat. Le premier groupe de soldats de la Loire que je rencontrai, en me rappelant ce souvenir, m'inspira un peu de crainte; mais, dès que je les eus envisagés, je ne ressentis plus que l'émotion de la sympathie. Eux-mêmes semblaient la comprendre. Les plus en avant des bandes que je dépassais me regardaient fixement comme pour chercher à deviner à quoi j'appartenais, mais les derniers me saluaient toujours. Ils m'inspiraient ce genre de pitié que le poète a qualifiée de charmante et que la magnanimité commande forcément quand on n'a pas perdu tout sentiment généreux.

Je ne pense pas qu'il y ait quelque chose de plus beau dans l'histoire que la conduite générale de l'armée et l'attitude personnelle des soldats à cette époque. La France a droit de s'en enorgueillir. Je n'attendis pas le jour de la justice pour en être enthousiasmée et, dès lors, je les considérais avec respect et vénération. Il est bien remarquable en effet, que, dans un moment où plus de cent cinquante mille hommes furent renvoyés de leurs drapeaux et rejetés, sans état, dans le pays, il n'y eut pas un excès, pas un crime commis dans toute la France qui pût leur être imputé. Les routes restèrent également sûres; les châteaux conservèrent leur tranquillité; les villes, les bourgs et les villages acquirent des citoyens utiles, des ouvriers intelligents, des chroniqueurs intéressants.

Rien ne fait plus l'éloge de la conscription que cette noble conduite des soldats qu'elle a produits; je la crois unique dans les siècles. J'étais ennemie des soldats de Waterloo. Je les qualifiais, à juste titre, de traîtres depuis trois mois, mais je n'eus pas fait une journée de route sans être fière de mes glorieux compatriotes.




CHAPITRE VII




Madame de La Bédoyère. – Son courage. – Son désespoir. – Sa résignation. – La comtesse de Krüdener. – Elle me fait une singulière réception. – Récit de son arrivée à Heidelberg. – Son influence sur l'empereur Alexandre. – Elle l'exerce en faveur de monsieur de La Bédoyère. – Saillie de monsieur de Sabran. – Pacte de la Sainte-Alliance. – Soumission de Benjamin Constant à madame de Krüdener. – Son amour pour madame Récamier. – Sa conduite au 20 mars. – Sa lettre au roi Louis XVIII.


Comme pour me faire mieux sentir l'horreur du cruel sentiment que j'avais éprouvé au sujet de monsieur de La Bédoyère, je trouvai Paris encore tout ému de ses derniers moments.





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  • константин александрович обрезанов:
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