Книга - Mensonges

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Mensonges
Paul Bourget




Paul Bourget

Mensonges





DÉDICACE




    À Louis Ganderax.

J'ai composé toute une portion de ce livre, mon cher Louis, en Angleterre, et dans l'angle d'un bow-window pareil à celui qui bombait de notre salon commun sur une fraîche pelouse, à Shanklin, durant l'été de 1880. Tandis que je travaillais à cette œuvre de doute et d'analyse triste, dans ma solitude d'outre-Manche, cette année-ci, j'ai bien souvent évoqué, pour me reposer de ces noires imaginations, le souvenir de notre gaieté d'alors. Je revoyais la servante, au pâle visage digne d'une vierge de Burne Jones, qui passait, silencieuse et légère, comme un esprit; les hôtes charmants qui nous recevaient dans le poétique Rylstone; et ce chine, ce ravin, touffu et ombreux, à l'extrémité duquel bleuissait la mer et où les fougères verdoyaient, si hautes, si vivantes, si délicates! Mais c'est à vous surtout que je pensais, mon cher Louis, et au charme de votre sûre amitié qui m'a donné tant d'heures précieuses depuis ces heures lointaines. Trouvez ici, dans l'offre que je vous fais de ce nouveau roman, un témoignage trop faible de l'affection que je vous ai vouée en retour, – affection qui, elle du moins, n'est pas un mensonge.



    P. B.

Paris, 26 Octobre 1887.




I

UN COIN DE PROVINCE À PARIS


« Monsieur, » fit le cocher en se penchant du haut de son siège, « la grille est fermée… »

– « À neuf heures et demie!.. » répondit une voix de l'intérieur de la voiture. « Quel quartier! Ce n'est pas la peine de descendre; le trottoir est sec, j'irai à pied… » Et la portière s'ouvrit pour donner passage à un homme encore jeune, qui releva frileusement le collet de loutre de son pardessus, et avança sur le pavé des souliers découverts. Ces souliers vernis, les chaussettes de soie à fleurs, le pantalon noir et le chapeau d'étoffe témoignaient que, sous la fourrure, ce personnage cachait une complète tenue de soirée. La voiture était un de ces fiacres sans numéro qui stationnent à la porte des cercles, et, tout en assurant son cheval, le cocher, peu habitué à ce coin provincial de Paris, se prit à regarder, comme faisait son client lui-même, cette entrée d'une rue, vraiment excentrique, bien qu'elle fût située sur le bord du faubourg Saint-Germain. Mais à cette époque, – en 1879 et vers le commencement de février, – cette rue Coëtlogon, qui joint la rue d'Assas à la rue de Rennes, présentait encore la double particularité d'être close par une grille, et, la nuit, éclairée par une lanterne suspendue, suivant l'ancienne mode, à une corde transversale. Aujourd'hui la physionomie de l'endroit a bien changé. Il a disparu, le mystérieux hôtel, à droite, placé de guingois au milieu de son jardin, et qui abritait sans doute une calme existence de douairière. Les terrains vagues qui rendaient cette rue Coëtlogon inabordable aux voitures du côté de la rue de Rennes, comme la grille l'isolait du côté de la rue d'Assas, ont été nettoyés de leurs amas de pierres. Les becs de gaz ont remplacé la lanterne. À peine si deux pavés un peu inégaux marquent la place des barreaux sur lesquels jouaient les portes mobiles de la grille, que l'on poussait seulement chaque soir au lieu de les verrouiller. Le jeune homme n'eut donc pas à sonner pour se faire ouvrir, mais, avant de s'engager dans la mince ruelle, il s'arrêta quelques minutes devant le paysage que formaient cette impasse sombre, le jardin de droite, la ligne des maisons déjà presque toutes éteintes à gauche, au fond les masses confuses des bâtisses en construction, la lanterne ancienne au centre. Là-haut, une froide lune d'hiver brillait dans un ciel tragique, un ciel vaste, pommelé de nuages mobiles et qui couraient vite. Ils passaient, passaient devant cette lune claire, et voilaient à chaque fois légèrement son éclat de métal, comme rendu plus vif lorsque ces vapeurs mobiles se creusaient soudain en une portion d'espace toute libre et toute noire.

– « Quel décor pour un adieu, » dit à mi-voix le jeune homme, qui ajouta, en se parlant tout haut à lui-même:

« Jusqu'à l'heure où l'on voit apparaître et rêver
Les yeux sinistres de la lune… »

S'il y avait eu sur ce trottoir un passant quelque peu observateur, il aurait reconnu un homme de lettres à la manière dont ces deux vers de Hugo furent comme chantonnés par ce personnage, qui portait en effet un nom très en vedette, à cette date, dans la littérature. Mais les disparus sont si vite des oubliés, dans ce tourbillon d'œuvres nouvelles, d'incessantes réclames, de renommées improvisées, qui balaie infatigablement le boulevard, que les succès d'il y a dix ans paraissent lointains et vagues comme ceux d'un autre âge. Deux drames de la vie moderne, un peu trop directement inspirés de M. Alexandre Dumas fils, avaient acquis une vogue momentanée à ce jeune homme, – il avait trente-cinq ans passés, mais il en paraissait à peine trente, – et il n'avait pas encore usé sa signature, son nom sonore et hardi de Claude Larcher, en le mettant au bas d'articles bâclés et de romans de hasard. Il était à cette époque l'auteur de la Goule et de Entre adultères, pièces inégales, empreintes d'un pessimisme souvent conventionnel, puissantes cependant par une certaine acuïté d'analyse, par l'âpreté du dialogue, par l'ardeur souffrante de l'idéal. En 1879, ces pièces dataient déjà de trois années, et Claude, qui s'était laissé rouler par une existence de dissipation, commençait d'accepter des besognes fructueuses et faciles, incapable de se reprendre par un nouvel effort de longue haleine. Comme beaucoup d'écrivains d'analyse, il était habitué à s'étudier et à se juger sans cesse, étude et jugement qui n'avaient d'ailleurs aucune influence sur ses actions. Les plus menus détails lui servaient de prétexte à des retours sur lui-même et sa destinée, mais le seul résultat de ce dédoublement continuel était de l'entretenir dans une lucidité inefficace et douloureuse de tous les instants. C'est ainsi que la vue de la paisible rue et le souvenir de Victor Hugo eurent pour conséquence immédiate de lui rappeler les résolutions d'existence retirée et de travail réglé qu'il formait en vain depuis des mois. Il réfléchit qu'il avait une nouvelle promise à une revue, un drame promis à un théâtre, des chroniques promises à un journal, et qu'au lieu d'être assis à la table de son appartement de la rue de Varenne, il courait Paris à dix heures du soir dans le costume d'un oisif et d'un snob. Il passerait cette fin de soirée et une partie de la nuit à une fête donnée par la comtesse Komof, une grande dame russe établie à Paris, dont les réceptions dans son énorme hôtel de la rue du Bel-Respiro étaient aussi fastueuses que mêlées. Il se préparait à faire pis encore. Il venait chercher, pour le conduire chez la comtesse, un autre écrivain, plus jeune que lui de dix années, et qui avait mené jusqu'alors, dans une des maisons de cette discrète, de cette taciturne rue Coëtlogon, précisément la noble vie d'assidu labeur dont la nostalgie le torturait lui-même. René Vincy – c'était le nom de ce jeune confrère – venait, à vingt-cinq ans, d'émerger du coup au grand soleil de la publicité, grâce à une de ces bonnes fortunes littéraires qui ne se renouvellent pas deux fois par génération. Une comédie en un acte et en vers, le Sigisbée, œuvre de fantaisie et de rêve, écrite sans aucune idée de réussite pratique, l'avait rendu célèbre du jour au lendemain. Ç'avait été, comme pour le Passant de notre cher François Coppée, un engouement subit du Paris blasé, un battement de mains universel dans la salle du Théâtre-Français, et le lendemain une louange universelle dans les articles des journaux. Ce succès étonnant, Claude pouvait en revendiquer sa part. N'avait-il pas eu le premier entre les mains le manuscrit du Sigisbée? Ne l'avait-il pas apporté à sa maîtresse, Colette Rigaud, l'actrice fameuse de la rue de Richelieu? Et Colette, engouée du rôle qu'elle entrevoyait dans la pièce, avait forcé toutes les résistances. C'était lui, Claude Larcher, qui, interrogé par madame Komof sur le choix d'une comédie à donner dans son salon, avait indiqué le Sigisbée. La comtesse avait accédé à cette idée. On jouait chez elle la saynète à la mode ce soir même, et Claude, qui s'était chargé de chaperonner l'auteur, venait le prendre, à l'heure dite, dans l'appartement de la rue Coëtlogon, où René Vincy habitait auprès d'une sœur mariée. Cette extrême complaisance d'un écrivain déjà mûr pour un débutant, n'allait pas sans un mélange d'un peu de vanité et d'ironie. Claude Larcher, qui passait son temps à médire du monde riche et cosmopolite dont était la comtesse Komof, et qui le fréquentait sans interruption, éprouvait un léger chatouillement d'amour-propre à étaler aux yeux de son camarade le détail de ses relations de haute vie. En même temps la naïve stupeur du poète, l'espèce d'ébahissement enfantin où le jetait cette syllabe magique et vide: – le Monde, – divertissait le malicieux moqueur. Il avait déjà joui, comme d'un spectacle doucement comique, de la timidité déployée par Vincy dans la première visite qu'ils avaient faite ensemble chez la comtesse, un des jours de la semaine, après le déjeuner; et la pensée de la fièvre dans laquelle René devait l'attendre, le faisait sourire, tandis qu'il franchissait les quelques pas nécessaires pour arriver à la porte de la maison où vivait son jeune ami.

– « Et dire que j'ai été aussi puéril que lui, » songea-t-il, en se rappelant qu'il y avait eu, pour lui comme pour René, une première sortie mondaine; il songea encore: « Voilà une sensation que ne soupçonnent guère ceux qui ont grandi pour les salons et dans les salons, et comme c'est absurde d'ailleurs que nous allions, nous, chez ces gens-là!.. »

Tout en philosophant de la sorte, Claude s'était arrêté devant une nouvelle grille, à gauche, fermée celle-là, et il avait sonné. Cette grille donnait sur une allée, laquelle desservait une maison à trois étages, séparée de la rue par la mince bande d'un jardinet. La loge du concierge était située sous la voûte qui terminait la petite allée. Ce concierge se trouvait-il hors de sa loge, ou le coup de sonnette n'avait-il pas été assez fort? Toujours est-il que Claude dut tirer une seconde fois la longue chaîne terminée par un anneau rouillé, qui servait de cordon. Il eut le temps de dévisager cette maison, toute noire et comme morte, où brillait seulement une seule fenêtre, au rez-de-chaussée. C'était là, et dans ce logement dont les quatre fenêtres ouvraient sur l'étroit jardin, qu'habitaient les Fresneau. Mademoiselle Émilie Vincy, la sœur du poète, avait épousé en effet un certain Maurice Fresneau, professeur libre, que Claude connaissait pour avoir été son collègue durant les premiers jours de sa vie à Paris, début d'écrivain pauvre dont l'auteur applaudi de la Goule avait la faiblesse de rougir. Combien il eût mieux aimé avoir dévoré son patrimoine en séances au club ou chez les filles! Il conservait cependant des relations suivies avec son ancien collègue, par reconnaissance pour des services d'argent rendus autrefois. Il s'était d'abord intéressé à René à cause de ce vieux compagnon des mauvais jours; puis il avait subi le charme de la nature du jeune homme. Que de fois il était venu, lassé de son existence factice, toute en douloureuses paresses et en passions amères, se reposer pour une heure dans la modeste chambre qu'occupait René, juste à côté de celle dont il voyait maintenant la croisée éclairée et qui était la salle à manger! Dans le court espace de temps qui sépara ses deux coups de sonnette, et grâce à la rapidité d'imagination propre aux artistes visionnaires, cette chambre se peignit d'un coup devant l'esprit de Claude, – comme un symbole de la vie toute de songes menée jusqu'ici par son ami. Le poète et sa sœur avaient eux-mêmes cloué aux murs une petite étoffe rouge sur laquelle se détachaient, de-ci de-là, des gravures choisies par un goût raffiné de rêveur solitaire: des compositions d'Albert Durer, l'Hélène de Gustave Moreau et son Orphée, quelques eaux-fortes de Goya. La couchette en fer, la table bien rangée, la bibliothèque garnie de livres, le rouge du carrelage apparu comme un encadrement au tapis du milieu, – combien Claude avait aimé ce décor intime, et sur la porte cette phrase de l'Imitation écrite enfantinement par René: Cella continuata dulcescit! L'évocation de ces images modifia soudain la pensée de l'écrivain, qui se sentit, d'ironique, devenir triste, à l'idée qu'en effet cette entrée dans le monde par la porte du salon Komof était un gros événement pour un enfant de vingt-cinq ans et qui avait toujours vécu là. Quelle âme nourrie d'idéal il allait apporter dans cette société de luxe et d'artifice, recrutée par la comtesse!

– « Jamais de mon avis, » se dit-il, tiré de sa rêverie par le grincement du pêne sur la serrure, et poussant la grille… « Puisque c'est moi qui lui ai conseillé de sortir, qui l'ai habillé pour ce soir. » – Il avait en effet conduit René chez son tailleur, son chemisier, son bottier, son chapelier, afin de procéder à ce qu'il appelait plaisamment son investiture… – « Il fallait penser auparavant aux dangers de cette rencontre avec le monde… Et quel triste don de prévoir le pire! On le présentera à quatre ou cinq femmes, il sera invité à dîner deux ou trois fois, il oubliera de mettre des cartes, il oubliera… et on l'oubliera… »

Il s'était engagé dans l'allée, puis il avait sonné à une première porte à droite qui était celle des Fresneau, avant la loge du concierge. Cette bizarre disposition des lieux s'expliquait par l'existence d'un second petit jardin et d'une seconde maison, desservis également par la grille de la rue Coëtlogon. La personne qui vint lui ouvrir était une grosse et lourde fille de trente ans, à la taille courte, aux épaules carrées, avec un visage tout d'une pièce, qu'encadrait un serre-tête de forme auvergnate et qu'éclairaient deux yeux bruns d'une simplicité animale. Cette physionomie campagnarde exprimait une instinctive défiance, comme le geste par lequel la fille entre-bâillait à demi la porte au lieu de l'ouvrir largement, comme le clignement de ses paupières tandis qu'elle élevait la lampe à pétrole un peu haut afin de jeter la pleine lumière sur le visiteur. Elle reconnut Claude, et sa large face s'anima d'une bienveillance qui révélait la faveur dont l'écrivain jouissait dans l'intérieur des Fresneau. La fille sourit en montrant des dents blanches et petites, des dents de bête; il lui en manquait une derrière chaque œillère.

– « Bonsoir, Françoise, » dit le jeune homme, « votre maître est-il prêt? »

– « Tiens… C'est M. Larcher, » fit joyeusement la bonne; « il est paré, » ajouta-t-elle, « et gentil comme un Jésus… Vous allez trouver la compagnie dans la salle à manger… Attendez que je vous débarrasse de votre veste… Ah! Marie, Joseph! mon pauvre Monsieur, c'est ça qui doit vous peser sur le dos!.. »

La familiarité de cette servante à tout faire, débarquée tout droit chez les Fresneau, du village d'Auvergne dont était le professeur, et installée dans la maison depuis quinze ans comme chez elle, amusait toujours Claude Larcher. C'était un de ces lettrés trop raisonneurs, qui raffolent du naturel, sans doute parce qu'il les repose du travail desséchant et ininterrompu de leur propre cerveau. Il arrivait à Françoise de lui parler de ses propres ouvrages en des termes d'une prodigieuse bouffonnerie, ou d'exprimer, avec une ingénue naïveté, la crainte dont elle était poursuivie, celle que l'auteur dramatique ne la mît dans quelque pièce de théâtre; ou bien encore elle appliquait à des phrases littéraires, ramassées en servant à table, cet étrange pouvoir de déformation propre aux gens du peuple. Claude se rappelait l'avoir entendue qui, pour vanter l'ardeur au travail de René, disait: « Il s'identifrise avec ses héros. » Il en riait encore. Elle disait « ceuiller » pour « cuiller, » « engratigner » pour « égratigner, » « archeduc » pour « aqueduc, » « voyager en coquelicot » pour « incognito, » et une foule de locutions du même genre que l'écrivain s'amusait à inscrire sur un de ses innombrables calepins à notes, pour un roman qu'il ne finirait jamais. Aussi se complaisait-il d'ordinaire à provoquer ce bavardage. Il ne le fit pas ce soir-là, dominé par l'impression de mélancolie que lui avait causée la subite idée de son rôle de tentateur mondain. Pendant que Françoise suspendait son pardessus à une des patères, il regardait le couloir qu'il connaissait pourtant si bien et sur lequel ouvraient les portes des diverses chambres. Celle du poète, au fond à droite, était exposée au midi; les Fresneau se contentaient d'une autre chambre, plus étroite, au nord, à côté de laquelle se trouvait celle de leur fils, Constant, un petit garçon de six ans, moins cher à Émilie que ne l'était René. Les causes de cette affection passionnée de la sœur pour le frère, Claude les savait, détail par détail, comme il savait l'histoire de cette famille. Et cette histoire touchante, modeste et simple, ne justifiait que trop son remords de venir arracher de cet asile celui en qui elle se résumait toute.

Le père d'Émilie et de René, avoué à Vouziers, était mort misérablement, à la suite d'excès de boisson. L'étude vendue, toutes les dettes payées et grâce à la réalisation de quelques biens-fonds, la veuve de ce viveur de province avait eu à elle environ cinquante mille francs. Le séjour de Vouziers lui rappelant de trop cruels souvenirs, elle était venue, avec ses deux enfants encore tout jeunes, s'établir à Paris. Elle y avait un frère, l'abbé Taconet, prêtre très distingué, ancien élève de l'École normale, entré dans les ordres subitement, et sans que rien eût expliqué cette résolution à ses camarades qui le virent, avec non moins de stupeur et presque aussitôt après sa sortie de Saint-Sulpice, ouvrir, rue Cassette, un établissement d'éducation. Catholique convaincu, mais très libéral et tout voisin du gallicanisme, l'abbé Taconet avait compris que beaucoup de familles de la riche bourgeoisie hésitent entre les collèges purement laïques et les collèges purement religieux, sans trouver, ni dans les uns ni dans les autres, de quoi répondre à leur double besoin de christianisme traditionnel et de développement moderne. Il n'avait pris la soutane que pour réaliser plus aisément un projet d'harmonie entre ces deux courants opposés, et toute son ambition fut satisfaite le jour où il fonda, en compagnie de deux prêtres plus jeunes, un externat ecclésiastique, dont les élèves devaient suivre les cours du lycée Saint-Louis. Le succès de cette École Saint-André – l'abbé Taconet l'avait baptisée ainsi du nom de son patron, – fut si rapide, que, dès la troisième année, trois petits omnibus à un cheval étaient nécessaires pour prendre les élèves à leur domicile et les y ramener. La possibilité de donner à son fils, alors âgé de dix ans, une éducation exceptionnelle, fut une des raisons qui décidèrent madame Vincy à choisir Paris comme lieu de résidence, d'autant plus que les seize ans d'Émilie assuraient à la mère une aide précieuse dans la tenue d'une nouvelle maison. Sur les conseils de l'abbé Taconet, que le maniement des fonds de son collège rendait bon administrateur, elle plaça les cinquante mille francs de sa fortune en rentes italiennes, qui valaient à cette époque soixante-cinq francs. Le ménage de la veuve eut ainsi deux mille huit cents francs par an à dépenser. Le secret du culte idolâtre dont Émilie enveloppait son jeune frère dérivait tout entier de la masse de sacrifices quotidiens représentés par ce chiffre de revenus. Dans la vie du cœur, on court après sa souffrance, comme on court au jeu après son argent. Madame Vincy était tombée malade, presque aussitôt après l'installation à Paris, qui s'était faite en 1863, dans cette même maison de la rue Coëtlogon, mais au troisième étage. Jusqu'en 1871, date où mourut la pauvre femme, la jeune fille dut suffire à ce triple devoir: soigner sa mère alitée, veiller au minutieux détail d'un ménage où cinquante centimes étaient une somme, suivre l'éducation de son frère, heure par heure. Et elle avait mené cette dure tâche jusqu'au bout, sans que la fatigue d'une telle existence, qui pâlissait un peu le rose de ses joues amincies, lui arrachât une seule plainte. Elle avait ressemblé à ces ouvrières des vieilles chansons parisiennes, qui se consolent des lassitudes d'un âpre et continu travail, pourvu qu'elles aient une fleur épanouie sur le rebord de leur fenêtre. Sa fleur, à elle, avait été ce jeune frère, charmant enfant aux beaux yeux mobiles, qui avait tout de suite récompensé la douce Émilie de son dévouement par ces succès de collège, – solennelles réjouissances pour les femmes de l'humble bourgeoisie, si dépourvues de fêtes. Très jeune, ce frère avait commencé d'écrire des vers, et l'heureuse Émilie avait été la confidente des premiers essais du jeune homme. Aussi, lorsqu'elle fut demandée en mariage par Fresneau, dans les six mois qui suivirent la mort de la mère, elle mit à son consentement cette première condition que le professeur, agrégé de la veille, ne quitterait point Paris, et que René continuerait de vivre avec eux, sans prendre aucune carrière que celle des lettres. Fresneau accepta cette exigence avec délices. Il était de ces gens très bons et très simples qui savent aimer, c'est-à-dire qu'ils admettent, sans discussion, les moindres désirs de ceux qu'ils aiment. Il s'était pris au charme d'Émilie, sans rien oser lui en dire, depuis l'époque où il avait connu la famille Vincy, par suite du hasard qui avait fait de lui le répétiteur de René, à l'école Saint-André, en 1865. Cet homme déjà tout voisin de la quarantaine, avait été attiré vers la jeune fille par une communauté singulière de destinée. N'avait-il pas renoncé de son côté à toute espérance égoïste, à toute aspiration personnelle, dans le but de payer les dettes de son père, ancien chef d'institution tombé en faillite? De 1858 à 1872, date de son mariage, le professeur avait éteint pour vingt mille francs de créances, et il avait vécu – avec des leçons qui lui rapportaient cinq francs, l'une dans l'autre! Si l'on ajoute au chiffre d'heures de travail qu'un pareil résultat représente, le chiffre des heures nécessaires à la préparation des cours, à la correction des copies, aux allées et venues d'un endroit dans un autre, – il était arrivé à Fresneau d'avoir durant la même matinée une répétition rue Cassette, une seconde aux Ternes et une troisième près du Jardin des Plantes, – on aura le bilan d'une de ces existences, comme il s'en rencontre beaucoup dans l'enseignement libre, qui finissent par user les plus puissants organismes. La passion pour Émilie avait été le roman de cette vie, trop absorbée jusqu'alors pour que la rêverie y trouvât place. L'abbé Taconet avait fait ce mariage, et René Vincy avait compté un esclave de plus de son génie!

Claude Larcher n'ignorait aucun de ces petits faits, qui tous avaient eu leur importance pour le développement du talent et du caractère du jeune poète. Durant la minute que Françoise employait à suspendre son pardessus, et rien qu'à jeter un regard sur le couloir à demi éclairé, les moindres aspects de cette espèce d'antichambre commune revêtaient pour lui une signification morale. Il savait pourquoi, dans les crans du porte-cannes placé au coin de la porte, on voyait, à côté d'un gros parapluie d'alpaga au manche lourd, employé par le professeur, le bois élégant d'un mince parapluie anglais, choisi par madame Fresneau pour son frère. Il savait que cette même main d'une sœur idolâtre avait offert à René cette fine béquille à tête d'écaille qui coûtait sans doute trente fois plus cher que le solide et simple bâton utilisé par Fresneau dans les beaux jours. Il savait que les livres du professeur, après avoir longtemps subi, dans ce couloir et sur les planches d'un casier de planches noircies, tous les hasards de la poussière, avaient fini par être exilés même du couloir dans un cabinet obscur, et ce couloir abandonné aux fantaisies décoratives de René, qui en avait garni les murs avec des gravures de son choix. C'était toute une suite des admirables lithographies de Raffet sur le grand Empereur, qui avaient dû révolter le républicain Fresneau. Mais Claude savait aussi que Fresneau serait précisément le dernier à s'étonner du constant sacrifice de toute la maisonnée à ce frère, dont il avait fait son Dieu, par tendresse pour Émilie, comme la servante, comme l'oncle lui-même. Car l'abbé Taconet avait subi lui aussi l'ascendant de la nature et du talent du jeune homme. Il s'était dit que son neveu possédait de petites rentes, qu'à l'heure actuelle la modeste somme placée sur ses conseils en Italiens rapportait trois mille francs, qu'il laisserait lui-même une fortune analogue. L'éducation chrétienne de René n'était-elle pas une garantie que son talent d'écrire serait mis au service des idées de l'Église? Et le prêtre avait contribué pour sa part à pousser le poète dans ce difficile chemin de la littérature où cet enfant privilégié n'avait rencontré jusqu'ici que du bonheur. Et tout ce bonheur, composé de pur dévouement, de tendre affection, de gâteries familiales, de tiède, de réchauffante confiance, Claude en comprenait le prix mieux que personne, lui qui avait dû, orphelin de père et de mère, se battre tout seul, dès sa vingtième année, contre les souillures, les cruautés et les désenchantements de la vie d'artiste pauvre à Paris. Il ne venait jamais chez les Fresneau sans éprouver une sorte d'attendrissement qui lui serra le cœur, cette fois encore, – attendrissement qui le portait d'habitude à rire très haut et à étaler le scepticisme le plus desséché. Il était ainsi, trop énervé pour que la moindre émotion ne lui fît point mal, à en crier, et, par désespoir de dompter jamais cette excessive sensibilité, calomniant son cœur le plus qu'il pouvait.




II

ÂMES NAÏVES


Ce fut donc avec une mine souriante, presque railleuse, que Claude entra dans l'étroite salle à manger où se trouvait rassemblée « la compagnie, » comme disait Françoise: René d'abord, le héros de ce qui semblait à toute la maison une aventure extraordinaire, madame Fresneau et son mari, enfin madame Offarel, la femme d'un sous-chef de bureau au ministère de la guerre, avec ses deux filles, Angélique et Rosalie. Ces six personnes étaient rangées autour de la table en noyer, et assises sur des chaises du même bois que recouvrait une étoffe en crin noir rendue luisante par l'usage. Ce mobilier de salle à manger, acheté par l'avoué de province lors de son installation, s'était conservé intact depuis le départ de Vouziers, grâce à des soins d'une minutie hollandaise. Un poêle mobile, engagé dans la cheminée, alourdissait l'atmosphère de la pièce déjà resserrée, et attestait l'économie de la ménagère. Émilie n'admettait le feu de bois que dans la chambre de René. Une lampe de porcelaine suspendue à des chaînettes de cuivre éclairait le cercle des têtes qui se tournèrent du côté du visiteur, et ses derniers reflets venaient mourir sur le mur tendu d'un papier à ramages jaunâtres où miroitaient quelques plats anciens. Sous ce coup de lumière, les jeux divers des physionomies apparurent plus vivement à l'écrivain qui entrait. D'ailleurs, les sympathies et les antipathies ne se dissimulent guère dans le petit monde: l'animal humain y est moins apprivoisé, moins usé aussi par le mensonge continu des politesses. Émilie tendit la main à Claude, geste rare chez elle, avec un sourire ouvert sur ses lèvres heureuses, avec un éclair dans ses yeux bruns; tout son être exprimait sa franche joie à voir quelqu'un par qui elle sentait son frère aimé.

– « N'est-ce pas, que son habit lui va bien?.. » Ce fut un des premiers mots qu'elle dit au nouveau venu, avant qu'il eût échangé les premiers saluts avec les assistants et pris place lui-même dans le cercle. Et c'était vrai que René présentait en ce moment un exemplaire accompli de cette sorte de créature si rare à Paris: un beau jeune homme. À vingt-cinq ans, l'auteur du Sigisbée offrait encore aux regards ce front sans rides, ces joues fraîches, cette bouche pure et ces yeux clairs qui témoignent d'une âme entière et d'un tempérament inattaqué. Il ressemblait beaucoup au médaillon, trop peu connu, que le sculpteur David a exécuté d'après Alfred de Musset adolescent. Mais la chevelure épaisse de René, sa barbe blonde et déjà abondante, ses épaules carrées, corrigeaient, par un air de robustesse et de santé, ce que le masque du poète des Nuits garde d'un peu efféminé, de presque trop frêle. Les yeux surtout, d'un bleu d'ordinaire très sombre, traduisaient en ce moment un bonheur naïf et sans mélange, et l'exclamation d'Émilie était justifiée par une grâce native qui se révélait même sous le frac de soirée et dans cette tenue inusitée. La prévoyance de la tendre sœur était allée jusqu'à songer aux petits boutons d'or du plastron et des manchettes, qu'elle avait achetés, sur ses économies, chez un bijoutier de la rue de la Paix, après avoir demandé mystérieusement conseil à Claude. C'était elle-même qui avait noué le nœud de la cravate de son frère, elle-même qui avait inspecté cette toilette de mondain avec les mêmes soins qu'elle avait mis, quatorze ans plus tôt, à inspecter la toilette de premier communiant de ce frère idolâtré.

– « Pauvre sœur, » fit ce dernier avec un joli rire qui découvrit ses dents blanches et bien rangées, « pardonnez-lui, Claude, je suis sa seule coquetterie… »

– « Hé bien! Vous nous débauchez encore René? » dit à son tour Fresneau en prenant la main de Larcher. Le professeur commençait à grisonner. Il était très grand et lourd d'encolure, avec des cheveux mal peignés et une barbe non faite. Il avait, étalées devant lui et couvertes de notes au crayon, des feuilles de papier à grandes marges, ses copies du lendemain. Il les ramassa en ajoutant: « Vous ne connaissez plus cette corvée de la correction des devoirs, heureux homme!.. Prenez-vous un petit verre pour vous réchauffer? » Il soulevait un carafon à demi rempli d'eau-de-vie et qui était demeuré, le café une fois emporté, sur la table de cette pièce qui servait de salon, dans le train ordinaire de la vie. – Le vrai salon, situé lui aussi sur le devant, n'était occupé que dans les occasions solennelles… – « Une cigarette?.. » ajouta Fresneau en tendant un bol rempli d'un tabac brunâtre qui s'échevelait autour d'un cahier de papier.

Claude eut un geste de dénégation, tout en s'inclinant pour saluer les trois autres dames, sans qu'aucune lui tendît la main. Elles travaillaient, la mère à un bas de laine bleue qu'elle tricotait en grattant par moments sa tête avec une des aiguilles, les deux demoiselles à un ouvrage de broderie appliqué sur de la toile cirée verte. Les cheveux de la mère étaient tout blancs, sa figure ridée et carrée; à travers les lunettes qui se tenaient tant bien que mal sur son nez un peu court, ses yeux envoyèrent à l'arrivant un regard de profonde aversion. Une des deux filles, Angélique, réprima un sourire parce que l'écrivain, en s'asseyant entre Émilie et René, avait dit: « Je me mettrai ici… » et prononcé mettrai comme si l'e de ce mot eût été muet, – incorrigible défaut dès longtemps remarqué par la jeune personne. Elle appartenait, avec ses yeux noirs, à la fois futés et fugaces, avec ses rougeurs aussi faciles que ses rires, à la grande espèce des timides moqueuses. Quant à la seconde des deux sœurs, Rosalie, elle avait incliné la tête sans lever ses beaux yeux, aussi noirs que ceux de sa sœur, mais d'une expression douce et craintive. Quelques minutes plus tard les paupières qui voilaient ses yeux se déplièrent, elle regarda du côté de René, et son aiguille trembla entre ses doigts en suivant le dessin qui indiquait la préparation de la broderie. Elle pencha sa tête davantage encore, et ses cheveux châtains brillèrent sous la lampe. Rien de ce petit manège n'avait échappé à Claude. Il connaissait de longue date les habitudes et les caractères de ces dames Offarel, – comme disait Fresneau avec une formule toute provinciale. Elles avaient dû venir dès sept heures, aussitôt après leur dîner pris dans leur appartement de la rue de Bagneux, tout auprès. Le père Offarel les avait amenées; il avait gagné de là le café Tabourey, au coin de l'Odéon, et il y lisait avec conscience tous les journaux. Claude n'avait pas eu beaucoup de peine à deviner que la vieille madame Offarel nourrissait le rêve d'un mariage entre Rosalie et René; il soupçonnait son jeune ami d'avoir encouragé cette espérance par un goût instinctif pour le romanesque, et il ne doutait pas que Rosalie ne se fût prise, elle, plus sérieusement qu'il n'aurait fallu, à l'attrait de l'esprit et de la jolie physionomie du poète. Il sentait si bien que la jeune fille l'aimait et le redoutait à la fois, lui, Claude Larcher. Elle l'aimait parce qu'il était dévoué à René; elle le redoutait parce qu'il entraînait ce dernier dans un courant nouveau d'événements. Pour l'innocente enfant, comme pour tous les membres de ce petit cercle, la soirée chez madame Komof revêtait les apparences d'une expédition lointaine, dans un pays fantastique et inexploré. Chacun y plaçait des espérances chimériques ou des appréhensions folles. Émilie Fresneau, qui avait toujours caressé pour son frère des ambitions démesurées, le voyait accoudé à une cheminée, disant des vers au milieu d'une assemblée de duchesses, aimé par une « princesse russe. » Quand elle prononçait ces deux mots, l'inconnu de toutes les supériorités sociales se développait devant ses songes. Rosalie, elle, était la victime de la plus aiguë des perspicacités, celle de la femme qui aime. Les yeux de René l'épouvantaient, quoiqu'elle se le reprochât, par la joie absolue qu'ils exprimaient d'aller dans un monde où elle, sa demi-fiancée, ne pouvait pas aller. Ils étaient bien autrement liés que n'imaginait Claude, s'étant fait l'un à l'autre des promesses secrètes, par un soir de printemps de l'année dernière. René, à ce moment-là, était inconnu. Elle l'avait pour elle toute seule. Il trouvait tout charmant d'elle, et tout insipide sans elle. Aujourd'hui elle entrevoyait, du fond d'une ignorance qu'illuminait son inconsciente jalousie, de quelles dangereuses comparaisons elle était menacée. Avec ses robes coupées à la maison et où gauchissait sa jolie taille, avec ses chaussures achetées toutes faites et où se perdait son pied menu, avec la modestie de ses cols blancs et de ses pauvres manchettes, elle se sentait comme devenir humble à la pensée des grandes dames qu'allait rencontrer René. Voilà pourquoi son aiguille tremblait, pourquoi ses paupières battaient plus vite, pourquoi son cœur se serrait d'une vague épouvante, tandis que le professeur insistait afin que Claude acceptât un verre de liqueur et roulât une cigarette de maryland:

– « C'est de l'excellente eau-de-vie de cidre qu'un de mes élèves m'a envoyée de Normandie… Non vraiment?.. Mais vous l'aimiez autrefois… Vous rappelez-vous lorsque nous donnions des cours chez le Vanaboste?.. Quatre heures par jour, y compris le jeudi, et les copies. Cent cinquante francs par mois!.. Étions-nous gais en ce temps-là?.. Nous avions un quart d'heure entre les deux classes, durant lequel vous me conduisiez rue Saint-Jacques, je vois encore la petite salle du café, boire un verre de cette eau-de-vie pour nous soutenir. Vous appeliez cela vous durcir l'artère, sous prétexte que l'homme a l'âge de ses artères et que l'alcool diminue leur élasticité… »

– « J'avais douze ans de moins, » dit Claude en riant de ce souvenir, « et pas de rhumatismes… »

– « Ça ne doit pas être très sain, » reprit aigrement madame Offarel, « de sortir presque tous les soirs, et ces grands dîners, avec leurs vins fins et leur cuisine épicée, voilà qui vous brûle le sang. »

– « Laissez donc, » fit Émilie avec vivacité, « nous avons eu le plaisir d'avoir M. Larcher à notre table, vous ne savez pas comme il est sobre… Et puis, on peut bien se coucher un peu tard, quand on a la liberté de dormir la grasse matinée. René nous a dit que c'est si tranquille chez vous, » ajouta-t-elle en s'adressant à l'écrivain d'une manière directe, « et si charmant… »

– « Si tranquille, oui… J'ai déniché un petit appartement dans un vieil hôtel de la rue de Varenne, dont je me trouve être aujourd'hui par hasard le seul locataire. Quand les persiennes sont fermées, je pourrais me croire au milieu de la nuit. Je n'entends que les sonneries des cloches d'un couvent qui est tout auprès, et la rumeur de Paris, si loin, si loin. »

– « J'ai toujours ouï dire qu'une heure de sommeil avant minuit vaut mieux que deux après, » interrompit la vieille dame que la douceur de Claude exaspérait. Elle lui en voulait, sans trop en comprendre la vraie raison, moins encore pour l'influence exercée sur René que par une profonde antipathie de nature. Elle se sentait étudiée par ce personnage aux yeux inquisiteurs, aux manières recherchées, aux sourires pour elle inexplicables; elle en éprouvait une impression de malaise qui se traduisait en brusques attaques. Elle ajouta: « D'ailleurs M. René n'aura pas ce repos ici. À quelle heure finira cette soirée chez cette comtesse?.. » Elle prononçait c'te pour cette, comme les gens du peuple.

– « Je ne sais pas, » répartit Claude que les rancunes mal dissimulées de son ennemie divertissaient, « on jouera le Sigisbée vers les dix heures et demie… et on soupera vers les minuit et demi, une heure… »

– « M. René sera couché vers les deux heures, alors, » reprit madame Offarel avec cette visible satisfaction d'une personne agressive qui assène à un interlocuteur quelque argument irréfutable, « et comme M. Fresneau s'en va vers les sept heures et que, dès les six, Françoise est là à faziller… »

– « Allons, allons, une fois n'est pas coutume, » fit Émilie avec une certaine impatience, en coupant la parole à la grondeuse, dont elle prévoyait quelque algarade, et pour changer le cours de la causerie en flattant une manie de la vieille dame: – « Vous ne nous avez pas dit si Cendrillon est revenue définitivement? »

Cendrillon était une chatte grise qui avait été donnée par madame Offarel à un jeune homme de leurs amis, un monsieur Jacques Passart, professeur de dessin, qu'un goût commun pour l'aquarelle avait lié avec le sous-chef de bureau. C'étaient là les deux vices du ménage: la peinture pour le mari, qui lavait ses paysages jusque dans son bureau; la gent féline pour la femme, qui avait eu jusqu'à cinq pensionnaires de cette espèce dans le logement de la rue de Bagneux, – un rez-de-chaussée comme celui des Fresneau, et agrémenté aussi d'un jardinet. Jacques Passart, qui nourrissait pour Rosalie un amour malheureux, s'était si souvent confondu en exclamations devant la gentillesse de Cendrette ou Cendrinette, comme disait madame Offarel, que cette dernière lui avait donné la petite chatte. Après un séjour de trois mois dans la chambre que Passart occupait à un cinquième étage de la rue du Cherche-Midi, la pauvre Cendrillon avait fait ses petits. On lui en avait tué deux sur trois, et elle s'était sauvée, emportant le troisième. Passart n'avait pas osé parler de cette fuite. Deux jours après, madame Offarel avait entendu un grattement à la porte du jardin. « C'est singulier, » avait-elle dit en vérifiant le nombre des chats étendus, l'un sur le duvet de son lit, l'autre sur l'unique canapé, le dernier sur le marbre de la cheminée. « Ils sont là tous trois, et l'on gratte. » Elle avait ouvert, et Cendrillon était entrée, dressant son museau, arquant son dos, frottant sa tête contre son ancienne maîtresse, enfin mille amitiés qui avaient ravi la bonne dame. Puis, le lendemain matin, plus de Cendrillon. Cette visite, rendue plus mystérieuse par l'aveu que Passart avait dû faire de sa négligence à surveiller la précieuse chatte, avait été, la veille, un objet d'interminables raisonnements de madame Offarel à Émilie, et le fait de n'en avoir pas encore parlé de la soirée, révélait toute l'importance attachée par la mère de Rosalie à l'entrée de René dans le beau monde, comme elle disait encore:

– « Ah! Cendrillon!.. » reprit-elle, avec un mélange de son aigreur actuelle et de l'enthousiasme que lui inspirait le souvenir de la gracieuse bête. « Mais monsieur René se la rappelle-t-il seulement? » Et, sur un signe du jeune homme qu'il n'avait pas oublié cette intéressante personne: « Hé bien! elle est revenue, ce matin, avec son petit, qu'elle tenait dans sa gueule et qu'elle a mis à mes pieds pour me l'offrir… Oui, elle me regardait… Elle était venue, l'autre jour, afin de voir si je voulais bien encore d'elle, et maintenant elle me demandait de prendre aussi son chaton… Ça vaut mieux d'aimer les bêtes que les gens, » ajouta-t-elle en manière de conclusion, « elles sont plus fidèles. »

– « Admirable trait d'instinct! » s'écria Fresneau qui recommençait de zébrer ses copies d'indications cabalistiques. « Je le citerai à mon cours… » – Le pauvre homme, sorte de maître Jacques du professorat, enseignait la philosophie dans une école préparatoire au baccalauréat, le latin ailleurs, ailleurs encore l'histoire, et jusqu'à l'anglais qu'il savait à peine prononcer. À ce régime il avait contracté cette habitude, propre aux vieux universitaires, de conférencer à perte de vue et à toute occasion. Ce merveilleux retour de Cendrillon au logis natal lui fut un texte à disserter indéfiniment. Il allait, racontant anecdotes sur anecdotes, et oubliant ses copies, – en apparence; car l'excellent homme, et si faible qu'il n'avait jamais su tenir en paix une classe de dix élèves, trouvait à son service toutes les finesses de l'observateur lorsqu'il s'agissait de sa femme. Tandis que son crayon courait dans les marges des devoirs de ses écoliers, il avait perçu distinctement l'hostilité de madame Offarel et deviné à l'accent d'Émilie qu'elle n'était pas rassurée sur l'issue d'une conversation engagée de la sorte. Et le professeur prolongeait son monologue pour donner aux nerfs de l'acariâtre bourgeoise le temps de se calmer. Il n'eut pas à soutenir ce rôle bien longtemps. Un nouveau coup de sonnette retentit…

– « C'est papa, il est dix heures moins un quart! » s'écria Rosalie. Elle aussi avait souffert de l'aigreur de sa mère vis-à-vis de Claude et de René. Et l'arrivée de son père qui devait donner le signal du départ lui apparaissait comme une délivrance, – elle pour qui s'en aller de la maison des Fresneau était d'ordinaire un crève-cœur. Mais elle connaissait sa mère, et elle sentait, d'instinct plus que de raisonnement, combien l'amertume de ses remarques devait paraître mesquine et déplaisante à René. Il n'avait que trop de motifs pour ne plus se complaire dans leur société! Elle se leva donc en même temps que son père entrait dans la salle. C'était un homme long et sec, avec un de ces visages comme évidés qui rappellent nécessairement le type immortel de don Quichotte: un nez en bec d'aigle, des tempes creusées, une bouche un peu tirée, et, dominant le tout, un de ces fronts fuyants, chimériques, dont il semble que les manies et les idées fausses en ont raviné toutes les rides et soulevé toutes les bosses. Celui-ci joignait à son innocente passion d'aquarelliste en chambre, la ridicule infirmité de ramener sans cesse la conversation sur ses maladies imaginaires.

– « Il fait très froid ce soir, » fut son premier mot, et tout de suite, s'adressant à sa femme: « Adélaïde, as-tu de la teinture d'iode à la maison? Je suis sûr que j'aurai ma crise de rhumatismes demain matin. »

– « Votre voiture est-elle chauffée? » dit Émilie à Claude, sur cette exclamation.

– « Oui, Madame, » fit l'écrivain, et, consultant sa montre: « Il faut même la gagner, cette voiture, si nous ne voulons pas être en retard… » Tandis qu'il prenait congé de tout le petit cercle, et qu'Émilie le reconduisait, René avait disparu de son côté, sans serrer la main à personne, par la porte qui donnait de la salle à manger dans sa chambre. « Il est sans doute allé prendre son pardessus, il va revenir, » pensait Rosalie; « il n'est pas possible qu'il parte sans me dire adieu, d'autant plus qu'il ne m'a pas regardée de tout ce soir. » Et elle continuait son ouvrage tandis que Fresneau accueillait le sous-chef de bureau avec la même offre qu'il avait eue pour son ami:

– « Un petit verre pour chasser ce froid? »

– « Une larme, » fit l'employé.

– « À la bonne heure, » reprit le professeur, « vous n'êtes pas comme Larcher, qui a méprisé mon eau-de-vie. »

– « M. Larcher? » dit l'employé. « Vous ne savez pas sa boisson ordinaire?.. Hé! hé! » ajouta-t-il d'une voix plus basse et en regardant du côté du corridor prudemment, « j'ai lu ce soir même un article de journal où il est joliment arrangé. »

– « Conte-nous ça, petit père, » fit madame Offarel en posant son ouvrage sur ses genoux, pour la première fois de la soirée, et laissant paraître sur son visage la joie naïve de ses mauvais sentiments, comme elle avait montré tout à l'heure sa naïve affection pour la petite chatte.

– « Il paraît, » reprit le vieil homme en soulignant ses mots, « que, dans les salons où va M. Larcher, on lui donne à boire, au lieu de tasses de thé, des verres de sang. »

– « Des verres de sang? » interrogea Fresneau abasourdi de cet étrange racontar, « et pourquoi faire? »

– « Pour le soutenir, donc, » dit vivement madame Offarel, « vous n'avez pas vu cette mine? Ah! il doit en mener une jolie vie! »

– « Il paraît encore, » continua le narrateur qui tenait à placer quelques anecdotes de plus, avec cette basse ardeur de crédulité propre aux bourgeois, aussitôt qu'il s'agit d'une des innombrables calomnies d'envieux auxquelles sont en proie les hommes connus, « il paraît qu'il vit entouré d'une cour d'adoratrices, et qu'il a trouvé un moyen sûr de faire un succès aux moindres pages qui sortent de sa plume. Il fait tirer ses épreuves à des dizaines d'exemplaires qu'il porte chez chacune des dames qu'il connaît. On les étale sur un canapé et alors: Mon petit Larcher par-ci, mon petit Larcher par-là, vous changerez ce mot, vous enlèverez cette phrase… et il change le mot, et il enlève la phrase, et ces dames s'imaginent qu'elles sont un peu les auteurs de ce qu'il a écrit… »

– « Ça ne m'étonne pas, » dit madame Offarel, « il m'a tout l'air d'un fier intrigant. »

– « Ma foi, » reprit Fresneau, « je n'aime guère sa littérature, mais pour intrigant c'est une autre histoire! Il n'y a pas plus enfant que lui, ma pauvre madame Offarel. Quand je vois dans les journaux qu'il connaît le cœur des femmes… ce que je m'amuse! Je l'ai toujours vu amoureux des pires drôlesses, qu'il prenait consciencieusement pour des anges, et qui le trompaient, qui le lanternaient!.. René nous racontait l'autre jour qu'il passe toutes ses journées à se faire moquer de lui par cette petite Colette Rigaud, qui joue dans le Sigisbée, une farceuse qui lui grugera jusqu'à son dernier sou… »

– « Chut! » fit Émilie, qui rentra juste à temps pour entendre la fin de ce petit discours, et qui mit la main sur la bouche de son mari. « Monsieur Claude est notre ami, et je ne veux pas que l'on en parle… Mon frère m'a chargée de vous souhaiter le bonsoir à tous, » ajouta-t-elle, « ces deux messieurs se sont aperçus qu'il était plus tard qu'ils ne croyaient, et ils sont partis dare dare… Et mon aquarelle, qui doit représenter la dernière scène du Sigisbée, quand l'aurai-je? » demanda-t-elle au sous-chef de bureau.

– « Ah! la saison est mauvaise pour les études, » dit ce dernier, « il fait nuit si tôt, et nous sommes surchargés de besogne; mais vous l'aurez, vous l'aurez… Qu'as-tu, Rosalie? Tu es toute pâle. »

La pauvre jeune fille venait en effet d'éprouver une souffrance presque intolérable, à songer que René avait pu s'en aller ainsi, sans un mot pour elle, sans un regard. Sa gorge se serrait, des larmes lui venaient aux yeux. Elle eut la force de retenir ses sanglots cependant, et de répondre que la chaleur du poêle l'incommodait. Sa mère échangea avec Émilie un regard où se lisait un reproche si direct, qu'en dépit d'elle-même madame Fresneau détourna les yeux. Elle eut, elle aussi, une impression pénible, car elle aimait Rosalie. Mais elle avait toujours été opposée à ce mariage; il correspondait trop peu aux ambitieux projets qu'elle caressait vaguement pour son frère. Lorsque la mère et les deux filles se furent levées, qu'elles eurent mis leur chapeau et qu'elles vinrent dire l'adieu accoutumé, la jeune femme trouva dans cette impression de quoi embrasser Rosalie plus affectueusement que de coutume. Elle voulait bien la plaindre de souffrir pour René, mais cette pitié n'allait pas sans une certaine douceur, car la souffrance de la jeune fille prouvait l'indifférence du jeune homme, et, la porte refermée, ce fut avec une joie sans mélange dans ses clairs yeux bruns qu'elle dit à Françoise:

– « Vous aurez bien soin de ne pas faire de bruit demain matin? »

– « Pas plus qu'une mariée de minuit, » répondit la servante.

– « Ni toi non plus, mon gros lourdaud, » dit-elle à son mari, en rentrant dans la salle à manger où le professeur reprenait déjà la corvée de ses copies… « J'ai recommandé à Constant de s'habiller tout doucement pour aller à son cours… » – Elle ajouta, avec un sourire d'orgueil: « Quel triomphe pour René ce soir, à moins que ces gens du monde ne fassent la petite bouche! » Elle répétait une formule habituelle à Claude. – « Bah! ils ne pourront pas, ses vers sont si beaux, presque aussi beaux que lui!.. »

– « Sais-tu qu'il est à désirer que toutes ces dames ne le gâtent pas comme toi, » interrompit Fresneau, « il finirait par perdre la tête… Mais non, » continua-t-il pour flatter les sentiments de sa femme, « c'est si charmant de voir comme il reste simple, même dans son succès. »

Et Émilie embrassa son mari, pour cette phrase, tendrement.




III

UN AMOUREUX ET UN SNOB


Les deux écrivains étaient montés dans la voiture, qui roulait au grand trot de son cheval, par la rue du Cherche-Midi, pour attraper le boulevard Montparnasse, et suivre, en contournant les Invalides, la longue suite d'avenues qui va presque directement à l'Arc de Triomphe, en traversant la Seine au pont de l'Alma. Durant la toute première partie de ce trajet, ils se turent l'un et l'autre. René reconnaissait chaque détail de ce quartier, auquel se rattachaient tant de souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Une vague buée voilait les vitres du coupé, symbole physique de l'espèce de brume qui flottait entre sa vie actuelle et ce passé pourtant si voisin. Il n'était pas un des coins de cette rue du Cherche-Midi qui ne lui fût aussi familier que les murs de sa chambre, depuis le haut et sombre bâtiment de la prison militaire jusqu'à la boutique du marchand de vins, dont l'enseigne étale l'image d'une biche, jusqu'à l'entrée paisible de cette rue de Bagneux, où demeurait Rosalie. Le souvenir de cette amie qu'il avait quittée sans lui dire adieu, ce soir, traversa son esprit, mais il n'en souffrit pas. Il avait la sensation de rêver tout éveillé, tant le personnage promené jadis sur ces pavés, durant les années de son adolescence pauvre et obscure, ressemblait peu à celui qui était assis, à cette minute, sur les coussins du coupé de Claude Larcher, célèbre, car tout Paris avait applaudi sa piécette, – riche, car le Sigisbée, joué en septembre, lui avait déjà rapporté en février la somme, énorme pour lui, de vingt-cinq mille francs!.. Et cette source de revenus ne tarirait pas de sitôt. Le Sigisbée faisait spectacle avec une comédie en trois actes d'un auteur à la mode, Le Jumeau, qui tiendrait l'affiche bien longtemps. La vente de la brochure s'annonçait, elle aussi, comme devant être très fructueuse, et très fructueux les droits de représentation de province et de traduction à l'étranger. Ce n'était là qu'un début, et René tenait en réserve bien d'autres œuvres: un volume de poèmes philosophiques intitulé les Cimes, un drame en vers sur la Renaissance, intitulé Savonarole, et un roman de passion, à demi ébauché, dont il cherchait le titre. La voiture roulait, et à l'ivresse profonde des succès assurés, des projets démesurés, une autre griserie se mélangeait, toute nerveuse: celle d'aller dans le monde comme il y allait. Une jeune fille n'est pas plus émue à son premier bal que ne l'était ce grand enfant. Une espèce de fièvre le gagnait, qui abolissait presque en lui la personnalité. C'est le malheur et la félicité des poètes que ce pouvoir d'amplifier, jusqu'au fantastique, des impressions, par elles-mêmes médiocres jusqu'à la mesquinerie. De là dérivent ces passages subits, presque foudroyants, de l'espérance excessive aux excessifs dégoûts, et de l'engouement au désespoir, qui donnent à leur imagination, par suite à leur caractère et à leur sensibilité, une sorte de continuel va-et-vient, une absolue incertitude, terrible pour ceux et surtout pour celles qui s'attachent à ces âmes insaisissables. Il en est cependant, parmi ces âmes, chez qui cette dangereuse mobilité ne détruit pas la tendresse. C'était le cas pour René. L'involontaire comparaison entre son présent et son passé, soudain évoquée en lui par l'aspect familier des rues, ramena sa pensée vers l'ami plus âgé qui avait été la cause de cette volte-face de destinée. Il eut un de ces naïfs mouvements qui font le charme unique des natures très jeunes, parce que l'on y sent cette chose adorable et si rare dans la vie civilisée: la spontanéité, la liaison invincible entre l'être intérieur et l'être extérieur. Il prit la main de son compagnon qui se taisait aussi, et il la lui serra en disant:

– « Que vous avez été bon pour moi!.. Oui, » insista-t-il en voyant un étonnement dans les yeux de Claude, « si vous n'aviez pas été aussi indulgent à mes premiers essais, je ne vous aurais point porté le Sigisbée; si vous ne l'aviez pas présenté à Mlle Rigaud, il dormirait à cette heure-ci dans l'armoire aux manuscrits de quelque théâtre. Si vous n'aviez pas parlé de moi à la comtesse Komof, on ne jouerait pas ma pièce chez elle et je n'irais pas dans cette soirée… Je suis heureux, très heureux!.. Ah! mon ami, vous me trouverez nigaud comme un collégien… si vous saviez comme j'ai rêvé, dans ma jeunesse, de ce monde où vous me conduisez maintenant, où la toilette seule des femmes est une poésie, où les choses font un cadre exquis à la joie et à la douleur!.. »

– « Si ces femmes avaient seulement une âme de la même étoffe que leur robe!.. » interrompit Claude en ricanant…« Mais je vous admire, » continua-t-il; « est-ce que vous croyez par hasard que vous allez être du monde parce que vous serez reçu chez Mme Komof, une étrangère dont l'hôtel est un passage, ou chez une des cinq ou six curieuses que vous rencontrerez là, et qui vous diront qu'elles sont à la maison tous les jours avant le dîner? Vous irez dans le monde, mon cher, vous irez beaucoup, si ce sport vous amuse; vous n'en serez jamais, non plus que moi, non plus qu'aucun artiste, eût-il du génie, parce que vous n'y êtes pas né, tout simplement, et que votre famille n'en est pas. On vous recevra, on vous fera fête. Mais essayez donc de vous y marier, et vous verrez… Et c'est la grâce que je vous souhaite… Ces femmes que vous rêvez si délicates, si fines, si aristocratiques, bon Dieu! si vous les connaissiez! Des vanités habillées par Worth ou Laferrière… Mais il n'y en a pas dix qui soient capables d'une émotion vraie. Les plus honnêtes sont celles qui prennent un amant parce qu'elles y trouvent du plaisir. Si vous les disséquiez, vous trouveriez à la place du cœur la note de la couturière, une demi-douzaine de préjugés qui leur tiennent lieu de principes, la rage d'éclipser celle-ci ou celle-là… Sommes-nous assez bêtes tout de même d'être ici, dans cette voiture, deux hommes à peu près intelligents, qui avons du travail chez nous, et vous avec un frémissement dans le cœur, à l'idée d'aller vous mêler à de grandes dames ou soi-disant telles, et moi!.. »

– « Que vous a fait Colette aujourd'hui? » interrogea doucement René, que l'âpreté de la parole de son ami avait froissé comme il arrivait souvent; mais comment lui en aurait-il voulu de cette sorte d'hostilité contre ses illusions que Claude lui montrait ainsi? Presque toujours ces furieuses déclamations avaient pour cause, il le savait, une coquetterie de cette actrice dont le malheureux était follement épris, et qui se jouait de lui, tout en l'aimant elle-même, à sa manière. C'était une de ces passions à base de haine et de sensualité, qui dépravent le cœur en le torturant, et transforment celui qui les éprouve en une bête féroce. Un des traits particuliers à ces sortes d'amours, c'est qu'ils procèdent par crises aiguës et violentes, comme les images physiques dont ils se repaissent. Claude venait sans doute de voir tout d'un coup, dans un éclair, la physionomie de sa maîtresse, et une rage soudaine contre elle avait succédé en lui à la bonne humeur de sa visite chez les Fresneau, – rage qu'il aurait satisfaite en ce moment par n'importe quelle outrance de paradoxe. Il se rua aussitôt sur le chemin que son ami venait de lui indiquer, et, lui serrant le bras de toute sa force:

– « Ce qu'elle m'a fait?.. » dit-il en riant d'un rire de malade. « Voulez-vous apprécier cet analyste aigu du cœur de la femme, ce psychologue subtil, comme on m'appelle dans les articles, ce Jobard de la grande espèce, comme je m'appelle moi-même? Hélas! Mon intelligence ne m'a jamais servi qu'à éclairer mes bêtises!.. Vous ai-je raconté, » ajouta-t-il d'une voix plus basse, « que j'ai la honte d'être jaloux de Salvaney?.. Mais vous ne connaissez pas Salvaney, un élégant de la nouvelle école qui s'amuse, son carnet de chèques à la main, – à cinq louis près, et commun!.. Avec un nez comme un cornet, un front dénudé, de gros yeux à fleur de tête, le teint d'un bouvier!.. Mais voilà: il est anglomane, anglomane à faire paraître Français le prince de Galles… Il a passé l'année dernière trois mois à Florence, et je l'ai entendu lui-même se vanter de n'avoir pas mis, durant ces trois mois, une chemise qui n'eût été blanchie à Londres. Je vous prie de croire que dans ce monde qui vous fascine tant, un trait pareil fait plus d'honneur à un homme que d'avoir écrit le Nabab ou l'Assommoir, ces deux chefs-d'œuvres… Hé bien! ce personnage plaît à Colette. Il est dans sa loge autant que moi. Il la regarde avec ses yeux de buveur de wisky. C'est lui qui a inventé d'aller, après l'Opéra, en compagnie, boire de cet ignoble alcool dans un bar infect de la rue Lafayette; je vous y mènerai, vous jugerez le pèlerin… Et Colette s'y laisse conduire, et Colette va en coupé avec lui… – Ah çà! me dit-elle, vous n'allez pas en être jaloux, de celui-là? D'abord il sent le gin… – Elles vous disent cela, ces femelles, elles vous salissent jusque dans sa vie physique celui avec qui elles ont couché hier… Bref, ce matin, j'étais chez elle. Que voulez-vous? Je savais tout cela et je n'y croyais pas. Un Salvaney! Si vous le voyiez, vous comprendriez que ce n'est, en effet, pas croyable, et elle, vous la connaissez, avec ses beaux yeux tendres, sa beauté si fine, sa bouche à la Botticelli… Ah! quelle pitié!.. Oui, j'étais chez elle… On apporte une lettre. Le domestique, un nouveau venu et très mal stylé, dit stupidement: – C'est de M. Salvaney, on attend la réponse… – Elle venait de me jurer, entre deux baisers, qu'il ne s'était rien passé entre eux, rien, pas même une ombre d'ombre de cour. Elle tenait la lettre à la main. Je me dis, oui, j'eus la niaiserie de me dire: Elle va me tendre la lettre et j'y trouverai la preuve écrite qu'elle ne m'a pas menti, une preuve certaine, puisque Salvaney ne pouvait pas savoir que je verrais cette lettre. Elle tenait la lettre et elle me regardait. – C'est bien, fit-elle, je vais répondre. Vous permettez? ajouta-t-elle, et elle passa dans l'autre chambre… avec sa lettre! Vous croyez sans doute que j'ai pris mon chapeau et ma canne, et que je suis parti pour ne plus revenir, en me disant: Voilà une grande coquine!.. Je suis resté, mon cher ami; elle est revenue, elle a sonné, rendu la réponse au domestique, puis elle s'est avancée vers moi: Vous êtes fâché? m'a-t-elle dit. – Un silence. – Vous avez eu envie de lire cette lettre? – Un silence encore. – Non, continua-t-elle en fronçant ses jolis sourcils, vous ne la lirez pas, je l'ai brûlée. Elle ne contenait rien que la demande d'un échantillon d'étoffe pour un déguisement de bal, mais je veux que vous me croyiez sur parole… – Et ce fut dit, ce fut joué!.. Elle n'a jamais eu plus de talent. Ce que je lui ai répondu, ne me le demandez pas. Je l'ai traitée comme la dernière des dernières. Tout ce que j'ai dans le cœur pour elle de rancunes, de dégoûts et de mépris, je le lui ai craché à la figure, et puis, comme elle pleurait, je l'ai prise dans mes bras et je l'ai possédée, là, sur le canapé de ce fumoir où elle venait de me mentir ainsi et moi de l'insulter comme une fille… Suis-je assez bas?.. »

– « Mais vos soupçons étaient-ils justes? » demanda René.

– « S'ils étaient justes!.. » répondit Claude, avec cet accent de cruel triomphe que prennent les jaloux, lorsque leur affreuse frénésie de tout savoir les a conduits à reconnaître le bien fondé de leurs pires hypothèses. « Savez-vous ce que le billet de Salvaney demandait? Un rendez-vous… Et celui de Colette? Il fixait le rendez-vous… Je le sais, je l'ai fait suivre, oui, j'ai commis cette vilenie. Au sortir de la répétition, elle est allée chez lui, et elle y était encore à huit heures. »

– « Et vous ne rompez pas avec elle? » dit Vincy.

– « C'est fait, » répliqua Claude, « et pour toujours, je vous en donne ma parole. Seulement, je veux lui dire ce que je pense d'elle, une dernière fois. Ah! la gueuse! mais vous verrez comment je la traiterai ce soir… »

La lamentation de Claude trahissait une telle souffrance que l'allégresse de René en fut du coup toute diminuée… Le sentiment de pitié pour cet homme auquel il était profondément attaché, par ce lien de la reconnaissance si doux à un jeune cœur, se mélangeait à l'impression de dégoût que lui causait la honteuse duplicité de Colette. À ce moment, un obscur remords lui vint aussi, à se rappeler par contraste, le visage pur et l'âme fidèle de Rosalie. Mais ce ne fut qu'un frisson, vite dissipé par le spectacle de la volte-face à laquelle se livra aussitôt son compagnon. Ce diable d'homme, qui vivait uniquement sur ses nerfs, possédait le pouvoir de changer d'idées et de sentiments avec une rapidité déconcertante. Il venait de parler, avec un râle dans la voix, avec un désespoir dans le cœur que son ami savait sincère. Il fit claquer ses doigts, par un geste qui lui était familier quand il voulait reprendre courage; il dit simplement: « Allons, allons… » et il posa une question de littérature à l'autre stupéfié, si bien que les deux écrivains causaient du dernier roman d'un de leurs confrères, lorsqu'un arrêt de la voiture, obligée de prendre la file derrière d'autres, puis le glissement des roues sur du gravier, les avertit qu'ils étaient arrivés. René sentit son cœur battre de nouveau comme tout à l'heure, à petits coups secs et vibrants. La voiture s'arrêta devant un perron que protégeait une marquise, et ce fut, pour le jeune homme, une sensation de songe que de se trouver dans l'antichambre qu'il avait traversée une fois, mais de jour. Plusieurs domestiques en livrée se tenaient dans cette pièce, remplie de fleurs et chauffée par les invisibles bouches du calorifère. Les pardessus et les manteaux rangés sur une table et sur un des fauteuils témoignaient que la réunion devait être au complet dans les salons dont la rumeur arrivait jusque-là. Une jeune femme était dans cette antichambre, qu'un valet de pied débarrassait de sa fourrure, d'où elle sortit, les épaules nues, sa fine taille prise dans une robe toute rouge. Elle avait un profil délicat, un nez légèrement busqué, une bouche spirituelle. Des diamants brillaient dans ses cheveux d'un blond très doux. René la vit qui saluait Claude d'un signe de tête, et il se sentit pâlir, à rencontrer deux yeux qui se posaient sur lui indifféremment, des yeux d'un bleu tout clair, dans ce teint des blondes qu'il faut bien appeler, malgré la banalité de la métaphore, un teint de rose, car il en a la fine fraîcheur et la délicatesse.

– « C'est Mme Moraines, la fille de Victor Bois-Dauffin, l'ancien ministre de l'Empire. »

Cette phrase de Claude, jetée comme en réponse à une interrogation muette, devait souvent revenir à René. Il devait souvent se demander quel étrange hasard l'avait fait se rencontrer, à la première minute de son entrée à l'hôtel Komof, précisément avec celle des femmes réunies dans ces salons qui exercerait sur lui la plus profonde influence? Mais, sur la minute même, il n'éprouva aucun de ces pressentiments qui nous étreignent quelquefois, à nous trouver en face d'une créature qui nous sera très bienfaisante ou très funeste. La vision de cette belle jeune femme de trente ans, déjà disparue, tandis que Claude et lui attendaient les numéros de leurs pardessus, se confondit dans l'impression totale que lui donnait la nouveauté de toutes les choses autour de lui. Sans qu'il s'en rendît compte, la mollesse des tapis sous ses pieds, la magnificence de la décoration du vestibule, la hauteur des plafonds, la tenue des gens, les reflets des lumières, entraient pour beaucoup dans cette impression, étrangement mélangée de timidité torturante et de sensualité délicieuse. Lors de sa première visite chez la comtesse, il s'était déjà senti enveloppé par les mille atomes impondérables qui flottent dans l'atmosphère du grand luxe. Les personnes nées dans l'opulence ne perçoivent pas plus ces infiniment petits de sensation, que nous ne percevons le poids de l'air qui nous entoure. On ne sent rien de ce que l'on a senti toujours. Et les parvenus ne les racontent guère. Ils ont un instinct qui leur fait engloutir ces impressions-là dans le fond de leur cœur, comme plébéiennes et bourgeoises. René n'eut pas le temps d'ailleurs de réfléchir sur le plus ou moins de distinction du sentiment qui l'envahissait. Les portes s'étaient ouvertes de nouveau, et il entrait dans le premier salon, meublé avec cette somptuosité composite, propre aux grandes installations modernes, à Paris. Qui en a vu une en a vu cinq cents. Aux yeux du jeune homme, les moindres détails de cet ameublement devaient apparaître comme des signes de l'aristocratie la plus rare, depuis les vieilles étoffes des fauteuils jusqu'à la tapisserie à énormes personnages représentant un triomphe de Bacchus qui se déployait au-dessus de la cheminée. Ce premier salon, de dimension moyenne, communiquait, par une baie largement ouverte, avec un autre salon, beaucoup plus grand, celui-là, et où devaient s'être ramassés déjà tous les invités, à en juger par le brouhaha des conversations. René aperçut cet ensemble d'un regard, avec la surexcitation de facultés que certaines timidités affolantes donnent aux très jeunes gens; il vit la robe rouge de madame Moraines s'éloigner par la grande baie, au bras d'un habit noir, et devant la cheminée du petit salon, au pied de la tapisserie, la comtesse Komof qui causait au milieu d'un groupe, avec des jeux violents de physionomie et des gestes excessifs. C'était une femme d'un aspect presque tragique, grande, avec des épaules trop minces pour le reste de son corps, des cheveux blancs, un visage aux traits un peu forts et des prunelles grises d'un éclat insoutenable. Elle était vêtue d'une toilette sombre qui faisait encore mieux ressortir la magnificence des bijoux dont elle était couverte, et ses mains, qu'elle agitait tout en parlant, montraient des bagues de barbare, tant les saphirs, les émeraudes et les diamants des chatons étaient énormes. Elle répondit d'un sourire au salut que Claude et René vinrent lui adresser. Elle était en train de terminer le récit d'une séance de spiritisme, son occupation favorite.

– « La table montait, montait, montait, » disait-elle, « à peine si nos doigts pouvaient la suivre; alors, un souffle a passé sur les bougies, et dans l'obscurité j'ai vu une main qui allait et venait… énorme… la main de Pierre le Grand! »

Ses traits se décomposaient en parlant, ses yeux se fixaient dans une vision d'épouvante. L'être instinctif, presque sauvage, et comme au bord de la folie, qui se cache souvent chez les Russes même les plus raffinés, apparut quelques secondes sur ce visage. Puis la grande dame se souvint brusquement qu'elle avait à faire les honneurs de chez elle. Le sourire revint sur sa bouche, l'éclat de ses yeux s'atténua. Une de ces divinations propres aux femmes âgées, et qui en font, lorsqu'elles sont bonnes, des créatures délicieuses à fréquenter pour les hommes à irritabilité souffrante, lui révéla-t-elle que René se sentait déjà enveloppé de solitude, à deux pas de ce grand salon où il ne connaissait personne? Toujours est-il qu'elle eut la grâce de s'adresser à lui, avec un sourire, aussitôt son histoire contée:

– « Croyez-vous aux esprits, monsieur Vincy? Oui, car vous êtes poète… Mais nous en reparlerons un autre jour… Il faut que vous veniez avec moi, quoique je ne sois ni jeune ni jolie, et que je vous présente à quelques amies qui sont déjà vos admiratrices passionnées… »

Elle prit le bras du jeune homme. Bien qu'il fût grand lui-même, elle le dépassait de la moitié de la tête. Son masque tragique ne mentait pas. Elle avait eu vraiment la destinée que le caractère de ses yeux étranges et de sa physionomie violente laissait supposer. Son mari avait été tué presque devant elle, qui avait elle-même tué l'assassin. René savait cette histoire par Claude, et il voyait la scène: le comte Komof, haut personnage politique, poignardé par un conspirateur nihiliste, à son bureau; la comtesse entrant par hasard et abattant le meurtrier d'une balle de revolver. Elle avait pris le pistolet de cette même main longue, qui s'appuyait surchargée de tant de bagues sur la manche noire de l'habit de René, et elle commençait de lui raconter une nouvelle histoire, avec cette espèce d'énergie animale qui se mélange, dans ces organisations slaves, à la plus fine élégance des manières.

– « J'arrive donc à Paris, il y a huit ans, après la guerre… Tenez, je n'y étais pas venue depuis la première Exposition, en 1855. Ah! cher monsieur, ce Paris d'alors, ravissant, charmant… et votre empereur… idéal… » – elle appuyait sur les dernières syllabes des mots quand elle voulait marquer son enthousiasme. – « Enfin, ma fille, la princesse Roudine – vous ne la connaissez pas, elle habite Florence toute l'année, – était avec moi. Elle tombe malade, elle a été sauvée par le docteur Louvet, vous savez, ce mince avec un air de mignon de Henri III. Je l'appelle toujours Louvetsky, parce qu'il ne soigne que des Russes. Je ne pouvais pas songer à la transporter loin de Paris… Cet hôtel était à vendre tout meublé, je l'ai acheté… Mais j'ai tout bouleversé. Voyez… C'était le jardin ici… »

Elle montrait à René le grand salon, maintenant, où ils étaient entrés. Il formait une espèce de vaste hall dont les murs disparaissaient sous les toiles de toute grandeur et de toute école, ramassées par la comtesse au cours de ses vagabondages Européens. Si la première impression de luxe matériel avait été si forte sur René, l'impression de cette autre sorte de luxe, spirituel, si l'on peut dire, que représente le cosmopolitisme, venait s'y adjoindre, plus forte encore. La manière dont la comtesse avait prononcé le nom de Florence, comme si c'eût été un faubourg de Paris, la facilité d'existence que représentait cette installation improvisée dans ce palais, la manière dont cette grande dame russe parlait le français, comment un jeune homme, habitué à l'horizon précis et tout étroit d'une modeste famille de petite bourgeoisie parisienne, n'eût-il pas été frappé d'une sorte d'admiration enfantine, au contact de ces détails si nouveaux pour lui? Et il ouvrait les yeux pour absorber tout le charme du tableau que cette pièce formait à cette minute. Au fond, à gauche, des rideaux, d'un rouge sombre et maintenant baissés, masquaient la scène, établie pour la circonstance dans la grande salle à manger qui, d'ordinaire, ouvrait sur le hall, comme l'attestaient les trois marches aperçues au bas de ces rideaux. Au milieu, une colonne de marbre se dressait, surmontée d'un buste de bronze représentant le fameux Nicolas Komof, l'ami du tzar Pierre, et, autour de cet ancêtre, quatre énormes arbustes verdoyaient, plantés dans des vases en cuivre d'un travail persan. Entre cette espèce de monument familial et les rideaux baissés de la scène, des lignes de chaises étaient rangées. En ce moment, presque toute la portion féminine de l'assistance y avait pris place, et c'était, sous le feu des lustres, comme un parterre vivant d'épaules nues, les unes maigriotes et les autres du plus admirable modelé, de chevelures blondes ou noires, de visages éclairés par des yeux bruns ou bleus, de bras robustes ou fins. Les éventails battaient, les bijoux brillaient, les paroles et les rires se confondaient en une espèce de grande rumeur indistincte. Le chatoiement des étoffes des robes faisait de cette moitié du salon, où se tenaient les femmes, un éclatant contraste à la masse sombre des habits noirs pressés dans l'autre moitié. Quelques femmes cependant étaient debout parmi les hommes, et quelques hommes apparaissaient, comme perdus entre les chaises où causaient les femmes. Toute cette société, quoique très mélangée, se composait de personnes habituées à se retrouver sans cesse, et depuis des années, dans les lieux de rendez-vous qui servent de terrain commun aux divers mondes. Il y avait là des duchesses du plus pur faubourg Saint-Germain, de celles que les goûts de sport et de charité conduisent un peu partout; il y avait aussi des femmes de grands financiers et des femmes de diplomates, toute une série de représentantes de l'élégance cosmopolite, et même de simples femmes d'artistes, en train de poursuivre la fortune de leurs maris à travers les dîners en ville et les réceptions. Mais, pour un nouveau venu comme René Vincy, aucune des particularités sociales qui distribuaient ce salon en une série de petits groupes très distincts n'était perceptible. Il regardait ce spectacle, qui dépassait, comme première impression de luxe étalé, toutes ses chimères de jeune homme. Au milieu du brouhaha des voix, il se laissait présenter à quelques-uns des hommes qui se rencontraient sur le passage, et à quelques-unes des femmes du dernier rang des chaises. Il s'inclinait, balbutiait quelques mots en réponse aux compliments que les plus aimables lui formulaient. Madame Komof qui voyait son trouble, eut la charité de ne pas le quitter, d'autant plus que Claude, en proie sans doute à une nouvelle crise de sa passion, avait disparu. – Il devait être entré dans les coulisses, – et quand les trois coups résonnèrent, le poète se trouva tout naturellement assis auprès de la comtesse, dans l'ombre d'un des arbustes qui entouraient la colonne de l'ancêtre. Quel bonheur qu'il eût ainsi une place d'où il pouvait échapper aux regards!




IV

« LE SIGISBÉE »


Deux domestiques en livrée étaient venus relever les rideaux; et la scène apparut, minuscule. L'indication de la brochure portant simplement ces mots: « Dans un jardin, à Venise, » le décor avait pu être réduit à une toile qui fermait le fond, et à un fouillis de plantes empruntées aux célèbres serres de la comtesse. Avec leurs formes un peu raides et la nuance lustrée de leurs feuillages, ces arbustes exotiques faisaient un cadre bien différent de celui que la fantaisie de M. Perrin avait aménagé à la Comédie-Française. Il s'était, lui, le directeur artiste, s'il en fut jamais, complu à restituer une de ces terrasses sur la lagune, qui descendent vers l'eau glauque par un escalier de marbre blanc, avec des façades de palais à colonnettes rouges sur l'horizon bleuâtre, avec des fuites de noires gondoles au tournant des canaux. Cette nouveauté de décor, la petitesse de la scène, le cercle restreint du public et son caractère d'élite, tout contribuait à augmenter le trouble de René. Il retrouva l'espèce de battement affolé du cœur qu'il avait connu derrière un des portants du théâtre, le soir de la première représentation. Des applaudissements éclatèrent, qui saluaient l'entrée en scène de Colette Rigaud. L'actrice s'inclina en souriant, dans son costume à la Watteau, et, même sous cette robe copiée d'une des fêtes galantes du grand peintre, avec ses cheveux poudrés, une mouche au coin du sourire et du rouge sur ses joues trop pâles, elle gardait ce je ne sais quoi d'attendrissant qui venait de ses yeux et de sa bouche, tout pareils, en effet, aux yeux tristement songeurs et à la bouche, mélancolique dans la sensualité, que Botticelli donne à ses madones et à ses anges. Que de fois René avait entendu Claude gémir: « Lorsqu'elle m'a menti, et qu'elle me regarde avec ces yeux-là, je me mets à la plaindre de ses infamies au lieu de lui en vouloir. » Colette commença de réciter les premiers vers de son rôle avec ses lèvres à la fois un peu renflées et fines, et l'angoisse de René fut portée à son comble, tandis qu'il écoutait autour de lui les chuchotements presque à voix haute que les gens du monde se permettent volontiers lorsqu'une artiste joue dans un salon. « Elle est bien jolie… – Croyez-vous que ce soit le même costume qu'au théâtre?.. – Ma foi, elle est trop maigre pour mon goût… – Quelle voix sympathique!.. – Non, elle imite trop Sarah Bernhardt… – J'adore cette pièce, et vous?.. – Les vers, moi, ça me fait dormir… » L'oreille aiguë du poète surprenait ces exclamations et d'autres encore. Elles furent réprimées par une bordée de « chut »! qui partirent d'un groupe de jeunes gens, tout près de René, parmi lesquels se distinguait un personnage chauve, au nez un peu fort, à la face congestionnée. La comtesse lui envoya de la main un geste de remerciement et, se retournant vers son voisin:

– « C'est M. Salvaney, » fit-elle, « il est amoureux fou de Colette. »

Le silence s'était rétabli, un silence troublé à peine par le bruit des respirations, le froissement des étoffes et la palpitation des éventails. René, maintenant, écoutait chanter la musique de ses propres vers avec une griserie délicieuse, car, à ce silence et aux murmures approbatifs qui s'élevèrent bientôt, il comprenait, il sentait que son œuvre s'imposait à ce public de mondaines et de mondains réunis dans ce salon, comme elle s'était imposée à la salle de « première » au Théâtre-Français, toute remplie d'écrivains fatigués, de courriéristes blasés, de boulevardiers viveurs et de femmes galantes. Une hallucination intérieure ramenait malgré lui le jeune homme vers l'époque où il avait imaginé, puis écrit, cette saynète qui lui valait, ce soir, un nouveau et délicieux frémissement d'amour-propre, après avoir si profondément bouleversé sa vie. Il se revoyait au printemps dernier, se promenant dans les allées du jardin du Luxembourg, vers le crépuscule; et le mystère de la nuit commençante, l'arome des fleurs, l'azur assombri du ciel apparu à travers la feuillée encore rare, le marbre des statues des reines, tout de ce paysage l'avait enivré, d'autant plus que Rosalie marchait auprès de lui, silencieuse. Elle avait une si candide façon de le regarder avec ses yeux noirs, où il pouvait lire une tendresse inconsciente et passionnée! C'était ce soir-là qu'il lui avait parlé d'amour, ainsi, dans le parfum des premiers lilas, tandis que la voix de madame Offarel causant avec Émilie leur arrivait, indistincte. Il était revenu rue Coëtlogon en proie à cette fièvre d'espérance qui vous met les larmes au bord des yeux, le cœur au bord des lèvres, qui vous remue jusqu'à la racine la plus intime de votre être. Il lui avait été impossible de dormir, et là, seul dans sa chambre, il s'était, par comparaison avec Rosalie, rappelé sa première et unique maîtresse, une fille du quartier Latin, nommée Élise. Il l'avait rencontrée dans une brasserie où il s'était laissé entraîner par les deux seuls confrères qu'il connût. Élise était jolie, quoique fanée, avec du noir sous les yeux, de la poudre sur tout le visage, du carmin aux lèvres. Elle avait eu un caprice pour lui, et, bien qu'elle le choquât de toute manière, par ses gestes et par ses pensées, par sa voix et par ses sensations, il était devenu son amant; – triste intrigue qui avait duré six mois, et qui lui demeurait comme un souvenir amer. Il s'était attaché, malgré lui, à cette fille, étant de ceux que la volupté mène à la tendresse, et il avait cruellement souffert de ses coquetteries, de ses grossièretés de cœur, du fond d'infamie morale sur lequel la pauvre créature vivait. Assis à sa table de travail et songeant avec extase à la pureté de Rosalie, il avait conçu l'idée d'un poème où il mettrait en contraste une coquette d'une part, de l'autre une jeune fille vraie et tendre. Puis, comme il était un fervent lecteur des comédies de Shakespeare et de Musset, sa vulgaire aventure de brasserie avait, par une métamorphose étrange et cependant sincère, pris la forme d'une fantaisie italienne. Il avait, cette nuit même, jeté sur le papier le plan du Sigisbée et composé cinquante vers. C'était la simple histoire d'un jeune seigneur vénitien, Lorenzo, qui s'éprenait d'une froide et cruelle coquette: la princesse Cœlia. Il perdait, le malheureux, son cœur et ses larmes à courtiser cette implacable beauté, puis, sur le conseil d'un jeune marquis de Sénécé, roué français de passage à Venise, il affectait, pour piquer au jeu Cœlia, de s'intéresser à la jolie et douce comtesse Béatrice. Il découvrait alors que cette dernière l'aimait depuis longtemps; et quand Cœlia, prise au piège, essayait de l'attirer de nouveau, Lorenzo, éclairé par cette expérience, disait non à la perfide dont il avait été le triste Sigisbée, pour s'abandonner tout entier au charme de celle qui savait aimer, – simplement.

Colette parlait, jouant Cœlia. Lorenzo se lamentait. Le roué se moquait. Béatrice rêvait… Ce petit monde venu du pays de Benedict et de Perdican, de la Rosalinde d'As you like it et du Fortunio du Chandelier, allait et venait dans un rayon de poésie, caressant et atténué comme un rayon de lune. Des voix s'élevaient par instants du groupe des femmes, qui jetaient un: « Charmant!.. » ou un: « Exquis!.. » et René se souvenait des nuits de travail, une trentaine, consacrées à prendre et à reprendre tel ou tel de ces morceaux, cette élégie par exemple, écrite par Lorenzo sur un billet, – billet qu'à un moment Cœlia montrait à Béatrice. Comme la voix de Colette se faisait tendre et moqueuse pour réciter ces vers:

Si les roses pouvaient nous rendre le baiser
Que notre bouche vient sur leur bouche poser;
Si les lilas pouvaient, et les grands lis, comprendre
La tristesse dont nous remplit leur parfum tendre;
Si l'immobile ciel et la mouvante mer
Pouvaient sentir combien leur charme nous est cher;
Si tout ce que l'on aime, en cette vie étrange,
Pouvait donner une âme à notre âme en échange!..
Mais le ciel, mais la mer, mais les frêles lilas,
Mais les roses, et toi, chère, vous n'aimez pas…

Et l'hallucination rétrospective redoublait encore, rappelant à René sa chambre paisible, et comme il ressentait une joie intime à se lever chaque matin, pour reprendre la besogne interrompue. Sur le conseil de Claude, et poussé d'ailleurs par l'enfantine imitation des procédés des grands hommes, – trait risible et délicieux des vraies jeunesses littéraires, – il avait adopté la méthode pratiquée autrefois par Balzac. Couché avant huit heures du soir, il se levait avant quatre heures du matin. Il allumait lui-même son feu et sa lampe, préparés de la veille par les soins de sa sœur, qui avait aussi tout disposé pour qu'il se fît du café sans presque se déranger, à l'aide d'une machine à esprit-de-vin. Le feu crépitait, la lampe grésillait, l'arome de la liqueur inspiratrice emplissait la chambre close. Il regardait pieusement une photographie de Rosalie et il commençait de travailler. Petit à petit le bruit de Paris grandissait, l'éveil de la vie se faisait comme perceptible. Il posait sa plume pour contempler quelques-unes des eaux-fortes qui tapissaient les murs ou pour feuilleter un livre. Vers six heures, Émilie entrait. À travers les soucis de son ménage, cette sœur fidèle trouvait le loisir de recopier jour par jour les vers que son frère avait composés. Pour rien au monde elle n'aurait souffert qu'un manuscrit de René passât entre les mains des protes et des correcteurs. Pauvre Émilie! Qu'elle eût été heureuse d'entendre les applaudissements couvrir la voix de Colette, et que le plaisir de René eût été entier si la sensation du changement d'âme qui s'était accompli en lui à l'endroit de Rosalie ne fût venu l'attrister vaguement, même à cette minute où la pièce finissait dans un enthousiasme de tout le salon!

– « Vous avez un succès fou, » dit la comtesse au jeune homme, « Toutes ces petites vont se disputer à qui vous aura chez elle. » – Et comme pour appuyer ce qui n'aurait pu être que la flatterie d'une gracieuse maîtresse de maison, le jeune homme put entendre, durant le tumulte dont s'accompagna la fin de la pièce, toutes sortes de phrases passer à travers le brouhaha des robes, le bruit des chaises poussées, des saluts échangés: « C'est l'auteur… – Qui?.. – Ce jeune homme… – Si jeune!.. – Est-ce que vous le connaissez?.. – Il est bien joli garçon… – Pourquoi porte-t-il les cheveux si longs?.. – Moi, j'aime ces têtes d'artistes… – On peut avoir du talent et se coiffer comme tout le monde… – Mais sa comédie est ravissante… – Ravissante… – Ravissante… – Savez-vous qui l'a présenté à la comtesse?.. – Mais c'est Claude Larcher… – Pauvre Larcher! Regardez comme il tourne autour de Colette… – Salvaney et lui vont se bûcher un de ces jours… – Tant mieux, ça leur rafraîchira le sang… – Est-ce que vous restez pour souper?.. » C'étaient là vingt propos, parmi cent autres, que René distinguait, avec cette finesse d'ouïe propre aux auteurs, et tandis qu'il s'inclinait, le rouge au front, sous les coups de massue des compliments d'une femme qui venait de l'enlever presque de force à madame Komof. C'était une personne longue et sèche d'environ cinquante ans, veuve d'un M. de Sermoises, lequel était devenu depuis sa mort « mon pauvre Sermoises, » après avoir été, de son vivant, la fable des clubs à cause de la conduite de sa compagne. Cette dernière avait passé, en vieillissant, de la galanterie à la littérature, mais à une littérature bien pensante, et teintée de dévotion. Elle avait su vaguement par la comtesse que l'auteur du Sigisbée était le neveu d'un prêtre, et d'ailleurs, le caractère romanesque, comme répandu sur la petite comédie, lui permettait de croire que le jeune écrivain n'aurait jamais rien de commun avec la littérature actuelle, dont elle maudissait vertueusement les tendances, et elle disait à René, avec la solennité de précieuse doctrinaire qu'elle apportait à l'énoncé de ses idées, – un juge rendant son arrêt n'a pas plus de morgue implacable:

– « Ah! Monsieur! quelle poésie! quelle grâce divine! C'est du Watteau à la plume. Et quel sentiment!.. Cette pièce datera, Monsieur, oui, elle datera. Vous nous vengez, nous autres femmes, de ces prétendus analystes qui semblent écrire leurs livres avec un scalpel, sur une table de mauvais lieu… »

– « Madame… » balbutiait le jeune homme, assassiné par cette étonnante phraséologie.

– « Je vous verrai chez moi, n'est-ce pas, » continua-t-elle, « je reçois les mercredis de cinq à sept. J'ose croire que vous préférerez la société de mon salon à celle de cette excellente comtesse, qui est une étrangère, vous savez. J'ai quelques-uns de ces messieurs de l'Institut qui me font le grand honneur de me consulter sur leurs travaux. J'ai moi-même écrit quelques poésies. Oh! sans prétention, quelques vers à la mémoire de ce pauvre M. de Sermoises… une plaquette, que j'ai intitulée simplement: Lis de la tombe. Vous me direz votre avis, mais en toute franchise… Madame Hurault, monsieur Vincy, » continua-t-elle en présentant l'écrivain à une femme de quarante ans, élégante encore de tournure et de physionomie; « exquis, n'est-il pas vrai? Un Watteau à la plume. »

– « Vous devez beaucoup aimer Alfred de Musset, Monsieur, » dit la nouvelle venue. Elle était la femme d'un homme du monde, auteur, sous le pseudonyme de Florac, de quelques pièces, tombées à plat, malgré la prodigieuse intrigue de madame Hurault, laquelle n'avait pas, depuis seize ans, donné un dîner auquel n'assistât quelque critique ou un personnage lié avec quelque critique, un directeur de théâtre ou quelque parent de directeur.

– « Qui ne l'aime à mon âge? » répondit le jeune homme.

– « Je me le disais en écoutant vos jolis vers, » reprit madame Hurault, « cela me faisait l'effet d'une musique déjà entendue. » Puis, son épigramme une fois lancée, elle se souvint que dans beaucoup de jeunes poètes dort un feuilletoniste futur, et elle corrigea la phrase où venait d'éclater sa cruelle envie de femme de confrère par une invitation: – « J'espère vous voir chez moi, Monsieur; mon mari, qui n'est pas là, fera votre connaissance avec un grand plaisir, je suis toujours à la maison le jeudi, de cinq à sept. »

– « Mme Éthorel, M. Vincy, » disait madame de Sermoises en présentant de nouveau René, mais cette fois à une très jeune et très jolie femme, toute brune avec une douce pâleur ambrée sur son visage, de grands yeux de velours et une délicatesse presque fragile qui contrastait avec sa voix, presque grave.

– « Ah! Monsieur, » commença-t-elle, « que vous savez parler au cœur! J'aime surtout ce sonnet que Lorenzo récite à un moment… voyons… Le fantôme de l'ancienne année… »

– « Le spectre d'une ancienne année… » fit René, rectifiant, malgré lui, le vers que la jolie bouche citait à faux, et, avec un pédantisme inconscient, il dissimula un sourire, car c'était, ce morceau, deux strophes de six vers chacune et qui n'offraient ni de loin ni de près aucun rapport avec un sonnet.

– « C'est cela, » reprit madame Éthorel, « adorable, Monsieur, c'est adorable! Je reçois le samedi de cinq à sept. Oh! un tout petit cercle, si vous voulez me faire le plaisir d'y venir. »

René n'eut pas le temps de remercier, et déjà madame de Sermoises, en proie à cet étrange délire de la vanité du reflet, qui donne, à certains hommes aussi bien qu'à certaines femmes, le besoin irrésistible et presque naïf de s'instituer le cornac de tout personnage en vue, l'entraînait à une nouvelle présentation. Il dut saluer ainsi madame Abel Mosé, la beauté la plus éclatante du monde israélite, tout en blanc; puis madame de Sauve tout en rose, et madame Bernard tout en bleu. Puis ce fut un retour vers lui de madame Komof qui vint le prendre pour l'entraîner auprès de la comtesse de Candale, la descendante aux yeux si fiers du terrible maréchal du xve siècle, et de sa sœur la duchesse d'Arcole. À ces deux noms bien français succédèrent les noms, impossibles à retenir du premier coup, de quelques parentes de la comtesse, et ce furent encore des poignées de main échangées avec les hommes qui se trouvaient auprès de ces dames. René fit ainsi la connaissance du marquis de Hère, le plus rangé des élégants, qui vit avec vingt mille francs de rente comme s'il en avait cinquante; du vicomte de Brèves, en train de se ruiner pour la troisième fois; de Crucé le collectionneur; de San Giobbe le célèbre tireur italien, et de trois ou quatre Russes. Parmi les noms de ces femmes à la mode et de ces hommes de club, la plupart étaient familiers au poète, pour les avoir lus, enfantinement et avec une folle avidité, dans ces comptes rendus de soirées que les journaux du boulevard rédigent, à la plus grande édification des jeunes bourgeois en train de rêver de haute vie. Il s'était façonné, par avance, de cette société plutôt riche qu'aristocratique et plutôt européenne que française, qui tient le haut du pavé dans le Paris des fêtes et du plaisir, une idée si prestigieuse et si parfaitement fausse, qu'il demeurait tout à la fois ravi et déconcerté de cette réalisation d'un de ses plus anciens songes. Il y avait un extrême atteint dans le décor qui l'enchantait, en même temps que son succès enivrait sa vanité d'auteur. Il rencontrait des sourires sur des bouches si tentantes, des regards flatteurs dans des yeux si beaux! Et cela, en lui caressant l'âme, l'affolait aussi de timidité, en même temps que le tourbillonnement des visages lui infligeait une impression d'ahurissement, et la banalité des éloges une involontaire désillusion. Ce qui rend le monde, et quel que soit ce monde, intolérable jusqu'à la nausée à beaucoup d'artistes, c'est qu'ils y viennent, eux, par accès, pour y être en parade et qu'ils en attendent quelque chose d'extraordinaire, tandis que les personnes qui appartiennent vraiment à une société se meuvent dans l'atmosphère d'un salon avec le naturel et la simplicité d'une habitude quotidienne. Cette indéfinissable déception, cet étourdissement des présentations multiples, cette griserie d'orgueil et cette angoisse de gaucherie poussaient René à chercher son ami Claude, mais il ne le trouvait point. Ses yeux ne rencontrèrent que Colette, qui, descendue de la scène avec son costume aux nuances vives, aux formes anciennes, et ses blonds cheveux tout poudrés, faisait un contraste piquant de couleur avec les habits noirs dont elle était entourée. Elle aussi éprouvait une visible gêne, – qui se manifestait par un peu d'énervement dans le sourire, un peu de défiance dans le fond du regard, et par une rapide manière d'ouvrir sans cesse et de refermer son éventail, – cette gêne de l'actrice subitement transportée hors de son milieu, à la fois fière et troublée de l'attention qu'elle inspire. Elle eut pour René un sourire qui trahissait un plaisir réel de retrouver quelqu'un de son bord. Elle était en train de causer avec ce personnage au teint de brique dont René savait par la comtesse que c'était Salvaney, le rival de Claude.

– « Ah! voilà mon auteur, » dit-elle en tendant la main au poète. « Hé bien! vous devez être content, ce soir… Comme tout a porté!.. Allons, Salvaney, complimentez monsieur Vincy, quoique vous n'y entendiez rien; et votre ami Larcher, » continua-t-elle, « il a disparu?.. Vous lui direz de ma part qu'il a failli me faire mourir de rire en scène. Il avait sa mèche, là, qui lui barrait le front, son air de saule pleureur. Pour qui jouait-il son Antony?.. »

Il y avait une cruauté en ce moment dans les yeux brouillés de vert de la jeune femme, dans le retroussis de ses lèvres, et une espèce de haine, qui venait de ce que le malheureux Claude était parti sans même la saluer. Elle l'aimait, à sa manière, en le trompant et en le torturant, mais surtout en l'asservissant. Elle éprouvait une impression de rancune satisfaite à se moquer ainsi de lui devant Salvaney, et à se dire que le naïf René répéterait ces phrases à son ami.

– « Pourquoi parlez-vous ainsi? » répondit le jeune homme à voix basse, en profitant de ce que le compagnon de l'actrice échangeait un bonjour avec un de ses camarades, « vous savez bien qu'il vous aime… »

– « C'est vrai, » dit Colette très haut en riant de son mauvais rire. « Vous le gobez… je connais la légende… C'est moi son mauvais génie, sa femme fatale, sa Dalila… J'ai tout un paquet des lettres où il me raconte ces histoires… Ce qui ne l'empêche pas de s'enivrer comme un Templier, sous prétexte de me fuir… C'est moi qui l'ai fait jouer, peut-être, et boire, n'est-ce pas, et se piquer avec de la morphine?.. Allons donc!.. » et elle haussa ses jolies épaules, puis gaiement: « La comtesse nous fait signe, il ne reste que les intimes et nous… Salvaney, votre bras, et allons souper. »

Le temps avait en effet passé à travers ces présentations successives, et René, que cette phrase de Colette réveilla soudain de son ébahissement, put voir que le nombre des personnes demeurées dans les salons était très diminué. La comtesse n'avait guère convié plus d'une trentaine de ses hôtes au souper qui devait terminer la soirée. Elle donna elle-même le signal de monter jusqu'à l'étage supérieur où ce souper était préparé, en prenant le bras du plus important de ces invités, un ambassadeur alors très à la mode dans ce Paris élégant et qui s'amuse. Les couples se formèrent et leur défilé s'engagea derrière elle, dans un escalier tout étroit, que décoraient des bronzes et de merveilleuses sculptures sur bois rapportées d'Italie. On arriva ainsi dans une espèce de galerie qui tenait à la fois du boudoir, par le détail fantaisiste de son ameublement, et du salon par son ampleur. Dans le centre était dressée une longue table, garnie de fleurs, chargée de fruits, étincelante de cristaux et d'argenterie. Auprès de chaque assiette, rayonnait une espèce de globe rose encadré de verdure, à l'intérieur duquel brûlait une invisible bougie, – nouveauté anglaise qui fut saluée de légères et gaies acclamations par les convives, lesquels se placèrent ensuite au hasard de leurs convenances réciproques. René, qui, par timidité, s'était trouvé monter seul et parmi les derniers, s'assit de la sorte à une chaise vide entre le vicomte de Brèves et la jeune femme blonde en robe rouge, rencontrée dans l'antichambre, celle dont Claude Larcher lui avait dit qu'elle s'appelait madame Moraines et qu'elle était la fille du célèbre Bois-Dauffin, l'un des ministres les plus impopulaires de Napoléon III. Ainsi perdu dans ce coin de table, tandis que les conversations commençaient entre madame Moraines d'une part et son voisin de droite, entre le vicomte de Brèves de l'autre et sa voisine, René put enfin se ressaisir pendant quelques minutes et considérer les convives, derrière lesquels allaient et venaient les domestiques, portant les plats, versant les vins… Son regard passait de Colette, qui flirtait en riant avec Salvaney, à madame Komof, sans doute en train de raconter quelque nouvelle histoire d'expérience spirite; car ses yeux avaient repris leur éclat presque insoutenable, ses traits se décomposaient et sa grande main remuait, faisant scintiller les pierres des bagues, sans qu'elle s'occupât des personnes assises à sa table, elle si courtoise à l'ordinaire, si soucieuse de plaire à chacun de ses hôtes… L'impression de solitude s'établit chez le jeune homme, plus forte encore que tout à l'heure, et au point d'en devenir douloureuse, soit que l'intensité des sensations eût épuisé ses nerfs, soit que le subit passage de son succès à son abandon momentané lui fût un symbole du peu de valeur qu'offrent les engouements du monde. Parmi les femmes qui l'avaient accablé de flatteries, les unes étaient parties; les autres avaient tout naturellement pris place auprès de leurs amis habituels. À l'extrémité opposée de la table, il pouvait comme retrouver sa propre image dans l'acteur qui avait joué Lorenzo, le seul qui fût resté à souper avec Colette, et qui, tout raide et droit dans son costume de seigneur, mangeait et buvait de grand appétit sans échanger un mot avec qui que ce fût. Dans cette disposition d'esprit, René se prit à regarder sa voisine dont la grâce l'avait beaucoup frappé durant la rapide rencontre du vestibule. Il ne s'était pas trompé en la jugeant, dès le premier coup d'œil, comme une créature d'une apparence d'aristocratie accomplie. Tout en elle donnait la sensation de quelque chose de distingué, presque de trop joli, depuis la délicatesse de ses traits jusqu'à la finesse de sa taille et la minceur de ses poignets. Ses mains semblaient fragiles, tant les doigts en étaient fuselés et comme transparents. Le défaut de ces sortes de beautés réside dans ce qui fait leur charme même. Excessive, la délicatesse se change en morbidesse et la grâce trop fine en maniérisme. Chez madame Moraines, une étude plus attentive découvrait que l'être de grâce enveloppait un être de force, et que cette exquise sveltesse cachait une femme bien vivante, dont la santé se révélait à toutes sortes de signes. Cette jolie tête reposait sur une nuque énergique, où l'or pâle des cheveux se bouclait en mèches drues et serrées. Aucune maigreur ne déshonorait ses épaules pleines. Quand elle souriait, elle montrait des dents aiguës et blanches, et la manière dont elle faisait honneur au souper, témoignait que son estomac avait résisté sans peine aux innombrables causes de fatigue qui pèsent sur les femmes à la mode, depuis la pression du corset jusqu'aux épuisantes veillées, sans parler des quotidiens dîners en ville. Les yeux de madame Moraines, d'un bleu pâle et doux, devaient rappeler à un songeur le souvenir d'Ophélie et de Desdémone; mais ils nageaient dans cette espèce d'humide radical où les naïfs observateurs d'autrefois voyaient le signe de la vie profonde, et la fraîcheur des paupières attestait les sommeils heureux où le tempérament se répare tout entier, comme l'éclat du teint démontrait un sang riche et rebelle à toute anémie. Pour un médecin philosophe, le contraste entre le charme presque idéal de cette physionomie et l'évident matérialisme de cette physiologie, devait fournir prétexte à des réflexions de défiance. Mais le jeune homme qui considérait à la dérobée la jeune femme, tout en déchiquetant du bout de sa fourchette un morceau de chaufroid posé devant lui, était un poète, c'est-à-dire le contraire d'un médecin et d'un philosophe. Au lieu d'analyser, il se mit à jouir avec délice de ce voisinage. Sans qu'il s'en doutât, il avait, durant cette soirée, subi un ensorcellement de sensualité qui se résumait, pour ainsi dire, dans cette femme de tous points désirable, autour de laquelle flottait un subtil et pénétrant arome. En fidèle disciple des maîtres de Parnasse, il avait eu, pendant une époque de son adolescence, l'enfantine manie des parfums, et il aspira longuement cette fine, cette tiède odeur; il reconnut l'héliotrope blanc, et il se souvint d'avoir un jour, en proie à la nostalgie des tendresses raffinées, écrit une fantaisie rimée où se trouvaient ces deux vers:

L'opoponax alors chanta dans l'ombre douce
L'histoire des baisers que nous n'aurons pas eus…

Invinciblement, le naïf désir qu'il avait exprimé à Claude Larcher, tandis que la voiture les emportait, celui d'être aimé d'une femme pareille à celle dont il entendait à cet instant le joli rire, le mordit au cœur de nouveau. Ah! Mirage! Mirage! Cette heure allait passer, sans qu'il échangeât même un mot avec cette créature de rêve, plus éloignée de lui que s'il en eût été séparé par mille lieues. Savait-elle seulement qu'il existât? Et, à la minute même où il se formulait cette triste certitude, il sentit son cœur battre plus vite. Madame Komof, revenue à elle après son exaltation du début du souper, avait sans doute aperçu la détresse peinte sur le visage du jeune homme; d'un bout de la table à l'autre, elle jeta cette phrase au vicomte de Brèves: « Voulez-vous me rendre le service de présenter M. Vincy à sa voisine? » René vit les beaux yeux bleus se tourner vers lui, la tête blonde s'incliner et un sourire de sympathie se dessiner sur cette bouche qu'il venait de comparer en pensée à une fleur, tant elle était fraîche, pure et rouge. Il attendait de madame Moraines le compliment banal dont il avait été comme écrasé toute la soirée, et il eut la surprise que la jeune femme, au lieu de l'entretenir aussitôt de sa pièce, lui dit simplement, prolongeant avec lui la conversation qu'elle venait d'avoir avec son voisin:

– « Nous causions avec M. Crucé du talent que M. Perrin déploie dans la mise en scène. Vous souvenez-vous, monsieur, du décor du Sphinx?.. »

Elle parlait avec une voix douce, légèrement voilée et qui ressemblait à sa nuance de beauté, indéfinissable attrait qui achève de rendre le charme d'une femme irrésistible pour ceux qui le subissent. René se sentit enveloppé par cette voix, comme par le parfum qu'il respirait davantage encore, maintenant qu'elle s'était tournée vers lui. Il lui fallut un effort pour répondre, tant cette sensation l'envahissait. Madame Moraines vit-elle son trouble? En fut-elle flattée comme toute femme est flattée de recevoir cet hommage d'une timidité qui ne peut pas se dissimuler? Toujours est-il qu'elle sut l'art de franchir ces premières étapes de la conversation, si difficiles entre une femme du monde et un admirateur effarouché, avec tant de grâce qu'après dix minutes René lui parlait presque en confiance, exposant, avec une certaine éloquence naturelle, ses idées à lui sur le théâtre. Il se confondait en éloges passionnés des représentations organisées par Richard Wagner à Bayreuth, telles que ses amis les lui avaient décrites. Madame Moraines l'écoutait, en le regardant, de la manière dont ces grandes comédiennes de salon savent regarder l'homme connu qu'elles ont entrepris de séduire… Si on avait dit à René que cette idéale personne se souciait de Wagner et de la musique comme de sa première robe longue, vu qu'elle ne se plaisait vraiment qu'aux petits théâtres d'opérette, – il en serait demeuré aussi stupide que si le joyeux tumulte dont s'égayait en ce moment la table se fût changé en une clameur d'épouvante. Colette, qui avait bu sans doute deux doigts de champagne de plus qu'il n'aurait fallu, riait, à deux pas de lui, d'un rire un peu trop haut. Les appellations familières s'échangeaient entre les convives, et, dans ce bruit, il écoutait la voix de la jeune femme lui dire:

– « Que cela fait du bien de rencontrer un poète qui sente véritablement en poète!.. Je pensais que l'espèce en était perdue… Voulez-vous me croire? » ajouta-t-elle avec un sourire qui, renversant les rôles, la métamorphosait, elle, la grande mondaine, en une personne intimidée devant une supériorité indiscutable; « tout à l'heure, dans le salon, j'allais demander de faire votre connaissance. J'avais tant aimé le Sigisbée!.. Et puis: à quoi bon? me suis-je dit… Et voyez, le hasard nous a mis l'un à côté de l'autre… Vous n'aviez pas l'air de vous amuser beaucoup, » continua-t-elle finement, « pour un triomphateur… »

– « Ah! Madame, » fit-il, « si vous saviez, » – et, obéissant à l'invincible attrait qui déjà émanait pour lui de cette femme, – « vous allez me trouver bien ingrat… Toutes ces dames ont été charmantes d'indulgence… Mais je ne peux pas vous expliquer pourquoi leurs compliments me glaçaient. »

– « Aussi ne vous en ai-je pas fait, » dit-elle; et comme négligemment: « Vous n'allez pas beaucoup dans le monde? »

– « Vous ne vous moquerez pas trop de moi, » dit le jeune homme avec cette grâce dans le naturel qui faisait le charme de son être, – « c'est ma première sortie; oui, avant cette fête, » ajouta-t-il en lisant une curiosité dans le regard de celle à qui il parlait, « je ne connaissais le monde que par les romans que j'ai pu lire… Je suis un vrai sauvage, vous voyez… »

– « Mais, » dit-elle, « comment passez-vous vos soirées?.. »

– « J'ai tant travaillé jusqu'à ces derniers temps, » répondit-il, « je vis avec ma sœur, et je ne connais presque personne. »

– « Et qui vous a présenté à la comtesse? » reprit madame Moraines.

– « Un de mes amis que vous devez connaître, Claude Larcher. »

– « Un homme charmant, » fit-elle, « et qui n'a qu'un défaut, celui de penser beaucoup de mal des femmes. Ne le croyez pas trop, » ajouta-t-elle avec ce même sourire un peu timide, « vous vous gâteriez… Ce pauvre garçon a toujours eu la spécialité d'aimer des coquettes et des coquines, et la faiblesse de croire que toutes leur ressemblent. »

En prononçant cette phrase, ses yeux exprimaient la plus délicate tristesse. Il y avait de tout sur son joli visage, depuis la fierté d'une personne qui a dû souffrir, comme femme, des cruautés d'un écrivain misogyne, jusqu'à de la pitié pour Claude, et aussi une espèce de crainte discrète que René ne fût induit à mal juger les choses du cœur, qui impliquait une muette estime de sa nature. Un silence suivit, pendant lequel le jeune homme se surprit à se réjouir que son ami fût absent. Il aurait souffert s'il lui avait fallu, après ce souper, entendre des paradoxes outrageants comme ceux que l'amant jaloux de Colette avait débités dans la voiture durant le trajet de la rue Coëtlogon à la rue du Bel-Respiro. Ah! qu'il avait eu raison de protester en lui-même contre les flétrissantes théories de Claude, même avant de connaître une seule de ces femmes de la haute société vers lesquelles l'attirait une invincible espérance de rencontrer celle qu'il aimerait sans retour! Et il écoutait madame Moraines parler des mélancolies que cache si souvent la vie mondaine, des vertus secrètes qui s'y dissimulent sous la frivolité apparente, des œuvres de charité, par exemple, auxquelles prenaient part telle et telle de ses amies… Elle disait cela, simplement, doucement, sans qu'une seule intonation trahît autre chose qu'un profond amour du Bien et du Beau, et puis, avec une espèce de divine pudeur d'avoir ainsi étalé ses sentiments, et comme on se préparait à se lever de table:

– « Voilà une conversation bien étrange pour un souper, » fit-elle, « on a dû vous dire tant de cinq à sept que je n'ose pas vous prier de venir chez moi… Quand vous passerez par-là, les jours d'Opéra, avant le dîner, j'y suis toujours. Vous verrez mon mari qui n'était pas ici ce soir… Il était souffrant… Il a voulu que je vienne, à cause de la comtesse qui nous avait tant priés… Ce qui prouve, » ajouta-t-elle en serrant la main du jeune homme, « qu'on est quelquefois récompensée de remplir ses devoirs, même ceux du monde. »




V

L'AUBE DE L'AMOUR


L'assaut des sensations nouvelles avait été si violent et si multiple pour René Vincy, durant toute cette soirée, qu'il lui fut impossible de discerner exactement leur détail, dans le temps qu'il mit à franchir de pied la distance entre la rue du Bel-Respiro et la rue Coëtlogon. Si Claude n'avait pas brusquement quitté l'hôtel Komof, en proie aux affres de l'amour trompé, les deux amis seraient revenus ensemble. Ils auraient eu, le long des avenues désertes et sous les froides étoiles, une de ces conversations de trois heures du matin où les jeunes gens qui sortent d'une fête se disent tout ce qu'ils en emportent dans le cœur. Peut-être alors, et rien qu'à prononcer le nom de madame Moraines, René aurait compris quelle place avait prise subitement dans sa pensée cette beauté fine et rare, en qui s'étaient comme incarnées et rendues palpables toutes ses chimères d'aristocratie. Peut-être aurait-il acquis par Claude quelques notions justes sur ce caractère et sur la différence qu'il y a entre une femme à la mode comme l'était madame Moraines et une vraie grande dame, et il se serait épargné la dangereuse fièvre d'imagination qui le fit se complaire, tout le long de sa route, dans le souvenir du visage et des moindres gestes de Suzanne. Il avait entendu la comtesse l'appeler de ce joli prénom, en l'embrassant à la minute de l'adieu, et il la revoyait dans son manteau doublé de fourrure blanche, si épais qu'il faisait paraître la gracieuse tête blonde presque trop petite. Il revoyait le mouvement que cette tête avait eu, la légère inclinaison de son côté avant de monter en voiture. Il la revoyait aussi à la table du souper, et le regard de ses beaux yeux attentifs, et la façon dont elle remuait ses lèvres pour lui dire de ces mots bien simples, mais dont chacun lui avait prouvé que celle-là du moins avait l'âme de sa beauté, de même qu'elle avait une beauté digne du cadre où elle lui était apparue. À peine s'il s'aperçut du long chemin qu'il avait à parcourir, le tiers de Paris. Il contemplait le ciel sur sa tête, l'eau de la Seine qui coulait, mouvante et sombre, les longues files des becs de gaz qui semblaient approfondir encore la profondeur indéterminée des rues. Cette nuit lui apparaissait si vaste, – vaste comme son impression présente de sa propre vie. La forme d'esprit, particulière aux poètes qui ne sont que poètes, fait d'eux les victimes d'une sorte d'état mal défini, que l'on pourrait nommer l'état lyrique: c'est comme l'enivrement anticipé de l'espérance ou du désespoir, suivant que cette qualité d'amplifier prodigieusement la sensation présente s'applique à la joie ou à la tristesse. Cette entrée dans le monde, qui, à cette minute, revêtait pour cette tête d'enfant un aspect de renouvellement de sa destinée, qu'était-ce en somme? À peine un coup d'œil jeté par l'entre-bâillement d'une porte, et qui supposait, pour devenir profitable, une série de menues actions auxquelles eût pensé un ambitieux. L'ambitieux se fut demandé quelle impression il avait produite, quels caractères il avait rencontrés, quels, parmi les salons où on l'avait prié, valaient une seule visite, et quels une fréquentation assidue. Au lieu de cela, le poète se sentait marcher dans une atmosphère de félicité. La douceur de la dernière portion de la soirée se reflétait pour lui sur tout le reste. Il oubliait même les quarts d'heure de détresse qu'il avait dû traverser. Ce fut dans ce sentiment qu'il se retrouva devant la grille de sa maison. L'antithèse entre le monde d'où il venait et le monde où il rentrait lui fut douce à constater, tandis qu'il poussait le lourd battant, puis qu'il se glissait à petits pas jusqu'à sa chambre. Cette antithèse ne donnait-elle pas à sa joie actuelle tout le piquant de la fantaisie?.. Puis, comme il était à cet âge où la réparation des fatigues nerveuses s'accomplit avec une régularité parfaite à travers les mouvements les plus désordonnés de la pensée et des sensations, il ne fut pas plutôt couché dans son lit qu'il dormait déjà d'un sommeil profond. S'il rêva des magnificences entrevues, des applaudissements dans le vaste salon, du profil un peu mignard de madame Moraines, si délicat sous ses cheveux blonds, il n'aurait pu le dire, quand il se réveilla au lendemain matin, vers les dix heures.

Un rais de soleil entrait par la fente des volets clos et des rideaux baissés. Aucun bruit n'arrivait de la petite rue, et aucun bruit de l'intérieur de l'appartement, qui trahît le branle-bas d'un petit ménage le matin, les allées et les venues de la servante, le rangement hâtif des meubles, la préparation du déjeuner. Le jeune homme fut surpris de ce silence. Il consulta sa montre pour savoir combien de temps il avait dormi; et il éprouva de nouveau cette sensation, sur laquelle il ne s'était jamais blasé: celle d'être aimé par sa sœur avec cette espèce d'idolâtrie minutieuse qui va des grands événements de l'existence aux plus petits. En même temps le souvenir le ressaisit de sa soirée de la veille. Vingt images affluèrent dans son cerveau, qui se confondirent toutes dans les traits fins, la bouche spirituelle et les yeux bleus de madame Moraines. Il la revit d'une manière plus distincte que la veille, à l'instant même où il venait de la quitter; mais la netteté de cette vision et l'infinie complaisance avec laquelle il s'y attarda ne l'éclairèrent pas encore sur le sentiment qui naissait en lui. C'était une impression d'artiste, et rien de plus, – comme si les plus gracieux des fantômes de femmes adorées durant sa jeunesse, à travers les phrases des romanciers et des poètes, avaient pris corps sous ses yeux. Couché dans la tiède paresse de son lit, il jouissait du charme de ce souvenir, comme il jouissait de l'intime aspect de sa chambre, de son familier, de son calme asile. Ses regards erraient voluptueusement sur tous les objets visibles dans le demi-jour, sur sa table dont les mains d'Émilie avaient réparé le désordre, sur ses gravures que faisait mieux ressortir la sombre tonalité du papier rouge, sur les reliures de ses chers livres, sur la cheminée dont le marbre supportait quelques photographies dans des cadres de cuir. Le portrait de sa mère était là, – pauvre mère, morte avant d'avoir assisté à la réalisation de sa plus ardente espérance, elle, autrefois si orgueilleuse des morceaux, plus ou moins bien venus, qu'elle rencontrait parmi les papiers de son fils, en rangeant la chambre! La photographie du père était là aussi, mélancolique visage rongé par l'alcool. Bien souvent René avait songé qu'une espèce d'impuissance secrète de sa propre volonté lui avait été transmise par cet homme malheureux. Mais, par ce lendemain de fête, il n'était pas d'humeur à réfléchir sur les coins tristes de sa vie, et ce fut avec une joie d'enfant qu'il frappa deux ou trois coups dans la ruelle de son lit. Il appelait ainsi Françoise, le matin, pour que la brave fille vînt ouvrir les rideaux et les volets. À la place de la bonne, Émilie entra, et, les persiennes une fois rabattues, ce fut le visage aimant et le sourire de sa sœur que le jeune homme aperçut, un sourire tout empreint de la plus confiante curiosité.

– « Un triomphe… » répondit-il joyeusement à la muette interrogation d'Émilie.

La jeune femme battit des mains comme une petite fille; elle vint s'asseoir au pied du lit de son frère sur une chaise basse, et câlinement: « Tu te lèveras plus tard… Françoise va t'apporter ton café. J'avais bien calculé que tu te réveillerais vers les dix heures… J'achevais de le moudre juste quand tu as cogné. Tu l'auras tout frais… » Comme l'Auvergnate entrait, tenant entre ses grosses mains rougeaudes le petit plateau de porcelaine: « Je vais te servir, » continua Émilie; « Fresneau s'est chargé de prendre Constant à la pension… Nous avons tout le temps, dis-moi tout… » Et René dut reprendre le récit de ses sensations de la veille, sans en rien omettre. – « Que disait Claude Larcher? » demandait sa sœur. « Comment était la cour de l'hôtel? Comment l'antichambre? Comment la robe de la comtesse?.. » Et elle riait des métaphores fantastiques de madame de Sermoises. Elle s'écriait: « Quelle chipie!.. » en écoutant l'épigramme de la femme du confrère; elle se moquait de l'ignorance de la jolie madame Éthorel; elle s'indignait contre la cruauté de Colette; et quand le poète se mit à lui décrire le gracieux profil de madame Moraines et à lui rapporter leur causerie à la table du souper, elle aurait voulu pouvoir dire merci à la femme exquise, qui, du premier coup d'œil, avait su distinguer ainsi son René. L'habitude qu'elle avait prise, depuis des années, de vivre uniquement par la sensibilité de son frère, la rendait pour le poète la plus dangereuse des confidentes. Elle possédait la même nature d'imagination que lui, cette imagination de l'artiste amoureux de ce qui brille, et elle s'y livrait sans le moindre scrupule, – puisque c'était pour le compte d'un autre. Il y a une espèce d'immoralité impersonnelle, particulière aux femmes, et qui est celle des mères, des sœurs et des amantes. Elle consiste à ne plus percevoir les lois de la conscience, aussitôt qu'il s'agit du bonheur de l'homme aimé, Émilie, qui n'était, quand elle pensait à elle-même, qu'abnégation et que simplicité, ne caressait pour son frère que désirs de luxe, qu'ambitions de vanité, et, naïvement, elle s'écria, donnant une forme à des pensées que René osait à peine admettre en lui:

– « Ah! je le savais bien, que tu réussirais… Ces dames Offarel ont beau dire, ta place n'est pas dans notre pauvre monde… Ce qu'il vous faut, à vous autres écrivains, c'est tout ce décor, cette vie magnifique… Mon Dieu, que je te voudrais riche!.. Mais tu le seras… Une de ces grandes dames s'intéressera à toi et te mariera, et, même dans un palais, tu ne cesseras pas d'être mon frère qui m'aime… Voyons! était-ce possible que tu vécusses ainsi toujours?.. Te vois-tu, dans un petit appartement au quatrième, avec des enfants qui piaillent, une femme qui ait des mains de servante comme les miennes, » – et elle montrait ses doigts où se voyaient les traces des piqûres de l'aiguille – « et la nécessité de travailler à l'heure comme les cochers de fiacre, pour gagner de l'argent… Ici tu n'as pas eu le luxe, c'est vrai, mais je t'ai donné le loisir… »

– « Bonne et chère sœur!.. » dit René, touché aux larmes par la profondeur d'affection que révélait cette sortie, et davantage encore par la complicité que ses secrètes convoitises rencontraient dans cette affection. Quoique le nom de Rosalie n'eût jamais été prononcé entre eux d'une certaine manière, et qu'Émilie n'eût jamais reçu les confidences de son frère, ce dernier se rendait bien compte que sa sœur avait deviné longtemps son innocent secret. Il savait qu'avec ses visées ambitieuses, elle n'aurait jamais approuvé ce mariage. Mais eût-elle parlé comme elle venait de faire si elle avait connu les détails complets de son roman? Lui aurait-elle conseillé une trahison, – car c'en était une, et de celles qui pèsent le plus au cœur né pour la noblesse: la trahison sentimentale d'un homme qui change d'amour, et qui prévoit, qui éprouve déjà le contre-coup des douleurs que sa perfidie irrésistible infligera?.. Aussitôt Émilie partie, et tout en s'habillant, René se laissa entraîner par les idées que la dernière phrase de sa sœur lui avait suggérées, et, pour la première fois, il eut le courage d'envisager bien en face la situation. Il se souvint du petit jardin de la rue de Bagneux, et du soir où il avait mis un premier baiser sur la joue rougissante de la jeune fille. Certes, il n'avait jamais été son amant, mais ces baisers, mais ces fiançailles clandestines?.. Une vérité lui apparut indiscutable: que l'on n'a pas le droit de prendre le cœur d'une vierge, si l'on n'a pas en soi la force de l'aimer pour toujours. Mais il sentit du même coup que sa sœur avait prononcé tout haut la parole qu'il se disait tout bas depuis que le succès de sa pièce lui avait ouvert des horizons d'espérances. « Cette vie magnifique… » avait murmuré Émilie, et de nouveau les images du décor traversé la veille se déployèrent, et de nouveau, sur ce fond d'opulence, le visage de madame Moraines se détacha et son sourire… La loyauté du jeune homme essaya pourtant de chasser cette apparition séductrice. Il dit tout haut: « Pauvre Rosalie, qu'elle est douce et qu'elle m'aime!.. » et il trouva une sorte d'égoïste attendrissement à se ressouvenir de la profondeur de cet amour inspiré par lui, attendrissement qui le poursuivit jusqu'à la table du déjeuner. Qu'elle était simple, cette table, et comme elle ressemblait peu à l'étincelant souper de cette nuit! C'était, sur la toile cirée à fleurs coloriées, un tout modeste service en porcelaine blanche, avec des verres un peu gros, parce que les maladresses combinées de Fresneau, de Constant et de Françoise auraient rendu l'usage du cristal trop coûteux pour le budget de la famille. Le bon Fresneau, avec sa longue barbe, son regard distrait, mangeait vite, s'accoudant sur la table, portant son couteau à sa bouche, aussi commun de manières qu'il était distingué de cœur; et, comme pour faire mieux ressortir par le contraste l'impression de cosmopolitisme oisif éprouvée par René, il racontait en riant sa demi-journée. À sept heures du matin, il avait donné une répétition à l'école Saint-André. De huit à dix heures, il avait fait une classe dans cette même école aux petits garçons encore trop faibles pour suivre le lycée. Il n'avait eu que le temps ensuite de grimper sur l'impériale de l'omnibus du Panthéon qui l'avait conduit à une troisième leçon, rue d'Astorg, tout près de Saint-Augustin.

– « J'ai acheté un journal en route, » ajoutait le brave homme, « pour y voir le récit de la soirée d'hier… Tiens, » ajouta-t-il en fouillant dans les poches d'une serviette de cuir blanchie par l'usage, bourrée de livres, et ficelée par une courroie, « je l'aurai égaré… »

– « Tu es si distrait, » fit Émilie presque avec aigreur.

– « Bah! le père Offarel nous renseignera, » dit gaiement René; « tu sais bien qu'il est mon indicateur vivant. Il aura lu, ce soir, toutes les feuilles de Paris et de la province!.. »

Précisément parce qu'il était trop certain que les moindres comptes rendus de la représentation à l'hôtel Komof seraient collectionnés par le sous-chef de bureau et commentés par la mère, René crut devoir à Rosalie de lui donner lui-même tous les détails. Il y a ainsi un instinct qui pousse l'homme, – est-ce hypocrisie, est-ce pitié? – à ces délicatesses de procédés à l'égard d'une femme qu'il va cesser d'aimer. Aussitôt après le déjeuner, il se dirigea donc du côté de la rue de Bagneux en prenant la rue de Vaugirard. C'était son habitude autrefois d'aller chez son amie à cette heure-là; il lui arrivait de composer pour elle, et de tête, durant cette courte promenade, une ou deux strophes, dans la manière de Heine, qu'il lui disait quand ils étaient seuls. Il y avait longtemps que ce pouvoir de marcher ainsi en plein rêve lui était refusé, mais rarement la vulgarité de ce coin de Paris l'avait frappé à ce degré. Tout y révélait la médiocre existence des petits bourgeois, depuis la multiplicité des humbles boutiques jusqu'à l'étalage, poussé presque au milieu du trottoir, de toutes sortes d'objets à bon marché. Derrière les devantures des restaurants étaient collées de petites affiches à la main qui mentionnaient des menus à prix fixe d'une extraordinaire simplicité. Les ustensiles en vente dans les bazars prenaient comme une physionomie pauvre. Ces signes et vingt autres rappelaient au jeune homme la dépense calculée des petites bourses, une existence réduite à cette décente économie, qui n'a pas l'horrible et attirant pittoresque de la vraie misère. Quand on commence d'aimer, on trouve à toutes les choses qui environnent la personne aimée des raisons de s'attendrir, et, quand on cesse d'aimer, ces mêmes choses fournissent au cœur des raisons de se refermer davantage. Pourquoi René se prit-il à en vouloir à Rosalie de l'impression de mesquinerie dont le pénétrait ce tableau de son quartier? Pourquoi l'aspect de la rue de Bagneux l'indisposa-t-il contre la jeune fille comme eût pu le faire un grief personnel? Elle avait, cette rue, une physionomie si pauvre, si abandonnée, avec le mur du jardin de couvent qui la termine et la file de ses vieilles maisons. Une charrette surchargée de paille la barrait à moitié, avec trois chevaux attelés de cordes, qui mangeaient, le mufle engagé dans la musette, tandis que le conducteur achevait de déjeuner dans un petit restaurant à la devanture lie de vin. Une sœur marchait sur le trottoir de gauche; un gros parapluie bombait sous son bras; le vent agitait les ailes de sa coiffe blanche, et la croix de son chapelet battait sa robe de bure bleue. Pourquoi René, après avoir reporté sur Rosalie toute la déplaisance de ses sensations bourgeoises, reporta-t-il involontairement sur l'image de madame Moraines le mouvement de rêverie religieuse que ce costume de la sœur de charité produisit en lui? Les phrases que la belle mondaine lui avait débitées à table, la veille, sur les œuvres pieuses auxquelles prennent part tant de grandes dames jugées frivoles, lui revint à la mémoire. C'était la troisième fois depuis le matin que le visage de cette femme lui apparaissait, et chaque fois plus précis. Mon Dieu! Si son bon génie voulait qu'il la rencontrât ainsi, dans une rue écartée de Paris, en train de rendre visite à ses pauvres?.. Et au lieu de cela, il s'engageait dans un couloir au bout duquel était une cour, et au fond de cette cour se trouvait la porte du rez-de-chaussée occupé par les Offarel. Poussés par l'exemple des Fresneau, ils avaient, eux aussi, réalisé le rêve secret de toute famille de la petite bourgeoisie parisienne, et déniché dans ce quartier isolé un appartement, avec un jardinet grand comme un mouchoir de poche.

– « Ah! monsieur René!.. » fit Rosalie qui vint, au coup de sonnette du jeune homme, ouvrir elle-même. Les Offarel n'avaient à leur service qu'une femme de ménage, la mère Forot, sur le compte de laquelle la vieille dame ne tarissait pas en anecdotes, et qui partait à midi. À la vue de celui qu'elle aimait, le visage de la pauvre enfant, pâlot d'habitude, s'était rosé de plaisir et elle n'avait pu retenir un petit cri. « Que c'est gentil à vous d'être venu nous raconter tout de suite comment votre comédie a réussi!.. » Elle introduisait le jeune homme dans la salle à manger, pièce mal éclairée par une fenêtre au nord, et qui n'était même pas chauffée. La scrupuleuse avarice de madame Offarel lui faisait, quand les journées d'hiver n'étaient pas trop froides, remplacer la dépense du feu, pour elle et ses filles, par des espèces de pèlerines ouatées et des mitaines.

– « Vous voyez, » dit-elle à René en lui faisant signe de s'asseoir, « nous comptons le linge. »

Sur la table, en effet, tout le blanchissage de la quinzaine était étalé, depuis les chemises du père jusqu'à celles des filles. L'éclat bleuâtre des calicots et des cotonnades était rendu plus clair par le fond obscur de toute la pièce. C'était le pauvre linge du ménage gêné: il y avait des bas dont le talon se hérissait de reprises, des serviettes effilochées, des manchettes élimées et qui montraient le grain de la trame, – enfin tout un appareil intime dont la jeune fille sentit aussitôt qu'il n'était guère fait pour plaire au poète, car elle empêcha qu'il ne prit le siège que lui indiquait madame Offarel en disant:

– « Monsieur René sera mieux au salon, il fait trop sombre ici… »

Avant que sa mère n'eût pu lui répondre, elle avait déjà poussé le visiteur dans la pièce décorée de ce nom pompeux de salon, et qui, en réalité, servait surtout de cabinet de travail à Angélique. Celle-ci augmentait un peu les ressources de la famille par le produit de quelques traductions de romans anglais. Elle était, en ce moment, assise auprès de la fenêtre, en train d'écrire sur un guéridon. Un dictionnaire traînait à ses pieds, chaussés de pantoufles dont elle avait, pour plus de commodité, écrasé les quartiers. Elle n'eut pas plutôt vu René qu'elle ramassa ses papiers et ses livres. Elle s'échappa, en laissant voir ses cheveux mal peignés, sa robe de chambre au corsage de laquelle manquaient des boutons.

– « Excusez-moi, monsieur René, » disait-elle en riant, « je suis faite comme une horreur et je ne peux pas me montrer. »

Le jeune homme s'était assis et il regardait la pièce, de lui bien connue, dont la grande élégance consistait dans une série d'aquarelles lavées par l'employé durant les loisirs de son bureau. Il y en avait une douzaine, et qui représentaient, les unes des paysages étudiés dans les promenades du dimanche, les autres des copies de quelques toiles chères à la rêverie du père Offarel, et c'étaient précisément, comme les Illusions perdues de Gleyre, les tableaux que le goût moderne de René détestait le plus. Un tapis de feutre aux couleurs fanées, six chaises et un canapé revêtus de housse, achevaient le mobilier de cette chambre, autrefois aimée par le poète comme un symbole de simplicité presque idyllique, mais qui devait lui paraître deux fois odieuse à cause des dispositions d'esprit où il arrivait, et de l'aigreur avec laquelle madame Offarel lui dit, se croyant très fine:

– « Hé bien! c'était-il gai, hier soir, dans votre beau monde? » – Elle prononçait ti et vote. – Et, sans attendre la réponse: – « Votre M. Larcher ne fréquente donc plus que des gens qui ont hôtel, équipage et tout?.. On ne l'entend plus parler que de comtesses, de baronnes, de princesses… Hé! Il n'est pas déjà si relevé, lui qui courait le cachet il y a dix ans. »

– « Maman… » interrompit Rosalie d'une voix suppliante.

– « Mais pourquoi a-t-il toujours ses yeux insolents, » continua la vieille dame; « oui, il vous regarde en ayant l'air de nous dire: Pauvres diables!.. »

– « Comme vous vous trompez sur son caractère, » répliqua René; « il a un peu la manie de la société élégante, c'est vrai, mais c'est si naturel à un artiste!.. Tenez, moi-même, » continua-t-il en souriant, « mais j'ai été ravi d'aller dans cette soirée hier, de voir cette espèce de palais, ces fleurs, ces toilettes, cette magnificence… Est-ce que vous croyez que cela m'empêcherait d'aimer mon modeste chez moi et mes vieux amis?.. Nous autres, gens de lettres, voyez-vous, nous avons tous cette rage du décor brillant; mais Balzac l'a eue. Musset l'a eue… C'est un enfantillage qui n'a pas d'importance… »

Tandis que le jeune homme parlait, Rosalie lança du côté de sa mère un regard où se lisait plus de bonheur que ses pauvres yeux n'en avaient exprimé depuis des mois. En avouant ainsi et raillant lui-même ses plus intimes sensations, René obéissait à un mouvement du cœur trop compliqué pour que la simple enfant en comprît le rouage. Il avait vu, à l'angoisse des prunelles de la jeune fille, quand madame Offarel avait prononcé cette phrase: « votre beau monde, » que le secret de l'attraction exercée sur lui par le mirage de l'élégance n'avait pas échappé à la double vue de celle qui l'aimait. Il avait un peu honte, d'autre part, d'être si plébéien dans cette griserie de luxe. Il avait donc parlé de ses impressions, comme s'il n'en eût pas été dupe, en partie afin de rassurer Rosalie et de lui épargner une peine inutile, en partie afin de se permettre cette petitesse, sans trop se la reprocher. Pour certaines natures, – et l'habitude du dédoublement moral les rend fréquentes parmi les écrivains, – raconter ses fautes, c'est se les pardonner. Celui-là se complut, tout en défendant Claude Larcher, à reprendre le détail de ses propres enivrements, avec une nuance d'ironie qui aurait trompé des observateurs plus fins qu'une enfant amoureuse. Tout en se moquant à demi de ce qu'il appela lui-même son Snobisme, et il expliqua ce mot d'origine anglaise aux deux femmes, il continuait de se livrer à la misère des petites remarques qui se multipliaient en lui depuis la veille. Il ne pouvait se retenir de mesurer en pensée l'abîme qui séparait les créatures entrevues chez madame Komof, – roses vivantes poussées dans la serre chaude de l'aristocratie européenne, – et la petite provinciale de Paris au teint plombé, aux doigts fatigués par le travail, aux cheveux simplement noués, à la tournure si modeste qu'elle en était gauche. Petit à petit, cette comparaison devint presque douloureuse, et le jeune homme subit un de ces accès de sécheresse intérieure qui déconcertaient son amie. Elle les apercevait toujours, sans jamais en comprendre la cause. Elle connaissait si bien René!.. Elle savait d'instinct que deux êtres existaient en lui, côte à côte, l'un doux, bon et tendre, facile à l'émotion, incapable de supporter sa peine, enfin le René qu'elle aimait, – et un autre, atone, étranger à elle, irrité contre elle… Mais le lien qui unissait ces deux êtres, elle ne le saisissait pas. Ce qu'elle comprenait, c'est qu'avant le succès triomphal du Sigisbée, elle ne voyait presque jamais que le premier de ces deux René, et, depuis, que le second. Elle n'osait pas dire: « le malheureux succès… » Elle en avait été si fière! Pourtant elle aurait tant souhaité en revenir à l'époque où son ami était inconnu, et pauvre, et si à elle!.. Que sa voix pouvait se faire aisément dure, si dure que même les phrases adressées à une autre, lui semblaient, par leur seule intonation, dirigées contre son cœur! En ce moment, c'était avec sa mère qu'il causait, et rien que l'accent avec lequel il prononçait des paroles bien innocentes, faisait mal à Rosalie. Cependant madame Offarel qui paraissait depuis quelques secondes toute préoccupée, se leva brusquement.

– « J'entends Cendrette qui gratte, » dit-elle; « la mignonne veut sortir. »

Elle passa de nouveau dans la salle à manger, pour ouvrir la porte de la cour à sa chatte préférée, et ravie sans doute de laisser les deux jeunes gens ensemble; car, Cendrette une fois partie, elle s'attarda longuement à flatter Raton, un de ses autres pensionnaires, en lui disant à très haute voix: « Que tu as d'esprit, mon Raton! Que je t'aime, démonet!.. » C'était un des innombrables termes d'amitié qu'elle avait imaginés pour ses chats, et tandis qu'elle discourait ainsi, elle se disait à elle-même: « S'il est venu tout de suite, c'est qu'il lui reste fidèle; mais quand se déclarera-t-il? Pauvre fillette!.. Ce n'est pas dans ces salons dorés qu'il trouvera une perle comme celle-là. C'est doux, c'est honnête, et joli, et vrai!.. » Puis tout haut: « N'est-ce pas, mon Raton? Tu me comprends, mon fils?.. » Le matou faisait le gros dos, il frottait sa tête contre la jupe de sa maîtresse, il ronronnait voluptueusement, et le monologue intérieur de la mère continuait: « Avec cela qu'il est devenu un beau parti. On peut bien y penser puisqu'on voulait bien de lui avant. Elle n'aura pas à trimer, comme moi avec Offarel. Si ça ne fait pas pitié qu'elle use ses gentilles mirettes à ravauder ce linge… » et elle empilait, par une vieille habitude de ménagère active, les mouchoirs déjà passés en revue, et elle songeait encore: « Sa petite dot! Quelle surprise!.. » À force d'âpre économie, elle avait gratté, sur le traitement modeste de son mari, une quinzaine de mille francs qu'elle plaçait à l'insu du sous-chef de bureau. Elle se souriait à elle-même et tendait l'oreille avec une certaine inquiétude: « Que se disent-ils? » Elle savait que sa fille aimait René, mais elle ignorait les secrètes accordailles qui unissaient les deux jeunes gens. De quel étonnement n'eût-elle pas été remplie si elle s'était doutée que Rosalie avait échangé déjà souvent avec son ami de furtifs, de timides baisers, et qu'à peine sa mère passée dans l'autre chambre, elle venait de lui prendre la main et de lui dire, mettant tout son cœur dans ce gracieux reproche:

– « Et vous avez pu partir hier au soir sans me dire adieu?.. »

– « Mais j'ai été bousculé par Claude, » fit René en rougissant, et serrant les doigts de la jeune fille qui ne fut la dupe ni de cette excuse ni de cette feinte caresse, car elle se déroba à cette pression. Elle secoua la tête avec mélancolie, et, comme ouvrant la bouche avec effort:

– « Non, » dit-elle, « vous n'êtes plus gentil comme autrefois… Depuis combien de temps ne m'avez-vous plus fait de vers? »

– « Vous êtes donc comme les bourgeois qui pensent que les vers s'écrivent à volonté? » répliqua le jeune homme presque durement. Il éprouvait cette irritabilité qui est le signe le plus indiscutable d'un déclin d'amour. L'obligation sentimentale, la pire de toutes, lui apparaissait sous une de ses mille formes. Par un instinct qui les conduit, d'une part à regarder jusqu'au fond de leur malheur, de l'autre à poursuivre avec acharnement leur bonheur passé, les femmes qui se sentent moins aimées formulent ainsi de ces exigences toutes petites, tout humbles, qui produisent sur le cœur de l'homme l'effet que produit sur la bouche trop sensible d'un cheval un maladroit coup de caveçon. L'amant qui était venu avec la ferme volonté d'être doux et tendre se cabre soudain. Rosalie avait déplu; elle le sentait comme elle avait senti la sécheresse de René tout à l'heure, et une étrange détresse s'empara d'elle. Depuis le départ de son ami, la veille, elle était jalouse, à vide, et sans vouloir admettre ce mauvais sentiment, mais jalouse tout de même: « Qui rencontrera-t-il dans cette fête?.. » s'était-elle demandé avant et pendant, au lieu de dormir: « Avec qui cause-t-il?.. » et maintenant: « Ah! il m'est déjà infidèle, sans quoi il ne me parlerait pas sur ce ton… » Le silence qui suivit la dure réponse lui fut si pénible qu'elle dit timidement:

– « Est-ce que les acteurs ont bien joué hier?.. »

Pourquoi fut-elle froissée de voir avec quel plaisir René s'emparait de cette question, afin d'empêcher que la causerie ne continuât dans un autre chemin que celui des banalités? C'est que le cœur de la femme qui aime vraiment – et elle aimait – trouve des susceptibilités nouvelles au service des moindres impressions, et, toute navrée, elle écoutait René répondre: « Ils ont joué divinement. » Puis il s'engagea dans une dissertation sur la différence qu'il y a entre le jeu éloigné de la scène et le jeu tout rapproché d'un salon.

– « Pauvre petite! » se disait madame Offarel en rentrant, « elle est si naïve, elle n'a pas su le faire parler d'autre chose que de cette maudite pièce! » Et à voix haute, afin de se venger sur quelqu'un de ce qu'elle n'entrevoyait pas l'instant où René se déclarerait: – « Dites donc, » fit-elle, « est-ce que votre ami M. Larcher n'est pas un peu jaloux de votre succès?.. »




VI

LA LOGIQUE D'UN OBSERVATEUR


René Vincy était entré chez les Offarel sous une impression pénible, il en sortit sous une impression plus pénible encore. Tout à l'heure il était mécontent des choses, maintenant il était mécontent de lui-même. Il était venu chez Rosalie, dans le but de lui procurer une douceur et de lui épargner le petit ennui d'apprendre son succès de la veille par une bouche autre que la sienne; – et cette visite avait causé une souffrance nouvelle à la jeune fille. Quoique le poète n'eût jamais eu pour cette enfant aux beaux yeux noirs qu'un amour d'imagination, cet amour avait été trop sincère pour qu'il n'en conservât point ces deux sentiments, les derniers à mourir dans l'agonie d'une passion: un pouvoir extraordinaire de suivre les moindres mouvements de ce cœur de vierge, et une pitié, inefficace autant que douloureuse, pour toutes les souffrances qu'il infligeait à ce cœur. Une fois de plus il se posa cette question: « N'est-il pas de mon devoir de lui dire que je ne l'aime plus?.. » question insoluble, car elle ne comporte que deux réponses: la brutalité égoïste et cruelle, si l'on est simple; et, si l'on est compliqué, la lâcheté d'Adolphe, avec son affreux mélange de compassion et de trahison!.. Le jeune homme secoua la tête pour chasser l'importune pensée, il se dit l'éternel: « Nous verrons, plus tard… » avec lequel tant de bourreaux de cette espèce ont prolongé tant d'agonies, puis il se força de regarder autour de lui. Ses pas l'avaient porté, sans qu'il y prît garde, dans la portion du faubourg Saint-Germain où, plus jeune, il aimait à se promener, quand, enivré par la lecture des romans de Balzac, cette Iliade dangereuse des plébéiens pauvres, il évoquait derrière les hautes fenêtres le profil d'une duchesse de Langeais ou de Maufrigneuse. Il se trouvait dans cette large et taciturne rue Barbet-de-Jouy qui semble en effet un cadre tout préparé à quelque grande dame d'une aristocratie un peu artificielle, par l'absence totale de boutiques au rez-de-chaussée de ses maisons, par l'opulence de quelques-uns de ses hôtels et le caractère à demi provincial de ses jardins entourés de murs. Une inévitable association d'idées ramena le souvenir de René vers l'hôtel Komof, et, presque aussitôt, la pensée de la seigneuriale demeure de la comtesse réveilla en lui, pour la quatrième fois de la journée, l'image, de plus en plus nette, de madame Moraines. Cette fois son âme, fatiguée des émotions chagrinantes qu'elle venait de traverser, s'absorba tout entière dans cette image au lieu de la chasser. Songer à madame Moraines, c'était oublier Rosalie et c'était surtout se détendre dans une sensation uniquement douce. Après quelques minutes de cette contemplation intime, le dévidement naturel de sa rêverie conduisit le jeune homme à se demander: « Quand la reverrai je? » Il se rappela la voix et le sourire qu'elle avait eus pour prononcer ces mots: « Les jours d'Opéra, avant le dîner… » Les jours d'Opéra? Cet apprenti élégant ne les connaissait même point. Il éprouva un plaisir enfantin, et hors de proportion avec sa cause apparente, celui d'un homme qui agit dans le sens de ses plus inconscients désirs, à gagner précipitamment le boulevard des Invalides où il chercha une affiche des spectacles du soir. On était au vendredi et cette affiche annonçait les Huguenots. Le cœur du jeune homme se mit à battre plus vite. Il avait oublié et Rosalie, et ses remords de tout à l'heure, et la question qu'il s'était posée. La voix intérieure, celle qui chuchote à l'oreille de notre âme des conseils dont, à la réflexion, nous demeurons nous-même stupéfiés, venait de lui murmurer: « Madame Moraines sera chez elle aujourd'hui… Si j'y allais?.. »

« Si j'y allais?.. » se répéta-t-il tout haut, et la seule idée de cette visite lui infligea un serrement de gorge et comme un tremblement intérieur. C'est la facilité avec laquelle naissent et renaissent ces émotions extrêmes, et à propos des moindres circonstances, qui fait de la vie passionnelle des jeunes gens un si étrange va-et-vient de volontés tour à tour effrénées et misérables. Celui-ci n'eut pas plutôt formulé cette tentation dont il était assailli, qu'il haussa les épaules et se dit: « C'est insensé… » Puis cet arrêt une fois porté, il se mit, sous prétexte d'accumuler les objections, à plaider la cause de son propre désir: « Comment me recevrait-elle?.. » Le souvenir des beaux yeux et du beau sourire lui faisait se répondre tout bas: « Mais elle a été si aimable, si indulgente… » Il reprenait: « Que lui dirais-je pour justifier cette visite, moins de vingt-quatre heures après l'avoir quittée?.. » – « Bah! répliquait la voix tentatrice, l'occasion inspire. » – « Mais je ne suis pas seulement habillé… » Il n'avait qu'à passer rue Coëtlogon, « Mais je ne sais pas même son adresse… » – « Claude la sait. Je n'ai qu'à la lui demander. » Quand l'idée d'une visite à son ami lui eut traversé l'esprit, il sentit qu'en tous cas il lui serait impossible de ne pas mettre du moins cette part de son projet à exécution. Aller chez Claude, c'était faire le premier pas du côté de madame Moraines; mais, au lieu de se l'avouer, René eut la petite hypocrisie de se donner d'autres raisons: ne devait-il pas à son ami de prendre de ses nouvelles? Il l'avait quitté si malheureux la veille, si évidemment crispé. Peut-être pleurait-il comme un enfant? Peut-être se préparait-il à chercher querelle à Salvaney? Le poète justifiait ainsi la hâte avec laquelle il se dirigeait maintenant vers la rue de Varenne. Ce n'était pas seulement l'adresse de Suzanne qu'il espérait obtenir, c'était encore des renseignements sur elle, – et il s'ingéniait à se démontrer qu'il remplissait simplement un devoir d'amitié.

Il aperçut le tournant de la rue de Bellechasse, puis la porte cochère de l'étrange maison où Larcher avait élu domicile. Elle était en travers, cette porte, et, une fois poussée, on se trouvait dans une immense cour où tout trahissait l'abandon, depuis l'herbe grandie entre les pavés jusqu'aux toiles d'araignées dont s'encombrait le vitrage des écuries désertes, à gauche. Au fond de cette cour solitaire, se dressait un vaste hôtel, construction du temps de Louis XIV, sur le fronton duquel on lisait encore la fière devise des Saint-Euverte, dont ç'avait été la demeure familiale: « Fortiter. » Les pierres de cette bâtisse, rongées par les intempéries, ses hautes fenêtres fermées de volets, son silence, s'harmonisaient avec la solitude de la cour. Cet antique faubourg Saint-Germain renferme de ces maisons, singulières comme la destinée de leurs maîtres, et dont les artistes curieux du pittoresque psychologique, – si l'on peut unir ces deux mots pour définir une presque indéfinissable nuance, – raffoleront toujours. René connaissait, par son ami, l'histoire de l'hôtel, et comment le vieux marquis de Saint-Euverte s'était retiré avec ses petits-fils dans ses terres du Poitou depuis six ans, désespéré par la mort presque simultanée de ses trois filles, de ses gendres et de sa femme. Une épidémie de fièvre typhoïde, contractée dans une petite ville d'eaux où toute la famille était réunie, avait fait de ce vieillard heureux l'aïeul d'une tribu d'orphelins. Du vivant de la marquise, administratrice excellente de la fortune commune, deux petits appartements étaient loués dans l'hôtel à des personnes d'occupations tranquilles. Ces deux appartements avaient aussi leur histoire: le grand-père du marquis actuel les avait aménagés dans la vieille demeure pour deux cousins, chevaliers de Saint-Louis et anciens émigrés, qui avaient achevé là une existence errante et pauvre. M. de Saint-Euverte avait laissé les choses dans l'état où sa femme les avait mises. Claude se trouvait ainsi installé dans une des ailes du morne et silencieux bâtiment, et il s'y trouvait installé seul. L'autre locataire avait donné congé par dégoût de la tristesse de cette vaste maison, et aucun nouvel amateur ne s'était présenté pour s'enterrer dans cet énorme tombeau dressé entre une cour abandonnée et un jardin plus abandonné encore. Mais tout plaisait à l'écrivain de ce qui, précisément, déplaisait aux autres. L'étrangeté du lieu ravissait en lui à la fois le faiseur de paradoxes et le rêveur. Le caractère extravagant de son existence d'artiste viveur et mondain encadrée dans cette solennelle solitude lui plaisait, non moins que le calme dont il pouvait entourer ses agonies intimes. Le romantisme analytique dont il se savait atteint et qu'il développait complaisamment en lui, comme un médecin qui cultiverait sa maladie par amour d'un beau « cas », se délectait dans cette retraite. Il avait en outre l'avantage d'y jouir d'une absolue indépendance. Le concierge, conquis par des billets de théâtre et fasciné par la réputation de son locataire, l'aurait laissé renouveler dans le vestibule de l'hôtel Saint-Euverte les saturnales de l'hôtel Pimodan, si l'envie avait pris Larcher de fonder à nouveau un club de Haschischins, ou de reproduire quelque scène d'orgie littéraire, par goût archaïque du genre 1830. Ce concierge était d'ailleurs absent de sa loge, comme cela lui arrivait la moitié de la journée, lorsque René voulut demander si son ami était là, en sorte que le jeune homme gagna tout droit le perron. Il entra dans le grand vestibule dont la grande lanterne attestait la magnificence des réceptions d'autrefois. Il s'engagea sur un escalier de pierre qu'une grille en fer forgé accompagnait jusqu'en haut. Au second étage, il tourna dans un couloir, à l'extrémité duquel une double portière en étoffe orientale annonçait les curiosités d'une installation moderne, au fond de cet hôtel où les ombres des grands seigneurs à perruques semblaient devoir errer durant la nuit. Le domestique qui vint ouvrir au coup de sonnette offrait cette physionomie particulière à presque tous les gardiens des antiques bâtisses, et qui traduit une des mille influences secrètes des endroits sur la personnalité humaine, car elle se retrouve également chez ceux qui montrent les châteaux en ruine ou les portions réservées des cathédrales. Ce sont des visages qui sentent l'humidité, croirait-on, des nuances de teints verdâtres, une sauvagerie d'oiseau de nuit dans l'œil et dans la bouche. Ferdinand, – c'était le nom du personnage, – présentait cette différence avec ses confrères qu'il était vêtu avec une recherche toute contemporaine, portant comme il faisait la défroque de son maître. Il avait été valet de chambre au service du feu comte de Saint-Euverte, et cumulait ses actuelles fonctions de domestique auprès de Claude avec celles de surveillant de l'hôtel, dont il ne sortait pas beaucoup plus d'une fois par mois. C'était le concierge qui se chargeait de toutes les courses de l'écrivain, et la femme de ce concierge cuisinait pour lui. Tout ce petit monde vivait sous la fascination de Claude, qui possédait, à un rare degré, le don de s'attacher les inférieurs, par une entente curieuse des caractères et aussi par son enfantine bonté. Quand Ferdinand aperçut le visiteur, il ne put retenir une expression de vive inquiétude.





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