Книга - Mémoires de Hector Berlioz

830 стр. 17 иллюстраций
12+
a
A

Mémoires de Hector Berlioz
Hector Berlioz




Louis Hector Berlioz

Mémoires de Hector Berlioz comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, 1803-1865



Life's but a walking shadow, etc.

La vie n'est qu'une ombre qui passe; un pauvre comédien qui, pendant son heure, se pavane et s'agite sur le théâtre, et qu'après on n'entend plus; c'est un conte récité par un idiot, plein de fracas et de furie, et qui n'a aucun sens.

    Shakespeare (Macbeth.)






PRÉFACE





    Londres, 21 mars 1848.

On a imprimé, et on imprime encore de temps en temps à mon sujet des notices biographiques si pleines d'inexactitudes et d'erreurs, que l'idée m'est enfin venue d'écrire moi-même ce qui, dans ma vie laborieuse et agitée, me paraît susceptible de quelque intérêt pour les amis de l'art. Cette étude rétrospective me fournira en outre l'occasion de donner des notions exactes sur les difficultés que présente, à notre époque, la carrière des compositeurs, et d'offrir à ceux-ci quelques enseignements utiles.

Déjà un livre que j'ai publié il y a plusieurs années, et dont l'édition est épuisée, contenait avec des nouvelles et des fragments de critique musicale, le récit d'une partie de mes voyages. De bienveillants esprits ont souhaité quelquefois me voir remanier et compléter ces notes sans ordre.

Si j'ai tort de céder aujourd'hui à ce désir amical, ce n'est pas, au moins, que je m'abuse sur l'importance d'un pareil travail. Le public s'inquiète peu, je n'en saurais douter, de ce que je puis avoir fait, senti ou pensé. Mais un petit nombre d'artistes et d'amateurs de musique s'étant montrés pourtant curieux de le savoir, encore vaut-il mieux leur dire le vrai que de leur laisser croire le faux. Je n'ai pas la moindre velléité non plus de me présenter devant Dieu mon livre à la main en me déclarant le meilleur des hommes, ni d'écrire des confessions. Je ne dirai que ce qu'il me plaira de dire; et si le lecteur me refuse son absolution, il faudra qu'il soit d'une sévérité peu orthodoxe, car je n'avouerai que les péchés véniels.

Mais, finissons ce préambule. Le temps me presse. La République passe en ce moment son rouleau de bronze sur toute l'Europe; l'art musical, qui depuis si longtemps partout se traînait mourant, est bien mort à cette heure; on va l'ensevelir, ou plutôt le jeter à la voirie. Il n'y a plus de France, plus d'Allemagne pour moi. La Russie est trop loin, je ne puis y retourner. L'Angleterre, depuis que je l'habite, a exercé à mon égard une noble et cordiale hospitalité. Mais voici, aux premières secousses du tremblement de trônes qui bouleverse le continent, des essaims d'artistes effarés accourant de tous les points de l'horizon chercher un asile chez elle, comme les oiseaux marins se réfugient à terre aux approches des grandes tempêtes de l'Océan. La métropole britannique pourra-t-elle suffire à la subsistance de tant d'exilés? Voudra-t-elle prêter l'oreille à leurs chants attristés au milieu des clameurs orgueilleuses des peuples voisins qui se couronnent rois? l'exemple ne la tentera-t-il pas? Jam proximus ardet Ucalegon!.. Qui sait ce que je serai devenu dans quelques mois?.. je n'ai point de ressources assurées pour moi et les miens… Employons donc les minutes; dussé-je imiter bientôt la stoïque résignation de ces Indiens du Niagara, qui, après d'intrépides efforts pour lutter contre le fleuve, en reconnaissent l'inutilité, s'abandonnent enfin au courant, regardent d'un œil ferme le court espace qui les sépare de l'abîme, et chantent, jusqu'au moment où saisis par la cataracte, ils tourbillonnent avec le fleuve dans l'infini.




I





I



La Côte Saint-André. – Ma première communion. – Première impression musicale

Je suis né le 11 décembre 1803, à la Côte-Saint-André, très-petite ville de France, située dans le département de l'Isère, entre Vienne, Grenoble et Lyon. Pendant les mois qui précédèrent ma naissance, ma mère ne rêva point, comme celle de Virgile, qu'elle allait mettre au monde un rameau de laurier. Quelque douloureux que soit cet aveu pour mon amour-propre, je dois ajouter qu'elle ne crut pas non plus, comme Olympias, mère d'Alexandre, porter dans son sein un tison ardent. Cela est fort extraordinaire, j'en conviens, mais cela est vrai. Je vis le jour tout simplement, sans aucun des signes précurseurs en usage dans les temps poétiques, pour annoncer la venue des prédestinés de la gloire. Serait-ce que notre époque manque de poésie?..

La Côte Saint-André, son nom l'indique, est bâtie sur le versant d'une colline, et domine une assez vaste plaine, riche, dorée, verdoyante, dont le silence a je ne sais quelle majesté rêveuse, encore augmentée par la ceinture de montagnes qui la borne au sud et à l'est, et derrière laquelle se dressent au loin, chargés de glaciers, les pics gigantesques des Alpes.

Je n'ai pas besoin de dire que je fus élevé dans la foi catholique, apostolique et romaine. Cette religion charmante, depuis qu'elle ne brûle plus personne, a fait mon bonheur pendant sept années entières; et, bien que nous soyons brouillés ensemble depuis longtemps, j'en ai toujours conservé un souvenir fort tendre. Elle m'est si sympathique, d'ailleurs, que si j'avais eu le malheur de naître au sein d'un de ces schismes éclos sous la lourde incubation de Luther ou de Calvin, à coup sûr, au premier instant de sens poétique et de loisir, je me fusse hâté d'en faire abjuration solennelle pour embrasser la belle romaine de tout mon cœur. Je fis ma première communion le même jour que ma sœur aînée, et dans le couvent d'Ursulines où elle était pensionnaire. Cette circonstance singulière donna à ce premier acte religieux un caractère de douceur que je me rappelle avec attendrissement. L'aumônier du couvent me vint chercher à six heures du matin. C'était au printemps, le soleil souriait, la brise se jouait dans les peupliers murmurants; je ne sais quel arôme délicieux remplissait l'atmosphère. Je franchis tout ému le seuil de la sainte maison. Admis dans la chapelle, au milieu des jeunes amies de ma sœur, vêtues de blanc, j'attendis en priant avec elles l'instant de l'auguste cérémonie. Le prêtre s'avança, et, la messe commencée, j'étais tout à Dieu. Mais je fus désagréablement affecté quand, avec cette partialité discourtoise que certains hommes conservent pour leur sexe jusqu'au pied des autels, le prêtre m'invita à me présenter à la sainte table avant ces charmantes jeunes filles qui, je le sentais, auraient dû m'y précéder. Je m'approchai cependant, rougissant de cet honneur immérité. Alors, au moment où je recevais l'hostie consacrée, un chœur de voix virginales, entonnant un hymne à l'Eucharistie, me remplit d'un trouble à la fois mystique et passionné que je ne savais comment dérober à l'attention des assistants. Je crus voir le ciel s'ouvrir, le ciel de l'amour et des chastes délices, un ciel plus pur et plus beau mille fois que celui dont on m'avait tant parlé. Ô merveilleuse puissance de l'expression vraie, incomparable beauté de la mélodie du cœur! Cet air, si naïvement adapté à de saintes paroles et chanté dans une cérémonie religieuse, était celui de la romance de Nina: «Quand le bien-aimé reviendra.» Je l'ai reconnu dix ans après. Quelle extase de ma jeune âme! cher d'Aleyrac! Et le peuple oublieux des musiciens se souvient à peine de ton nom, à cette heure!

Ce fut ma première impression musicale.

Je devins ainsi saint tout d'un coup, mais saint au point d'entendre la messe tous les jours, de communier chaque dimanche, et d'aller au tribunal de la pénitence pour dire au directeur de ma conscience: «Mon père, je n'ai rien fait.»… – «Eh bien, mon enfant, répondait le digne homme, il faut continuer.» Je n'ai que trop bien suivi ce conseil pendant plusieurs années.




II



Mon père. – Mon éducation littéraire. – Ma passion pour les voyages. – Virgile. – Première secousse poétique

Mon père (Louis Berlioz) était médecin. Il ne m'appartient pas d'apprécier son mérite. Je me bornerai à dire de lui: Il inspirait une très-grande confiance, non-seulement dans notre petite ville, mais encore dans les villes voisines. Il travaillait constamment, croyant la conscience d'un honnête homme engagée quand il s'agit de la pratique d'un art difficile et dangereux comme la médecine, et que, dans la limite de ses forces, il doit consacrer à l'étude tous ses instants, puisque de la perte d'un seul peut dépendre la vie de ses semblables. Il a toujours honoré ses fonctions en les remplissant de la façon la plus désintéressée, en bienfaiteur des pauvres et des paysans, plutôt qu'en homme obligé de vivre de son état. Un concours ayant été ouvert en 1810 par la société de médecine de Montpellier sur une question neuve et importante de l'art de guérir, mon père écrivit à ce sujet un mémoire qui obtint le prix. J'ajouterai que son livre fut imprimé à Paris[1] et que plusieurs médecins célèbres lui ont emprunté des idées sans le citer jamais. Ce dont mon père, dans sa candeur, s'étonnait, en ajoutant seulement: «Qu'importe, si la vérité triomphe!» Il a cessé d'exercer depuis longtemps, ses forces ne le lui permettent plus. La lecture et la méditation occupent sa vie maintenant.

Il est doué d'un esprit libre. C'est dire qu'il n'a aucun préjugé social, politique ni religieux. Il avait néanmoins si formellement promis à ma mère de ne rien tenter pour me détourner des croyances regardées par elle comme indispensables à mon salut, qu'il lui est arrivé plusieurs fois, je m'en souviens, de me faire réciter mon catéchisme. Effort de probité, de sérieux, ou d'indifférence philosophique, dont, il faut l'avouer, je serais incapable à l'égard de mon fils. Mon père, depuis longtemps, souffre d'une incurable maladie de l'estomac, qui l'a cent fois mis aux portes du tombeau. Il ne mange presque pas. L'usage constant et de jour en jour plus considérable de l'opium, ranime seul aujourd'hui ses forces épuisées. Il y a quelques années, découragé par les douleurs atroces qu'il ressentait, il prit à la fois trente-deux grains d'opium. «Mais je t'avoue, me dit-il plus tard, en me racontant le fait, que ce n'était pas pour me guérir.» Cette effroyable dose de poison, au lieu de le tuer comme il l'espérait, dissipa presque immédiatement ses souffrances et le rendit momentanément à la santé.

J'avais dix ans quand il me mit au petit séminaire de la Côte pour y commencer l'étude du latin. Il m'en retira bientôt après, résolu à entreprendre lui-même mon éducation.

Pauvre père, avec quelle patience infatigable, avec quel soin minutieux et intelligent il a été ainsi mon maître de langues, de littérature, d'histoire, de géographie et même de musique! ainsi qu'on le verra tout à l'heure.

Combien une pareille tâche, accomplie de la sorte, prouve dans un homme de tendresse pour son fils! et qu'il y a peu de pères qui en soient capables! Je n'ose croire pourtant cette éducation de famille aussi avantageuse que l'éducation publique, sous certains rapports. Les enfants restent ainsi en relations exclusives avec leurs parents, leurs serviteurs, et de jeunes amis choisis, ne s'accoutument point de bonne heure au rude contact des aspérités sociales; le monde et la vie réelle demeurent pour eux des livres fermés; et je sais, à n'en pouvoir douter, que je suis resté à cet égard enfant ignorant et gauche jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans.

Mon père, tout en n'exigeant de moi qu'un travail très-modéré, ne put jamais m'inspirer un véritable goût pour les études classiques. L'obligation d'apprendre chaque jour par cœur quelques vers d'Horace et de Virgile m'était surtout odieuse. Je retenais cette belle poésie avec beaucoup de peine et une véritable torture de cerveau. Mes pensées s'échappaient d'ailleurs de droite et de gauche, impatientes de quitter la route qui leur était tracée. Ainsi je passais de longues heures devant des mappemondes, étudiant avec acharnement le tissu complexe que forment les îles, caps et détroits de la mer du Sud et de l'archipel Indien; réfléchissant sur la création de ces terres lointaines, sur leur végétation, leurs habitants, leur climat, et pris d'un désir ardent de les visiter. Ce fut l'éveil de ma passion pour les voyages et les aventures.

Mon père, à ce sujet, disait de moi avec raison: «Il sait le nom de chacune des îles Sandwich, des Moluques, des Philippines; il connaît le détroit de Torrès, Timor, Java et Bornéo, et ne pourrait dire seulement le nombre de départements de la France.» Cette curiosité de connaître les contrées éloignées, celles de l'autre hémisphère surtout, fut encore irritée par l'avide lecture de de tout ce que la bibliothèque de mon père contenait de voyages anciens et modernes; et nul doute que, si le lieu de ma naissance eût été un port de mer, je me fusse enfui quelque jour sur un navire, avec ou sans le consentement de mes parents, pour devenir marin. Mon fils a de très-bonne heure manifesté les mêmes instincts. Il est aujourd'hui sur un vaisseau de l'État, et j'espère qu'il parcourra avec honneur la carrière de la marine, qu'il a embrassée et qu'il avait choisie avant d'avoir seulement vu la mer.

Le sentiment des beautés élevées de la poésie vint faire diversion à ces rêves océaniques, quand j'eus quelque temps ruminé La Fontaine et Virgile. Le poëte latin, bien avant le fabuliste français, dont les enfants sont incapables en général, de sentir la profondeur cachée sous la naïveté, et la science du style voilée par un naturel si rare et si exquis, le poëte latin, dis-je, en me parlant de passions épiques que je pressentais, sut le premier trouver le chemin de mon cœur et enflammer mon imagination naissante. Combien de fois, expliquant devant mon père le quatrième livre de l'Énéide, n'ai-je pas senti ma poitrine se gonfler, ma voix s'altérer et se briser!.. Un jour, déjà troublé dès le début de ma traduction orale par le vers:

«Atregina gravi jamdudum saucia cura,»

j'arrivais tant bien que mal à la péripétie du drame; mais lorsque j'en fus à la scène où Didon expire sur son bûcher, entourée des présents que lui fit Énée, des armes du perfide, et versant sur ce lit, hélas! bien connu, les flots de son sang courroucé; obligé que j'étais de répéter les expressions désespérées de la mourante, trois fois se levant appuyée sur son coude et trois fois retombant, de décrire sa blessure et son mortel amour frémissant au fond de sa poitrine, et les cris de sa sœur, de sa nourrice, de ses femmes éperdues, et cette agonie pénible dont les dieux mêmes émus envoient Iris abréger la durée, les lèvres me tremblèrent, les paroles en sortaient à peine et inintelligibles; enfin au vers:

«Quæsivit cœlo lucem ingemuitque reperta.»

à cette image sublime de Didon qui cherche aux cieux la lumière et gémit en la retrouvant, je fus pris d'un frissonnement nerveux, et, dans l'impossibilité de continuer, je m'arrêtai court.

Ce fut une des occasions où j'appréciai le mieux l'ineffable bonté de mon père. Voyant combien j'étais embarrassé et confus d'une telle émotion, il feignit de ne la point apercevoir, et, se levant tout à coup, il ferma le livre en disant: «Assez, mon enfant, je suis fatigué!» Et je courus, loin de tous les yeux, me livrer à mon chagrin virgilien.




III



Meylan. – Mon oncle. – Les brodequins roses. – L'hamadryade du Saint-Eynard. – L'amour dans un cœur de douze ans

C'est que je connaissais déjà cette cruelle passion, si bien décrite par l'auteur de l'Énéide, passion rare, quoi qu'on en dise, si mal définie et si puissante sur certaines âmes. Elle m'avait été révélée avant la musique, à l'âge de douze ans. Voici comment:

Mon grand-père maternel, dont le nom est celui du fabuleux guerrier de Walter Scott, (Marmion) vivait à Meylan, campagne située à deux lieues de Grenoble, du côté de la frontière de Savoie. Ce village, et les hameaux qui l'entourent, la vallée de l'Isère qui se déroule à leurs pieds et les montagnes du Dauphiné qui viennent là se joindre aux Basses-Alpes, forment un des plus romantiques séjours que j'aie jamais admirés. Ma mère, mes sœurs et moi, nous allions ordinairement chaque année y passer trois semaines vers la fin de l'été. Mon oncle (Félix Marmion), qui suivait alors la trace lumineuse du grand Empereur, venait quelquefois nous y joindre, tout chaud encore de l'haleine du canon, orné tantôt d'un simple coup de lance, tantôt d'un coup de mitraille dans le pied ou d'un magnifique coup de sabre au travers de la figure. Il n'était encore qu'adjudant-major de lanciers; jeune, épris de la gloire, prêt à donner sa vie pour un de ses regards, croyant le trône de Napoléon inébranlable comme le mont Blanc; et joyeux et galant, grand amateur de violon et chantant fort bien l'opéra-comique.

Dans la partie haute de Meylan, tout contre l'escarpement de la montagne, est une maisonnette blanche, entourée de vignes et de jardins, d'où la vue plonge sur la vallée de l'Isère; derrière sont quelques collines rocailleuses, une vieille tour en ruines, des bois, et l'imposante masse d'un rocher immense, le Saint-Eynard; une retraite enfin évidemment prédestinée à être le théâtre d'un roman. C'était la villa de madame Gautier, qui l'habitait pendant la belle saison avec ses deux nièces, dont la plus jeune s'appelait Estelle. Ce nom seul eût suffi pour attirer mon attention; il m'était cher déjà à cause de la pastorale de Florian (Estelle et Némorin) dérobée par moi dans la bibliothèque de mon père, et lue en cachette, cent et cent fois. Mais celle qui le portait avait dix-huit ans, une taille élégante et élevée, de grands yeux armés en guerre, bien que toujours souriants, une chevelure digne d'orner le casque d'Achille, des pieds, je ne dirai pas d'Andalouse, mais de Parisienne pur sang, et des… brodequins roses!.. Je n'en avais jamais vu… Vous riez!!.. Eh bien, j'ai oublié la couleur de ses cheveux (que je crois noirs pourtant) et je ne puis penser à elle sans voir scintiller, en même temps que les grands yeux, les petits brodequins roses.

En l'apercevant, je sentis une secousse électrique; je l'aimai, c'est tout dire. Le vertige me prit et ne me quitta plus. Je n'espérais rien… je ne savais rien… mais j'éprouvais au cœur une douleur profonde. Je passais des nuits entières à me désoler. Je me cachais le jour dans les champs de maïs, dans les réduits secrets du verger de mon grand-père, comme un oiseau blessé, muet et souffrant. La jalousie, cette pâle compagne des plus pures amours, me torturait au moindre mot adressé par un homme à mon idole. J'entends encore en frémissant le bruit des éperons de mon oncle quand il dansait avec elle! Tout le monde, à la maison et dans le voisinage, s'amusait de ce pauvre enfant de douze ans brisé par un amour au-dessus de ses forces. Elle-même qui, la première, avait tout deviné, s'en est fort divertie, j'en suis sûr. Un soir il y avait une réunion nombreuse chez sa tante; il fut question de jouer aux barres; il fallait, pour former les deux camps ennemis, se diviser en deux groupes égaux; les cavaliers choisissaient leurs dames; on fit exprès de me laisser avant tous désigner la mienne. Mais je n'osai, le cœur me battait trop fort; je baissai les yeux en silence. Chacun de me railler; quand mademoiselle Estelle, saisissant ma main: «Eh bien, non, c'est moi qui choisirai! Je prends M. Hector!» Ô douleur! elle riait aussi, la cruelle, en me regardant du haut de sa beauté…

Non, le temps n'y peut rien… d'autres amours n'effacent point la trace du premier… J'avais treize ans, quand je cessai de la voir… J'en avais trente quand, revenant d'Italie par les Alpes, mes yeux se voilèrent en apercevant de loin le Saint-Eynard, et la petite maison blanche, et la vieille tour… Je l'aimais encore… J'appris en arrivant qu'elle était devenue… mariée et… tout ce qui s'ensuit. Cela ne me guérit point. Ma mère, qui me taquinait quelquefois au sujet de ma première passion, eut peut-être tort de me jouer le tour qu'on va lire. «Tiens, me dit-elle, peu de jours après mon retour de Rome, voilà une lettre qu'on m'a chargée de faire tenir à une dame qui doit passer ici tout à l'heure dans la diligence de Vienne. Va au bureau du courrier, pendant qu'on changera de chevaux, tu demanderas madame F*** et tu lui remettras la lettre. Regarde bien cette dame, je parie que tu la reconnaîtras, bien que tu ne l'aies pas vue depuis dix-sept ans.» Je vais, sans me douter de ce que cela voulait dire, à la station de la diligence. À son arrivée, je m'approche la lettre à la main, demandant madame F***. «C'est moi, monsieur!» me dit une voix. C'est elle! me dit un coup sourd qui retentit dans ma poitrine. Estelle!.. encore belle!.. Estelle!.. la nymphe, l'hamadryade du Saint-Eynard, des vertes collines de Meylan! C'est son port de tête, sa splendide chevelure, et son sourire éblouissant!.. mais les petits brodequins roses, hélas! où étaient-ils?.. On prit la lettre. Me reconnut-on? je ne sais. La voiture repartit; je rentrai tout vibrant de la commotion. «Allons, me dit ma mère en m'examinant, je vois que Némorin n'a point oublié son Estelle.» Son Estelle! méchante mère!..




IV



Premières leçons de musique, données par mon père. – Mes essais en composition. – Études ostéologiques. – Mon aversion pour la médecine. – Départ pour Paris

Quand j'ai dit plus haut que la musique m'avait été révélée en même temps que l'amour, à l'âge de douze ans, c'est la composition que j'aurais dû dire; car je savais déjà, avant ce temps, chanter à première vue, et jouer de deux instruments. Mon père encore m'avait donné ce commencement d'instruction musicale.

Le hasard m'ayant fait trouver un flageolet au fond d'un tiroir où je furetais, je voulus aussitôt m'en servir cherchant inutilement à reproduire l'air populaire de Marlborough.

Mon père, que ces sifflements incommodaient fort, vint me prier de le laisser en repos, jusqu'à l'heure où il aurait le loisir de m'enseigner le doigté du mélodieux instrument, et l'exécution du chant héroïque dont j'avais fait choix. Il parvint en effet à me les apprendre sans trop de peine; et, au bout de deux jours, je fus maître de régaler de mon air de Marlborough toute la famille.

On voit déjà, n'est-ce pas, mon aptitude pour les grands effets d'instruments à vent?.. (Un biographe pur sang ne manquerait pas de tirer cette ingénieuse induction…) Ceci inspira à mon père l'envie de m'apprendre à lire la musique; il m'expliqua les premiers principes de cet art, en me donnant une idée nette de la raison des signes musicaux et de l'office qu'ils remplissent. Bientôt après, il me mit entre les mains une flûte, avec la méthode de Devienne, et prit, comme pour le flageolet, la peine de m'en montrer le mécanisme. Je travaillai avec tant d'ardeur, qu'au bout de sept à huit mois j'avais acquis sur la flûte un talent plus que passable. Alors, désireux de développer les dispositions que je montrais, il persuada à quelques familles aisées de la Côte de se réunir à lui pour faire venir de Lyon un maître de musique. Ce plan réussit. Un second violon du Théâtre des Célestins, qui jouait en outre de la clarinette, consentit à venir se fixer dans notre petite ville barbare, et à tenter d'en musicaliser les habitants moyennant un certain nombre d'élèves assuré et des appointements fixes pour diriger la bande militaire de la garde nationale. Il se nommait Imbert. Il me donna deux leçons par jour; j'avais une jolie voix de soprano; bientôt je fus un lecteur intrépide, un assez agréable chanteur, et je jouai sur la flûte les concertos de Drouet les plus compliqués. Le fils de mon maître, un peu plus âgé que moi, et déjà habile corniste, m'avait pris en amitié. Un matin il vint me voir, j'allais partir pour Meylan: «Comment, me dit-il, vous partez sans me dire adieu! Embrassons-nous, peut-être ne vous reverrai-je plus…» Je restai surpris de l'air étrange de mon jeune camarade et de la façon solennelle avec laquelle il m'avait quitté. Mais l'incommensurable joie de revoir Meylan et la radieuse Stella montis me l'eurent bientôt fait oublier. Quelle triste nouvelle au retour! Le jour même de mon départ, le jeune Imbert, profitant de l'absence momentanée de ses parents, s'était pendu dans sa maison. On n'a jamais pénétré le motif de ce suicide.

J'avais découvert, parmi de vieux livres, le traité d'harmonie de Rameau, commenté et simplifié par d'Alembert. J'eus beau passer des nuits à lire ces théories obscures, je ne pus parvenir à leur trouver un sens. Il faut en effet être déjà maître de la science des accords, et avoir beaucoup étudié les questions de physique expérimentale sur lesquelles repose le système tout entier, pour comprendre ce que l'auteur a voulu dire. C'est donc un traité d'harmonie à l'usage seulement de ceux qui la savent. Et pourtant je voulais composer. Je faisais des arrangements de duos en trios et en quatuors, sans pouvoir parvenir à trouver des accords ni une basse qui eussent le sens commun. Mais à force d'écouter des quatuors de Pleyel exécutés le dimanche par nos amateurs, et grâce au traité d'harmonie de Catel, que j'étais parvenu à me procurer, je pénétrai enfin, et en quelque sorte subitement, le mystère de la formation et de l'enchaînement des accords. J'écrivis aussitôt une espèce de pot-pourri à six parties, sur des thèmes italiens dont je possédais un recueil. L'harmonie en parut supportable. Enhardi par ce premier pas, j'osai entreprendre de composer un quintette pour flûte, deux violons, alto et basse, que nous exécutâmes, trois amateurs, mon maître et moi.

Ce fut un triomphe. Mon père seul ne parut pas de l'avis des applaudisseurs. Deux mois après nouveau quintette. Mon père voulut en entendre la partie de flûte, avant de me laisser tenter la grande exécution; selon l'usage des amateurs de province, qui s'imaginent pouvoir juger un quatuor d'après le premier violon. Je la lui jouai, et à une certaine phrase: «À la bonne heure, me dit-il, ceci est de la musique.» Mais ce quintette, beaucoup plus ambitieux que le premier, était aussi bien plus difficile; nos amateurs ne purent parvenir à l'exécuter passablement. L'alto et le violoncelle surtout pateaugeaient à qui mieux mieux.

J'avais a cette époque douze ans et demi. Les biographes qui ont écrit dernièrement encore, qu'a vingt ans, je ne connaissais pas les notes, se sont, on le voit, étrangement trompés.

J'ai brûlé les deux quintettes, quelques années après les avoir faits, mais il est singulier qu'en écrivant beaucoup plus tard, à Paris, ma première composition d'orchestre, la phrase approuvée par mon père dans le second de ces essais, me soit revenue en tête, et se sont fait adopter. C'est le chant en la bémol exposé par les premiers violons, un peu après le début de l'allégro de l'ouverture des Francs-Juges.

Après la triste et inexplicable fin de son fils, le pauvre Imbert était retourné à Lyon, où je crois qu'il est mort. Il eut presque immédiatement à la Côte un successeur, beaucoup plus habile que lui, nommé Dorant. Celui-ci, Alsacien de Colmar, jouait à peu près de tous les instruments, et excellait sur la clarinette, la basse, le violon et la guitare. Il donna des leçons de guitare à ma sœur aînée qui avait de la voix, mais que la nature a entièrement privée de tout instinct musical. Elle aime la musique pourtant, sans avoir jamais pu parvenir à la lire et à déchiffrer seulement une romance. J'assistais à ses leçons; je voulus en prendre aussi moi-même; jusqu'à ce que Dorant en artiste honnête et original, vint dire brusquement à mon père: «Monsieur, il m'est impossible de continuer mes leçons de guitare à votre fils! – Pourquoi donc? vous aurait-il manqué de quelque manière, ou se montre-t-il paresseux au point de vous faire désespérer de lui? – Rien de tout cela, mais ce serait ridicule, il est aussi fort que moi.»

Me voilà donc passé maître sur ces trois majestueux et incomparables instruments, le flageolet, la flûte et la guitare! Qui oserait méconnaître, dans ce choix judicieux, l'impulsion de la nature me poussant vers les plus immenses effets d'orchestre et la musique à la Michel-Ange!.. La flûte, la guitare et le flageolet!!!.. Je n'ai jamais possédé d'autres talents d'exécution; mais ceux-ci me paraissent déjà fort respectables. Encore, non, je me fais tort, je jouais aussi du tambour.

Mon père n'avait pas voulu me laisser entreprendre l'étude du piano. Sans cela il est probable que je fusse devenu un pianiste redoutable, comme quarante mille autres. Fort éloigné de vouloir faire de moi un artiste, il craignait sans doute que le piano ne vînt à me passionner trop violemment et à m'entraîner dans la musique plus loin qu'il ne le voulait. La pratique de cet instrument m'a manqué souvent; elle me serait utile en maintes circonstances; mais, si je considère l'effrayante quantité de platitudes dont il facilite journellement l'émission, platitudes honteuses et que la plupart de leurs auteurs ne pourraient pourtant pas écrire si, privés de leur kaléidoscope musical, ils n'avaient pour cela que leur plume et leur papier, je ne puis m'empêcher de rendre grâces au hasard qui m'a mis dans la nécessité de parvenir à composer silencieusement et librement, en me garantissant ainsi de la tyrannie des habitudes des doigts, si dangereuses pour la pensée, et de la séduction qu'exerce toujours plus ou moins sur le compositeur la sonorité des choses vulgaires. Il est vrai que les innombrables amateurs de ces choses-là expriment à mon sujet le regret contraire; mais j'en suis peu touché.

Les essais de composition de mon adolescence portaient l'empreinte d'une mélancolie profonde. Presque toutes mes mélodies étaient dans le mode mineur. Je sentais le défaut sans pouvoir l'éviter. Un crêpe noir couvrait mes pensées; mon romanesque amour de Meylan les y avait enfermées. Dans cet état de mon âme, lisant sans cesse l'Estelle de Florian, il était probable que je finirais par mettre en musique quelques-unes des nombreuses romances contenues dans cette pastorale, dont la fadeur alors me paraissait douce. Je n'y manquai pas.

J'en écrivis une, entre autres, extrêmement triste sur des paroles qui exprimaient mon désespoir de quitter les bois et les lieux honorés par les pas, éclairés par les yeux et les petits brodequins roses de ma beauté cruelle. Cette pâle poésie me revient aujourd'hui, avec un rayon de soleil printanier, à Londres, où je suis en proie à de graves préoccupations, à une inquiétude mortelle, à une colère concentrée de trouver encore là comme ailleurs tant d'obstacles ridicules… En voici la première strophe:

«Je vais donc quitter pour jamais
Mon doux pays, ma douce amie,
Loin d'eux je vais traîner ma vie
Dans les pleurs et dans les regrets!
Fleuve dont j'ai vu l'eau limpide,
Pour réfléchir ses doux attraits,
Suspendre sa course rapide,
Je vais vous quitter pour jamais[1 - La Fontaine, Les deux pigeons.].»

Quant à la mélodie de cette romance, brûlée comme le sextuor, comme les quintettes, avant mon départ pour Paris, elle se représenta humblement à ma pensée, lorsque j'entrepris en 1829 d'écrire ma symphonie fantastique. Elle me sembla convenir à l'expression de cette tristesse accablante d'un jeune cœur qu'un amour sans espoir commence à torturer, et je l'acueillis. C'est la mélodie que chantent les premiers violons au début du largo de la première partie de cet ouvrage, intitulé: rêveries, passions; je n'y ai rien changé.

Mais pendant ces diverses tentatives, au milieu de mes lectures, de mes études géographiques, de mes aspirations religieuses et des alternatives de calme et de tempête dans mon premier amour, le moment approchait où je devais me préparer à suivre une carrière. Mon père me destinait à la sienne, n'en concevant pas de plus belle, et m'avait dès longtemps laissé entrevoir son dessein.

Mes sentiments à cet égard n'étaient rien moins que favorables à ses vues, et je les avais aussi dans l'occasion manifestés avec énergie. Sans me rendre compte précisément de ce que j'éprouvais, je pressentais une existence passée bien loin du chevet des malades, des hospices et des amphithéâtres. N'osant m'avouer celle que je rêvais, ma résolution me paraissait pourtant bien prise de résister à tout ce qu'on pourrait faire pour m'amener à la médecine. La vie de Gluck et celle de Haydn que je lus à cette époque, dans la Biographie universelle, me jetèrent dans la plus grande agitation. Quelle belle gloire! me disais-je, en pensant à celle de ces deux hommes illustres; quel bel art! quel bonheur de le cultiver en grand! En outre, un incident fort insignifiant en apparence vint m'impressionner encore dans le même sens et illuminer mon esprit d'une clarté soudaine qui me fit entrevoir au loin mille horizons musicaux étranges et grandioses.

Je n'avais jamais vu de grande partition. Les seuls morceaux de musique à moi connus consistaient en solfèges accompagnés d'une basse chiffrée, en solos de flûte, ou en fragments d'opéras avec accompagnement de piano. Or, un jour une feuille de papier réglé à vingt-quatre portées me tomba sous la main. En apercevant cette grande quantité de lignes, je compris aussitôt à quelle multitude de combinaisons instrumentales et vocales leur emploi ingénieux pouvait donner lieu, je et m'écriai: «Quel orchestre on doit pouvoir écrire là-dessus!» À partir de ce moment la fermentation musicale de ma tête ne fit que croître, et mon aversion pour la médecine redoubla. J'avais de mes parents une trop grande crainte, toutefois, pour rien oser avouer de mes audacieuses pensées, quand mon père, à la faveur même de la musique, en vint à un coup d'État pour détruire ce qu'il appelait mes puériles antipathies, et me faire commencer les études médicales.

Afin de me familiariser instantanément avec les objets que je devais bientôt avoir constamment sous les yeux, il avait étalé dans son cabinet l'énorme Traité d'ostéologie de Munro, ouvert, et contenant des gravures de grandeur naturelle, où les diverses parties de la charpente humaine sont reproduites très-fidèlement. «Voilà un ouvrage, me dit-il, que tu vas avoir à étudier. Je ne pense pas que tu persistes dans tes idées hostiles à la médecine; elles ne sont ni raisonnables ni fondées sur quoi que ce soit. Et si, au contraire, tu veux me promettre d'entreprendre sérieusement ton cours d'ostéologie, je ferai venir de Lyon, pour toi, une flûte magnifique garnie de toutes les nouvelles clefs.» Cet instrument était depuis longtemps l'objet de mon ambition. Que répondre?.. La solennité de la proposition, le respect mêlé de crainte que m'inspirait mon père, malgré toute sa bonté, et la force de la tentation, me troublèrent au dernier point. Je laissai échapper un oui bien faible et rentrai dans ma chambre, où je me jetai sur mon lit accablé de chagrin.

Être médecin! étudier l'anatomie! disséquer! assister à d'horribles opérations! au lieu de me livrer corps et âme à la musique, cet art sublime dont je concevais déjà la grandeur! Quitter l'empirée pour les plus tristes séjours de la terre! les anges immortels de la poésie et de l'amour et leurs chants inspirés, pour de sales infirmiers, d'affreux garçons d'amphithéâtre, des cadavres hideux, les cris des patients, les plaintes et le râle précurseurs de la mort!..

Oh! non, tout cela me semblait le renversement absolu de l'ordre naturel de ma vie, et monstrueux et impossible. Cela fut pourtant.

Les études d'ostéologie furent commencées en compagnie d'un de mes cousins (A. Robert, aujourd'hui l'un des médecins distingués de Paris), que mon père avait pris pour élève en même temps que moi. Malheureusement Robert jouait fort bien du violon (il était de mes exécutants pour les quintettes) et nous nous occupions ensemble un peu plus de musique que d'anatomie pendant les heures de nos études. Ce qui ne l'empêchait pas, grâce au travail obstiné auquel il se livrait chez lui en particulier, de savoir toujours beaucoup mieux que moi ses démonstrations. De là, bien de sévères remontrances et même de terribles colères paternelles.

Néanmoins, moitié de gré, moitié de force, je finis par apprendre tant bien que mal de l'anatomie tout ce que mon père pouvait m'en enseigner, avec le secours des préparations sèches (des squelettes) seulement; et j'avais dix-neuf ans quand, encouragé par mon condisciple, je dus me décider à aborder les grandes études médicales et à partir avec lui, dans cette intention, pour Paris.

Ici, je m'arrête un instant avant d'entreprendre le récit de ma vie parisienne et des luttes acharnées que j'y engageai presque en arrivant et que je n'ai jamais cessé d'y soutenir contre les idées, les hommes et les choses. Le lecteur me permettra de prendre haleine.

D'ailleurs, c'est aujourd'hui (10 avril) que la manifestation des deux cent mille chartistes anglais doit avoir lieu. Dans quelques heures peut-être, l'Angleterre sera bouleversée comme le reste de l'Europe, et cet asile même ne me restera plus. Je vais voir se décider la question.

(8 heures du soir). Allons, les chartistes sont de bonnes pâtes de révolutionnaires. Tout s'est bien passé. Les canons, ces puissants orateurs, ces grands logiciens dont les arguments irrésistibles pénètrent si profondément dans les masses, étaient à la tribune. Ils n'ont pas même été obligés de prendre la parole, leur aspect a suffi pour porter dans toutes les âmes la conviction de l'inopportunité d'une révolution, et les chartistes se sont dispersés dans le plus grand ordre.

Braves gens! vous vous entendez à faire des émeutes comme les Italiens à écrire des symphonies. Il en est de même des Irlandais très-probablement, et O'Connell avait bien raison de leur dire toujours: Agitez! agitez! mais ne bougez pas!

(12 juillet). Il m'a été impossible pendant les trois mois qui viennent de s'écouler de poursuivre le travail de ces mémoires. Je repars maintenant pour le malheureux pays qu'on appelle encore la France, et qui est le mien après tout. Je vais voir de quelle façon un artiste peut y vivre, ou combien de temps il lui faut pour y mourir, au milieu des ruines sous lesquelles la fleur de l'art est écrasée et ensevelie. Farewell England!..

(France, 16 juillet 1848). Me voilà de retour! Paris achève d'enterrer ses morts. Les pavés des barricades ont repris leur place, d'où ils ressortiront peut-être demain. À peine arrivé, je cours au faubourg Saint-Antoine: quel spectacle! quels hideux débris! Le Génie de la Liberté qui plane au sommet de la colonne de la Bastille, a lui-même le corps traversé d'une balle. Les arbres abattus, mutilés, les maisons prêtes à crouler, les places, les rues, les quais semblent encore vibrants du fracas homicide!.. Pensons donc à l'art par ce temps de folies furieuses et de sanglantes orgies!.. Tous nos théâtres sont fermés, tous les artistes ruinés, tous les professeurs oisifs, tous les élèves en fuite; de pauvres pianistes jouent des sonates sur les places publiques, des peintres d'histoire balayent les rues, des architectes gâchent du mortier dans les ateliers nationaux… L'Assemblée vient de voter d'assez fortes sommes pour rendre possible la réouverture des théâtres et accorder en outre de légers secours aux artistes les plus malheureux. Secours insuffisants pour les musiciens surtout! Il y a des premiers violons à l'Opéra dont les appointements n'allaient pas à neuf cents francs par an. Ils avaient vécu à grand'peine jusqu'à ce jour, en donnant des leçons. On ne doit pas supposer qu'ils aient pu faire de brillantes économies. Leurs élèves partis, que vont-ils devenir, ces malheureux? On ne les déportera pas, quoique beaucoup d'entre eux n'aient plus de chances de gagner leur vie qu'en Amérique, aux Indes ou à Sydney; la déportation coûte trop cher au gouvernement: pour l'obtenir, il faut l'avoir méritée, et tous nos artistes ont combattu les insurgés et sont montés à l'assaut des barricades…

Au milieu de cette effroyable confusion du juste et de l'injuste, du bien et du mal, du vrai et du faux, en entendant parler cette langue dont la plupart des mots sont détournés de leur acception, n'y a-t-il pas de quoi devenir complètement fou!!!

Continuons mon auto biographie. Je n'ai rien de mieux à faire. L'examen du passé servira, d'ailleurs, à détourner mon attention du présent.




V



Une année d'études médicales. – Le professeur Amussat. – Une représentation à l'Opéra. – La bibliothèque du Conservatoire. – Entraînement irrésistible vers la musique. – Mon père se refuse à me laisser suivre cette carrière. – Discussions de famille

En arrivant à Paris, en 1822, avec mon condisciple A. Robert, je me livrai tout entier aux études relatives à la carrière qui m'était imposée; je tins loyalement la promesse que j'avais faite à mon père en partant. J'eus pourtant à subir une épreuve assez difficile, quand Robert, m'ayant appris un matin qu'il avait acheté un sujet (un cadavre), me conduisit pour la première fois à l'amphithéâtre de dissection de l'hospice de la Pitié. L'aspect de cet horrible charnier humain, ces membres épars, ces têtes grimaçantes, ces crânes entr'ouverts, le sanglant cloaque dans lequel nous marchions, l'odeur révoltante qui s'en exhalait, les essaims de moineaux se disputant des lambeaux de poumons, les rats grignotant dans leur coin des vertèbres saignantes, me remplirent d'un tel effroi que, sautant par la fenêtre de l'amphithéâtre, je pris la fuite à toutes jambes et courus haletant jusque chez moi comme si la mort et son affreux cortège eussent été à mes trousses. Je passai vingt-quatre heures sous le coup de cette première impression, sans vouloir plus entendre parler d'anatomie, ni de dissection, ni de médecine, et méditant mille folies pour me soustraire à l'avenir dont j'étais menacé.

Robert perdait son éloquence à combattre mes répugnances et à me démontrer l'absurdité de mes projets. Il parvint pourtant à me faire tenter une seconde expérience. Je consentis à le suivre de nouveau à l'hospice, et nous entrâmes ensemble dans la funèbre salle. Chose étrange! en revoyant ces objets qui dès l'abord m'avaient inspiré une si profonde horreur, je demeurai parfaitement calme, je n'éprouvai absolument rien qu'un froid dégoût; j'étais déjà familiarisé avec ce spectacle comme un vieux carabin; c'était fini. Je m'amusai même, en arrivant, à fouiller la poitrine entr'ouverte d'un pauvre mort, pour donner leur pitance de poumons aux hôtes ailés de ce charmant séjour. À la bonne heure! me dit Robert en riant, tu t'humanises!

Aux petits des oiseaux tu donnes la pâture.
– Et ma bonté s'étend sur toute la nature.

répliquai-je en jetant une omoplate à un gros rat qui me regardait d'un air affamé.

Je suivis donc, sinon avec intérêt, au moins avec une stoïque résignation le cours d'anatomie. De secrètes sympathies m'attachaient même à mon professeur Amussat, qui montrait pour cette science une passion égale à celle que je ressentais pour la musique. C'était un artiste en anatomie. Hardi novateur en chirurgie, son nom est aujourd'hui européen; ses découvertes excitent dans le monde savant l'admiration et la haine. Le jour et la nuit suffisent à peine à ses travaux. Bien qu'exténué des fatigues d'une telle existence, il continue, rêveur, mélancolique, ses audacieuses recherches et persiste dans sa périlleuse voie. Ses allures sont celles d'un homme de génie. Je le vois souvent; je l'aime.

Bientôt les leçons de Thénard et de Gay-Lussac qui professaient, l'un la chimie, l'autre la physique au Jardin des Plantes, le cours de littérature, dans lequel Andrieux savait captiver son auditoire avec tant de malicieuse bonhomie, m'offrirent de puissantes compensations; je trouvai à les suivre un charme très-vif et toujours croissant. J'allais devenir un étudiant comme tant d'autres, destiné à ajouter une obscure unité au nombre désastreux des mauvais médecins, quand, un soir, j'allai à l'Opéra. On y jouait les Danaides, de Salieri. La pompe, l'éclat du spectacle, la masse harmonieuse de l'orchestre et des chœurs, le talent pathétique de madame Branchu, sa voix extraordinaire, la rudesse grandiose de Dérivis; l'air d'Hypermnestre où je retrouvais, imités par Salieri, tous les traits de l'idéal que je m'étais fait du style de Gluck, d'après des fragments de son Orphée découverts dans la bibliothèque de mon père; enfin la foudroyante bacchanale et les airs de danse si mélancoliquement voluptueux, ajoutés par Spontini à la partition de son vieux compatriote, me mirent dans un état de trouble et d'exaltation que je n'essayerai pas de décrire. J'étais comme un jeune homme aux instincts navigateurs, qui, n'ayant jamais vu que les nacelles des lacs de ses montagnes, se trouverait brusquement transporté sur un vaisseau à trois ponts en pleine mer. Je ne dormis guère, on peut le croire, la nuit qui suivit cette représentation, et la leçon d'anatomie du lendemain se ressentit de mon insomnie. Je chantais l'air de Danaüs: «Jouissez du destin propice,» en sciant le crâne de mon sujet, et quand Robert, impatienté de m'entendre murmurer la mélodie «Descends dans le sein d'Amphitrite» au lieu de lire le chapitre de Bichat sur les aponévroses, s'écriait: «Soyons donc à notre affaire! nous ne travaillons pas! dans trois jours notre sujet sera gâté!.. il coûte dix-huit francs!.. il faut pourtant être raisonnable!» je répliquais par l'hymne à Némésis «Divinité de sang avide!» et le scalpel lui tombait des mains.

La semaine suivante, je retournai à l'Opéra où j'assistai, cette fois, à une représentation de la Stratonice de Méhul et du ballet de Nina dont la musique avait été composée et arrangée par Persuis. J'admirai beaucoup dans Stratonice l'ouverture d'abord, l'air de Séleucus «Versez tous vos chagrins» et le quatuor de la consultation; mais l'ensemble de la partition me parut un peu froid. Le ballet, au contraire, me plut beaucoup, et je fus profondément ému en entendant jouer sur le cor anglais par Vogt, pendant une navrante pantomime de mademoiselle Bigottini, l'air du cantique chanté par les compagnes de ma sœur au couvent des Ursulines, le jour de ma première communion. C'était la romance «Quand le bien-aimé reviendra.» Un de mes voisins qui en fredonnait les paroles, me dit le nom de l'opéra et celui de l'auteur auquel Persuis l'avait empruntée, et j'appris ainsi qu'elle appartenait à la Nina de d'Aleyrac. J'ai bien de la peine à croire, quel qu'ait pu être le talent de la cantatrice[2 - Madame Dugazon.] qui créa le rôle de Nina, que cette mélodie ait jamais eu dans sa bouche un accent aussi vrai, une expression aussi touchante qu'en sortant de l'instrument de Vogt, et dramatisée par la mime célèbre.

Malgré de pareilles distractions, et tout en passant bien des heures, le soir, à réfléchir sur la triste contradiction établie entre mes études et mes penchants, je continuai quelque temps encore cette vie de tiraillements, sans grand profit pour mon instruction médicale, et sans pouvoir étendre le champ si borné de mes connaissances en musique. J'avais promis, je tenais ma parole. Mais, ayant appris que la bibliothèque du Conservatoire, avec ses innombrables partitions, était ouverte au public, je ne pus résister au désir d'y aller étudier les œuvres de Gluck, pour lesquelles j'avais déjà une passion instinctive, et qu'on ne représentait pas en ce moment à l'Opéra. Une fois admis dans ce sanctuaire, je n'en sortis plus. Ce fut le coup de grâce donné à la médecine. L'amphithéâtre fut décidément abandonné.

L'absorption de ma pensée par la musique fut telle que je négligeai même, malgré toute mon admiration pour Gay-Lussac et l'intérêt puissant d'une pareille étude, le cours d'électricité expérimentale, que j'avais commencé avec lui. Je lus et relus les partitions de Gluck, je les copiai, je les appris par cœur; elles me firent perdre le sommeil, oublier le boire et le manger; j'en délirai. Et le jour où, après une anxieuse attente, il me fut enfin permis d'entendre Iphigénie en Tauride, je jurai, en sortant de l'Opéra, que, malgré père, mère, oncles, tantes, grands parents et amis, je serais musicien. J'osai même, sans plus tarder, écrire à mon père pour lui faire connaître tout ce que ma vocation avait d'impérieux et d'irrésistible, en le conjurant de ne pas la contrarier inutilement. Il répondit par des raisonnements affectueux, dont la conclusion était que je ne pouvais pas tarder à sentir la folie de ma détermination et à quitter la poursuite d'une chimère pour revenir à une carrière honorable et toute tracée. Mais mon père s'abusait. Bien loin de me rallier à sa manière de voir, je m'obstinai dans la mienne, et dès ce moment une correspondance régulière s'établit entre nous, de plus en plus sévère et menaçante du côté de mon père, toujours plus passionnée du mien et animée enfin d'un emportement qui allait jusques à la fureur.




VI



Mon admission parmi les élèves de Lesueur. – Sa bonté. La chapelle royale

Je m'étais mis à composer pendant ces cruelles discussions. J'avais écrit, entre autres choses, une cantate à grand orchestre, sur un poëme de Millevoye (Le Cheval arabe.) Un élève de Lesueur, nommé Gerono, que je rencontrais souvent à la bibliothèque du Conservatoire, me fit entrevoir la possibilité d'être admis dans la classe de composition de ce maître, et m'offrit de me présenter à lui. J'acceptai sa proposition avec joie, et je vins un matin soumettre à Lesueur la partition de ma cantate, avec un canon à trois voix que j'avais cru devoir lui donner pour auxiliaire dans cette circonstance solennelle. Lesueur eut la bonté de lire attentivement la première de ces deux œuvres informes, et dit en me la rendant: «Il y a beaucoup de chaleur et de mouvement dramatique là-dedans, mais vous ne savez pas encore écrire, et votre harmonie est entachée de fautes si nombreuses qu'il serait inutile de vous les signaler. Gerono aura la complaisance de vous mettre au courant de nos principes d'harmonie, et, dès que vous serez parvenu à les connaître assez pour pouvoir me comprendre, je vous recevrai volontiers parmi mes élèves.» Gerono accepta respectueusement la tâche que lui confiait Lesueur; il m'expliqua clairement, en quelques semaines, tout le système sur lequel ce maître a basé sa théorie de la production et de la succession des accords; système emprunté à Rameau et à ses rêveries sur la résonnance de la corde sonore[3 - Qu'il appelle le corps sonore, comme si les cordes sonores étaient les seuls corps vibrants dans l'univers; ou mieux encore, comme si la théorie de leurs vibrations était applicable à la résonnance de tous les autres corps sonores.]. Je vis tout de suite, à la manière dont Gerono m'exposait ces principes, qu'il ne fallait point en discuter la valeur, et que, dans l'école de Lesueur, ils constituaient une sorte de religion à laquelle chacun devait se soumettre aveuglément. Je finis même, telle est la force de l'exemple, par avoir en cette doctrine une foi sincère, et Lesueur, en m'admettant au nombre de ses disciples favoris, put me compter aussi parmi ses adeptes les plus fervents.

Je suis loin de manquer de reconnaissance pour cet excellent et digne homme, qui entoura mes premiers pas dans la carrière de tant de bienveillance, et m'a, jusqu'à la fin de sa vie, témoigné une véritable affection. Mais combien de temps j'ai perdu à étudier ses théories antédiluviennes, à les mettre en pratique et à les désapprendre ensuite, en recommençant de fond en comble mon éducation! Aussi m'arrive-t-il maintenant de détourner involontairement les yeux, quand j'aperçois une de ses partitions. J'obéis alors à un sentiment comparable à celui que nous éprouvons en voyant le portrait d'un ami qui n'est plus. J'ai tant admiré ces petits oratorios qui formaient le répertoire de Lesueur à la chapelle royale, et cette admiration, j'ai eu tant de regrets de la voir s'affaiblir! En comparant d'ailleurs à l'époque actuelle le temps où j'allais les entendre régulièrement tous les dimanches au palais des Tuileries, je me trouve si vieux, si fatigué, et pauvre d'illusions! Combien d'artistes célèbres que je rencontrais à ces solennités de l'art religieux n'existent plus! Combien d'autres sont tombés dans l'oubli pire que la mort! Que d'agitations! que d'efforts! que d'inquiétudes depuis lors! C'était le temps du grand enthousiasme, des grandes passions musicales, des longues rêveries, des joies infinies, inexprimables!.. Quand j'arrivais à l'orchestre de la chapelle royale, Lesueur profitait ordinairement de quelques minutes avant le service, pour m'informer du sujet de l'œuvre qu'on allait exécuter, pour m'en exposer le plan et m'expliquer ses intentions principales. La connaissance du sujet traité par le compositeur n'était pas inutile, en effet, car il était rare que ce fût le texte de la messe. Lesueur, qui a écrit un grand nombre de messes, affectionnait particulièrement et produisait plus volontiers ces délicieux épisodes de l'Ancien Testament, tels que Noémi, Rachel, Ruth et Booz, Débora, etc., qu'il avait revêtus d'un coloris antique, parfois si vrai, qu'on oublie, en les écoutant, la pauvreté de sa trame musicale, son obstination à imiter dans les airs, duos et trios, l'ancien style dramatique italien, et la faiblesse enfantine de son instrumentation. De tous les poèmes (à l'exception peut-être de celui de Mac-Pherson, qu'il persistait à attribuer à Ossian), la Bible était sans contredit celui qui prêtait le plus au développement des facultés spéciales de Lesueur. Je partageais alors sa prédilection, et l'Orient, avec le calme de ses ardentes solitudes, la majesté de ses ruines immenses, ses souvenirs historiques, ses fables, était le point de l'horizon poétique vers lequel mon imagination aimait le mieux à prendre son vol.

Après la cérémonie, dès qu'à l'Ite missa est le roi Charles X s'était retiré, au bruit grotesque d'un énorme tambour et d'un fifre, sonnant traditionnellement une fanfare à cinq temps, digne de la barbarie du moyen âge qui la vit naître, mon maître m'emmenait quelquefois dans ses longues promenades. C'étaient ces jours-là de précieux conseils, suivis de curieuses confidences. Lesueur, pour me donner courage, me racontait une foule d'anecdotes sur sa jeunesse; ses premiers travaux à la maîtrise de Dijon, son admission à la sainte chapelle de Paris, son concours pour la direction de la maîtrise de Notre-Dame; la haine que lui porta Méhul; les avanies que lui firent subir les rapins du Conservatoire; les cabales ourdies contre son opéra de la Caverne, et la noble conduite de Cherubini à cette occasion, l'amitié de Paisiello qui le précéda à la chapelle impériale: les distinctions enivrantes prodiguées par Napoléon à l'auteur des Bardes[4 - L'inscription gravée dans l'intérieur de la boîte d'or que reçut Lesueur après la première représentation de cet opéra est ainsi conçue: L'Empereur Napoléon à l'auteur des Bardes.]; les mots historiques du grand homme sur cette partition. Mon maître me disait encore ses peines infinies pour faire jouer son premier opéra: ses craintes, son anxiété avant la première représentation; sa tristesse étrange, son désœuvrement après le succès; son besoin de tenter de nouveau les hasards du théâtre; son opéra de Télémaque écrit en trois mois; la fière beauté de madame Scio vêtue en Diane chasseresse, et son superbe emportement dans le rôle de Calypso. Puis venaient les discussions; car il me permettait de discuter avec lui quand nous étions seuls, et j'usais quelquefois de la permission un peu plus largement qu'il n'eût été convenable. Sa théorie de la basse fondamentale et ses idées sur les modulations en fournissaient aisément la matière. À défaut de questions musicales, il mettait volontiers en avant quelques thèses philosophiques et religieuses, sur lesquelles nous n'étions pas non plus très-souvent d'accord. Mais nous avions la certitude de nous rencontrer à divers points de ralliement, tels que Gluck, Virgile, Napoléon, vers lesquels nos sympathies convergeaient avec une ardeur égale. Après ces longues causeries sur les bords de la Seine, ou sous les ombrages des Tuileries, il me renvoyait ordinairement, pour se livrer pendant plusieurs heures à des méditations solitaires, qui étaient devenues pour lui un véritable besoin.




VII



Un premier opéra. – M. Andrieux. – Une première messe. M. de Chateaubriand

Quelques mois après mon admission parmi les élèves particuliers de Lesueur, (je ne faisais point encore partie de ceux du Conservatoire) je me mis en tête d'écrire un opéra. Le cours de littérature de M. Andrieux, que je suivais assidûment, me fit penser à ce spirituel vieillard, et j'eus la singulière idée de m'adresser à lui pour le livret. Je ne sais ce que je lui écrivis à ce sujet, mais voici sa réponse.



    «Monsieur,

»Votre lettre m'a vivement intéressé; l'ardeur que vous montrez pour le bel art que vous cultivez, vous y garantit des succès; je vous les souhaite de tout mon cœur, et je voudrais pouvoir contribuer à vous les faire obtenir. Mais l'occupation que vous me proposez n'est plus de mon âge; mes idées et mes études sont tournées ailleurs; je vous paraîtrais un barbare, si je vous disais combien il y a d'années que je n'ai mis le pied ni à l'Opéra, ni à Feydeau. J'ai soixante-quatre ans, il me conviendrait mal de vouloir faire des vers d'amour, et en fait de musique, je ne dois plus guère songer qu'à la messe de Requiem. Je regrette que vous ne soyez pas venu trente ou quarante ans plus tôt, ou moi plus tard. Nous aurions pu travailler ensemble. Agréez mes excuses qui ne sont que trop bonnes et mes sincères et affectueuses salutations.



    »Andrieux.»
    17 juin 1823.

Ce fut M. Andrieux lui-même, qui eut la bonté de m'apporter sa lettre. Il causa longtemps avec moi, et me dit en me quittant: «Ah, moi aussi j'ai été dans ma jeunesse un fougueux amateur de musique. J'étais enragé Picciniste… et Gluckiste donc.»

Découragé par ce premier échec auprès d'une célébrité littéraire, j'eus recours modestement à Gerono qui se piquait un peu de poésie. Je lui demandai (admirez ma candeur) de me dramatiser l'Estelle de Florian. Il s'y décida et je mis son œuvre en musique. Personne heureusement n'entendit jamais rien de cette composition suggérée par mes souvenirs de Meylan. Souvenirs impuissants! car ma partition fut aussi ridicule, pour ne pas dire plus, que la pièce et les vers de Gerono. À cet œuvre d'un rose tendre succéda une scène fort sombre, au contraire, empruntée au drame de Saurin, Béverley ou le Joueur. Je me passionnai sérieusement pour ce fragment de musique violente écrit pour voix de basse avec orchestre, et que j'eusse voulu entendre chanter par Dérivis, au talent duquel il me paraissait convenir. Le difficile était de découvrir une occasion favorable pour le faire exécuter. Je crus l'avoir trouvée en voyant annoncer au Théâtre-Français une représentation au bénéfice de Talma, où figurait Athalie avec les chœurs de Gossec. – Puisqu'il y a des chœurs, me dis-je, il y aura aussi un orchestre pour les accompagner; ma scène est d'une exécution facile, et si Talma veut l'introduire dans son programme, certes Dérivis ne lui refusera pas de la chanter. Allons chez Talma! Mais l'idée seule de parler au grand tragédien, de voir Néron face à face, me troublait au dernier point. En approchant de sa maison, je sentais un battement de cœur de mauvais augure. J'arrive; à l'aspect de sa porte, je commence à trembler; je m'arrête sur le seuil dans une incroyable perplexité. Oserai-je aller plus avant?.. Renoncerai-je à mon projet? Deux fois je lève le bras pour saisir le cordon de la sonnette, deux fois mon bras retombe… le rouge me monte au visage, les oreilles me tintent, j'ai de véritables éblouissements. Enfin la timidité l'emporte, et, sacrifiant toutes mes espérances, je m'éloigne, ou plutôt je m'enfuis à grands pas.

Qui comprendra cela?.. un jeune enthousiaste à peine civilisé, tel que j'étais alors.

Un peu plus tard, M. Masson, maître de chapelle de l'église Saint-Roch, me proposa d'écrire une messe solennelle qu'il ferait exécuter, disait-il, dans cette église, le jour des Saints Innocents, fête patronale des enfants de chœur. Nous devions avoir cent musiciens de choix à l'orchestre, un chœur plus nombreux encore; on étudierait les parties de chant pendant un mois; la copie ne me coûterait rien, ce travail serait fait gratuitement et avec soin par les enfants de chœur de Saint-Roch, etc., etc. Je me mis donc plein d'ardeur à écrire cette messe, dont le style, avec sa coloration inégale et en quelque sorte accidentelle, ne fut qu'une imitation maladroite du style de Lesueur. Ainsi que la plupart des maîtres, celui-ci, dans l'examen qu'il fit de ma partition, approuva surtout les passages où sa manière était le plus fidèlement reproduite. À peine terminé, je mis le manuscrit entre les mains de M. Masson, qui en confia la copie et l'étude à ses jeunes élèves. Il me jurait toujours ses grands dieux que l'exécution serait pompeuse et excellente. Il nous manquait seulement un habile chef d'orchestre, ni lui, ni moi n'ayant l'habitude de diriger d'aussi grandes masses de voix et d'instruments. Valentino était alors à la tête de l'orchestre de l'Opéra, il aspirait à l'honneur d'avoir aussi sous ses ordres celui de la chapelle royale. Il n'aurait garde, sans doute, de ne rien refuser à mon maître qui était surintendant[5 - Les surintendants présidaient seulement à l'exécution de leurs œuvres; mais ne dirigeaient point personnellement.] de cette chapelle. En effet, une lettre de Lesueur que je lui portai le décida, malgré sa défiance des moyens d'exécution dont je pourrais disposer, à me promettre son concours. Le jour de la répétition générale arriva, et nos grandes masses vocales et instrumentales réunies, il se trouva que nous avions pour tout bien vingt choristes, dont quinze ténors et cinq basses, douze enfants, neuf violons, un alto, un hautbois, un cor et un basson. On juge de mon désespoir et de ma honte, en offrant à Valentino, à ce chef renommé d'un des premiers orchestres du monde, une telle phalange musicale!.. «Soyez tranquille, disait toujours maître Masson, il ne manquera personne demain à l'exécution. Répétons! répétons! Valentino résigné, donne le signal, on commence; mais après quelques instants, il faut s'arrêter à cause des innombrables fautes de copie que chacun signale dans les parties. Ici on a oublié d'écrire les bémols et les dièses à la clef; là il manque dix pauses; plus loin on a omis trente mesures. C'est un gâchis à ne pas se reconnaître, je souffre tous les tourments de l'enfer; et nous devons enfin renoncer absolument, pour cette fois, à mon rêve si longtemps caressé d'une exécution à grand orchestre.

Cette leçon au moins ne fut pas perdue. Le peu de ma composition malheureuse que j'avais entendu, m'ayant fait découvrir ses défauts les plus saillants, je pris aussitôt une résolution radicale dans laquelle Valentino me raffermit, en me promettant de ne pas m'abandonner, lorsqu'il s'agirait plus tard de prendre ma revanche. Je refis cette messe presque entièrement. Mais pendant que j'y travaillais, mes parents avertis de ce fiasco, ne manquèrent pas d'en tirer un vigoureux parti pour battre en brèche ma prétendue vocation et tourner en ridicule mes espérances. Ce fut la lie de mon calice d'amertume. Je l'avalai en silence et n'en persistai pas moins.

La partition terminée, convaincu par une triste expérience que je ne devais me fier à personne pour le travail de la copie, et ne pouvant, faute d'argent, employer des copistes de profession, je me mis à extraire moi-même les parties, à les doubler, tripler, quadrupler, etc. Au bout de trois mois elles furent prêtes. Je demeurai alors aussi empêché avec ma messe que Robinson avec son grand canot qu'il ne pouvait lancer; les moyens de la faire exécuter me manquaient absolument. Compter de nouveau sur les masses musicales de M. Masson eût été par trop naïf; inviter moi-même les artistes dont j'avais besoin, je n'en connaissais personnellement aucun; recourir à l'assistance de la chapelle royale, sous l'égide de mon maître, il avait formellement déclaré la chose impossible[6 - Je ne compris point alors pourquoi. À coup sûr, Lesueur, demandant à la chapelle royale tout entière de venir à l'église de Saint-Roch ou ailleurs, exécuter l'ouvrage d'un de ses élèves, eût été parfaitement accueilli. – Mais il craignit sans doute que mes condisciples ne réclamassent à leur tour une faveur semblable, et dès lors l'abus devenait évident.]. Ce fut alors que mon ami Humbert Ferrand, dont je parlerai bientôt plus au long, conçut la pensée passablement hardie de me faire écrire à M. de Chateaubriand, comme au seul homme capable de comprendre et d'accueillir une telle demande, pour le prier de me mettre à même d'organiser l'exécution de ma messe en me prêtant 1,200 francs. M. de Chateaubriand me répondit la lettre suivante:



    Paris, le 31 décembre 1824.

«Vous me demandez douze cents francs, Monsieur; je ne les ai pas; je vous les enverrais, si je les avais. Je n'ai aucun moyen de vous servir auprès des ministres[7 - Il paraît que j'avais en outre prié M. de Chateaubriand de me recommander aux puissances du jour. Quand on prend du galon, dit le proverbe, on n'en saurait trop prendre.]. Je prends, Monsieur, une vive part à vos peines. J'aime les arts et honore les artistes; mais les épreuves où le talent est mis quelquefois le font triompher, et le jour du succès dédommage de tout ce qu'on a souffert.

»Recevez, Monsieur, tous mes regrets; ils sont bien sincères!



    »Chateaubriand.»




VIII



A. de Pons. – Il me prête 1,200 francs. – On exécute ma messe une première fois dans l'église de Saint-Roch. – Une seconde fois dans l'église de Saint-Eustache. – Je la brûle

Mon découragement devint donc extrême; je n'avais rien de spécieux à répliquer aux lettres dont mes parents m'accablaient; déjà ils menaçaient de me retirer la modique pension qui me faisait vivre à Paris, quand le hasard me fit rencontrer à une représentation de la Didon de Piccini à l'Opéra, un jeune et savant amateur de musique, d'un caractère généreux et bouillant, qui avait assisté en trépignant de colère à ma débâcle de Saint-Roch. Il appartenait à une famille noble du faubourg Saint-Germain, et jouissait d'une certaine aisance. Il s'est ruiné depuis lors; il a épousé, malgré sa mère, une médiocre cantatrice, élève du Conservatoire; il s'est fait acteur quand elle a débuté; il l'a suivie en chantant l'opéra dans les provinces de France et en Italie. Abandonné au bout de quelques années par sa prima-donna, il est revenu végéter à Paris en donnant des leçons de chant. J'ai eu quelquefois l'occasion de lui être utile, dans mes feuilletons du Journal des Débats; mais c'est un poignant regret pour moi de n'avoir pu faire davantage; car le service qu'il m'a rendu spontanément a exercé une grande influence sur toute ma carrière, je ne l'oublierai jamais; il se nommait Augustin de Pons. Il vivait avec bien de la peine, l'an dernier, du produit de ses leçons! Qu'est-il devenu après la révolution de Février qui a dû lui enlever tous ses élèves?.. Je tremble d'y songer…

En m'apercevant au foyer de l'Opéra: «Eh bien, s'écria-t-il, de toute la force de ses robustes poumons, et cette messe! est-elle refaite? quand l'exécutons-nous tout de bon? – Mon Dieu, oui, elle est refaite et de plus recopiée. Mais comment voulez-vous que je la fasse exécuter? – Comment! parbleu, en payant les artistes. Que vous faut-il? voyons! douze cents francs? quinze cents francs? deux mille francs? je vous les prêterai, moi. – De grâce, ne criez pas si fort. Si vous parlez sérieusement, je serai trop heureux d'accepter votre offre et douze cents francs me suffiront. – C'est dit. Venez chez moi demain matin, j'aurai votre affaire. Nous engagerons tous les choristes de l'Opéra et un vigoureux orchestre. Il faut que Valentino soit content, il faut que nous soyons contents; il faut que cela marche, sacrebleu!»

Et de fait cela marcha. Ma messe fut splendidement exécutée dans l'église de Saint-Roch, sous la direction de Valentino, devant un nombreux auditoire; les journaux en parlèrent favorablement, et je parvins ainsi, grâce à ce brave de Pons, à m'entendre et à me faire entendre pour la première fois. Tous les compositeurs savent quelle est l'importance et la difficulté, à Paris, de mettre ainsi le pied à l'étrier.

Cette partition fut encore exécutée longtemps après (en 1827) dans l'église de Saint-Eustache, le jour même de la grande émeute de la rue Saint-Denis.

L'orchestre et les chœurs de l'Odéon m'étaient venus en aide cette fois gratuitement et j'avais osé entreprendre de les diriger moi-même. À part quelques inadvertances causées par l'émotion, je m'en tirai assez bien. Que j'étais loin pourtant de posséder les mille qualités de précision, de souplesse, de chaleur, de sensibilité et de sang-froid, unies à un instinct indéfinissable, qui constituent le talent du vrai chef d'orchestre! et qu'il m'a fallu de temps, d'exercices et de réflexions pour en acquérir quelques-unes! Nous nous plaignons souvent de la rareté de nos bons chanteurs, les bons directeurs d'orchestre sont bien plus rares encore, et leur importance, dans une foule de cas, est bien autrement grande et redoutable pour les compositeurs.

Après cette nouvelle épreuve, ne pouvant conserver aucun doute sur le peu de valeur de ma messe, j'en détachai le Resurrexit[8 - Je l'ai détruit aussi plus tard.] dont j'étais assez content, et je brûlai le reste en compagnie de la scène de Béverley pour laquelle ma passion s'était fort apaisée, de l'opéra d'Estelle et d'un oratorio latin (le Passage de la mer Rouge) que je venais d'achever. Un froid coup d'œil d'inquisiteur m'avait fait reconnaître ses droits incontestables à figurer dans cet auto-da-fé.

Lugubre coïncidence! hier, après avoir écrit les lignes qu'on vient de lire, j'allai passer la soirée à l'Opéra-Comique. Un musicien de ma connaissance m'y rencontre dans un entr'acte et m'aborde avec ces mots: «Depuis quand êtes-vous de retour de Londres? – Depuis quelques semaines. – Eh bien! de Pons… vous avez su?.. – Non, quoi donc? – Il s'est empoisonné volontairement le mois dernier. – Ah! mon Dieu! – Oui, il a écrit qu'il était las de la vie; mais je crains que la vie ne lui ait plus été possible; il n'avait plus d'élèves, la révolution les avait tous dispersés, et la vente de ses meubles n'a pas même suffi à payer ce qu'il devait pour son appartement. Oh! malheureux! pauvres abandonnés artistes! République de crocheteurs et de chiffonniers!..

Horrible! horrible! most horrible! Voici maintenant que le Morning-Post vient me donner les détails de la mort du malheureux prince Lichnowsky, atrocement assassiné aux portes de Francfort par des brutes de paysans allemands, dignes émules de nos héros de Juin! Ils l'ont lardé de coups de couteau, hâché de coups de faux; ils lui ont mis les bras et les jambes en lambeaux! Ils lui ont tiré plus de vingt coups de fusil dirigés de manière à ne pas le tuer! Ils l'ont dépouillé ensuite et laissé mourant et nu au pied d'un mur!.. Il n'a expiré que cinq heures après, sans proférer une plainte, sans laisser échapper un soupir!.. Noble, spirituel, enthousiaste et brave Lichnowsky! Je l'ai beaucoup connu à Paris; je l'ai retrouvé l'an dernier à Berlin en revenant de Russie. Ses succès de tribune commençaient alors. Infâme racaille humaine! plus stupide et plus féroce cent fois, dans tes soubresauts et tes grimaces révolutionnaires, que les babouins et les orangs-outangs de Bornéo!..

Oh! il faut que je sorte, que je marche, que je coure, que je crie au grand air!..




IX



Ma première entrevue avec Cherubini. – Il me chasse de la bibliothèque du Conservatoire

Lesueur, voyant mes études harmoniques assez avancées, voulut régulariser ma position, en me faisant entrer dans sa classe du Conservatoire. Il en parla à Cherubini, alors directeur de cet établissement, et je fus admis. Fort heureusement, on ne me proposa point, à cette occasion, de me présenter au terrible auteur de Médée, car, l'année précédente, je l'avais mis dans une de ses rages blêmes en lui tenant tête dans la circonstance que je vais raconter et qu'il ne pouvait avoir oubliée.

À peine parvenu à la direction du Conservatoire, en remplacement de Perne qui venait de mourir, Cherubini voulut signaler son avènement par des rigueurs inconnues dans l'organisation intérieure de l'école, où le puritanisme n'était pas précisément à l'ordre du jour. Il ordonna, pour rendre la rencontre des élèves des deux sexes impossible hors de la surveillance des professeurs, que les hommes entrassent par la porte du Faubourg-Poissonnière, et les femmes par celle de la rue Bergère; ces différentes entrées étant placées aux deux extrémités opposées du bâtiment.

En me rendant un matin à la bibliothèque, ignorant le décret moral qui venait d'être promulgué, j'entrai, suivant ma coutume, par la porte de la rue Bergère, la porte féminine, et j'allais arriver à la bibliothèque quand un domestique, m'arrêtant au milieu de la cour, voulut me faire ressortir pour revenir ensuite au même point en rentrant par la porte masculine. Je trouvai si ridicule cette prétention que j'envoyai paître l'argus en livrée, et je poursuivis mon chemin. Le drôle voulait faire sa cour au nouveau maître en se montrant aussi rigide que lui. Il ne se tint donc pas pour battu, et courut rapporter le fait au directeur. J'étais depuis un quart d'heure absorbé par la lecture d'Alceste, ne songeant plus à cet incident, quand Cherubini, suivi de mon dénonciateur, entra dans la salle de lecture, la figure plus cadavéreuse, les cheveux plus hérissés, les yeux plus méchants et d'un pas plus saccadé que de coutume. Ils firent le tour de la table où étaient accoudés plusieurs lecteurs; après les avoir tous examinés successivement, le domestique s'arrêtant devant moi, s'écria: «Le voilà!» Cherubini était dans une telle colère qu'il demeura un instant sans pouvoir articuler une parole: «Ah, ah, ah, ah! c'est vous, dit-il enfin, avec son accent italien que sa fureur rendait plus comique, c'est vous qui entrez par la porte qué, qué, qué zé ne veux pas qu'on passe! – Monsieur, je ne connaissais pas votre défense, une autre fois je m'y conformerai. – Une autre fois! une autre fois! Qué-qué-qué vénez-vous faire ici? – Vous le voyez, monsieur, j'y viens étudier les partitions de Gluck. – Et qu'est-ce qué, qu'est-ce qué-qué-qué vous regardent les partitions dé Gluck? et qui vous a permis dé venir à-à-à la bibliothèque? – Monsieur! (je commençais à perdre mon sang-froid) les partitions de Gluck sont ce que je connais de plus beau en musique dramatique et je n'ai besoin de la permission de personne pour venir les étudier ici. Depuis dix heures jusqu'à trois la bibliothèque du Conservatoire est ouverte au public, j'ai le droit d'en profiter. – Lé-lé-lé-lé droit? – Oui, monsieur. – Zé vous défends d'y revenir, moi! – J'y reviendrai, néanmoins. – Co-comme-comment-comment vous appelez-vous?» crie-t-il, tremblant de fureur. Et moi pâlissant à mon tour: «Monsieur! mon nom vous sera peut-être connu quelque jour, mais pour aujourd'hui… vous ne le saurez pas! – Arrête, a-a-arrête-le, Hottin (le domestique s'appelait ainsi), qué-qué-qué-zé lé fasse zeter en prison!» Ils se mettent alors tous les deux, le maître et le valet, à la grande stupéfaction des assistants, à me poursuivre autour de la table, renversant tabourets et pupitres, sans pouvoir m'atteindre, et je finis par m'enfuir à la course en jetant, avec un éclat de rire, ces mots à mon persécuteur: «Vous n'aurez ni moi ni mon nom, et je reviendrai bientôt ici étudier encore les partitions de Gluck!»

Voilà comment se passa ma première entrevue avec Cherubini. Je ne sais s'il s'en souvenait quand je lui fus ensuite présenté d'une façon plus officielle. Il est assez plaisant en tous cas, que douze ans après, et malgré lui, je sois devenu conservateur et enfin bibliothécaire de cette même bibliothèque d'où il avait voulu me chasser. Quant à Hottin, c'est aujourd'hui mon garçon d'orchestre le plus dévoué, le plus furibond partisan de ma musique; il prétendait même, pendant les dernières années de la vie de Cherubini, qu'il n'y avait que moi pour remplacer l'illustre maître à la direction du Conservatoire. Ce en quoi M. Auber ne fut pas de son avis.

J'aurai d'autres anecdotes semblables à raconter sur Cherubini, où l'on verra que s'il m'a fait avaler bien des couleuvres, je lui ai lancé en retour quelques serpents à sonnettes dont les morsures lui ont cuit.




X



Mon père me retire ma pension. – Je retourne à la Côte. – Les idées de province sur l'art et sur les artistes. – Désespoir. – Effroi de mon père. – Il consent à me laisser revenir à Paris. – Fanatisme de ma mère. – Sa malédiction

L'espèce de succès obtenu par la première exécution de ma messe avait un instant ralenti les hostilités de famille dont je souffrais tant, quand un nouvel incident vint les ranimer, en redoublant le mécontentement de mes parents.

Je me présentai au concours de composition musicale qui a lieu tous les ans à l'Institut. Les candidats, avant d'être admis a concourir, doivent subir une épreuve préliminaire d'après laquelle les plus faibles sont exclus. J'eus le malheur d'être de ceux-là. Mon père le sut et cette fois, sans hésiter, m'avertit de ne plus compter sur lui, si je m'obstinais à rester à Paris, et qu'il me retirait ma pension. Mon bon maître lui écrivit aussitôt une lettre pressante, pour l'engager à revenir sur cette décision, l'assurant qu'il ne pouvait point y avoir de doutes sur l'avenir musical qui m'était réservé, et que la musique me sortait par tous les pores. Il mêlait à ses arguments pour démontrer l'obligation où l'on était de céder à ma vocation, certaines idées religieuses dont le poids lui paraissait considérable, et qui, certes, étaient bien les plus malencontreuses qu'il pût choisir dans cette occasion. Aussi la réponse brusque, roide et presque impolie de mon père ne manqua pas de froisser violemment la susceptibilité et les croyances intimes de Lesueur. Elle commençait ainsi: «Je suis un incrédule, monsieur!» On juge du reste.

Un vague espoir de gagner ma cause en la plaidant moi-même me donna assez de résignation pour me soumettre momentanément. Je revins donc à la Côte.

Après un accueil glacial, mes parents m'abandonnèrent pendant quelques jours à mes réflexions, et me sommèrent enfin de choisir un état quelconque, puisque je ne voulais pas de la médecine. Je répondis que mon penchant pour la musique était unique et absolu et qu'il m'était impossible de croire que je ne retournasse pas à Paris pour m'y livrer. «Il faut pourtant bien te faire à cette idée, me dit mon père, car tu n'y retourneras jamais!»

À partir de ce moment je tombai dans une taciturnité presque complète, répondant à peine aux questions qui m'étaient adressées, ne mangeant plus, passant une partie de mes journées à errer dans les champs et les bois, et le reste enfermé dans ma chambre. À vrai dire, je n'avais point de projets; la fermentation sourde de ma pensée et la contrainte que je subissais semblaient avoir entièrement obscurci mon intelligence. Mes fureurs même s'éteignaient, je périssais par défaut d'air.

Un matin de bonne heure, mon père vint me réveiller! «Lève-toi, me dit-il, et quand tu seras habillé, viens dans mon cabinet, j'ai à te parler!» J'obéis sans pressentir de quoi il s'agissait. L'air de mon père était grave et triste plutôt que sévère. En entrant chez lui, je me préparais néanmoins à soutenir un nouvel assaut, quand ces mots inattendus me bouleversèrent: «Après plusieurs nuits passées sans dormir, j'ai pris mon parti… Je consens à te laisser étudier la musique à Paris… mais pour quelque temps seulement; et si, après de nouvelles épreuves, elles ne te sont pas favorables, tu me rendras bien la justice de déclarer que j'ai fait tout ce qu'il y avait de raisonnable à faire, et te décideras, je suppose, à prendre une autre voie. Tu sais ce que je pense des poëtes médiocres; les artistes médiocres dans tous les genres ne valent pas mieux; et ce serait pour moi un chagrin mortel, une humiliation profonde de te voir confondu dans la foule de ces hommes inutiles!»

Mon père, sans s'en rendre compte, avait montré plus d'indulgence pour les médecins médiocres, qui, tout aussi nombreux que les méchants artistes, sont non-seulement inutiles, mais fort dangereux! Il en est toujours ainsi, même pour les esprits d'élite; ils combattent les opinions d'autrui par des raisonnements d'une justesse parfaite, sans s'apercevoir que ces armes à deux tranchants peuvent être également fatales à leurs plus chères idées.

Je n'en attendis pas davantage pour m'élancer au cou de mon père et promettre tout ce qu'il voulait. «En outre, reprit-il, comme la manière de voir de ta mère diffère essentiellement de la mienne à ce sujet, je n'ai pas jugé à propos de lui apprendre ma nouvelle détermination, et pour nous éviter à tous des scènes pénibles, j'exige que tu gardes le silence et partes pour Paris secrètement.» J'eus donc soin, le premier jour, de ne laisser échapper aucune parole imprudente; mais ce passage d'une tristesse silencieuse et farouche à une joie délirante que je ne prenais pas la peine de déguiser, était trop extraordinaire pour ne pas exciter la curiosité de mes sœurs; et Nanci, l'aînée, fit tant, me supplia avec de si vives instances de lui en apprendre le motif, que je finis par lui tout avouer… en lui recommandant le secret. Elle le garda aussi bien que moi, cela se devine, et bientôt toute la maison, les amis de la maison, et enfin ma mère en furent instruits.

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que ma mère dont les opinions religieuses étaient fort exaltées, y joignait celles dont beaucoup de gens ont encore de nos jours le malheur d'être imbus, en France, sur les arts qui, de près ou de loin, se rattachent au théâtre. Pour elle, acteurs, actrices, chanteurs, musiciens, poëtes, compositeurs, étaient des créatures abominables, frappées par l'Église d'excommunication, et comme telles prédestinées à l'enfer. À ce sujet, une de mes tantes (qui m'aime pourtant aujourd'hui bien sincèrement et m'estime encore, je l'espère), la tête pleine des idées libérales de ma mère, me fit un jour une stupéfiante réponse. Discutant avec elle, j'en étais venu à lui dire: «À vous entendre, chère tante, vous seriez fâchée, je crois, que Racine fût de votre famille?» – «Eh! mon ami… la considération avant tout!» Lesueur faillit étouffer de rire, lorsque plus tard, à Paris, je lui citai ce mot caractéristique. Aussi ne pouvant attribuer une semblable manière de voir qu'à une vieillesse voisine de la décrépitude, il ne manquait jamais, quand il était d'humeur gaie, de me demander des nouvelles de l'ennemie de Racine, ma vieille tante; bien qu'elle fût jeune alors et jolie comme un ange.

Ma mère donc, persuadée qu'en me livrant à la composition musicale (qui, d'après les idées françaises, n'existe pas hors du théâtre) je mettais le pied sur une route conduisant à la déconsidération en ce monda et à la damnation dans l'autre, n'eut pas plus tôt vent de ce qui se passait que son âme se souleva d'indignation. Son regard courroucé m'avertit qu'elle savait tout. Je crus prudent de m'esquiver et de me tenir coi jusqu'au moment du départ. Mais je m'étais à peine réfugié dans mon réduit depuis quelques minutes, qu'elle m'y suivit, l'œil étincelant, et tous ses gestes indiquant une émotion extraordinaire; «Votre père, me dit-elle, en quittant le tutoiement habituel, a eu la faiblesse de consentir à votre retour à Paris, il favorise vos extravagants et coupables projets!.. Je n'aurai pas, moi, un pareil reproche à me faire, et je m'oppose formellement à ce départ! – Ma mère!.. – Oui, je m'y oppose, et je vous conjure, Hector, de ne pas persister dans votre folie. Tenez, je me mets à vos genoux, moi, votre mère, je vous supplie humblement d'y renoncer… – Mon Dieu, ma mère permettez que je vous relève, je ne puis… supporter cette vue… – Non, je reste!..» Et, après un instant de silence: «Tu me refuses, malheureux! tu as pu, sans te laisser fléchir, voir ta mère à tes pieds! Eh bien! pars! Va te traîner dans les fanges de Paris, déshonorer ton nom, nous faire mourir, ton père et moi, de honte et de chagrin! Je quitte la maison jusqu'à ce que tu en sois sorti. Tu n'es plus mon fils! je te maudis!»

Est-il croyable que les opinions religieuses aidées de tout ce que les préjugés provinciaux ont de plus insolemment méprisant pour le culte des arts, aient pu amener entre une mère aussi tendre que l'était la mienne et un fils aussi reconnaissant et respectueux que je l'avais toujours été, une scène pareille?.. Scène d'une violence exagérée, invraisemblable, horrible, que je n'oublierai jamais, et qui n'a pas peu contribué à produire la haine dont je suis plein pour ces stupides doctrines, reliques du moyen âge, et, dans la plupart des provinces de France, conservées encore aujourd'hui.

Cette rude épreuve ne finit pas là. Ma mère avait disparu; elle était allée se réfugier à une maison de campagne nommée le Chuzeau, que nous avions près de la Côte. L'heure du départ venue, mon père voulut tenter avec moi un dernier effort pour obtenir d'elle un adieu, et la révocation de ses cruelles paroles. Nous arrivâmes au Chazeau avec mes deux sœurs. Ma mère lisait dans le verger au pied d'un arbre. En nous apercevant, elle se leva et s'enfuit. Nous attendîmes longtemps, nous la suivîmes, mon père l'appela, mes sœurs et moi nous pleurions; tout fut vain; et je dus m'éloigner sans embrasser ma mère, sans en obtenir un mot, un regard, et chargé de sa malédiction!..




XI



Retour à Paris. – Je donne des leçons. – J'entre dans la classe de Reicha au Conservatoire. – Mes dîners sur le Pont-Neuf. – Mon père me retire de nouveau ma pension. Opposition inexorable. – Humbert Ferrand. – R. Kreutzer

À peine de retour à Paris et dès que j'eus repris auprès de Lesueur le cours de mes études musicales, je m'occupai de rendre à de Pons la somme qu'il m'avait prêtée. Cette dette me tourmentait. Ce n'était pas avec les cent vingt francs de ma pension mensuelle que je pouvais y parvenir. J'eus le bonheur de trouver plusieurs élèves de solfège, de flûte et de guitare, et en joignant au produit de ces leçons des économies faites sur ma dépense personnelle, je parvins au bout de quelques mois à mettre de côté six cents francs, que je m'empressai de porter à mon obligeant créancier. On se demandera sans doute quelles économies je pouvais faire sur mon modique revenu?.. Les voici:

J'avais loué à bas prix une très-petite chambre, au cinquième, dans la Cité, au coin de la rue de Harley et du quai des Orfévres, et, au lieu d'aller dîner chez le restaurateur, comme auparavant, je m'étais mis à un régime cénobitique qui réduisait le prix de mes repas à sept ou huit sous, tout au plus. Ils se composaient généralement de pain, de raisins secs, de pruneaux ou de dattes.

Comme on était alors dans la belle saison, en sortant de faire mes emplettes gastronomiques chez l'épicier voisin, j'allais ordinairement m'asseoir sur la petite terrasse du Pont-Neuf, aux pieds de la statue d'Henri IV: là, sans penser à la poule au pot que le bon roi avait rêvée pour le dîner du dimanche de ses paysans, je faisais mon frugal repas, en regardant au loin le soleil descendre derrière le mont Valérien, suivant d'un œil charmé les reflets radieux des flots de la Seine, qui fuyaient en murmurant devant moi, et l'imagination ravie des splendides images des poésies de Thomas Moore, dont je venais de découvrir une traduction française que je lisais avec amour pour la première fois. Mais de Pons, peiné sans doute des privations que je m'imposais pour lui rendre son argent, privations que la fréquence de nos relations ne m'avait pas permis de lui cacher, peut-être embarrassé lui-même, et désireux d'être remboursé complètement, écrivit à mon père, l'instruisit de tout et réclama les six cents francs qui lui restaient encore dus. Cette franchise fut désastreuse. Mon père déjà se repentait amèrement de sa condescendance; j'étais depuis cinq mois à Paris, sans que ma position eût changé, et sans que mes progrès dans la carrière musicale fussent devenus sensibles. Il avait imaginé, sans doute, qu'en si peu de temps je me ferais admettre au concours de l'Institut, j'obtiendrais le grand prix, j'écrirais un opéra en trois actes qui serait représenté avec un succès extraordinaire, je serais décoré de la Légion d'honneur, pensionné du gouvernement, etc., etc. Au lieu de cela, il recevait l'avis d'une dette que j'avais contractée, et dont la moitié restait à acquitter. La chute était lourde, et j'en ressentis rudement le contre coup. Il rendit à de Pons ses six cents francs, m'annonça que décidément, si je n'abandonnais ma chimère musicale, il ne voulait plus m'aider à prolonger mon séjour à Paris, et que j'eusse en ce cas à me suffire à moi-même. J'avais quelques élèves, j'étais accoutumé à vivre de peu, je ne devais plus rien à de Pons, je n'hésitai point. Je restai. Mes travaux en musique étaient alors nombreux et actifs précisément. Cherubini, dont l'esprit d'ordre se manifestait en tout, sachant que je n'avais pas suivi la route ordinaire au Conservatoire pour entrer dans la classe de composition de Lesueur, me fit admettre dans celle de contre-point et de fugue de Reicha, qui, dans la hiérarchie des études, précédait la classe de composition. Je suivis ainsi simultanément les cours de ces deux maîtres. En outre, je venais de me lier avec un jeune homme de cœur et d'esprit, que je suis heureux de compter parmi mes amis les plus chers, Humbert Ferrand; il avait écrit pour moi un poëme de grand opéra, les Francs-Juges, et j'en composais la musique avec un entraînement sans égal. Ce poëme fut plus tard refusé par le comité de l'Académie Royale de musique, et ma partition fut du même coup condamnée à l'obscurité, d'où elle n'est jamais sortie. L'ouverture seule a pu se faire jour. J'ai employé çà et là les meilleures idées de cet opéra, en les développant, dans mes compositions postérieures, le reste subira probablement le même sort, ou sera brûlé. Ferrand avait écrit aussi une scène héroïque avec chœurs, dont le sujet, la Révolution grecque, occupait alors tous les esprits. Sans interrompre bien longtemps le travail des Francs-Juges, je l'avais mise en musique. Cette œuvre, où l'on sentait à chaque page l'énergique influence du style de Spontini, fut l'occasion de mon premier choc contre un dur égoïsme dont je ne soupçonnais pas l'existence, celui de la plupart des maîtres célèbres, et me fit sentir combien les jeunes compositeurs, même les plus obscurs, sont en général mal venus auprès d'eux.

Rodolphe Kreutzer était directeur général de la musique à l'Opéra; les concerts spirituels de la semaine sainte devaient bientôt avoir lieu dans ce théâtre; il dépendait de lui d'y faire exécuter ma scène; j'allai le lui demander. Ma visite toutefois était préparée par une lettre que M. de Larochefoucauld, surintendant des beaux-arts, lui avait écrite à mon sujet, d'après la recommandation pressante d'un de ses secrétaires, ami de Ferrand. De plus, Lesueur m'avait chaudement appuyé verbalement auprès de son confrère. On pouvait raisonnablement espérer. Mon illusion fut courte. Kreutzer, ce grand artiste, auteur de la Mort d'Abel (belle œuvre sur laquelle, plein d'enthousiasme, je lui avais adressé quelques mois auparavant un véritable dithyrambe), Kreutzer que je supposais bon et accueillant comme mon maître, parce que je l'admirais, me reçut de la façon la plus dédaigneuse et la plus impolie. Il me rendit à peine mon salut, et, sans me regarder, me jeta ces mots par-dessus son épaule: «Mon bon ami (il ne me connaissait pas!), nous ne pouvons exécuter aux concerts spirituels de nouvelles compositions. Nous n'avons pas le temps de les étudier; Lesueur le sait bien.» Je me retirai le cœur gonflé. Le dimanche suivant, une explication eut lieu entre Lesueur et Kreutzer à la chapelle royale, où ce dernier était simple violoniste. Poussé à bout par mon maître, il finit par lui répondre sans déguiser sa mauvaise humeur: «Eh! pardieu! que deviendrions nous si nous aidions ainsi les jeunes gens?..» Il eut au moins de la franchise.




XII



Je concours pour une place de choriste. – Je l'obtiens. – A. Charbonnel. – Notre ménage de garçons

Cependant l'hiver approchait; l'ardeur avec laquelle je m'étais livré au travail de mon opéra m'avait fait un peu négliger mes élèves; mes festins de Lucullus ne pouvaient plus avoir lieu dans ma salle ordinaire du Pont-Neuf, abandonnée du soleil et qu'environnait une froide et humide atmosphère. Il me fallait du bois, des habits plus chauds. Où prendre l'argent nécessaire à cette indispensable dépense?.. Le produit de mes leçons à un franc le cachet, bien loin d'y suffire, menaçait de se réduire bientôt à rien. Retourner chez mon père, m'avouer coupable et vaincu, ou mourir de faim! telle était l'alternative qui s'offrait à moi. Mais la fureur indomptable dont elle me remplit me donna de nouvelles forces pour la lutte, et je me déterminai à tout entreprendre, à tout souffrir, à quitter même Paris, s'il le fallait, pour ne pas revenir platement végéter à la Côte. Mon ancienne passion pour les voyages s'associant alors à celle de la musique, je résolus de recourir aux correspondants des théâtres étrangers et de m'engager comme première ou seconde flûte dans un orchestre de New-York, de Mexico, de Sydney ou de Calcutta. Je serais allé en Chine, je me serais fait matelot, flibustier, boucanier, sauvage, plutôt que de me rendre. Tel est mon caractère. Il est aussi inutile et aussi dangereux pour une volonté étrangère de contrecarrer la mienne, si la passion l'anime, que de croire empêcher l'explosion de la poudre à canon en la comprimant.

Heureusement, mes recherches et mes sollicitations auprès des correspondants de théâtres furent vaines, et je ne sais à quoi j'allais me résoudre, quand j'appris la prochaine ouverture du Théâtre des Nouveautés où l'on devait jouer, avec le vaudeville, des opéras-comiques d'une certaine dimension. Je cours chez le régisseur lui demander une place de flûte dans son orchestre. Les places de flûte étaient déjà données. J'en demande une de choriste. Il n'y en avait plus. Mort et furies!!.. Le régisseur pourtant prend mon adresse, en promettant de m'avertir si l'on se décidait à augmenter le personnel des chœurs. Cet espoir était bien faible; il me soutint néanmoins pendant quelques jours, après lesquels une lettre de l'administration du Théâtre des Nouveautés m'annonça que le concours était ouvert pour la place objet de mon ambition. L'examen des prétendants devait avoir lieu dans la salle des Francs-Maçons de la rue de Grenelle-Saint-Honoré. Je m'y rendis. Cinq ou six pauvres diables comme moi attendaient déjà leurs juges dans un silence plein d'anxiété. Je trouvai parmi eux un tisserand, un forgeron, un acteur congédié d'un petit théâtre du boulevard, et un chantre de l'église de Saint-Eustache. Il s'agissait d'un concours de basses; ma voix ne pouvait compter que pour un médiocre baryton; mais notre examinateur, pensais-je, n'y regarderait peut-être pas de si près.

C'était le régisseur en personne. Il parut, suivi d'un musicien nommé Michel, qui fait encore à cette heure partie de l'orchestre du Vaudeville. On ne s'était procuré ni piano ni pianiste. Le violon de Michel devait suffire pour nous accompagner.

La séance est ouverte. Mes rivaux chantent successivement, à leur manière, différents airs qu'ils avaient soigneusement étudiés. Mon tour venu, notre énorme régisseur, assez plaisamment nommé Saint-Léger, me demande ce que j'ai apporté.

– Moi? rien.

– Comment rien? Et que chanterez-vous alors?

– Ma foi, ce que vous voudrez. N'y a-t-il pas ici quelque partition, un solfège, un cahier de vocalises?..

– Nous n'avons rien de tout cela. D'ailleurs, continue le régisseur d'un ton assez méprisant, vous ne chantez pas à première vue, je suppose?..

– Je vous demande pardon, je chanterai à première vue ce qu'on me présentera.

– Ah! c'est différent. Mais puisque nous manquons entièrement de musique, ne sauriez-vous point par cœur quelque morceau connu?

– Oui, je sais par cœur les Danaides, Stratonice, la Vestale, Cortez, Œdipe, les deux Iphigénie, Orphée, Armide…

– Assez! assez! Diable! quelle mémoire! Voyons, puisque vous êtes si savant, dites-nous l'air d'Œdipe de Sacchini: Elle m'a prodigué.

– Volontiers.

– Tu peux l'accompagner, Michel?

– Parbleu! seulement je ne sais plus dans quel ton il est écrit.

– En mi bémol. Chanterai-je le récitatif?

– Oui, voyons le récitatif.

L'accompagnateur me donne l'accord de mi bémol et je commence:

«Antigone me reste, Antigone est ma fille,
Elle est tout pour mon cœur, seule elle est ma famille.
Elle m'a prodigué sa tendresse et ses soins,
Son zèle dans mes maux m'a fait trouver des charmes, etc.»

Les autres candidats se regardaient d'un air piteux, pendant que se déroulait la noble mélodie, ne se dissimulant pas qu'en comparaison de moi, qui n'étais pourtant point un Pischek ni un Lablache, ils avaient chanté, non comme des vachers, mais comme des veaux. Et dans le fait, je vis à un petit signe du gros régisseur Saint-Léger, qu'ils étaient, pour employer l'argot des coulisses, enfoncés jusqu'au troisième dessous. Le lendemain, je reçus ma nomination officielle; je l'avais emporté sur le tisserand, le forgeron, l'acteur, et même sur le chantre de Saint-Eustache. Mon service commençait immédiatement et j'avais cinquante francs par mois.

Me voilà donc, en attendant que je puisse devenir un damné compositeur dramatique, choriste dans un théâtre de second ordre, déconsidéré et excommunié jusqu'à la moelle des os! J'admire comme les efforts de mes parents pour m'arracher à l'abîme avaient bien réussi!

Un bonheur n'arrive jamais seul. Je venais à peine de remporter cette grande victoire, qu'il me tomba du ciel deux nouveaux élèves et que je fis la rencontre d'un étudiant en pharmacie, mon compatriote, Antoine Charbonnel. Il allait s'installer dans le quartier Latin pour y suivre les cours de chimie et voulait, comme moi, se livrer à d'héroïques économies. Nous n'eûmes pas plutôt fait l'un et l'autre le compte de notre fortune que, parodiant le mot de Walter dans la Vie d'un joueur, nous nous écriâmes presque simultanément: «Ah! tu n'as pas d'argent! Eh bien, mon cher, il faut nous associer!» Nous louâmes deux petites chambres dans la rue de la Harpe. Antoine, qui avait l'habitude de manipuler fourneaux et cornues, s'établit notre cuisinier en chef, et fit de moi un simple marmiton. Tous les matins nous allions au marché acheter nos provisions, qu'à la grande confusion de mon camarade, j'apportais bravement au logis sous mon bras, sans prendre la peine d'en dérober la vue aux passants. Il y eut même un jour entre nous, à ce sujet, une véritable querelle. Ô pharmaceutique amour-propre!

Nous vécûmes ainsi comme des princes… émigrés, pour trente francs chacun par mois. Depuis mon arrivée à Paris, je n'avais pas encore joui d'une pareille aisance. Je me passai plusieurs coûteuses fantaisies; j'achetai un piano[9 - Il me coûta cent dix francs. J'ai déjà dit que je ne jouai pas du piano; pourtant j'aime à en avoir un pour y plaquer des accords de temps en temps. D'ailleurs, je me plais dans la société des instruments de musique, et, si j'étais assez riche, j'aurais toujours autour de moi, en travaillant, un grand piano à queue, deux ou trois harpes d'Érard, des trompettes de Sax, et une collection de basses et de violons de Stradivarius.]… et quel piano! je décorai ma chambre des portraits proprement encadrés des dieux de la musique, je me donnai le poëme des Amours des Anges, de Moore. De son côté, Antoine, qui était adroit comme un singe (comparaison très-mal choisie, car les singes ne savent que détruire), fabriquait dans ses moments perdus une foule de petits ustensiles agréables et utiles. Avec des bûches de notre bois, il nous fit deux paires de galoches très-bien conditionnées; il en vint même, pour varier la monotonie un peu spartiate de notre ordinaire, à faire un filet et des appeaux, avec lesquels, quand le printemps fut venu, il alla prendre des cailles dans la plaine de Montrouge. Ce qu'il y eut de plaisant, c'est que, malgré mes absences périodiques du soir (le Théâtre des Nouveautés jouant chaque jour), Antoine ignora pendant toute la durée de notre vie en commun, que j'avais eu le malheur de monter sur les planches. Peu flatté de n'être que simple choriste, il ne me souriait guère de l'instruire de mon humble condition. J'étais censé, en me rendant au théâtre, aller donner des leçons dans un des quartiers lointains de Paris. Fierté bien digne de la sienne! J'aurais souffert en laissant voir à mon camarade comment je gagnais honnêtement mon pain, et il s'indignait, lui, au point de s'éloigner de moi le rouge au front, si, marchant à ses côtés dans les rues, je portais ostensiblement le pain que j'avais honnêtement gagné. À vrai dire, et je me dois cette justice, le motif de mon silence ne venait point d'une aussi sotte vanité. Malgré les rigueurs de mes parents et l'abandon complet dans lequel ils m'avaient laissé, je n'eusse voulu pour rien au monde leur causer la douleur (incalculable avec leurs idées) d'apprendre la détermination que j'avais prise, et qu'il était en tout cas fort inutile de leur laisser savoir: je craignais donc que la moindre indiscrétion de ma part ne vînt à tout leur révéler et je me taisais. Ainsi qu'Antoine Charbonnel, ils n'ont connu ma carrière dramatique que sept ou huit ans après qu'elle fut terminée, en lisant des notices biographiques publiées sur moi dans divers journaux.




XIII



Premières compositions pour l'orchestre. – Mes études l'Opéra. – Mes deux maîtres, Lesueur et Reicha

Ce fut à cette époque que je composai mon premier grand morceau instrumental: l'ouverture des Francs-Juges. Celle de Waverley lui succéda bientôt après. J'étais si ignorant alors du mécanisme de certains instruments, qu'après avoir écrit le solo en ré bémol des trombones, dans l'introduction des Francs-Juges, je craignis qu'il ne présentât d'énormes difficultés d'exécution, et j'allai, fort inquiet, le montrer à un des trombonistes de l'Opéra. Celui-ci, en examinant la phrase, me rassura complètement: «Le ton de ré bémol est, au contraire, un des plus favorables à cet instrument, me dit-il, et vous pouvez compter sur un grand effet pour votre passage.»

Cette assurance me donna une telle joie, qu'en revenant chez moi, tout préoccupé, et sans regarder où je marchais, je me donnai une entorse. J'ai mal au pied maintenant, quand j'entends ce morceau. D'autres, peut-être, ont mal à la tête.

Mes deux maîtres ne m'ont rien appris en instrumentation. Lesueur n'avait de cet art que des notions fort bornées. Reicha connaissait bien les ressources particulières de la plupart des instruments à vent, mais je doute qu'il ait eu des idées très-avancées au sujet de leur groupement par grandes et petites masses. D'ailleurs, cette partie de l'enseignement, qui n'est point encore maintenant représentée au Conservatoire, était étrangère à son cours, où il avait à s'occuper seulement du contre-point et de la fugue. Avant de m'engager au Théâtre des Nouveautés, j'avais fait connaissance avec un ami du célèbre maître des ballets Gardel. Grâce aux billets de parterre qu'il me donnait, j'assistais régulièrement à toutes les représentations de l'Opéra. J'y apportais la partition de l'ouvrage annoncé, et je la lisais pendant l'exécution. Ce fut ainsi que je commençai à me familiariser avec l'emploi de l'orchestre, et à connaître l'accent et le timbre, sinon l'étendue et le mécanisme de la plupart des instruments. Cette comparaison attentive de l'effet produit et du moyen employé à le produire, me fit même apercevoir le lien caché qui unit l'expression musicale à l'art spécial de l'instrumentation; mais personne ne m'avait mis sur la voie. L'étude des procédés des trois maîtres modernes, Beethoven, Weber et Spontini, l'examen impartial des coutumes de l'instrumentation, celui des formes et des combinaisons non usitées, la fréquentation des virtuoses, les essais que je les ai amenés à faire sur leurs divers instruments, et un peu d'instinct ont fait pour moi le reste.

Reicha professait le contre-point avec une clarté remarquable; il m'a beaucoup appris en peu de temps et en peu de mots. En général, il ne négligeait point, comme la plupart des maîtres, de donner à ses élèves, autant que possible, la raison des règles dont il leur recommandait l'observance.

Ce n'était ni un empirique, ni un esprit stationnaire; il croyait au progrès dans certaines parties de l'art, et son respect pour les pères de l'harmonie n'allait pas jusqu'au fétichisme. De là les dissensions qui ont toujours existé entre lui et Cherubini; ce dernier ayant poussé l'idolâtrie de l'autorité en musique au point de faire abstraction de son propre jugement, et de dire, par exemple, dans son Traité de contre-point: «Cette disposition harmonique me paraît préférable à l'autre, mais les anciens maîtres ayant été de l'avis contraire, il faut s'y soumettre.»

Reicha, dans ses compositions, obéissait encore à la routine, tout en la méprisant. Je le priai une fois de me dire franchement ce qu'il pensait des fugues vocalisées sur le mot amen ou sur kyrie eleison, dont les messes solennelles ou funèbres des plus grands compositeurs de toutes les écoles sont infestées. «Oh! s'écria-t-il vivement, c'est de la barbarie! – En ce cas, monsieur, pour quoi donc en écrivez-vous? – Mon Dieu, tout le monde en fait!» Miseria!..

Lesueur, à cet égard, était plus logique. Ces fugues monstrueuses, qui par leur ressemblance avec les vociférations d'une troupe d'ivrognes, paraissent n'être qu'une parodie impie du texte et du style sacrés, il les trouvait, lui aussi, dignes des temps et des peuples barbares mais il se gardait d'en écrire, et les fugues assez rares qu'il a disséminées dans ses œuvres religieuses n'ont rien de commun avec ces grotesques abominations. L'une de ses fugues, au contraire, commençant par ces mots: Quis enarrabit cœlorum gloriam! est un chef-d'œuvre de dignité de style, de science harmonique, et bien plus, un chef-d'œuvre aussi d'expression que la forme fuguée sert ici elle-même. Quand, après l'exposition du sujet (large et beau) commençant par la dominante, la réponse vient à entrer avec éclat sur la tonique, en répétant ces mots: Quis enarrabit! (qui racontera la gloire des cieux?), il semble que cette partie du chœur, échauffée par l'enthousiasme de l'autre, s'élance à son tour pour chanter avec un redoublement d'exaltation les merveilles du firmament. Et puis, comme le rayonnement instrumental colore avec bonheur toute cette harmonie vocale! Avec quelle puissance ces basses se meuvent sous ces dessins de violons qui scintillent dans les parties élevées de l'orchestre, comme des étoiles. Quelle stretta éblouissante, sur la pédale! Certes! voilà une fugue justifiée par le sens des paroles, digne de son objet et magnifiquement belle! C'est l'œuvre d'un musicien dont l'inspiration a été là d'une élévation rare, et d'un artiste qui raisonnait son art! Quant à ces fugues dont je parlais à Reicha, fugues de tavernes et de mauvais lieux, j'en pourrais citer un grand nombre, signées de maîtres bien supérieurs à Lesueur; mais, en les écrivant pour obéir à l'usage, ces maîtres, quels qu'ils soient, n'en ont pas moins fait une abnégation honteuse de leur intelligence et commis un outrage impardonnable à l'expression musicale.

Reicha, avant de venir en France, avait été à Bonn le condisciple de Beethoven. Je ne crois pas qu'ils aient jamais eu l'un pour l'autre une bien vive sympathie, Reicha attachait un grand prix à ses connaissances en mathématiques. «C'est à leur étude, nous disait-il pendant une de ses leçons, que je dois d'être parvenu à me rendre complètement maître de mes idées: elle a dompté et refroidi mon imagination, qui auparavant m'entraînait follement, et, en la soumettant au raisonnement et à la réflexion, elle a doublé ses forces.» Je ne sais si cette idée de Reicha est aussi juste qu'il le croyait et si ses facultés musicales ont beaucoup gagné à l'étude des sciences exactes. Peut-être le goût des combinaisons abstraites et des jeux d'esprit en musique, le charme réel qu'il trouvait à résoudre certaines propositions épineuses qui ne servent guère qu'à détourner l'art de son chemin en lui faisant perdre de vue le but auquel il doit tendre incessamment, en furent-ils le résultat; peut-être cet amour du calcul nuisit-il beaucoup, au contraire, au succès et à la valeur de ses œuvres, en leur faisant perdre en expression mélodique ou harmonique, en effet purement musical, ce qu'elles gagnaient en combinaisons ardues, en difficultés vaincues, en travaux curieux, faits pour l'œil plutôt que pour l'oreille. Au reste, Reicha paraissait aussi peu sensible à l'éloge qu'à la critique; il ne semblait attacher de prix qu'aux succès des jeunes artistes dont l'éducation harmonique lui était confiée au Conservatoire, et il leur donnait ses leçons avec tout le soin et toute l'attention imaginables. Il avait fini par me témoigner de l'affection; mais, dans le commencement de mes études, je m'aperçus que je l'incommodais à force de lui demander la raison de toutes les règles; raison qu'en certains cas il ne pouvait me donner, puisque… elle n'existe pas. Ses quintettes d'instruments à vent ont joui d'une certaine vogue à Paris pendant plusieurs années. Ce sont des compositions intéressantes, mais un peu froides. Je me rappelle, en revanche, avoir entendu un duo magnifique, plein d'élan et de passion, dans son opéra de Sapho, qui eût quelques représentations.




XIV



Concours à l'Institut. – On déclare ma cantate inexécutable. – Mon adoration pour Gluck et Spontini. – Arrivée de Rossini. – Les dilettanti. – Ma fureur. – M. Ingres

L'époque du concours de l'Institut étant revenue, je m'y présentai de nouveau. Cette fois je fus admis. On nous donna à mettre en musique une scène lyrique à grand orchestre, dont le sujet était Orphée déchiré par les Bacchantes. Je crois que mon dernier morceau n'était pas sans valeur; mais le médiocre pianiste (on verra bientôt quelle est l'incroyable organisation de ces concours) chargé d'accompagner ma partition, ou plutôt d'en représenter l'orchestre sur le piano, n'ayant pu se tirer de la Bacchanale, la section de musique de l'Institut, composée de Cherubini, Paër, Lesueur, Berton, Boïeldieu et Catel, me mit hors de concours, en déclarant mon ouvrage inexécutable.

Après l'égoïsme plat et lâche des maîtres qui ont peur des commençants et les repoussent, il me restait à connaître l'absurdité tyrannique des institutions qui les étranglent. Kreutzer m'empêcha d'obtenir peut-être un succès dont les avantages pour moi eussent alors été considérables; les académiciens, en m'appliquant la lettre d'un règlement ridicule, m'enlevèrent la chance d'une distinction, sinon brillante, au moins encourageante, et m'exposèrent aux plus funestes conséquences du désespoir et d'une indignation concentrée.

Un congé de quinze jours m'avait été accordé par le Théâtre des Nouveautés pour le travail de ce concours; dès qu'il fut expiré, je dus reprendre ma chaîne. Mais presque aussitôt je tombai gravement malade; une esquinancie faillit m'emporter. Antoine courait les grisettes; il me laissait seul des journées entières et une partie de la nuit; je n'avais ni domestique, ni garde pour me servir. Je crois que je serais mort un soir sans secours, si, dans un paroxysme de douleur, je n'eusse, d'un hardi coup de canif, percé au fond de ma gorge l'abcès qui m'étouffait. Cette opération peu scientifique fut le signal de ma convalescence. J'étais presque rétabli quand mon père, vaincu par tant de constance et inquiet sans doute sur mes moyens d'existence qu'il ne connaissait pas, me rendit ma pension. Grâce à ce retour inespéré de la tendresse paternelle, je pus renoncer à ma place de choriste. Ce ne fut pas un médiocre bonheur, car, indépendamment de la fatigue physique dont ce service quotidien m'accablait, la stupidité de la musique que j'avais à subir dans ces petits opéras semblables à des vaudevilles, et dans ces grands vaudevilles singeant des opéras, eût fini par me donner le choléra ou me frapper d'idiotisme. Les musiciens dignes de ce nom, et qui savent quels sont en France nos théâtres semi-lyriques, peuvent seuls comprendre ce que j'ai souffert.

Je pus reprendre ainsi avec un redoublement d'ardeur mes soirées de l'Opéra, dont les exigences du triste métier que je faisais au Théâtre des Nouveautés m'avaient imposé le sacrifice. J'étais alors adonné tout entier à l'étude et au culte de la grande musique dramatique. N'ayant jamais entendu, en fait de concerts sérieux, que ceux de l'Opéra, dont la froideur et la mesquine exécution n'étaient pas propres à me passionner bien vivement, mes idées ne s'étaient point tournées du côté de la musique instrumentale. Les symphonies de Haydn et de Mozart, compositions du genre intime en général, exécutées par un trop faible orchestre, sur une scène trop vaste et mal disposée pour la sonorité, n'y produisaient pas plus d'effet que si on les eût jouées dans la plaine de Grenelle; cela paraissait confus, petit et glacial. Beethoven, dont j'avais lu deux symphonies et entendu un andante seulement, m'apparaissait bien au loin comme un soleil, mais comme un soleil obscurci par d'épais nuages. Weber n'avait pas encore produit ses chefs-d'œuvre; son nom même nous était inconnu. Quant à Rossini et au fanatisme qu'il excitait depuis peu dans le monde fashionable de Paris, c'était pour moi le sujet d'une colère d'autant plus violente, que cette nouvelle école se présentait naturellement comme l'antithèse de celles de Gluck et de Spontini. Ne concevant rien de plus magnifiquement beau et vrai que les œuvres de ces grands maîtres, le cynisme mélodique, le mépris de l'expression et des convenances dramatiques, la reproduction continuelle d'une formule de cadence, l'éternel et puéril crescendo, et la brutale grosse caisse de Rossini, m'exaspéraient au point de m'empêcher de reconnaître jusque dans son chef-d'œuvre (le Barbier), si finement instrumenté d'ailleurs[10 - Et sans grosse caisse.], les étincelantes qualités de son génie. Je me suis alors demandé plus d'une fois comment je pourrais m'y prendre pour miner le Théâtre-Italien et le faire sauter un soir de représentation, avec toute sa population rossinienne. Et quand je rencontrais un de ces dilettanti objets de mon aversion: «Gredin! grommelais-je, en lui jetant un regard de Shylock, je voudrais pouvoir t'empaler avec un fer rouge!» Je dois avouer franchement qu'au fond j'ai encore aujourd'hui, au meurtre près, ces mauvais sentiments et cette étrange manière de voir. Je n'empalerais certainement personne avec un fer rouge, je ne ferais pas sauter le Théâtre-Italien, même si la mine était prête et qu'il n'y eût qu'à y mettre le feu, mais j'applaudis de cœur et d'âme notre grand peintre Ingres, quand je l'entends dire en parlant de certaines œuvres de Rossini: «C'est la musique d'un malhonnête homme[11 - Cette ressemblance entre mes opinions et celles de M. Ingres, au sujet de plusieurs opéras sérieux italiens de Rossini, n'est pas la seule dont je puisse m'honorer. Elle n'empêche pas néanmoins l'illustre auteur du martyre de Saint-Symphorien de me regarder comme un musicien abominable, un monstre, un brigand, un antechrist. Mais je lui pardonne sincèrement à cause de son admiration pour Gluck. L'enthousiasme serait donc le contraire de l'amour; il nous fait aimer les gens qui aiment ce que nous aimons, même quand ils nous haïssent!]!»




XV



Mes soirées à l'Opéra. – Mon prosélytisme. – Scandales. – Scène d'enthousiasme. Sensibilité d'un mathématicien

La plupart des représentations de l'Opéra étaient des solennités auxquelles je me préparais par la lecture et la méditation des ouvrages qu'on y devait exécuter. Le fanatisme d'admiration que nous professions, quelques habitués du parterre et moi, pour nos auteurs favoris, n'était comparable qu'à notre haine profonde pour les autres. Le Jupiter de notre Olympe était Gluck, et le culte que nous lui rendions ne se peut comparer à rien de ce que le dilettantisme le plus effréné pourrait imaginer aujourd'hui. Mais si quelques-uns de mes amis étaient de fidèles sectateurs de cette religion musicale, je puis dire sans vanité que j'en étais le pontife. Quand je voyais faiblir leur ferveur, je la ranimais par des prédications dignes des Saint-Simoniens; je les amenais à l'Opéra bon gré, mal gré, souvent en leur donnant des billets achetés de mon argent, au bureau, et que je prétendais avoir reçus d'un employé de l'administration. Dès que, grâce à cette ruse, j'avais entraîné mes hommes à la représentation du chef-d'œuvre de Gluck, je les plaçais sur une banquette du parterre, en leur recommandant bien de n'en pas changer, vu que toutes les places n'étaient pas également bonnes pour l'audition, et qu'il n'y en avait pas une dont je n'eusse étudié les défauts ou les avantages. Ici on était trop près des cors, là on ne les entendait pas; à droite le son des trombones dominait trop; à gauche, répercuté par les loges du rez-de-chaussée, il produisait un effet désagréable; en bas, on était trop près de l'orchestre, il écrasait les voix; en haut, l'éloignement de la scène empêchait de distinguer les paroles, ou l'expression de la physionomie des acteurs; l'instrumentation de cet ouvrage devait être entendue de tel endroit, les chœurs de celui-ci de tel autre; à tel acte, la décoration représentant un bois sacré, la scène était très-vaste et le son se perdait dans le théâtre de toutes parts, il fallait donc se rapprocher; un autre, au contraire, se passait dans l'intérieur d'un palais, le décor était ce que les machinistes appellent un salon fermé, la puissance des voix étant doublée par cette circonstance si indifférente en apparence, on devait remonter un peu dans le parterre, afin que les sons de l'orchestre et ceux des voix, entendus de moins près, paraissent plus intimement unis et fondus dans un ensemble plus harmonieux.

Une fois ces instructions données, je demandais à mes néophytes s'ils connaissaient bien la pièce qu'ils allaient entendre. S'ils n'en avaient pas lu les paroles, je tirais un livret de ma poche, et, profitant du temps qui nous restait avant le lever de la toile, je le leur faisais lire, en ajoutant aux principaux passages toutes les observations que je croyais propres à leur faciliter l'intelligence de la pensée du compositeur; car nous venions toujours de fort bonne heure pour avoir le choix des places, ne pas nous exposer à manquer les premières notes de l'ouverture, et goûter ce charme singulier de l'attente avant une grande jouissance qu'on est assuré d'obtenir. En outre, nous trouvions beaucoup de plaisir à voir l'orchestre, vide d'abord et ne représentant qu'un piano sans cordes, se garnir peu à peu de musique et de musiciens. Le garçon d'orchestre y entra le premier pour placer les parties sur les pupitres. Ce moment-là n'était pas pour nous sans mélange de craintes; depuis notre arrivée, quelque accident pouvait être survenu; on avait peut-être changé le spectacle et substitué à l'œuvre monumentale de Gluck quelque Rossignol, quelques Prétendus, une Caravane du Caire, un Panurge, un Devin du village, une Lasthénie, toutes productions plus ou moins pâles et maigres, plus ou moins plates et fausses, pour lesquelles nous professions un égal et souverain mépris. Le nom de la pièce inscrit en grosses lettres sur les parties de contre-basse qui, par leur position, se trouvent les plus rapprochées du parterre, nous tirait d'inquiétude ou justifiait nos appréhensions. Dans ce dernier cas, nous nous précipitions hors de la salle, en jurant comme des soldats en maraude qui ne trouveraient que de l'eau dans ce qu'ils ont pris pour des barriques d'eau-de-vie, et en confondant dans nos malédictions l'auteur de la pièce substituée, le directeur qui l'infligeait au public, et le gouvernement qui la laissait représenter. Pauvre Rousseau, qui attachait autant d'importance à sa partition du Devin du village, qu'aux chefs-d'œuvre d'éloquence qui ont immortalisé son nom, lui qui croyait fermement avoir écrasé Rameau tout entier, voire le trio des Parques[12 - Morceau célèbre autrefois et fort curieux d'un opéra de Rameau, Hippolyte et Aricie.], avec les petites chansons, les petits flons-flons, les petits rondeaux, les petits solos, les petites bergeries, les petites drôleries de toute espèce dont se compose son petit intermède; lui qu'on a tant tourmenté, lui que la secte des Holbachiens a tant envié pour son œuvre musicale, lui qu'on a accusé de n'en être pas l'auteur; lui qui a été chanté par toute la France, depuis Jéliotte et mademoiselle Fel[13 - Acteur et actrice de l'Opéra qui créèrent les rôles de Colin et de Colette dans le Devin.] jusqu'au roi Louis XV, qui ne pouvait se lasser de répéter: «J'ai perdu mon serviteur,» avec la voix la plus fausse de son royaume, lui enfin dont l'œuvre favorite obtint à son apparition tous les genres de succès; pauvre Rousseau! qu'eût-il dit de nos blasphèmes, s'il eût pu les entendre? Et pouvait-il prévoir que son cher opéra, qui excita tant d'applaudissements, tomberait un jour pour ne plus se relever, sous le coup d'une énorme perruque poudrée à blanc, jetée aux pieds de Colette par un insolent railleur? J'assistais, par extraordinaire, à cette dernière[14 - Le Devin du village, depuis cette soirée de joyeuse mémoire, n'a plus reparu à l'Opéra.] représentation du Devin; beaucoup de gens, en conséquence, m'ont attribué la mise en scène de la perruque; mais je proteste de mon innocence. Je crois même avoir été autant indigné que diverti par cette grotesque irrévérence, de sorte que je ne puis savoir au juste si j'en eusse été capable. Mais s'imaginerait-on que Gluck, oui, Gluck lui-même, à propos de ce triste Devin, il y a quelque cinquante ans, a poussé l'ironie plus loin encore, et qu'il a osé écrire et imprimer dans une épître la plus sérieuse du monde, adressée à la reine Marie-Antoinette, que la France, peu favorisée sous le rapport musical, comptait pourtant quelques ouvrages remarquables, parmi lesquels il fallait citer le Devin du village de M. Rousseau? Qui jamais se fût avisé de penser que Gluck pût être aussi plaisant? Ce trait seul d'un Allemand suffit pour enlever aux Italiens la palme de la perfidie facétieuse.

Je reprends le fil de mon histoire. Quand le titre inscrit sur les parties d'orchestre nous annonçait que rien n'avait été changé dans le spectacle, je continuais ma prédication, chantant les passages saillants, expliquant les procédés d'instrumentation d'où résultaient les principaux effets, et obtenant d'avance, sur ma parole, l'enthousiasme des membres de notre petit club. Cette agitation étonnait beaucoup nos voisins du parterre, bons provinciaux pour la plupart, qui, en m'entendant pérorer sur les merveilles de la partition qu'on allait exécuter, s'attendaient à perdre la tête d'émotion, et y éprouvaient en somme plus d'ennui que de plaisir. Je ne manquais pas ensuite de désigner par son nom chaque musicien à son entrée dans l'orchestre; en y ajoutant quelques commentaires sur ses habitudes et son talent.

«Voilà Baillot! il ne fait pas comme d'autres violons solos, celui-là, il ne se réserve pas exclusivement pour les ballets; il ne se trouve point déshonoré d'accompagner un opéra de Gluck. Vous entendrez tout à l'heure un chant qu'il exécute sur la quatrième corde; on le distingue au-dessus de tout l'orchestre.»

– «Oh! ce gros rouge, là-bas! c'est la première contre-basse, c'est le père Chénié; un vigoureux gaillard malgré son âge; il vaut à lui tout seul quatre contre-basses ordinaires; on peut être sûr que sa partie sera exécutée telle que l'auteur l'a écrite: il n'est pas de l'école des simplificateurs.

«Le chef d'orchestre devrait faire un peu attention à M. Guillou, la première flûte qui entre en ce moment: il prend avec Gluck de singulières libertés. Dans la marche religieuse d'Alceste, par exemple, l'auteur a écrit des flûtes dans le bas, uniquement pour obtenir l'effet particulier aux sons graves de cet instrument; M. Guillou ne s'accommode pas d'une disposition pareille de sa partie; il faut qu'il domine; il faut qu'on l'entende, et pour cela il transpose ce chant de la flûte à l'octave supérieure, détruisant ainsi le résultat que l'auteur s'était promis, et faisant d'une idée ingénieuse, une chose puérile et vulgaire.»

Les trois coups annonçant qu'on allait commencer, venaient nous surprendre au milieu de cet examen sévère des notabilités de l'orchestre. Nous nous taisions aussitôt en attendant avec un sourd battement de cœur le signal du bâton de mesure de Kreutzer ou de Valentino. L'ouverture commencée, il ne fallait pas qu'un de nos voisins s'avisât de parler, de fredonner ou de battre la mesure; nous avions adopté pour notre usage, en pareil cas, ce mot si connu d'un amateur: «Le ciel confonde ces musiciens, qui me privent du plaisir d'entendre monsieur!»

Connaissant à fond la partition qu'on exécutait, il n'était pas prudent non plus d'y rien changer; je me serais fait tuer plutôt que de laisser passer sans réclamation la moindre familiarité de cette nature prise avec les grands maîtres. Je n'allais pas attendre pour protester froidement par écrit contre ce crime de lèse-génie; oh! non, c'est en face du public, à haute et intelligible voix, que j'apostrophais les délinquants. Et je puis assurer qu'il n'y a pas de critique qui porte coup comme celle-là. Ainsi, un jour, il s'agissait d'Iphigénie en Tauride, j'avais remarqué à la représentation précédente qu'on avait ajouté des cymbales au premier air de danse des Scythes en si mineur, où Gluck n'a employé que les instruments à cordes, et que dans le grand récitatif d'Oreste, au troisième acte, les parties de trombones, si admirablement motivées par la scène et écrites dans la partition, n'avaient pas été exécutées. J'avais résolu, si les mêmes fautes se reproduisaient, de les signaler. Lors donc que le ballet des Scythes fut commencé, j'attendis mes cymbales au passage, elles se firent entendre comme la première fois dans l'air que j'ai indiqué. Bouillant de colère, je me contins cependant jusqu'à la fin du morceau, et profitant aussitôt du court moment de silence qui le sépare du morceau suivant, je m'écriai de toute la force de ma voix:

«Il n'y a pas de cymbales là-dedans; qui donc se permet de corriger Gluck[15 - Il n'y a des cymbales que dans le chœur des Scythes: «Les dieux apaisent leur courroux.» Le ballet en question étant d'un tout autre caractère, est en conséquence, instrumenté différemment.]?»

On juge de la rumeur! Le public qui ne voit pas très-clair dans toutes ces questions d'art, et à qui il était fort indifférent qu'on changeât ou non l'instrumentation de l'auteur, ne concevait rien à la fureur de ce jeune fou du parterre. Mais ce fut bien pis quand, au troisième acte, la suppression des trombones du monologue d'Oreste, ayant eu lieu comme je le craignais, la même voix fit entendre ces mots: «Les trombones ne sont pas partis! C'est insupportable!»

L'étonnement de l'orchestre et de la salle ne peut se comparer qu'à la colère (bien naturelle, je l'avoue) de Valentino qui dirigeait ce soir-là. J'ai su ensuite que ces malheureux trombones n'avaient fait que se soumettre à un ordre formel[16 - Tant pis pour celui qui avait donne l'ordre.] de ne pas jouer dans cet endroit; car les parties copiées étaient parfaitement conformes à la partition.

Pour les cymbales que Gluck a placées avec tant de bonheur dans le premier chœur des Scythes, je ne sais qui s'était avisé de les introduire également dans l'air de danse, dénaturant ainsi la couleur et troublant le silence sinistre de cet étrange ballet. Mais je sais bien qu'aux représentations suivantes, tout rentra dans l'ordre, les cymbales se turent, les trombones jouèrent, et je me contentai de grommeler entre mes dents: «Ah! c'est bien heureux!»

Peu de temps après, de Pons, qui était au moins aussi enragé que moi, ayant trouvé inconvenant qu'on nous donnât, au premier acte d'Œdipe à Colonne, d'autres airs de danse que ceux de Sacchini, vint me proposer de faire justice des interminables solos de cor et de violoncelle qu'on leur avait substitués. Pouvais-je ne pas seconder une aussi louable intention? Le moyen employé pour Iphigénie nous réussit également bien pour Œdipe; et, après quelques mots lancés un soir du parterre par nous deux seuls, les nouveaux airs de danse disparurent pour jamais.

Une seule fois nous parvînmes à entraîner le public. On avait annoncé sur l'affiche que le solo de violon du ballet de Nina serait exécuté par Baillot, une indisposition du virtuose, ou quelque autre raison, s'étant opposée à ce qu'il pût se faire entendre, l'administration crut suffisant d'en instruire le public par une imperceptible bande de papier collée sur l'affiche de la porte de l'Opéra, que personne ne regarde. L'immense majorité des spectateurs s'attendait donc à entendre le célèbre violon.

Pourtant au moment où Nina, dans les bras de son père et de son amant, revient à la raison, la pantomime si touchante de mademoiselle Bigottini ne put nous émouvoir au point de nous faire oublier Baillot. La pièce touchait à sa fin. «Eh bien! eh bien! et le solo de violon, dis-je assez haut pour être entendu? – C'est vrai, reprit un homme du public, il semble qu'on veuille le passer. – Baillot! Baillot! le solo de violon!» En ce moment le parterre prend feu, et, ce qui ne s'était jamais vu à l'Opéra, la salle entière réclame à grands cris l'accomplissement des promesses de l'affiche. La toile tombe au milieu de ce brouhaha. Le bruit redouble. Les musiciens, voyant la fureur du parterre, s'empressent de quitter la place. De rage alors chacun saute dans l'orchestre, on lance à droite et à gauche les chaises des concertants; on renverse les pupitres; on crève la peau des timbales; j'avais beau crier: «Messieurs, messieurs, que faites-vous donc! briser les instruments!.. Quelle barbarie! Vous ne voyez donc pas que c'est la contre-basse du père Chénié, un instrument admirable, qui a un son d'enfer!» On ne m'écoutait plus et les mutins ne se retirèrent qu'après avoir culbuté tout l'orchestre et cassé je ne sais combien de banquettes et d'instruments.

C'était là le mauvais côté de la critique en action que nous exercions si despotiquement à l'Opéra; le beau, c'était notre enthousiasme quand tout allait bien.

Il fallait voir alors, avec quelle frénésie nous applaudissions des passages auxquels personne dans la salle ne faisait attention, tels qu'une belle basse, une heureuse modulation, un accent vrai dans un récitatif, une note expressive de hautbois, etc., etc. Le public nous prenait pour des claqueurs aspirant au surnumérariat; tandis que le chef de claque qui savait bien le contraire, et dont nos applaudissements intempestifs dérangeaient les savantes combinaisons, nous lançait de temps en temps un coup d'œil digne de Neptune prononçant le quos ego. Puis dans les beaux moments de madame Branchu, c'étaient des exclamations, des trépignements qu'on ne connaît plus aujourd'hui, même au Conservatoire, le seul lieu de France où le véritable enthousiasme musical se manifeste encore quelquefois.

La plus curieuse scène de ce genre, dont j'aie conservé le souvenir, est la suivante. On donnait Œdipe. Quoique placé fort loin de Gluck dans notre estime, Sacchini ne laissait pas que d'avoir en nous de sincères admirateurs. J'avais entraîné ce soir-là à l'Opéra un de mes amis[17 - Léon de Boissieux, mon condisciple au petit séminaire de la Côte. Il a compté un instant parmi les illustrations du billard de Paris.], étudiant parfaitement étranger à tout autre art que celui du carambolage, et dont cependant je voulais à toute force faire un prosélyte musical. Les douleurs d'Antigone et de son père ne pouvaient l'émouvoir que fort médiocrement. Aussi après le premier acte, désespérant d'en rien faire, l'avais-je laissé derrière moi, en m'avançant d'une banquette pour n'être pas troublé par son sang-froid. Comme pour faire ressortir encore son impassibilité, le hasard avait placé à sa droite un spectateur aussi impressionnable qu'il l'était peu. Je m'en aperçus bientôt. Dérivis venait d'avoir un fort beau mouvement dans son fameux récitatif.

Mon fils! tu ne l'es plus!
Va! ma haine est trop forte!

Tout absorbé que je fusse par cette scène si belle de naturel et de sentiment de l'antique, il me fut impossible de ne pas entendre le dialogue établi derrière moi, entre mon jeune homme épluchant une orange et l'inconnu, son voisin, en proie à la plus vive émotion:

– Mon Dieu! monsieur, calmez-vous.

– Non! c'est irrésistible! c'est accablant! cela tue!

– Mais, monsieur, vous avez tort de vous affecter de la sorte. Vous vous rendrez malade.

– Non, laissez-moi… Oh!

– Monsieur, allons, du courage! enfin, après tout, ce n'est qu'un spectacle… vous offrirai-je un morceau de cette orange?

– Ah! c'est sublime!

– Elle est de Malte!

– Quel art céleste!

– Ne me refusez pas.

– Ah! monsieur, quelle musique!

– Oui, c'est très-joli.

Pendant cette discordante conversation, l'opéra était parvenu, après la scène de réconciliation, au beau trio: «Ô doux moments!»; la douceur pénétrante de cette simple mélodie me saisit à mon tour; je commençai à pleurer, la tête cachée dans mes deux mains, comme un homme abîmé d'affliction. À peine le trio était-il achevé, que deux bras robustes m'enlèvent de dessus mon banc, en me serrant la poitrine à me la briser; c'étaient ceux de l'inconnu qui, ne pouvant plus maîtriser son émotion, et ayant remarqué que de tous ceux qui l'entouraient j'étais le seul qui parût la partager, m'embrassait avec fureur, en criant d'une voix convulsive: – «Sacrrrrre-dieu! monsieur, que c'est beau!!!» Sans m'étonner le moins du monde, et la figure toute décomposée par les larmes, je lui réponds par cette interrogation:

– Êtes-vous musicien?..

– Non, mais je sens la musique aussi vivement que qui que ce soit.

– Ma foi, c'est égal, donnez-moi votre main; pardieu, monsieur, vous êtes un brave homme!

Là-dessus, parfaitement insensibles aux ricanements des spectateurs qui faisaient cercle autour de nous, comme à l'air ébahi de mon néophyte mangeur d'oranges, nous échangeons quelques mots à voix basse, je lui donne mon nom, il me confie le sien[18 - Il s'appelait Le Tessier. Je ne l'ai jamais revu.] et sa profession. C'était un ingénieur! un mathématicien!!! Où diable la sensibilité va-t-elle se nicher!




XVI



Apparition de Weber à l'Odéon. – Castilblaze. – Mozart. – Lachnith. – Les arrangeurs. – Despair and die!

Au milieu de cette période brûlante de mes études musicales, au plus fort de la fièvre causée par ma passion pour Gluck et Spontini, et par l'aversion que m'inspiraient les doctrines et les formes rossiniennes, Weber apparut. Le Freyschütz, non point dans sa beauté originale, mais mutilé, vulgarisé, torturé et insulté de mille façons par un arrangeur, le Freyschütz transformé en Robin des Bois, fut représenté à l'Odéon. Il eut pour interprètes un jeune orchestre admirable, un chœur médiocre, et des chanteurs affreux. Une femme seulement, madame Pouilley, chargée du personnage d'Agathe (appelée Annette par le traducteur), possédait un assez joli talent de vocalisation, mais rien de plus. D'où il résulta que son rôle entier, chanté sans intelligence, sans passion, sans le moindre élan d'âme, fut à peu près annihilé. Le grand air du second acte surtout, chanté par elle avec un imperturbable sang-froid, avait le charme d'une vocalise de Bordogni et passait presque inaperçu. J'ai été longtemps à découvrir les trésors d'inspiration qu'il renferme.

La première représentation fut accueillie par les sifflets et les rires de toute la salle. La valse et le chœur des chasseurs, qu'on avait remarqués dès l'abord, excitèrent le lendemain un tel enthousiasme, qu'ils suffirent bientôt à faire tolérer le reste de la partition et à attirer la foule à l'Odéon. Plus tard, la chansonnette des jeunes filles, au troisième acte, et la prière d'Agathe (raccourcie de moitié) firent plaisir. Après quoi, on s'aperçut que l'ouverture avait une certaine verve bizarre, et que l'air de Max ne manquait pas d'intentions dramatiques. Puis, on s'habitua à trouver comiques les diableries de la scène infernale, et tout Paris voulut voir cet ouvrage biscornu, et l'Odéon s'enrichit, et M. Castilblaze, qui avait saccagé le chef-d'œuvre, gagna plus de cent mille francs.

Ce nouveau style, contre lequel mon culte intolérant et exclusif pour les grands classiques m'avait d'abord prévenu, me causa des surprises et des ravissements extrêmes, malgré l'exécution incomplète ou grossière qui en altérait les contours. Toute bouleversée qu'elle fût, il s'exhalait de cette partition un arôme sauvage dont la délicieuse fraîcheur m'enivrait. Un peu fatigué, je l'avoue, des allures solennelles de la muse tragique, les mouvements rapides, parfois d'une gracieuse brusquerie, de la nymphe des bois, ses attitudes rêveuses, sa naïve et virginale passion, son chaste sourire, sa mélancolie, m'inondèrent d'un torrent de sensations jusqu'alors inconnues.

Les représentations de l'Opéra furent un peu négligées, cela se conçoit, et je ne manquai pas une de celles de l'Odéon. Mes entrées m'avaient été accordées à l'orchestre de ce théâtre; bientôt je sus par cœur tout ce qu'on y exécutait de la partition du Freyschütz.

L'auteur lui-même, alors, vint en France. Vingt et un ans se sont écoulés depuis ce jour où, pour la première et dernière fois, Weber traversa Paris. Il se rendait à Londres, pour y voir à peu près tomber un de ses chefs-d'œuvre (Obéron) et mourir. Combien je désirai le voir! avec quelles palpitations je le suivis, le soir où, souffrant déjà, et peu de temps avant son départ pour l'Angleterre, il voulut assister à la reprise d'Olympie. Ma poursuite fut vaine. Le matin de ce même jour Lesueur m'avait dit: «Je viens de recevoir la visite de Weber! Cinq minutes plus tôt vous l'eussiez entendu me jouer sur le piano des scènes entières de nos partitions françaises; il les connaît toutes.» En entrant quelques heures après dans un magasin de musique: «Si vous saviez qui s'est assis là tout à l'heure! – Qui donc? – Weber!» En arrivant à l'Opéra et en écoutant la foule répéter: «Weber vient de traverser le foyer, – il est entré dans la salle, – il est aux premières loges.» Je me désespérais de ne pouvoir enfin l'atteindre. Mais tout fut inutile; personne ne put me le montrer. À l'inverse des poétiques apparitions de Shakespeare, visible pour tous, il demeura invisible pour un seul. Trop inconnu pour oser lui écrire, et sans amis en position de me présenter à lui, je ne parvins pas à l'apercevoir.

Oh! si les hommes inspirés pouvaient deviner les grandes passions que leurs œuvres font naître! S'il leur était donné de découvrir ces admirations de cent mille âmes concentrées et enfouies dans une seule, qu'il leur serait doux de s'en entourer, de les accueillir, et de se consoler ainsi de l'envieuse haine des uns, de l'inintelligente frivolité des autres, de la tiédeur de tous!

Malgré sa popularité, malgré le foudroyant éclat et la vogue du Freyschütz, malgré la conscience qu'il avait sans doute de son génie, Weber, plus qu'un autre peut-être, eût été heureux de ces obscures, mais sincères adorations. Il avait écrit des pages admirables, traitées par les virtuoses et les critiques avec la plus dédaigneuse froideur. Son dernier opéra, Euryanthe, n'avait obtenu qu'un demi-succès; il lui était permis d'avoir des inquiétudes sur le sort d'Obéron, en songeant qu'à une œuvre pareille il faut un public de poëtes, un parterre de rois de la pensée. Enfin, le roi des rois, Beethoven, pendant longtemps l'avait méconnu. On conçoit donc qu'il ait pu quelquefois, comme il l'écrivit lui-même, douter de sa mission musicale, et qu'il soit mort du coup qui frappa Obéron.

Si la différence fut grande entre la destinée de cette partition merveilleuse et le sort de son aîné, le Freyschütz, ce n'est pas qu'il y ait rien de vulgaire dans la physionomie de l'heureux élu de la popularité, rien de mesquin dans ses formes, rien de faux dans son éclat, rien d'ampoulé ni d'emphatique dans son langage; l'auteur n'a jamais fait, ni dans l'un ni dans l'autre, la moindre concession aux puériles exigences de la mode, à celles plus impérieuses encore des grands orgueils chantants. Il fut aussi simplement vrai, aussi fièrement original, aussi ennemi des formules, aussi digne en face du public, dont il ne voulait acheter les applaudissements par aucune lâche condescendance, aussi grand dans le Freyschütz que dans Obéron. Mais la poésie du premier est pleine de mouvement, de passion et de contrastes. Le surnaturel y amène des effets étranges et violents. La mélodie, l'harmonie et le rhythme combinés tonnent, brûlent et éclairent; tout concourt à éveiller l'attention. Les personnages, en outre, pris dans la vie commune, trouvent de plus nombreuses sympathies; la peinture de leurs sentiments, le tableau de leurs mœurs, motivent aussi l'emploi d'un moins haut style, qui, ravivé par un travail exquis, acquiert un charme irrésistible, même pour les esprits dédaigneux de jouets sonores, et ainsi paré, semble à la foule l'idéal de l'art, le prodige de l'invention.

Dans Obéron, au contraire, bien que les passions humaines y jouent un grand rôle, le fantastique domine encore; mais le fantastique gracieux, calme, frais. Au lieu de monstres, d'apparitions horribles, ce sont des chœurs d'esprits aériens, des sylphes, des fées, des ondines. Et la langue de ce peuple au doux sourire, langue à part, qui emprunte à l'harmonie son charme principal, dont la mélodie est capricieusement vague, dont le rhythme imprévu, voilé, devient souvent difficile à saisir, est d'autant moins intelligible pour la foule que ses finesses ne peuvent être senties, même des musiciens, sans une attention extrême unie à une grande vivacité d'imagination. La rêverie allemande sympathise plus aisément, sans doute, avec cette divine poésie; pour nous, Français, elle ne serait, je le crains, qu'un sujet d'études curieux un instant, d'où naîtraient bientôt après la fatigue et l'ennui[19 - Depuis que ceci a été écrit, la mise en scène d'Obéron au Théâtre-Lyrique, est venue me donner un démenti à cette opinion. Ce chef-d'œuvre a produit une très-grande sensation; le succès en a été immense. – Le public parisien aurait donc fait en musique de notables progrès.]. On en a pu juger quand la troupe lyrique de Carlsruhe vint, en 1828, donner des représentations au théâtre Favart. Le chœur des ondines, ce chant si mollement cadencé, qui exprime un bonheur si pur, si complet, ne se compose que de deux strophes assez courtes; mais comme sur un mouvement lent se balancent des inflexions continuellement douces, l'attention du public s'éteignit au bout de quelques mesures; à la fin du premier couplet, le malaise de l'auditoire était évident, on murmurait dans la salle, et la seconde strophe fut à peine entendue. On se hâta, en conséquence, de la supprimer pour la seconde représentation.

Weber, en voyant ce que Castilblaze, ce musicien vétérinaire, avait fait de son Freyschütz, ne put que ressentir profondément un si indigne outrage, et ses justes plaintes s'exhalèrent dans une lettre qu'il publia à ce sujet avant de quitter Paris. Castilblaze eut l'audace de répondre: que les modifications dont l'auteur allemand se plaignait avaient seules pu assurer le succès de Robin des Bois, et que M. Weber était bien ingrat d'adresser des reproches à l'homme qui l'avait popularisé en France.

Ô misérable!.. Et l'on donne cinquante coups de fouet à un pauvre matelot pour la moindre insubordination!..

C'était pour assurer aussi le succès de la Flûte enchantée, de Mozart, que le directeur de l'Opéra, plusieurs années auparavant, avait fait faire le beau pasticcio que nous possédons, sous le titre de: les Mystères d'Isis. Le livret est un mystère lui-même que personne n'a pu dévoiler. Mais, quand ce chef-d'œuvre fut bien et dûment charpenté, l'intelligent directeur appela à son aide un musicien allemand pour charpenter aussi la musique de Mozart. Le musicien allemand n'eut garde de refuser cette tâche impie. Il ajouta quelques mesures à la fin de l'ouverture (l'ouverture de la Flûte enchantée!!!) il fit un air de basse avec la partie de soprano d'un chœur[20 - Le chœur: Per voi risplende il giorno.] en y ajoutant encore quelques mesures de sa façon; il ôta les instruments à vent dans une scène, il les introduisit dans une autre; il altéra la mélodie et les desseins d'accompagnement de l'air sublime de Zarastro, fabriqua une chanson avec le chœur des esclaves «O cara armonia,» convertit un duo en trio, et comme si la partition de la Flûte enchantée ne suffisait pas à sa faim de harpie, il l'assouvit aux dépens de celles de Titus et de Don Juan. L'air «Quel charme à mes esprits rappelle» est tiré de Titus, mais pour l'andante seulement; l'allégro qui le complète ne plaisant pas apparemment à notre uomo capace, il l'en arracha pour en cheviller à la place un autre de sa composition, dans lequel il fit entrer seulement des lambeaux de celui de Mozart. Et devinerait-on ce que ce monsieur fit encore du fameux «Fin ch'han dal vino,» de cet éclat de verve libertine où se résume tout le caractère de Don Juan?.. Un trio pour une basse et deux soprani, chantant entre autres gentillesses sentimentales, les vers suivants:

Heureux délire!
Mon cœur soupire!
Que mon sort diffère du sien!
Quel plaisir est égal au mien!
Crois ton amie,
C'est pour la vie
Que mon sort va s'unir au tien.
Ô douce ivresse
De la tendresse!
Ma main te presse,
Dieu! quel grand bien! (sic)

Puis, quand cet affreux mélange fut confectionné, on lui donna le nom de les Mystères d'Isis, opéra; lequel opéra fut représenté, gravé et publié[21 - La partition des Mystères d'Isis et celle de Robin des Bois sont imprimées, elles se trouvent toutes les deux à la bibliothèque du Conservatoire de Paris.] en cet état, en grande partition; et l'arrangeur mit, à côté du nom de Mozart, son nom de crétin, son nom de profanateur, son nom de Lachnith[22 - Et non pas Lachnitz; il est important de ne pas mal orthographier le nom d'un si grand homme.] que je donne ici pour digne pendant à celui de Castilblaze.

Ce fut ainsi qu'à vingt ans d'intervalle, chacun de ces mendiants vint se vautrer avec ses guenilles sur le riche manteau d'un roi de l'harmonie: c'est ainsi qu'habiles en singes, affublés de ridicules oripeaux, un œil crevé, un bras tordu, une jambe cassée, deux hommes de génie furent présentés au public français! Et leurs bourreaux dirent au public: Voilà Mozart, voilà Weber! et le public les crut. Et il ne se trouva personne pour traiter ces scélérats selon leur mérite et leur envoyer au moins un furieux démenti!

Hélas! les connût-il, le public s'inquiète peu de pareils actes. Aussi bien en Allemagne, en Angleterre et ailleurs qu'en France, on tolère que les plus nobles œuvres dans tous les genres soient arrangées, c'est-à-dire gâtées, c'est-à-dire insultées de mille manières, par des gens de rien. De telles libertés, on le reconnaît volontiers, ne devraient être prises à l'égard des grands artistes (si tant est qu'elles dussent l'être) que par des artistes immenses et bien plus grands encore. Les corrections faites à une œuvre, ancienne ou moderne, ne devraient jamais lui arriver de bas en haut, mais de haut en bas, personne ne le conteste; on ne s'indigne point pourtant d'être témoin du contraire chaque jour.

Mozart a été assassiné par Lachnith;

Weber, par Castilblaze;

Gluck, Grétry, Mozart, Rossini, Beethoven, Vogel ont été mutilés par ce même Castilblaze[23 - Il n'y a presque pas une partition de ces maîtres qu'il n'ait retravaillée à sa façon; je crois qu'il est fou.]; Beethoven a vu ses symphonies corrigées par Fétis[24 - Je dirai comment.], par Kreutzer et par Habeneck;

Molière et Corneille furent taillés par des inconnus, familiers du Théâtre-Français;

Shakespeare enfin est encore représenté en Angleterre, avec les arrangements de Cibber et de quelques autres.

Les corrections ici ne viennent pas de haut en bas, ce me semble; mais bien de bas en haut, et perpendiculairement encore!

Qu'on ne vienne pas dire que les arrangeurs, dans leurs travaux sur les maîtres, ont fait quelquefois d'heureuses trouvailles; car ces conséquences exceptionnelles ne sauraient justifier l'introduction dans l'art d'une aussi monstrueuse immoralité.

Non, non, non, dix millions de fois non, musiciens, poëtes, prosateurs, acteurs, pianistes, chefs d'orchestre, du troisième ou du second ordre, et même du premier, vous n'avez pas le droit de toucher aux Beethoven et aux Shakespeare, pour leur faire l'aumône de votre science et de votre goût.

Non, non, non, mille millions de fois non, un homme, quel qu'il soit, n'a pas le droit de forcer un autre homme, quel qu'il soit, d'abandonner sa propre physionomie pour en prendre une autre, de s'exprimer d'une façon qui n'est pas la sienne, de revêtir une forme qu'il n'a pas choisie, de devenir de son vivant un mannequin qu'une volonté étrangère fait mouvoir, ou d'être galvanisé après sa mort. Si cet homme est médiocre, qu'on le laisse enseveli dans sa médiocrité! S'il est d'une nature d'élite au contraire, que ses égaux, que ses supérieurs mêmes, le respectent, et que ses inférieurs s'inclinent humblement devant lui.

Sans doute Garrick a trouvé le dénoûement de Roméo et Juliette, le plus pathétique qui soit au théâtre, et il l'a mis à la place de celui de Shakespeare dont l'effet est moins saisissant; mais en revanche, quel est l'insolent drôle qui a inventé le dénoûement du Roi Lear qu'on substitue quelquefois, très-souvent même, à la dernière scène que Shakespeare a tracée pour ce chef-d'œuvre? Quel est le grossier rimeur qui a mis dans la bouche de Cordelia[25 - La plus jeune des filles du roi Lear.] ces tirades brutales, exprimant des passions si étrangères à son tendre et noble cœur? Où est-il? pour que tout ce qu'il y a sur la terre de poëtes, d'artistes, de pères et d'amants, vienne le flageller, et, le rivant au pilori de l'indignation publique, lui dise: «Affreux idiot! tu as commis un crime infâme, le plus odieux, le plus énorme des crimes, puisqu'il attente à cette réunion des plus hautes facultés de l'homme qu'on nomme le Génie! Sois maudit! Désespère et meurs! Despair and die!!»

Et ce Richard III, auquel j'emprunte ici une imprécation, ne l'a-t-on pas bouleversé?.. n'a-t-on pas ajouté des personnages à la Tempête, n'a-t-on pas mutilé Hamlet, Romeo, etc?.. Voilà où l'exemple de Garrick a entraîné. Tout le monde a donné des leçons à Shakespeare!!!..

Et, pour en revenir à la musique, après que Kreutzer, lors des derniers concerts spirituels de l'Opéra, eut fait pratiquer maintes coupures dans une symphonie de Beethoven[26 - La 2me symphonie, en ré majeur.], n'avons-nous pas vu Habeneck supprimer certains instruments[27 - Depuis vingt ans on exécute au Conservatoire la symphonie en ut mineur, et jamais Habeneck n'a voulu, au début du scherzo, laisser jouer les contre-basses. Il trouve qu'elles n'y produisent pas un bon effet… Leçon à Beethoven…] dans une autre du même maître? N'entend-on pas à Londres des parties de grosse caisse, de trombones et d'ophicléïde ajoutées par M. Costa aux partitions de Don Giovanni, de Figaro et du Barbier de Séville?.. et si les chefs d'orchestre osent, selon leur caprice, faire disparaître ou introduire certaines parties dans des œuvres de cette nature, qui empêche les violons ou les cors, ou le dernier des musiciens, d'en faire autant?.. Les traducteurs ensuite, les éditeurs et même les copistes, les graveurs et les imprimeurs, n'auront-ils pas un bon prétexte pour suivre cet exemple[28 - Et ils n'y manquent pas.]?..

N'est-ce pas la ruine, l'entière destruction, la fin totale de l'art?.. Et ne devons-nous pas, nous tous épris de sa gloire et jaloux des droits imprescriptibles de l'esprit humain, quand nous voyons leur porter atteinte, dénoncer le coupable, le poursuivre et lui crier de toute la force de notre courroux: «Ton crime est ridicule; Despair!! Ta stupidité est criminelle; Die!! Sois bafoué, sois conspué, sois maudit! Despair and die!! Désespère et meurs!»




XVII



Préjugé contre les opéras écrits sur un texte italien. – Son influence sur l'impression que je reçois de certaines œuvres de Mozart

J'ai dit qu'à l'époque de mon premier concours à l'Institut j'étais exclusivement adonné à l'étude de la grande musique dramatique; c'est de la tragédie lyrique que j'aurais dû dire, et ce fut la raison du calme avec lequel j'admirais Mozart.

Gluck et Spontini avaient seuls le pouvoir de passionner. Or, voici la cause de ma tiédeur pour l'auteur de Don Juan. Ses deux opéras le plus souvent représentés à Paris étaient Don Juan et Figaro; mais ils y étaient chantés en langue italienne, par des Italiens et au Théâtre-Italien; et cela suffisait pour que je ne pusse me défendre d'un certain éloignement pour ces chefs-d'œuvre. Ils avaient à mes yeux le tort de paraître appartenir à l'école ultramontaine. En outre, et ceci est plus raisonnable, j'avais été choqué d'un passage du rôle de dona Anna, dans lequel Mozart a eu le malheur d'écrire une déplorable vocalise qui fait tache dans sa lumineuse partition. Je veux parler de l'allégro de l'air de soprano (nº 22), au second acte, air d'une tristesse profonde, où toute la poésie de l'amour se montre éplorée et en deuil, et où l'on trouve néanmoins vers la fin du morceau des notes ridicules et d'une inconvenance tellement choquante, qu'on a peine à croire qu'elles aient pu échapper à la plume d'un pareil homme. Dona Anna semble là essuyer ses larmes et se livrer tout d'un coup à d'indécentes bouffonneries. Les paroles de ce passage sont: Forse un giorno il cielo ancora sentirà a-a-a (ici un trait incroyable et du plus mauvais style) pietà di me. Il faut avouer que c'est une singulière façon, pour la noble fille outragée, d'exprimer l'espoir que le ciel aura un jour pitié d'elle!.. Il m'était difficile de pardonner à Mozart une telle énormité. Aujourd'hui, je sens que je donnerais une partie de mon sang pour effacer cette honteuse page et quelques autres du même genre, dont on est bien forcé de reconnaître l'existence dans ses œuvres[29 - Je trouve même l'épithète de honteuse insuffisante pour flétrir ce passage. Mozart a commis là contre la passion, contre le sentiment, contre le bon goût et le bon sens, un des crimes les plus odieux et las plus insensés que l'on puisse citer dans l'histoire de l'art.].

Je ne pouvais donc que me méfier de ses doctrines dramatiques, et cela suffisait pour faire descendre à un degré voisin de zéro le thermomètre de l'enthousiasme.

Les magnificences religieuses de la Flûte enchantée m'avaient, il est vrai, rempli d'admiration; mais ce fut dans le pasticcio des Mystères d'Isis que je les contemplai pour la première fois, et je ne pus que plus tard, à la bibliothèque du Conservatoire, connaître la partition originale et la comparer au misérable pot-pourri français qu'on exécutait à l'Opéra.

L'œuvre dramatique de ce grand compositeur m'avait, on le voit, été mal présentée dans son ensemble, et c'est plusieurs années après seulement que, grâce à des circonstances moins défavorables, je pus en goûter le charme et la suave perfection. Les beautés merveilleuses de ses quatuors, de ses quintettes et de quelques-unes de ses sonates furent les premières à me ramener au culte de l'angélique génie dont la fréquentation, trop bien constatée, des Italiens et des pédagogues contre-pointistes, a pu seule en quelques endroits altérer la pureté.




XVIII



Apparition de Shakespeare. – Miss Smithson. – Mortel amour. – Léthargie morale. – Mon premier concert. – Opposition comique de Cherubini. – Sa défaite. – Premier serpent à sonnettes

Je touche ici au plus grand drame de ma vie. Je n'en raconterai point toutes les douloureuses péripéties. Je me bornerai à dire ceci: Un théâtre anglais vint donner à Paris des représentations des drames de Shakespeare alors complètement inconnus au public français. J'assistai à la première représentation d'Hamlet à l'Odéon. Je vis dans le rôle d'Ophélia Henriette Smithson qui, cinq ans après, est devenue ma femme. L'effet de son prodigieux talent ou plutôt de son génie dramatique, sur mon imagination et sur mon cœur, n'est comparable qu'au bouleversement que me fit subir le poëte dont elle était la digne interprète. Je ne puis rien dire de plus.

Shakespeare, en tombant ainsi sur moi à l'improviste, me foudroya. Son éclair, en m'ouvrant le ciel de l'art avec un fracas sublime, m'en illumina les plus lointaines profondeurs. Je reconnus la vraie grandeur, la vraie beauté, la vraie vérité dramatiques. Je mesurai en même temps l'immense ridicule des idées répandues en France sur Shakespeare par Voltaire…

«…Ce singe de génie,
Chez l'homme, en mission, par le diable envoyé[30 - Victor Hugo, Chants du crépuscule.].»

et la pitoyable mesquinerie de notre vieille Poétique de pédagogues et de frères ignorantins. Je vis… je compris… je sentis… que j'étais vivant et qu'il fallait me lever et marcher.

Mais la secousse avait été trop forte, et je fus longtemps à m'en remettre. À un chagrin intense, profond, insurmontable, vint se joindre un état nerveux, pour ainsi dire maladif, dont un grand écrivain physiologiste pourrait seul donner une idée approximative.

Je perdis avec le sommeil la vivacité d'esprit de la veille, et le goût de mes études favorites, et la possibilité de travailler. J'errais sans but dans les rues de Paris et dans les plaines des environs. À force de fatiguer mon corps, je me souviens d'avoir obtenu pendant cette longue période de souffrances, seulement quatre sommeils profonds semblables à la mort; une nuit sur des gerbes, dans un champ près de Ville-Juif; un jour dans une prairie aux environs de Sceaux; une autre fois dans la neige, sur le bord de la Seine gelée, près de Neuilly; et enfin sur une table du café du Cardinal, au coin du boulevard des Italiens et de la rue Richelieu, où je dormis cinq heures, au grand effroi des garçons qui n'osaient m'approcher, dans la crainte de me trouver mort.

Ce fut en rentrant chez moi, à la suite d'une de ces excursions où j'avais l'air d'être à la recherche de mon âme, que, trouvant ouvert sur ma table le volume des Mélodies irlandaises de Th. Moore, mes yeux tombèrent sur celle qui commence par ces mots: «Quand celui qui t'adore» (When he who adores thee). Je pris la plume, et tout d'un trait j'écrivis la musique de ce déchirant adieu, qu'on trouve sous le titre d'Élégie, à la fin de mon recueil intitulé Irlande. C'est la seule fois qu'il me soit arrivé de pouvoir peindre un sentiment pareil, en étant encore sous son influence active et immédiate. Mais je crois que j'ai rarement pu atteindre à une aussi poignante vérité d'accents mélodiques, plongés dans un tel orage de sinistres harmonies.

Ce morceau est immensément difficile à chanter et à accompagner; il faut, pour le rendre dans son vrai sens, c'est-à-dire, pour faire renaître, plus ou moins affaibli, le désespoir sombre, fier et tendre, que Moore dut ressentir en écrivant ses vers, et que j'éprouvais en les inondant de ma musique, il faut deux habiles artistes[31 - Pischeck s'accompagnant lui-même, réaliserait l'idéal de l'exécution de cette élégie.], un chanteur surtout, doué d'une voix sympathique et d'une excessive sensibilité. L'entendre médiocrement interpréter serait pour moi une douleur inexprimable.

Pour ne pas m'y exposer, depuis vingt ans qu'il existe, je n'ai proposé à personne de me le chanter. Une seule fois, Alizard, l'ayant aperçu chez moi, l'essaya sans accompagnement en le transposant (en si) pour sa voix de basse, et me bouleversa tellement, qu'au milieu je l'interrompis en le priant de cesser. Il le comprenait; je vis qu'il le chanterait tout à fait bien; cela me donna l'idée d'instrumenter pour l'orchestre l'accompagnement de piano. Puis réfléchissant que de semblables compositions ne sont pas faites pour le gros public des concerts, et que ce serait une profanation de les exposer à son indifférence, je suspendis mon travail et brûlai ce que j'avais déjà mis en partition.

Le bonheur veut que cette traduction en prose française soit si fidèle que j'aie pu adapter plus tard sous ma musique les vers anglais de Moore.

Si jamais cette élégie est connue en Angleterre et en Allemagne, elle y trouvera peut-être quelques rares sympathies; les cœurs déchirés s'y reconnaîtront. Un tel morceau est incompréhensible pour la plupart des Français, et absurde et insensé pour des Italiens.

En sortant de la représentation d'Hamlet, épouvanté de ce que j'avais ressenti, je m'étais promis formellement de ne pas m'exposer de nouveau à la flamme shakespearienne.

Le lendemain on afficha Romeo and Juliet… J'avais mes entrées à l'orchestre de l'Odéon; eh bien, dans la crainte que de nouveaux ordres donnés au concierge du théâtre ne vinssent m'empêcher de m'y introduire comme à l'ordinaire, aussitôt après avoir vu l'annonce du redoutable drame, je courus au bureau de location acheter une stalle, pour m'assurer ainsi doublement de mon entrée. Il n'en fallait pas tant pour m'achever.

Après la mélancolie, les navrantes douleurs, l'amour éploré, les ironies cruelles, les noires méditations, les brisements de cœur, la folie, les larmes, les deuils, les catastrophes, les sinistres hasards d'Hamlet, après les sombres nuages, les vents glacés du Danemarck, m'exposer à l'ardent soleil, aux nuits embaumées de l'Italie, assister au spectacle de cet amour prompt comme la pensée, brûlant comme la lave, impérieux, irrésistible, immense, et pur et beau comme le sourire des anges, à ces scènes furieuses de vengeance, à ces étreintes éperdues, à ces luttes désespérées de l'amour et de la mort, c'était trop. Aussi, dès le troisième acte, respirant à peine, et souffrant comme si une main de fer m'eût étreint le cœur, je me dis avec une entière conviction: Ah! je suis perdu. – Il faut ajouter que je ne savais pas alors un seul mot d'anglais, que je n'entrevoyais Shakespeare qu'à travers les brouillards de la traduction de Letourneur, et que je n'apercevais point, en conséquence, la trame poétique qui enveloppe comme un réseau d'or ses merveilleuses, créations. J'ai le malheur qu'il en soit encore à peu près de même aujourd'hui. Il est bien plus difficile à un Français de sonder les profondeurs du style de Shakespeare, qu'à un Anglais de sentir les finesses et l'originalité de celui de La Fontaine et de Molière. Nos deux poëtes sont de riches continents, Shakespeare est un monde. Mais le jeu des acteurs, celui de l'actrice surtout, la succession des scènes, la pantomime et l'accent des voix, signifiaient pour moi davantage et m'imprégnaient des idées et des passions shakespeariennes mille fois plus que les mots de ma pâle et infidèle traduction. Un critique anglais disait l'hiver dernier dans les Illustrated London News, qu'après avoir vu jouer Juliette par miss Smithson, je m'étais écrié: «Cette femme je l'épouserai! et sur ce drame j'écrirai ma plus vaste symphonie!» Je l'ai fait, mais n'ai rien dit de pareil. Mon biographe m'a attribué une ambition plus grande que nature. On verra dans la suite de ce récit comment, et dans quelles circonstances exceptionnelles, ce que mon âme bouleversée n'avait pas même admis en rêve, est devenu une réalité.

Le succès de Shakespeare à Paris, aidé des efforts enthousiastes de toute la nouvelle école littéraire, que dirigeaient Victor Hugo, Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, fut encore surpassé par celui de miss Smithson. Jamais, en France, aucun artiste dramatique n'émut, ne ravit, n'exalta le public autant qu'elle: jamais dithyrambes de la presse n'égalèrent ceux que les journaux français publièrent en son honneur.

Après ces deux représentations d'Hamlet et de Roméo, je n'eus pas de peine à m'abstenir d'aller au théâtre anglais; de nouvelles épreuves m'eussent terrassé; je les craignais comme on craint les grandes douleurs physiques; l'idée seule de m'y exposer me faisait frémir.

J'avais passé plusieurs mois dans l'espèce d'abrutissement désespéré dont j'ai seulement indiqué la nature et les causes, songeant toujours à Shakespeare et à l'artiste inspirée, à la fair Ophelia dont tout Paris délirait, comparant avec accablement l'éclat de sa gloire à ma triste obscurité; quand me relevant enfin, je voulus par un effort suprême faire rayonner jusqu'à elle mon nom qui lui était inconnu. Alors je tentai ce que nul compositeur en France n'avait encore tenté.

J'osai entreprendre de donner, au Conservatoire, un grand concert composé exclusivement de mes œuvres. «Je veux lui montrer, dis-je, que moi aussi je suis peintre!» Pour y parvenir, il me fallait trois choses: la copie de ma musique, la salle et les exécutants.

Dès que mon parti fut pris, je me mis au travail et je copiai, en employant seize heures sur vingt-quatre, les parties séparées d'orchestre et de chœur, des morceaux que j'avais choisis.

Mon programme contenait: les ouvertures de Waverley et des Francs-Juges; un air et un trio avec chœur des Francs-Juges; la scène Héroïque Grecque et ma cantate la Mort d'Orphée, déclarée inexécutable par le jury de l'Institut. Tout en copiant sans relâche, j'avais, par un redoublement d'économie, ajouté quelques centaines de francs à des épargnes antérieures, au moyen desquelles je comptais payer mes choristes. Quant à l'orchestre, j'étais sûr d'obtenir le concours gratuit de celui de l'Odéon, d'une partie des musiciens de l'Opéra et de ceux du théâtre des Nouveautés.

La salle était donc, et il en est toujours ainsi à Paris, le principal obstacle. Pour avoir à ma disposition celle du Conservatoire, la seule vraiment bonne sous tous les rapports, il fallait l'autorisation du surintendant des Beaux-Arts, M. Sosthènes de Larochefoucault, et de plus l'assentiment de Cherubini.

M. de Larochefoucault accorda sans difficulté la demande que je lui avais adressée à ce sujet. Cherubini, au contraire, au simple énoncé de mon projet, entra en fureur.

– Vous voulez donner un concert? me dit-il, avec sa grâce ordinaire.

– Oui, monsieur.

– Il faut la permission du surintendant des Beaux-Arts pour cela.

– Je l'ai obtenue.

– M. de Larossefoucault y consent?

– Oui, monsieur.

– Mais, mais, mais zé n'y consens pas, moi; é é-é-zé m'oppose à ce qu'on vous prête la salle.

– Vous n'avez pourtant, monsieur, aucun motif pour me la faire refuser, puisque le Conservatoire n'en dispose pas en ce moment, et que pendant quinze jours elle va être entièrement libre.

– Mais qué zé vous dis que zé né veux pas que vous donniez ce concert. Tout le monde est à la campagne, et vous né ferez pas de recette.

– Je ne compte pas y gagner. Ce concert n'a pour but que de me faire connaître.

– Il n'y a pas de nécessité qu'on vous connaisse? D'ailleurs pour les frais il faut de l'arzent! Vous en avez donc?..

– Oui, monsieur.

– A… a… ah!.. Et que, qué, qué voulez-vous faire entendre dans ce concert?

– Deux ouvertures, des fragments d'un opéra, ma cantate de la Mort d'Orphée…

– Cette cantate du concours qué zé né veux pas! elle est mauvaise, elle… elle… elle né peut pas s'exécuter.

– Vous l'avez jugée telle, monsieur, mais je suis bien aise de la juger à mon tour… Si un mauvais pianiste n'a pas pu l'accompagner, cela ne prouve point qu'elle soit inexécutable pour un bon orchestre.

– C'est une insulte alors, qué… qué… qué vous voulez faire à l'Académie?

– C'est une simple expérience, monsieur. Si, comme il est probable, l'Académie a eu raison de déclarer ma partition inexécutable, il est clair qu'on ne l'exécutera pas. Si, au contraire, elle s'est trompée, on dira que j'ai profité de ses avis et que depuis le concours j'ai corrigé l'ouvrage.

– Vous né pouvez donner votre concert qu'un dimansse.

– Je le donnerai un dimanche.

– Mais les employés de la salle, les contrôleurs, les ouvreuses qui sont tous attassés au Conservatoire, n'ont qué cé zour-là pour sé réposer, vous voulez donc les faire mourir dé fatigue, ces pauvre zens, les… les… les faire mourir?..

– Vous plaisantez sans doute, monsieur: ces pauvres gens qui vous inspirent tant de pitié, sont enchantés, au contraire, de trouver une occasion de gagner de l'argent, et vous leur feriez tort en la leur enlevant.

– Zé né veux pas, zé né veux pas! et zé vais écrire au surintendant pour qu'il vous retire son autorisation.

– Vous êtes bien bon, monsieur; mais M. de Larochefoucault ne manquera pas à sa parole. Je vais, d'ailleurs, lui écrire aussi de mon côté, en lui envoyant la reproduction exacte de la conversation que j'ai l'honneur d'avoir en ce moment avec vous. Il pourra ainsi apprécier vos raisons et les miennes.

Je l'envoyai en effet telle qu'on vient de la lire. J'ai su, plusieurs années après, par un des secrétaires du bureau des Beaux-Arts, que ma lettre dialoguée avait fait rire aux larmes le surintendant. La tendresse de Cherubini pour ces pauvres employés du Conservatoire que je voulais faire mourir de fatigue par mon concert, lui avait paru surtout on ne peut plus touchante. Aussi me répondit-il immédiatement comme tout homme de bon sens devait le faire, et, en me donnant de nouveau son autorisation, ajouta-t-il ces mots dont je lui saurai toujours un gré infini: «Je vous engage à montrer cette lettre à M. Cherubini qui a reçu à votre égard les ordres nécessaires.» Sans perdre une minute, après la réception de la pièce officielle, je cours au Conservatoire, et, la présentant au directeur: «Monsieur, veuillez lire ceci.» Cherubini prend le papier, le lit attentivement, le relit, de pâle qu'il était, devient verdâtre, et me le rend sans dire un seul mot.

Ce fut le premier serpent à sonnettes qui lui arriva de ma main pour répondre à la couleuvre qu'il m'avait fait avaler, en me chassant de la Bibliothèque lors de notre première entrevue.

Je le quittai avec une certaine satisfaction, en murmurant à part moi, et assez irrévérencieux pour contrefaire son doux langage: Allons, monsieur lé directeur, ce n'est qu'un petit serpent bien zentil, avalez-le agréablement; é dé la douceur, dé la douceur! Nous en verrons bien d'autres, peut-être, si vous né me laissez pas tranquille!




XIX



Concert inutile. – Le chef d'orchestre qui ne sait pas conduire. – Les choristes qui ne chantent pas

Les artistes sur lesquels je comptais pour l'orchestre m'ayant formellement promis leur concours, les choristes étant engagés, la copie terminée et la salle arrachée allo burbero Direttore, il ne me manquait donc plus que des chanteurs solistes, et un chef d'orchestre. Bloc, qui était à la tête de celui de l'Odéon, voulut bien accepter la direction du concert dont je n'osais pas me charger moi-même; Duprez, à peine connu, et récemment sorti des classes de Choron, consentit à chanter un air des Francs-Juges, et Alexis Dupont, quoique indisposé, reprit sous son patronage la Mort d'Orphée qu'il avait essayé déjà de faire entendre au jury de l'Institut. Je fus obligé, pour le soprano et la basse du trio des Francs-Juges, de me contenter de deux coryphées de l'Opéra qui n'avaient ni voix, ni talent.

La répétition générale fut ce que sont toutes les études ainsi faites par complaisance, il manqua beaucoup de musiciens au commencement de la séance et un plus grand nombre disparurent avant la fin. On répéta pourtant à peu près bien les deux ouvertures, l'air et la cantate. L'introduction des Francs-Juges excita dans l'orchestre de chaleureux applaudissements, et un effet plus grand encore résulta du finale de la cantate. Dans ce morceau, non exigé, mais indiqué par les paroles, j'avais, après la Bacchanale, fait reproduire par les instruments à vent le thème de l'hymne d'Orphée à l'amour, et le reste de l'orchestre l'accompagnait d'un bruissement vague, comme celui des eaux de l'Hébre roulant la tête pâle du poëte; pendant qu'une mourante voix élevait à longs intervalles ce cri douloureux répété par les rives du fleuve: Eurydice! Eurydice! Ô malheureuse Eurydice!!..

Je m'étais souvenu de ces beaux vers des Géorgiques:

Tum quoque, marmorea caput a cervice revulsum
Gurgite quum medio portans œagrius Hebrus,
Volveret, Eurydicen, vox ipsa et frigida lingua
Ah! miseram Eurydicen, anima fugiente vocabat:
Eurydicen! toto referebant flumine ripæ.

Ce tableau musical plein d'une tristesse étrange, mais dont l'intention poétique échappait néanmoins nécessairement aux trois quarts et demi des auditeurs, peu lettrés en général, fit naître le frisson dans tout l'orchestre et souleva une tempête de bravos. J'ai regret maintenant d'avoir détruit la partition de cette cantate, les dernières pages auraient dû m'engager à la conserver. À l'exception de la Bacchanale[32 - C'est précisément dans ce morceau que le pianiste de l'Institut était demeuré accroché.] que l'orchestre rendit avec une fureur admirable, le reste n'alla pas aussi bien. A. Dupont était enroué et ne pouvait qu'à grand peine se servir des notes hautes de sa voix; il le fut même tellement que, dans la soirée, il me prévint de ne pas compter sur lui pour le lendemain.

Je fus ainsi, à mon violent dépit, privé de la satisfaction de mettre sur le programme du concert: La Mort d'Orphée, scène lyrique déclarée inexécutable par l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut, et exécutée le *** mai 1828. Cherubini ne manqua pas, sans doute, de dire que l'orchestre n'avait pas pu s'en tirer, n'admettant point pour vraie la raison qui m'avait fait la retirer du programme.

Je remarquai, à l'occasion de cette malheureuse cantate, combien les chefs d'orchestre qui ne conduisent pas ordinairement le grand opéra, sont inhabiles à se prêter aux allures capricieuses du récitatif. Bloc était dans ce cas; on ne jouait à l'Odéon que des opéras mêlés de dialogue. Or, quand vint, après le premier air d'Orphée, un récitatif entremêlé de dessins d'orchestre concertants, il ne put jamais venir à bout d'assurer certaines entrées instrumentales. Ce qui fit dire à un amateur en perruque, présent à la répétition: «Ah! parlez-moi des anciennes cantates italiennes! C'est de la musique qui n'embarrasse pas les chefs d'orchestre, elle va toute seule. – Oui, répliquai-je, comme les vieux ânes qui trouvent tout seuls le chemin de leur moulin!»

C'est ainsi que je commençais à me faire des amis.

Quoi qu'il en soit, la cantate ayant été remplacée par le Resurrexit de ma messe que les choristes et l'orchestre connaissaient, le concert eut lieu. Les deux ouvertures et le Resurrexit furent généralement approuvés et applaudis; l'air, que Duprez, avec sa voix alors faible et douce, fit valoir, eut le même bonheur. C'était une invocation au sommeil. Mais le trio avec chœur, pitoyablement chanté, le fut en outre sans chœur; les choristes ayant manqué leur entrée, se turent prudemment jusqu'à la fin. La scène grecque, dont le style exigeait de grandes masses vocales, laissa le public assez froid.

Elle n'a jamais été exécutée depuis lors et j'ai fini par la détruire.

En somme pourtant, ce concert me fut d'une utilité réelle; d'abord en me faisant connaître des artistes et du public; ce qui, malgré l'avis de Cherubini, commençait à devenir nécessaire; puis en me mettant aux prises avec les nombreuses difficultés que présente la carrière du compositeur, quand il veut organiser lui-même l'exécution de ses œuvres. Je vis par cette épreuve combien il me restait à faire pour les surmonter entièrement. Inutile d'ajouter que la recette fut à peine suffisante pour payer l'éclairage, les affiches, le droit des pauvres, et mes impayables choristes qui avaient su se taire si bien.

Plusieurs journaux louèrent chaudement ce concert. Fétis (qui depuis…) Fétis lui-même, dans un salon, s'exprima à mon sujet en termes extrêmement flatteurs et annonça mon entrée dans la carrière comme un véritable événement.

Mais cette rumeur fut-elle suffisante pour attirer l'attention de miss Smithson, au milieu de l'enivrement que devaient lui causer ses triomphes?.. Hélas! j'ai su ensuite que tout entière à sa brillante tâche, de mon concert, de mon succès, de mes efforts, et de moi-même, elle n'avait pas seulement entendu parler…




XX



Apparition de Beethoven au Conservatoire. – Réserve haineuse des maîtres français. – Impression produite par la symphonie en ut mineur sur Lesueur. – Persistance de celui-ci dans son opinion systématique

Les coups de tonnerre se succèdent quelquefois dans la vie de l'artiste, aussi rapidement que dans ces grandes tempêtes, où les nues gorgées de fluide électrique semblent se renvoyer la foudre et souffler l'ouragan.

Je venais d'apercevoir en deux apparitions Shakespeare et Weber; aussitôt, à un autre point de l'horizon, je vis se lever l'immense Beethoven. La secousse que j'en reçus fut presque comparable à celle que m'avait donnée Shakespeare. Il m'ouvrait un monde nouveau en musique, comme le poëte m'avait dévoilé un nouvel univers en poésie.

La société des concerts du Conservatoire venait de se former, sous la direction active et passionnée d'Habeneck. Malgré les graves erreurs de cet artiste et ses négligences à l'égard du grand maître qu'il adorait, il faut reconnaître ses bonnes intentions, son habileté même, et lui rendre la justice de dire qu'à lui seul est due la glorieuse popularisation des œuvres de Beethoven à Paris. Pour parvenir à fonder la belle institution célèbre aujourd'hui dans le monde civilisé tout entier, il eut bien des efforts à faire; il eut à échauffer de son ardeur un grand nombre de musiciens dont l'indifférence devenait hostile, quand on leur faisait envisager dans l'avenir de nombreuses répétitions et des travaux aussi fatigants que peu lucratifs, pour parvenir à une bonne exécution de ces œuvres alors connues seulement par leurs excentriques difficultés.

Il eut à lutter aussi, et ce ne fut pas la moindre de ses peines, contre l'opposition sourde, le blâme plus ou moins déguisé, l'ironie et les réticences des compositeurs français et italiens, fort peu ravis de voir ériger un temple à un Allemand dont ils considéraient les compositions comme des monstruosités, redoutables néanmoins pour eux et leur école. Que d'abominables sottises j'ai entendu dire aux uns et aux autres sur ces merveilles de savoir et d'inspiration.

Mon maître, Lesueur, homme honnête pourtant, exempt de fiel et de jalousie, aimant son art, mais dévoué à ces dogmes musicaux que j'ose appeler des préjugés et des folies, laissa échapper à ce sujet un mot caractéristique. Bien qu'il vécût assez retiré et absorbé dans ses travaux, la rumeur produite dans le monde musical de Paris par les premiers concerts du Conservatoire et les symphonies de Beethoven était rapidement parvenue jusqu'à lui. Il s'en étonna d'autant plus, qu'avec la plupart de ses confrères de l'Institut, il regardait la musique instrumentale comme un genre inférieur, une partie de l'art estimable mais d'une valeur médiocre, et qu'à son avis Haydn et Mozart en avaient posé les bornes qui ne pouvaient être dépassées.

À l'exemple donc de Berton, qui regardait en pitié toute la moderne école allemande, – de Boïeldieu, qui ne savait trop ce qu'il en fallait penser et manifestait une surprise enfantine aux moindres combinaisons harmoniques s'éloignant tant soit peu des trois accords qu'il avait plaqués toute sa vie, – à l'exemple de Cherubini, qui concentrait sa bile et n'osait la répandre sur un maître dont les succès l'irritaient profondément et sapaient l'édifice de ses théories les plus chères, – de Paër qui, avec son astuce italienne, racontait sur Beethoven qu'il avait connu, disait-il, des anecdotes plus ou moins défavorables à ce grand homme et flatteuses pour le narrateur, – de Catel, qui boudait la musique et s'intéressait uniquement à son jardin et à son bois de rosiers, – de Kreutzer enfin, qui partageait l'insolent dédain de Berton pour tout ce qui nous venait d'outre-Rhin; comme tous ces maîtres, Lesueur, malgré la fièvre d'admiration dont il voyait possédés les artistes en général, et moi en particulier, Lesueur se taisait, faisait le sourd et s'abstenait soigneusement d'assister aux concerts du Conservatoire. Il eût fallu, en y allant, s'y former une opinion sur Beethoven, l'exprimer, être témoin du furieux enthousiasme qu'il excitait et c'est ce que Lesueur, sans se l'avouer, ne voulait point. Je fis tant, néanmoins, je lui parlai de telle sorte de l'obligation où il était de connaître et d'apprécier personnellement un fait aussi considérable que l'avènement dans notre art de ce nouveau style, de ces formes colossales, qu'il consentit à se laisser entraîner au Conservatoire un jour où l'on y exécutait la symphonie en ut mineur de Beethoven. Il voulut l'entendre consciencieusement et sans distractions d'aucune espèce. Il alla se placer seul au fond d'une loge de rez-de-chaussée occupée par des inconnus et me renvoya. Quand la symphonie fut terminée, je descendis de l'étage supérieur où je me trouvais pour aller savoir de Lesueur ce qu'il avait éprouvé et ce qu'il pensait de cette production extraordinaire.

Je le rencontrai dans un couloir; il était très-rouge et marchait à grands pas: «Eh bien, cher maître, lui dis-je?.. – Ouf! je sors, j'ai besoin d'air. C'est inouï! c'est merveilleux! cela m'a tellement ému, troublé, bouleversé, qu'en sortant de ma loge et voulant remettre mon chapeau, j'ai cru que je ne pourrais plus retrouver ma tête! Laissez-moi seul. À demain…»

Je triomphais. Le lendemain je m'empressai de l'aller voir. La conversation s'établit de prime abord sur le chef-d'œuvre qui nous avait si violemment agités. Lesueur me laissa parler pendant quelque temps, approuvant d'un air contraint mes exclamations admiratives. Mais il était aisé de voir que je n'avais plus pour interlocuteur l'homme de la veille et que ce sujet d'entretien lui était pénible. Je continuai pourtant, jusqu'à ce que Lesueur, à qui je venais d'arracher un nouvel aveu de sa profonde émotion en écoutant la symphonie de Beethoven, dit en secouant la tête et avec un singulier sourire: «C'est égal, il ne faut pas faire de la musique comme celle-là.» – Ce à quoi je répondis: «Soyez tranquille, cher maître, on n'en fera pas beaucoup.»

Pauvre nature humaine!.. pauvre maître!.. Il y a dans ce mot paraphrasé par tant d'autres hommes en mainte circonstance semblable, de l'entêtement, du regret, la terreur de l'inconnu, de l'envie, et un aveu implicite d'impuissance. Car dire: Il ne faut pas faire de la musique comme celle-là, quand on a été forcé d'en subir le pouvoir et d'en reconnaître la beauté, c'est bien déclarer qu'on se gardera soi-même d'en écrire de pareille, mais parce qu'on sent qu'on ne le pourrait pas si on le voulait.

Haydn en avait déjà dit autant de ce même Beethoven, qu'il s'obstinait à appeler seulement un grand pianiste.

Grétry a écrit d'ineptes aphorismes de la même nature sur Mozart qui, disait-il, avait placé la statue dans l'orchestre et le piédestal sur la scène.

Handel prétendait que son cuisinier était plus musicien que Gluck.

Rossini dit, en parlant de la musique de Weber qu'elle lui donne la colique.

Quant à Handel et à Rossini, leur éloignement pour Gluck et pour Weber ne doit pas être attribué aux même motifs; la cause en est, je crois, dans l'impossibilité où ces deux hommes de ventre se sont trouvés de comprendre les deux hommes de cœur. Mais la haine qu'excita Spontini pendant si longtemps dans toute l'école française acharnée contre lui, et chez la plupart des musiciens italiens, fut bien certainement due à ce sentiment complexe dont je parlais tout à l'heure, sentiment misérable et ridicule, si admirablement stigmatisé par La Fontaine dans sa fable: Le Renard et les raisins.

Cette obstination de Lesueur à lutter contre l'évidence et ses propres impressions acheva de me faire reconnaître le néant des doctrines qu'il s'était efforcé de m'inculquer; et je quittai brusquement la vieille grande route pour prendre ma course par monts et par vaux à travers les bois et les champs. Je dissimulai pourtant de mon mieux, et Lesueur ne s'aperçut de mon infidélité que beaucoup plus tard, en entendant mes nouvelles compositions que je m'étais gardé de lui montrer.

Je reviendrai sur la société des concerts et sur Habeneck, quand j'aurai à parler de mes relations avec cet habile, mais incomplet et capricieux chef d'orchestre.




XXI



Fatalité. – Je deviens critique

Je dois maintenant signaler la circonstance qui me fit mettre la main à la roue d'engrenage de la critique. Humbert Ferrand, MM. Cazalès et de Carné, dont les noms sont assez connus dans notre monde politique, venaient de fonder à l'appui de leurs opinions religieuses et monarchiques, un recueil littéraire intitulé: Revue européenne. Afin d'en compléter la rédaction, ils voulurent s'adjoindre quelques collaborateurs.

Humbert Ferrand proposa de me charger de la critique musicale: «Mais je ne suis pas un écrivain, lui dis-je, quand il m'en parla; ma prose sera détestable, et je n'ose vraiment… – Vous vous trompez, répondit Ferrand, j'ai vu de vos lettres, vous acquerrez bientôt l'habitude qui vous manque; d'ailleurs, nous reverrons vos articles avant de les imprimer, et nous vous indiquerons les corrections qui pourront y être nécessaires. Venez avec moi chez de Carné, vous y connaîtrez les conditions auxquelles cette collaboration vous est offerte.»

L'idée d'une arme pareille mise entre mes mains pour défendre le beau, et pour attaquer ce que je trouvais le contraire du beau, commença aussitôt à me sourire, et la considération d'un léger accroissement de mes ressources pécuniaires toujours si bornées, acheva de me décider. Je suivis Ferrand chez de Carné, et tout fut conclu.

Je n'ai jamais eu beaucoup de confiance en moi, avant d'avoir éprouvé mes forces; mais cette disposition naturelle se trouvait augmentée ici par une excursion malheureuse que j'avais déjà faite dans le champ de la polémique musicale. Voici à quelle occasion. Les blasphèmes, des journaux rossinistes de cette époque contre Gluck, Spontini, et toute l'école de l'expression et du bon sens, leurs extravagances pour soutenir et prôner Rossini et son système de musique sensualiste, l'incroyable absurdité de leurs raisonnements pour démontrer que la musique, dramatique ou non, n'a point d'autre but que de charmer l'oreille et ne peut prétendre exprimer des sentiments et des passions; tout cet amas de stupidités arrogantes émises par des gens qui ne connaissaient pas les notes de la gamme, me donnaient des crispations de fureur.

En lisant les divagations d'un de ces fous je fus pris un jour de la tentation d'y répondre.

Il me fallait une tribune décente; j'écrivis à M. Michaud, rédacteur en chef et propriétaire de la Quotidienne, journal assez en vogue alors. Je lui exposai mon désir, mon but, mes opinions, en lui promettant de frapper dans ce combat aussi juste que fort. Ma lettre à la fois sérieuse et plaisante lui plut. Il me fit sur-le-champ une réponse favorable. Ma proposition était acceptée et mon premier article attendu avec impatience. «Ah! misérables! criai-je en bondissant de joie, je vous tiens!» Je me trompais, je ne tenais rien, ni personne. Mon inexpérience dans l'art d'écrire était trop grande, mon ignorance du monde et des convenances de la presse trop complète, et mes passions musicales avaient trop de violence pour que je ne fisse pas au début un véritable pas de clerc. L'article que je portai à M. Michaud, article en soi très-désordonné et fort mal conçu, passait en outre toutes les bornes de la polémique, si ardente qu'on la suppose. M. Michaud en écouta la lecture, et, effrayé de mon audace, me dit: «Tout cela est vrai, mais vous cassez les vitres; il m'est absolument impossible d'admettre dans la Quotidienne un article pareil.» Je me retirai en promettant de le refaire. La paresse et le dégoût que m'inspiraient tant de ménagements à garder survinrent bientôt, et je ne m'en occupai plus.

Si je parle de ma paresse, c'est qu'elle a toujours été grande pour écrire de la prose. J'ai passé bien des nuits à composer mes partitions, le travail même assez fatigant de l'instrumentation me tient quelquefois huit heures consécutives immobile à ma table sans que l'envie me prenne seulement de changer de posture; et ce n'est pas sans effort que je me décide à commencer une page de prose, et dès la dixième ligne (à de très-rares exceptions près) je me lève, je marche dans ma chambre, je regarde dans la rue, j'ouvre le premier livre qui me tombe sous la main, je cherche enfin tous les moyens de combattre l'ennui et la fatigue qui me gagnent rapidement. Il faut que je me reprenne à huit ou dix fois pour mener à fin un feuilleton du Journal des Débats. Je mets ordinairement deux jours à l'écrire, lors même que le sujet à traiter me plaît, me divertit ou m'exalte vivement. Et que de ratures! quel barbouillage! il faut voir ma première copie…

La composition musicale est pour moi une fonction naturelle, un bonheur; écrire de la prose est un travail.

Excité et pressé par H. Ferrand, je fis néanmoins pour la Revue européenne quelques articles de critique admirative sur Gluck, Spontini et Beethoven; je les retouchai d'après les observations de M. de Carné; ils furent imprimés, accueillis avec indulgence, et je commençai ainsi a connaître les difficultés de cette tâche dangereuse qui a pris avec le temps une importance si grande et si déplorable dans ma vie. On verra comment il m'est devenu impossible de m'y soustraire, et les influences diverses qu'elle a exercées sur ma carrière d'artiste en France et ailleurs.




XXII



Le concours de composition musicale. – Le règlement de l'Académie des Beaux-Arts. – J'obtiens le second prix

Ainsi déchiré nuit et jour par mon amour shakespearien, dont la révélation des œuvres de Beethoven, loin de me distraire, semblait augmenter la douloureuse intensité, à peine occupé de rares et informes travaux de littérature musicale, toujours rêvant, silencieux jusqu'au mutisme, sauvage, négligé dans mon extérieur, insupportable à mes amis autant qu'à moi-même, j'atteignis le mois de juin de l'année 1828, époque à laquelle je me présentai pour la troisième fois au concours de l'Institut. J'y fus encore admis et j'obtins le second prix.

Cette distinction consiste en couronnes publiquement décernées au lauréat, en une médaille d'or d'assez peu de valeur; elle donne en outre à l'élève couronné un droit d'entrée gratuite à tous les théâtres lyriques, et des chances nombreuses pour obtenir le premier prix au concours suivant.

Le premier prix a des privilèges beaucoup plus importants. Il assure à l'artiste qui l'obtient une pension annuelle de trois mille francs pendant cinq ans, à la condition pour lui d'aller passer les deux premières années à l'académie de France à Rome, et d'employer la troisième à des voyages en Allemagne. Il touche le reste de sa pension à Paris, où il fait ensuite ce qu'il peut pour se produire et ne pas mourir de faim. Au reste je vais donner ici un résumé de ce que j'écrivis, il y a quinze ou seize ans, dans divers journaux, sur l'organisation singulière de ce concours.

Faire connaître chaque année quels sont ceux des jeunes compositeurs français qui offrent le plus de garanties de talent, et les encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de pouvoir s'occuper exclusivement pendant cinq ans de leurs études, tel est le double but de l'institution du prix de Rome; telle a été l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens qu'on employait encore il y a quelques années pour remplir l'une et parvenir à l'autre.

Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien peu[33 - Elles sont aujourd'hui changées tout à fait. L'Empereur vient de supprimer cet article du règlement de l'Institut, et ce n'est plus maintenant l'Académie des Beaux-Arts qui donne le prix de composition musicale. 1865.].

Les faits que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires et improbables à la plupart des lecteurs, mais ayant obtenu successivement le second et le premier grand prix au concours de l'Institut, je ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet d'exprimer toute ma pensée, sans crainte de voir attribuer à l'aigreur d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art et de ma conviction intime.

La liberté dont j'ai déjà usé à cet égard a fait dire à Cherubini, le plus académique des académiciens passés, présents et futurs, et le plus violemment froissé en conséquence par mes observations, qu'en attaquant l'Académie je battais ma nourrice. Si je n'avais pas obtenu le prix, il n'aurait pu me taxer de cette ingratitude, mais j'aurais passé dans son esprit et dans celui de beaucoup d'autres pour un vaincu qui venge sa défaite. D'où il faut conclure que d'aucune façon je ne pouvais aborder ce sujet sacré. Je l'aborde cependant et je le traiterai sans ménagement, comme un sujet profane.

Tous les Français ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans, pouvaient et peuvent encore, aux termes du règlement, être admis au concours.

Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au secrétariat de l'Institut. Ils subissaient un examen préparatoire, nommé concours préliminaire, qui avait pour but de désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés.

Le sujet du grand concours devait être une scène lyrique sérieuse pour une ou deux voix et orchestre; et les candidats, afin de prouver qu'ils possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique, l'art de l'instrumentation et les autres connaissances indispensables pour écrire passablement un tel ouvrage, étaient tenus de composer une fugue vocale. On leur accordait une journée pour ce travail. Chaque fugue devait être signée.

Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se rassemblaient, lisaient les fugues et faisaient un choix trop souvent entaché de partialité, car un certain nombre de manuscrits signés appartenaient toujours à des élèves de MM. les Académiciens.

Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et entrer en loge. M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts leur dictait collectivement le classique poëme, qui commençait presque toujours ainsi:

«Déjà l'aurore aux doigts de rose.

Ou:

»Déjà le jour naissant ranime la nature.

Ou:

»Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore.

Ou:

»Déjà du blond Phœbus le char brillant s'avance.

Ou:

»Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent.

etc., etc.

Les candidats, munis du lumineux poëme, étaient alors enfermés isolément avec un piano, dans une chambre appelée loge, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le matin à onze heures et le soir à six, le concierge, dépositaire des clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient pour prendre ensemble leur repas; mais défense à eux de sortir du palais de l'Institut.

Tout ce qui leur arrivait du dehors, papiers, lettres, livres, linge, était soigneusement visité, afin que les concurrents ne pussent obtenir ni aide, ni conseil de personne. Ce qui n'empêchait pas qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de l'Institut, tous les jours de six à huit heures du soir, à inviter même leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le vin de Bordeaux et le vin de Champagne. Le délai fixé pour la composition était de vingt-deux jours; ceux des compositeurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir après avoir déposé leur manuscrit, toujours numéroté et signé.

Toutes les partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres sections de l'Institut; un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur ou un architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou deux architectes, ou deux sculpteurs. L'important était qu'ils ne fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative, et se trouvaient là pour juger d'un art qui leur est étranger.

On entendait successivement toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut, et on les entendait réduites par un seul accompagnateur sur le piano!.. (Et il en est encore ainsi à cette heure).

Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée, rien n'est plus éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre pour un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté, la mémoire alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir. Mais pour une œuvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est impossible. Une partition telle que l'Œdipe de Sacchini, ou toute autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la marche de la communion de la messe du sacre, de Cherubini! que deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes et de clarinettes d'où résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront entièrement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son. Accompagnez au piano l'air d'Agamemnon, dans l'Iphigénie en Aulide de Gluck!

Il y a sous ces vers:

«J'entends retentir dans mon sein
Le cri plaintif de la nature!»

un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment admirable. Au piano, au lieu d'une plainte touchante chacune des notes de ce solo vous donnera un son de clochette et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration anéanties ou déformées. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et le groupe des instruments à vent, des couleurs tranchées qui séparent les instruments de cuivre des instruments de bois, des effets mystérieux ou grandioses des instruments à percussion dans la nuance douce, de leur puissance énorme dans la force, des effets saisissants qui résultent de l'éloignement des masses harmoniques placées à distance les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité du règlement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident que le piano, anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle, par cela seul, tous les compositeurs. Celui qui sera habile, profond, ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléïdes au lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, ne pas connaître seulement l'étendue de la gamme des divers instruments, pendant que l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible, avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine destinée à abattre toutes les nobles têtes et dont la plèbe seule n'a rien à redouter.

Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi exécutées, on va au scrutin (je parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en médailles et graveurs en taille-douce, forment cette fois un imposant jury de trente à trente-cinq membres dont les six musiciens cependant ne sont pas exclus. Ces six membres de la section de musique peuvent, jusqu'à un certain point, venir en aide à l'exécution incomplète et perfide du piano, en lisant les partitions; mais cette ressource ne saurait exister pour les autres académiciens, puisqu'ils ne savent pas la musique.

Quand les exécuteurs, chanteur et pianiste, ont fait entendre une seconde fois, de la même façon que la première, chaque partition, l'urne fatale circule, on compte les bulletins, et le jugement que la section de musique avait porté huit jours auparavant se trouve, en dernière analyse, confirmé, modifié ou cassé par la majorité.

Ainsi le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas musiciens, et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde règlement les oblige de faire un choix.

Il faut ajouter, pour être juste, que si les peintres, graveurs, etc., jugent les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, de gravure, etc., où les prix sont donnés également à la pluralité des voix, par toutes les sections, réunies de l'Académie des beaux-arts. Je sens pourtant en mon âme et conscience que, si j'avais l'honneur d'appartenir à ce docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon vote en donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la courte paille.

Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par les sculpteurs, peintres et graveurs est ensuite exécutée complètement. C'est un peu tard; il eût mieux valu, sans doute, convoquer l'orchestre avant de se prononcer; et les dépenses occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu'il n'y a plus à revenir sur la décision prise; mais l'Académie est curieuse; elle veut connaître l'ouvrage qu'elle a couronné… C'est un désir bien naturel!..




XXIII



L'huissier de l'Institut. – Ses révélations

Il y avait de mon temps à l'Institut un vieux concierge nommé Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La tâche de ce brave homme, à l'époque du concours, était de nous enfermer dans nos loges, de nous en ouvrir les portes soir et matin, et de surveiller nos rapports avec les visiteurs aux heures de loisir. Il remplissait, en outre, les fonctions d'huissier auprès de MM. les académiciens, et assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques, où il avait fait un bon nombre de curieuses observations.

Embarqué à seize ans comme mousse à bord d'une frégate, il avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de séjourner à Java, il échappa par la force de sa constitution, et lui neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout l'équipage.

J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes de leurs épisodes; et quand le narrateur, voulant trop tard revenir au sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu! où en étais-je donc?..» je suis heureux de le remettre sur la piste de son idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée, et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier tout joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons amis, le père Pingard et moi. Il m'avait estimé tout d'abord à cause du plaisir que j'avais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne, de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes javanaises, dont l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru vouloir réparer à son égard la négligence du choléra-morbus. Lui ayant un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de ce bon M. le comte de Volney si simple qui avait toujours des bas de laine bleue, son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son enthousiasme n'eut plus de bornes quand j'en vins à lui demander s'il avait connu le célèbre voyageur Levaillant.

– M. Levaillant!.. M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je le connais!.. Tenez! Un jour que je me promenais au Cap de Bonne-Espérance, en sifflant… j'attendais une petite négresse qui m'avait donné rendez-vous sur la grève, parce que, entre nous, il y avait des raisons pour qu'elle ne vint pas chez moi. Je vais vous dire…

– Bon, bon, nous parlions de Levaillant.

– Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au Cap de Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur, se retourne vers moi: il m'avait entendu siffler en français, c'est apparemment à ça qu'il me reconnut:

– Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français?

– Pardi, si je suis Français! que je lui dis, je suis de Givet, département des Ardennes, pays de M. Méhul[34 - Méhul est en effet de Givet, mais je doute qu'il fût né à l'époque où Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.].

– Ah! tu es Français?

– Oui.

– Ah!.. – Et il me tourna le dos. C'était M. Levaillant. Vous voyez si je l'ai connu.

Le père Pingard était donc mon ami; aussi me traitait-il comme tel en me confiant des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes ensemble le jour où le second prix me fut accordé. On nous avait donné cette année-là pour sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de Clorinde et, à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et malheureux amour.

Au milieu du troisième air (car il y avait toujours trois airs dans ces cantates de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air, suivi d'un deuxième récitatif suivi d'un deuxième air, suivi d'un troisième récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage); dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers.

Dieu des chrétiens, toi que j'ignore,
Toi que j'outrageais autrefois,
Aujourd'hui mon respect t'implore;
Daigne écouter ma faible voix.

J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre d'air agité que portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière, et à coup sûr s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que cet andante.

Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs en médailles et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier:

« – Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé?

» – Ah!.. c'est vous, Berlioz… pardieu, je suis bien aise! je vous cherchais.

» – Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; un premier prix, un second, une mention honorable, ou rien?

» – Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous a manqué que deux voix pour le premier.

» – Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle.

» – Mais quand je vous le dis!.. Vous avez le second prix, c'est bon; mais il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez, ça m'a vexé; parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni architecte, ni graveur en médailles, et par conséquent je ne connais rien du tout en musique: mais ça n'empêche pas que votre Dieu des chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le cœur qui m'a bouleversé. Et, sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le moment, je vous aurais… je vous aurais payé une demi-tasse.

» – Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs n'avez-vous pas visité la côte de Coromandel?

» – Pardi, certainement; mais pourquoi?

» – Les îles de Java.

» – Oui, mais…

» – De Sumatra?

» – Oui.

» – De Bornéo?

» – Oui.

» – Vous avez été lié avec Levaillant?

» – Pardi, comme deux doigts de la main.

» – Vous avez parlé souvent à Volney?

» – À M. le comte de Volney qui avait des bas bleus?

» – Oui.

» – Certainement.

» – Eh bien! vous êtes bon juge en musique.

» – Comment ça?

» – Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement si l'on vous dit par hasard: quel titre avez-vous pour juger du mérite des compositeurs? Êtes-vous peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? Vous répondrez: Non, je suis… voyageur, marin, ami de Levaillant et de Volney. C'est plus qu'il n'en faut. Ah çà, voyons, comment s'est passée la séance?

» – Oh, tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose. J'aurais trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettais un seul dans les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle sacrée boutique… Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des voix entre eux. Tenez, une fois au concours de peinture, j'entendis M. Lethière qui demandait sa voix à M. Cherubini pour un de ses élèves. Nous sommes d'anciens amis, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas ça. D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien. – Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma voix.

» – Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière: je vote pour les tiens, tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens! – Non, je ne veux pas. – Alors, je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire. – Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? J'oublie toujours son nom: donne-moi aussi son prénom et le numéro du tableau, pour que je ne confonde pas. Je vais écrire tout cela. – Pingard! – Monsieur! – Un papier et un crayon. – Voilà, monsieur. – Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre en repassant: C'est bon! il a ma voix.

»Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au concours et qu'on lui fit des tours pareils, n'y aurait-il pas de quoi me jeter par la fenêtre?..

» – Allons, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est terminé aujourd'hui.

» – Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre cantate, ils ont commencé à écrire leurs bulletins et j'ai apporté la hurne[35 - L'urne. Le brave Pingard s'est toujours obstiné à appeler ainsi ce vase d'élections.]. Il y avait un musicien de mon côté, qui parlait bas à un architecte et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera jamais rentrer dans la bonne route.

» – Vous croyez, dit l'architecte? cependant…

» – Oh! c'est très-sur; d'ailleurs demandez à notre illustre Cherubini. Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira comme moi, que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.

» – Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce monsieur Beethoven? il n'est pas de l'Institut, et tout le monde en parle.

» – Non, il n'est pas de l'Institut. C'est un Allemand: continuez.

» – Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long. Quand j'ai présenté la hurne à l'architecte, j'ai vu qu'il donnait sa voix au nº 4 au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup il y a un des musiciens qui se lève et dit: Messieurs, avant d'aller plus loin, je dois vous prévenir que dans le second morceau de la partition que nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux, que le piano ne peut pas rendre et qui doit produire un grand effet. Il est bon d'en être instruit.

» – Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'un air agité, il en a écrit deux, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne devait pas faire. Le règlement ne peut être ainsi méprisé. Il faut faire un exemple.

» – Oh! c'est trop fort! Qu'en dit M. le secrétaire perpétuel?

» – Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence que s'est permise votre élève. Mais il est important que le jury soit éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution au piano ne nous a pas laissé apercevoir.

» – Non non, ce n'est pas vrai, dit M. Cherubini, ce prétendu effet d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.

» – Ma foi, messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres, sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons apprécier que ce que nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord…

» – Ah! oui!

» – Ah! non!

» – Mais, mon Dieu!

» – Eh! que diable!

» – Je vous dis que…

» – Allons donc!

» – Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M. Regnault et deux autres peintres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et qu'ils ne voteraient pas. Puis on a compté les bulletins qui étaient dans la hurne, et il vous a manqué deux voix. Voilà pourquoi vous n'avez que le second prix.

» – Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se passait-il de la même manière à l'académie du Cap de Bonne-Espérance?

» – Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un Institut hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.

» – Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?

» – Point.

» – Et chez les Malais?

» – Pas davantage.

» – Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?

» – Certainement non.

» – Les Orientaux sont bien à plaindre.

» – Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!

» – Les barbares!»

Là-dessus je quittai le vieux concierge, gardien-huissier de l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait à envoyer l'Académie civiliser l'île de Bornéo. Je ruminais déjà le plan d'un projet que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, pour les engager à s'aller promener un peu au Cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais qui n'ont pas d'académie, ne m'ont pas occupé sérieusement plus de deux ou trois heures; le lendemain je n'y songeais plus. Deux ans après, ainsi qu'on le verra, j'obtins enfin le premier grand prix. Dans l'intervalle, l'honnête Pingard était mort, et ce fut grand dommage; car s'il eût entendu mon Incendie du palais de Sardanapale, il eût été capable cette fois de me payer une tasse entière.




XXIV



Toujours miss Smithson. – Une représentation à bénéfice. – Hasards cruels

Après ce concours et la distribution des prix qui le suivit, je retombai dans la sombre inaction qui était devenue mon état habituel. Toujours à peu près aussi obscur, planète ignorée, je tournais autour de mon soleil… soleil radieux… mais qui devait, hélas! s'éteindre si tristement… Ah! la belle Estelle, la Stella montis, ma Stella matutina, avait bien complètement disparu alors! perdue qu'elle était dans les profondeurs du ciel, et éclipsée par le grand astre de mon midi, je ne songeais guère à la voir jamais reparaître sur l'horizon… Évitant de passer devant le théâtre anglais, détournant les yeux pour ne point voir les portraits de miss Smithson exposés chez tous les libraires, je lui écrivais cependant, sans jamais recevoir d'elle une ligne de réponse. Après quelques lettres qui l'avaient plus effrayée que touchée, elle défendit à sa femme de chambre d'en recevoir d'autres de moi, et rien ne put changer sa détermination. Le théâtre anglais, en outre, allait être fermé; on parlait d'une excursion de toute sa troupe en Hollande, et déjà les dernières représentations de miss Smithson étaient annoncées. Je n'avais garde d'y paraître. Je l'ai déjà dit, revoir en scène Juliette ou Ophélia eût été pour moi une douleur au-dessus de mes forces. Mais une représentation au bénéfice de l'acteur français Huet ayant été organisée à l'Opéra-Comique, représentation dans laquelle figuraient deux actes du Roméo de Shakespeare, joués par miss Smithson et Abott, je me mis en tête de voir mon nom sur l'affiche, à côté de celui de la grande tragédienne. J'espérai obtenir un succès sous ses yeux, et, plein de cette idée puérile, j'allai demander au directeur de l'Opéra-Comique d'ajouter au programme de la soirée de Huet une ouverture de ma composition. Le directeur, d'accord avec le chef d'orchestre, y consentit. Quand je vins au théâtre pour la faire répéter, les artistes anglais achevaient la répétition de Romeo and Juliet; ils en étaient à la scène du tombeau. Au moment où j'entrai, Roméo éperdu emportait Juliette dans ses bras. Mon regard tomba involontairement sur le groupe shakespearien. Je poussai un cri et m'enfuis en me tordant les mains. Juliette m'avait aperçu et entendu… je lui fis peur. En me désignant, elle pria les acteurs qui étaient en scène avec elle de faire attention à ce gentleman dont les yeux n'annonçaient rien de bon.

Une heure après je revins, le théâtre était vide. L'orchestre s'étant assemblé, on répéta mon ouverture; je l'écoutai comme un somnambule, sans faire la moindre observation. Les exécutants m'applaudirent, je conçus quelque espoir pour l'effet du morceau sur le public et pour celui de mon succès sur miss Smithson. Pauvre fou!!!

On aura peine à croire à cette ignorance profonde du monde au milieu duquel je vivais.

En France, dans une représentation à bénéfice, une ouverture, fût-ce l'ouverture du Freyschütz ou celle de la Flûte enchantée, est considérée seulement comme un lever de rideau et n'obtient pas la moindre attention de l'auditoire. En outre, ainsi isolée et exécutée par un petit orchestre de théâtre, tel que celui de l'Opéra-Comique, cette ouverture fût-elle écoutée avec recueillement, n'amène jamais qu'un assez médiocre résultat musical. D'un autre côté, les grands acteurs invités en pareil cas par le bénéficiaire à prendre part à sa représentation, ne viennent au théâtre qu'au moment où leur présence y est nécessaire; ils ignorent en partie la composition du programme, et ne s'y intéressent nullement. Ils ont hâte de se rendre dans leur loge pour s'habiller, et ne restent point dans les coulisses à écouter ce qui ne les regarde pas. Je ne m'étais donc pas dit que si, par une exception improbable, mon ouverture, ainsi placée, obtenait un succès d'enthousiasme, était redemandée à grands cris par le public, miss Smithson préoccupée de son rôle, y réfléchissant dans sa loge, pendant que l'habilleuse la costumait, ne serait pas même informée du fait. Et, s'en fût-elle aperçue, la belle affaire! «Qu'est-ce que ce bruit, eût-elle dit en entendant les applaudissements?» – «Ce n'est rien, mademoiselle, c'est une ouverture qu'on fait recommencer.» De plus, que l'auteur de cette ouverture lui eût été ou non connu, un succès d'aussi mince importance ne pouvait suffire à changer en amour son indifférence pour lui. Rien n'était plus évident.

Mon ouverture fut bien exécutée, assez applaudie, mais non redemandée, et miss Smithson ignora tout complètement. Après un nouveau triomphe dans son rôle favori, elle partit le lendemain pour la Hollande. Un hasard (auquel elle n'a jamais cru) m'avait fait venir me loger rue Richelieu, nº 96, presque en face de l'appartement qu'elle occupait au coin de la rue Neuve-Saint-Marc.

Après être demeuré étendu sur mon lit, brisé, mourant, depuis la veille jusqu'à trois heures de l'après-midi, je me levai et m'approchai machinalement de la fenêtre comme à l'ordinaire. Une de ces cruautés gratuites et lâches du sort voulut qu'à ce moment même je visse miss Smithson monter en voiture devant sa porte et partir pour Amsterdam…

Il est bien difficile de décrire une souffrance pareille à celle que je ressentis; cet arrachement de cœur, cet isolement affreux, ce monde vide, ces mille tortures qui circulent dans les veines avec un sang glacé, ce dégoût de vivre et cette impossibilité de mourir; Shakespeare lui-même n'a jamais essayé d'en donner une idée. Il s'est borné, dans Hamlet, à compter cette douleur parmi les maux les plus cruels de la vie.

Je ne composais plus; mon intelligence semblait diminuer autant que ma sensibilité s'accroître. Je ne faisais absolument rien… que souffrir.




XXV



Troisième concours à l'Institut. – On ne donne pas de premier prix. – Conversation curieuse avec Boïeldieu. – La musique qui berce

Le mois de juin revenu m'ouvrit de nouveau la lice de l'Institut. J'avais bon espoir d'en finir cette fois; de tous côtés m'arrivaient les prédictions les plus favorables. Les membres de la section de musique laissaient eux-mêmes entendre que j'obtiendrais à coup sûr le premier prix. D'ailleurs je concourais, moi lauréat du second prix, avec des élèves qui n'avaient encore obtenu aucune distinction, avec de simples bourgeois; et ma qualité de tête couronnée me donnait sur eux un grand avantage. À force de m'entendre dire que j'étais sûr de mon fait, je fis ce raisonnement malencontreux dont l'expérience ne tarda pas à me prouver la fausseté: «Puisque ces messieurs sont décidés d'avance à me donner le premier prix, je ne vois pas pourquoi je m'astreindrais, comme l'année dernière, à écrire dans leur style et dans leur sens, au lieu de me laisser aller à mon sentiment propre et au style qui m'est naturel. Soyons sérieusement artiste et faisons une cantate distinguée.»

Le sujet qu'on nous donna à traiter, était celui de Cléopâtre après la bataille d'Actium. La reine d'Égypte se faisait mordre par l'aspic, et mourait dans les convulsions. Avant de consommer son suicide, elle adressait aux ombres des Pharaons une invocation pleine d'une religieuse terreur; leur demandant si, elle, reine dissolue et criminelle, pourrait être admise dans un des tombeaux géants élevés aux mânes des souverains illustres par la gloire et par la vertu.

Il y avait là une idée grandiose à exprimer. J'avais mainte fois paraphrasé musicalement dans ma pensée le monologue immortel de la Juliette de Shakespeare:

«But if when I am laid into the tomb…»

dont le sentiment se rapproche, par la terreur au moins, de celui de l'apostrophe mise par notre rimeur français dans la bouche de Cléopâtre. J'eus même la maladresse d'écrire en forme d'épigraphe sur ma partition le vers anglais que je viens de citer; et, pour des académiciens voltairiens tels que mes juges, c'était déjà un crime irrémissible.

Je composai donc sans peine sur ce thème un morceau qui me paraît d'un grand caractère, d'un rhythme saisissant par son étrangeté même, dont les enchaînements enharmoniques me semblent avoir une sonorité solennelle et funèbre, et dont la mélodie se déroule d'une façon dramatique dans son lent et continuel crescendo. J'en ai fait, plus tard, sans y rien changer, le chœur (en unissons et octaves) intitulé: Chœur d'ombres, de mon drame lyrique de Lélio.

Je l'ai entendu en Allemagne dans mes concerts, j'en connais bien l'effet. Le souvenir du reste de cette cantate s'est effacé de ma mémoire, mais ce morceau seul, je le crois, méritait le premier prix. En conséquence il ne l'obtint pas. Aucune cantate d'ailleurs ne l'obtint.

Le jury aima mieux ne point décerner de premier prix cette année-là, que d'encourager par son suffrage un jeune compositeur chez qui se décelaient des tendances pareilles. Le lendemain de cette décision je rencontrai Boïeldieu sur le boulevard. Je vais rapporter textuellement la conversation que nous eûmes ensemble; elle est trop curieuse pour que j'aie pu l'oublier.

En m'apercevant: «Mon Dieu, mon enfant, qu'avez-vous fait? me dit-il. Vous aviez le prix dans la main, vous l'avez jeté à terre.

– J'ai pourtant fait de mon mieux, monsieur, je vous l'atteste.

– C'est justement ce que nous vous reprochons. Il ne fallait pas faire de votre mieux; votre mieux est ennemi du bien. Comment pourrais-je approuver de telles choses, moi qui aime par-dessus tout la musique qui me berce?..

– Il est assez difficile, monsieur, de faire de la musique qui vous berce, quand une reine d'Égypte, dévorée de remords et empoisonnée par la morsure d'un serpent, meurt dans des angoisses morales et physiques.

– Oh! vous saurez vous défendre, je n'en doute pas; mais tout cela ne prouve rien; on peut toujours être gracieux.

– Oui, les gladiateurs antiques savaient mourir avec grâce; mais Cléopâtre n'était pas si savante, ce n'était pas son état. D'ailleurs elle ne mourut pas en public.

– Vous exagérez; nous ne vous demandions pas de lui faire chanter une contredanse. Quelle nécessité ensuite d'aller, dans votre invocation aux Pharaons, employer des harmonies aussi extraordinaires!.. Je ne suis pas un harmoniste, moi, et j'avoue qu'à vos accords de l'autre monde, je n'ai absolument rien compris.»

Je baissai la tête ici, n'osant lui faire la réponse que le simple bon sens dictait: Est-ce ma faute, si vous n'êtes pas harmoniste?..

– «Et puis, continua-t-il, pourquoi, dans votre accompagnement, ce rhythme qu'on n'a jamais entendu nulle part?

– Je ne croyais pas, monsieur, qu'il fallût éviter, en composition, l'emploi des formes nouvelles, quand on a le bonheur d'en trouver, et qu'elles sont à leur place.

– Mais, mon cher, madame Dabadie qui a chanté votre cantate est une excellente musicienne, et pourtant on voyait que, pour ne pas se tromper, elle avait besoin de tout son talent et de toute son attention.

– Ma foi, j'ignorais aussi, je l'avoue, que la musique fût destinée à être exécutée sans talent et sans attention.

– Bien, bien, vous ne resterez jamais court, je le sais. Adieu, profitez de cette leçon pour l'année prochaine. En attendant, venez me voir; nous causerons; je vous combattrai, mais en chevalier français.» Et il s'éloigna, tout fier de finir sur une pointe, comme disent les vaudevillistes. Pour apprécier le mérite de cette pointe digne d'Elleviou[36 - Célèbre acteur de l'Opéra-Comique qui fut le type des galants chevaliers français de l'Empire.], il faut savoir qu'en me la décochant, Boïeldieu faisait, en quelque sorte, une citation d'un de ses ouvrages, où il a mis en musique les deux mots empanachés[37 - Jean de Paris.].

Boïeldieu, dans cette conversation naïve, ne fit pourtant que résumer les idées françaises de cette époque sur l'art musical. Oui, c'est bien cela, le gros public, à Paris, voulait de la musique qui berçât, même dans les situations les plus terribles, de la musique un peu dramatique, mais, pas trop claire, incolore, pure d'harmonies extraordinaires de rhythmes insolites, de formes nouvelles, d'effets inattendus; de la musique n'exigeant de ses interprètes et de ses auditeurs ni grand talent ni grande attention. C'était un art aimable et galant, en pantalon collant, en bottes à revers, jamais emporté ni rêveur, mais joyeux et troubadour et chevalier français… de Paris.

On voulait autre chose il y a quelques années: quelque chose qui ne valait guère mieux. Maintenant on ne sait ce qu'on veut, ou plutôt on ne veut rien du tout.

Où diable le bon Dieu avait-il la tête quand il m'a fait naître en ce plaisant pays de France?.. Et pourtant je l'aime ce drôle de pays, dès que je parviens à oublier l'art et à ne plus songer à nos sottes agitations politiques. Comme on s'y amuse parfois! Comme on y rit! Quelle dépense d'idées on y fait! (en paroles du moins.) Comme on y déchire l'univers et son maître avec de jolies dents bien blanches, avec de beaux ongles d'acier poli! Comme l'esprit y pétille! Comme on y danse sur la phrase! Comme on y blague royalement et républicainement!.. Cette dernière manière est la moins divertissante.........




XXVI



Première lecture du Faust de Gœthe. – J'écris ma symphonie fantastique – Inutile tentative d'exécution

Je dois encore signaler comme un des incidents remarquables de ma vie, l'impression étrange et profonde que je reçus en lisant pour la première fois le Faust de Gœthe traduit en français par Gérard de Nerval. Le merveilleux livre me fascina de prime-abord; je ne le quittai plus; je le lisais sans cesse, à table, au théâtre, dans les rues, partout.

Cette traduction en prose contenait quelques fragments versifiés, chansons, hymnes, etc. Je cédai à la tentation de les mettre en musique; et à peine au bout de cette tâche difficile, sans avoir entendu une note de ma partition, j'eus la sottise de la faire graver… à mes frais. Quelques exemplaires de cet ouvrage publié à Paris sous le titre de: Huit scènes de Faust, se répandirent ainsi. Il en parvint un entre les mains de M. Marx, le célèbre critique et théoricien de Berlin, qui eut la bonté de m'écrire à ce sujet une lettre bienveillante. Cet encouragement inespéré et venu d'Allemagne me fit grand plaisir, on peut le penser; il ne m'abusa pas longtemps, toutefois, sur les nombreux et énormes défauts de cette œuvre, dont les idées me paraissent encore avoir de la valeur, puisque je les ai conservées en les développant tout autrement dans ma légende la Damnation de Faust, mais qui, en somme était incomplète et fort mal écrite. Dès que ma conviction fut fixée sur ce point, je me hâtai de réunir tous les exemplaires des Huit scènes de Faust que je pus trouver et je les détruisis.

Je me souviens maintenant que j'avais, à mon premier concert, fait entendre celle à six voix, intitulée: Concert des Sylphes. Six élèves du Conservatoire la chantèrent. Elle ne produisit aucun effet. On trouva que cela ne signifiait rien; l'ensemble en parut vague, froid et absolument dépourvu de chant. Ce même morceau, dix-huit ans plus tard, un peu modifié dans l'instrumentation et les modulations, est devenu la pièce favorite des divers publics de l'Europe. Il ne m'est jamais arrivé de le faire entendre à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Berlin, à Londres, à Paris, sans que l'auditoire criât bis. On en trouve maintenant le dessin parfaitement clair et la mélodie délicieuse. C'est à un chœur, il est vrai, que je l'ai confié. Ne pouvant trouver six bons chanteurs solistes, j'ai pris quatre-vingts choristes, et l'idée ressort; on en voit la forme, la couleur, et l'effet en est triplé. En général, il y a bien des compositions vocales de cette espèce qui, paralysées par la faiblesse des chanteurs, reprendraient leur éclat, retrouveraient leur charme et leur force, si on les faisait exécuter tout simplement, par des choristes exercés et réunis en nombre suffisant. Là où une voix ordinaire sera détestable, cinquante voix ordinaires raviront. Un chanteur sans âme fait paraître glacial et même absurde l'élan le plus brûlant du compositeur; souvent la chaleur moyenne qui réside toujours dans les masses vraiment musicales, suffit à faire briller la flamme intérieure d'une œuvre, et lui laisse la vie, quand un froid virtuose l'eût tuée.

Immédiatement après cette composition sur Faust, et toujours sous l'influence du poëme de Gœthe, j'écrivis ma symphonie fantastique avec beaucoup de peine pour certaines parties, avec une facilité incroyable pour d'autres. Ainsi l'adagio (scène aux champs), qui impressionne toujours si vivement le public et moi-même, me fatigua pendant plus de trois semaines; je l'abandonnai et le repris deux ou trois fois. La Marche au supplice, au contraire, fut écrite en une nuit. J'ai néanmoins beaucoup retouché ces deux morceaux et tous les autres du même ouvrage pendant plusieurs années.

Le Théâtre des Nouveautés s'étant mis, depuis quelque temps, à jouer des opéras-comiques, avait un assez bon orchestre dirigé par Bloc. Celui-ci m'engagea à proposer ma nouvelle œuvre aux directeurs de ce théâtre et à organiser avec eux un concert pour la faire entendre. Ils y consentirent, séduits seulement par l'étrangeté du programme de la symphonie, qui leur parut devoir exciter la curiosité de la foule. Mais, voulant obtenir une exécution grandiose, j'invitai au dehors plus de quatre-vingts artistes, qui, réunis à ceux de l'orchestre de Bloc, formaient un total de cent trente musiciens. Il n'y avait rien de préparé pour disposer convenablement une pareille masse instrumentale; ni la décoration nécessaire, ni les gradins, ni même les pupitres. Avec ce sang-froid des gens qui ne savent pas en quoi consistent les difficultés, les directeurs répondaient à toutes mes demandes à ce sujet: «Soyez tranquille, on arrangera cela, nous avons un machiniste intelligent.» Mais quand le jour de la répétition arriva, quand mes cent trente musiciens voulurent se ranger sur la scène, on ne sut où les mettre. J'eus recours à l'emplacement du petit orchestre d'en bas. Ce fut à peine si les violons seulement purent s'y caser. Un tumulte, à rendre fou un auteur même plus calme que moi, éclata sur le théâtre. On demandait des pupitres, les charpentiers cherchaient à confectionner précipitamment quelque chose qui pût en tenir lieu; le machiniste jurait en cherchant ses fermes et ses portants; on criait ici pour des chaises, là pour des instruments, là pour des bougies; il manquait des cordes aux contre-basses; il n'y avait point de place pour les timbales, etc., etc. Le garçon d'orchestre ne savait auquel entendre; Bloc et moi nous nous mettions en quatre, en seize, en trente-deux; vains efforts! l'ordre ne put naître, et ce fut une véritable déroute, un passage de la Bérésina de musiciens.

Bloc voulut néanmoins, au milieu de ce chaos, essayer deux morceaux, «pour donner aux directeurs, disait-il, une idée de la symphonie.» Nous répétâmes comme nous pûmes, avec cet orchestre en désarroi, le Bal et la Marche au supplice. Ce dernier morceau excita parmi les exécutants des clameurs et des applaudissements frénétiques. Néanmoins, le concert n'eut pas lieu. Les directeurs, épouvantés par un tel remue-ménage, reculèrent devant l'entreprise. Il y avait à faire des préparatifs trop considérables et trop longs; ils ne savaient pas qu'il fallût tant de choses pour une symphonie.

Et tout mon plan fut renversé faute de pupitres et de quelques planches… C'est depuis lors que je me préoccupe si fort du matériel de mes concerts. Je sais trop ce que la moindre négligence à cet égard peut amener de désastres.




XXVII



J'écris une fantaisie sur la Tempête de Shakespeare. – Son exécution à l'Opéra

Girard était dans le même temps chef d'orchestre du Théâtre-Italien. Pour me consoler de ma mésaventure, il eut l'idée de me faire écrire une autre composition moins longue que ma symphonie fantastique, s'engageant à la faire exécuter avec soin au Théâtre-Italien et sans embarras. Je me mis au travail pour une fantaisie dramatique avec chœurs sur la Tempête de Shakespeare. Mais, quand elle fut terminée, Girard n'eut pas plus tôt jeté un coup d'œil sur la partition, qu'il s'écria: «C'est trop grand de formes, il y a trop de moyens employés, nous ne pouvons pas organiser au Théâtre-Italien l'exécution d'une composition semblable. Il n'y a pour cela que l'Opéra.» Sans perdre un instant, je vais chez M. Lubbert, directeur de l'Académie royale de musique, lui proposer mon morceau. À mon grand étonnement, il consent à l'admettre dans une représentation qu'il devait donner prochainement au bénéfice de la caisse des pensions des artistes. Mon nom ne lui était pas inconnu, mon premier concert du Conservatoire avait fait quelque bruit, M. Lubbert avait lu les journaux qui en avaient parlé. Bref, il eut confiance, ne me fit subir aucun humiliant examen de la partition, me donna sa parole et la tint religieusement. C'était, on en conviendra, un directeur comme on n'en voit guère. Dès que les parties furent copiées, on mit à l'étude, à l'Opéra, les chœurs de ma fantaisie. Tout marcha régulièrement et très-bien. La répétition générale fut brillante; Fétis, qui m'encourageait de toutes ses forces, y assista en manifestant pour l'œuvre et pour l'auteur beaucoup d'intérêt. Mais, admirez mon bonheur le lendemain, jour de l'exécution, une heure avant l'ouverture de l'Opéra, un orage éclate, comme on n'en avait peut-être jamais vu à Paris depuis cinquante ans. Une véritable trombe d'eau transforme chaque rue en torrent ou en lac, le moindre trajet, à pied comme en voiture, devient à peu près impossible, et la salle de l'Opéra reste déserte pendant toute la première moitié de la soirée, précisément à l'heure où ma fantaisie sur la Tempête… (damnée tempête!) devait être exécutée. Elle fut donc entendue de deux ou trois cents personnes à peine, y compris les exécutants, et je donnai ainsi un véritable coup d'épée dans l'eau.




XXVIII



Distraction violente. – F. H***. – Mademoiselle M***

Ces entreprises musicales n'étaient pas pour moi les seules causes de fébriles agitations. Une jeune personne, celle aujourd'hui de nos virtuoses la plus célèbre par son talent et ses aventures, avait inspiré une véritable passion au pianiste-compositeur allemand H*** avec qui je m'étais lié dès son arrivée à Paris. H*** connaissait mon grand amour shakespearien, et s'affligeait des tourments qu'il me faisait endurer. Il eut la naïveté imprudente d'en parler souvent à mademoiselle M*** et de lui dire qu'il n'avait jamais été témoin d'une exaltation pareille à la mienne. – «Ah! je ne serai pas jaloux de celui-là, ajouta-t-il un jour, je suis bien sûr qu'il ne vous aimera jamais!» On devine l'effet de ce maladroit aveu sur une telle Parisienne. Elle ne rêva plus qu'à donner un démenti à son trop confiant et platonique adorateur.

Dans le cours de ce même été, la directrice d'une pension de demoiselles, madame d'Aubré, m'avait proposé de professer… la guitare dans son institution; et j'avais accepté. Chose assez bouffonne, aujourd'hui encore, je figure sur les prospectus et parmi les maîtres de la pension d'Aubré comme professeur de ce noble instrument. Mademoiselle M***, elle aussi, y donnait des leçons de piano. Elle me plaisanta sur mon air triste, m'assura qu'il y avait par le monde quelqu'un qui s'intéressait bien vivement à moi… me parla de H*** qui l'aimait bien, disait-elle, mais qui n'en finissait pas…

Un matin je reçus même de mademoiselle M*** une lettre, dans laquelle, sous prétexte de me parler encore de H***, elle m'indiquait un rendez-vous secret pour le lendemain. J'oubliai de m'y rendre. Chef-d'œuvre de rouerie digne des plus grands hommes du genre, si je l'eusse fait exprès; mais j'oubliai réellement le rendez-vous et ne m'en souvins que quelques heures trop tard. Cette sublime indifférence acheva ce qui était si bien commencé, et après avoir fait pendant quelques jours assez brutalement le Joseph, je finis par me laisser Putipharder et consoler de mes chagrins intimes, avec une ardeur fort concevable pour qui voudra songer à mon âge, et aux dix-huit ans et à la beauté irritante de mademoiselle M***.

Si je racontais ce petit roman et les incroyables scènes de toute nature dont il se compose, je serais à peu près sûr de divertir le lecteur d'un façon neuve et inattendue. Mais, je l'ai déjà dit, je n'écris pas des confessions. Il me suffit d'avouer que mademoiselle M*** me mit au corps toutes les flammes et tous les diables de l'enfer. Ce pauvre H***, à qui je crus devoir avouer la vérité, versa d'abord quelques larmes bien amères; puis reconnaissant que, dans le fond, je n'avais été coupable à son égard d'aucune perfidie, il prit dignement et bravement son parti, me serra la main d'une étreinte convulsive et partit pour Francfort en me souhaitant bien du plaisir. J'ai toujours admiré sa conduite à cette occasion.

Voilà tout ce que j'ai à dire de cette distraction violente apportée un moment, par le trouble des sens, à la passion grande et profonde qui remplissait mon cœur et occupait toutes les puissances de mon âme. On verra seulement dans le récit de mon voyage en Italie, de quelle manière dramatique cet épisode se dénoua et comment mademoiselle M*** faillit avoir une terrible preuve de la vérité du proverbe: Il ne faut pas jouer avec le feu.




XXIX



Quatrième concours à l'Institut. – J'obtiens le prix. – La révolution de Juillet. – La prise de Babylone. —La Marseillaise. – Rouget de Lisle

Le concours de l'Institut eut lieu cette année-là un peu plus tard que de coutume; il fut fixé au 15 juillet. Je m'y présentai pour la cinquième fois, bien résolu, quoi qu'il arrivât, de n'y plus reparaître. C'était en 1830. Je terminais ma cantate quand la révolution éclata.

«Et lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles
Des ponts et de nos quais déserts,
Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
Sifflait et pleuvait par les airs;
Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,
Le peuple soulevé grondait
Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte
La Marseillaise répondait…[38 - Jambes d'Auguste Barbier.]»

L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles, était alors curieux; les biscaïens traversaient les portes barricadées, les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et dans les moments de silence entre les décharges, les hirondelles reprenaient en chœur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues, qui, décrivant une parabole au-dessus des toits, venaient s'aplatir près de mes fenêtres contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la sainte canaille[39 - Expression d'Auguste Barbier.] jusqu'au lendemain.

Je n'oublierai jamais la physionomie de Paris, pendant ces journées célèbres; la bravoure forcenée des gamins, l'enthousiasme des hommes, la frénésie des filles publiques, la triste résignation des Suisses et de la garde royale, la fierté singulière qu'éprouvaient les ouvriers d'être, disaient-ils, maîtres de la ville et de ne rien voler; et les ébouriffantes gasconnades de quelques jeunes gens, qui, après avoir fait preuve d'une intrépidité réelle, trouvaient le moyen de la rendre ridicule par la manière dont ils racontaient leurs exploits et par les ornements grotesques qu'ils ajoutaient à la vérité. Ainsi, pour avoir, non sans de grandes pertes, pris la caserne de cavalerie de la rue de Babylone, ils se croyaient obligés de dire avec un sérieux digne des soldats d'Alexandre: Nous étions à la prise de Babylone. La phrase convenable eût été trop longue; d'ailleurs on la répétait si souvent que l'abréviation devenait indispensable. Et avec quelle sonorité pompeuse et quel accent circonflexe sur l'o on articulait ce nom de Babylone! Ô Parisiens!.. farceurs… gigantesques, si l'on veut, mais aussi gigantesques farceurs!..

Et la musique, et les chants, et les voix rauques dont retentissaient les rues, il faut les avoir entendus pour s'en faire une idée!

Ce fut pourtant quelques jours après cette révolution harmonieuse que je reçus une impression ou, pour mieux dire, une secousse musicale d'une violence extraordinaire. Je traversais la cour du Palais-Royal, quand je crus entendre sortir d'un groupe une mélodie à moi bien connue. Je m'approche et je reconnais que dix à douze jeunes gens chantaient en effet un hymne guerrier de ma composition, dont les paroles, traduites des Irish mélodies de Moore, se trouvaient par hasard tout à fait de circonstance[40 - «N'oublions pas ces champs dont la poussièreEst teinte encor du sang de nos guerriers.»]. Ravi de la découverte comme un auteur fort peu accoutumé à ce genre de succès, j'entre dans le cercle des chanteurs et leur demande la permission de me joindre à eux. On me l'accorde en y ajoutant une partie de basse qui, pour ce chœur du moins, était parfaitement inutile. Mais je m'étais gardé de trahir mon incognito, et je me souviens même d'avoir soutenu une assez vive discussion avec celui de ces messieurs qui battait la mesure, à propos du mouvement qu'il donnait à mon morceau. Heureusement, je regagnai ses bonnes grâces en chantant correctement ma partie, dans le Vieux drapeau de Béranger, dont il avait fait la musique et que nous exécutâmes l'instant d'après. Dans les entr'actes de ce concert improvisé, trois gardes nationaux, nos protecteurs contre la foule, parcouraient les rangs de l'auditoire, leurs schakos à la main, et faisaient la quête pour les blessés des trois journées. Le fait parut bizarre aux Parisiens, et cela suffit pour assurer le succès de la recette. Bientôt nous vîmes tomber en abondance les pièces de cent sous qui, sans doute, fussent restées fort tranquillement dans la bourse de leurs propriétaires, s'il n'y avait eu pour les en faire sortir que le charme de nos accords. Mais l'assistance devenait de plus en plus nombreuse, le petit cercle réservé aux Orphées patriotes se rétrécissait à chaque instant, et la force armée qui nous protégeait allait se voir impuissante contre cette marée montante de curieux. Nous nous échappons à grand'peine. Le flot nous poursuit. Parvenus à la galerie Colbert qui conduit à la rue Vivienne, cernés, traqués comme des ours en foire, on nous somme de recommencer nos chants. Une mercière dont le magasin s'ouvrait sous la rotonde vitrée de la galerie, nous offre alors de monter au premier étage de sa maison, d'où nous pouvions, sans courir le risque d'être étouffés, verser des torrents d'harmonie sur nos ardents admirateurs. La proposition est acceptée, et nous commençons la Marseillaise. Aux premières mesures, la bruyante cohue qui s'agitait sous nos pieds s'arrête et se tait. Le silence n'est pas plus profond ni plus solennel sur la place Saint-Pierre, quand, du haut du balcon pontifical, le Pape donne sa bénédiction urbi et orbi. Après le second couplet, on se tait encore; après le troisième, même silence. Ce n'était pas mon compte. À la vue de cet immense concours de peuple, je m'étais rappelé que je venais d'arranger le chant de Rouget de Lisle à grand orchestre et à double chœur, et qu'au lieu de ces mots: ténors, basses, j'avais écrit à la tablature de la partition: «Tout ce qui a une voix, un cœur et du sang dans les veines.» Ah! ah! me dis-je, voilà mon affaire. J'étais donc extrêmement désappointé du silence obstiné de nos auditeurs. Mais à la 4e strophe, n'y tenant plus, je leur crie: «Eh! sacredieu! chantez donc!» Le peuple, alors, de lancer son: Aux armes, citoyens! avec l'ensemble et l'énergie d'un chœur exercé. Il faut se figurer que la galerie qui aboutissait à la rue Vivienne était pleine, que celle qui donne dans la rue Neuve-des-Petits-Champs était pleine, que la rotonde du milieu était pleine, que ces quatre ou cinq mille voix étaient entassées dans un lieu sonore fermé à droite et à gauche par les cloisons en planches des boutiques, en haut par des vitraux, et en bas par des dalles retentissantes, il faut penser, en outre, que la plupart des chanteurs, hommes, femmes et enfants palpitaient encore de l'émotion du combat de la veille, et l'on imaginera peut-être quel fut l'effet de ce foudroyant refrain… Pour moi, sans métaphore, je tombai à terre, et notre petite troupe, épouvantée de l'explosion, fut frappée d'un mutisme absolu, comme les oiseaux après un éclat de tonnerre.

Je viens de dire que j'avais arrangé la Marseillaise pour deux chœurs et une masse instrumentale. Je dédiai mon travail à l'auteur de cet hymne immortel et ce fut à ce sujet que Rouget de Lisle m'écrivit la lettre suivante que j'ai précieusement conservée:



    «Choisy-le-Roi, 20 décembre 1830.

»Nous ne nous connaissons pas, monsieur Berlioz; voulez-vous que nous fassions connaissance? Votre tête paraît être un volcan toujours en éruption; dans la mienne, il n'y eut jamais qu'un feu de paille qui s'éteint en fumant encore un peu. Mais enfin, de la richesse de votre volcan et des débris de mon feu de paille combinés, il peut résulter quelque chose. J'aurais à cet égard une et peut-être deux propositions à vous faire. Pour cela, il s'agirait de nous voir et de nous entendre. Si le cœur vous en dit, indiquez-moi un jour où je pourrai vous rencontrer, ou venez à Choisy me demander un déjeuner, un dîner, fort mauvais sans doute, mais qu'un poëte comme vous ne saurait trouver tel, assaisonné de l'air des champs. Je n'aurais pas attendu jusqu'à présent pour tâcher de me rapprocher de vous et vous remercier de l'honneur que vous avez fait à certaine pauvre créature de l'habiller tout à neuf et de couvrir, dit-on, sa nudité de tout le brillant de votre imagination. Mais je ne suis qu'un misérable ermite éclopé, qui ne fait que des apparitions très-courtes et très-rares dans votre grande ville, et qui, les trois quarts et demi du temps, n'y fait rien de ce qu'il voudrait faire. Puis-je me flatter que vous ne vous refuserez point à cet appel, un peu chanceux pour vous à la vérité, et que, de manière ou d'autre, vous me mettrez à même de vous témoigner de vive voix et ma reconnaissance personnelle et le plaisir avec lequel je m'associe aux espérances que fondent sur votre audacieux talent les vrais amis du bel art que vous cultivez?



    »Rouget de Lisle.»

J'ai su plus tard que Rouget de Lisle, qui, pour le dire en passant, a fait bien d'autres beaux chants que la Marseillaise, avait en portefeuille un livret d'opéra sur Othello, qu'il voulait me proposer. Mais devant partir de Paris le lendemain du jour où je reçus sa lettre, je m'excusai auprès de lui en remettant à mon retour d'Italie la visite que je lui devais. Le pauvre homme mourut dans l'intervalle. Je ne l'ai jamais vu.

Quand le calme eut été rétabli tant bien que mal dans Paris, quand Lafayette eut présenté Louis-Philippe au peuple en le proclamant la meilleure des républiques, quand le tour fut fait enfin, la machine sociale recommençant à fonctionner, l'Académie des Beaux-Arts reprit ses travaux. L'exécution de nos cantates du concours eut lieu (au piano toujours) devant les deux aréopages dont j'ai déjà fait connaître la composition. Et tous les deux, grâce à un morceau que j'ai brûlé depuis lors, ayant reconnu ma conversion aux saines doctrines m'accordèrent enfin, enfin, enfin… le premier prix. J'avais éprouvé de très-vifs désappointements aux concours précédents où je n'avais rien obtenu, je ressentis peu de joie quand Pradier le statuaire, sortant de la salle des conférences de l'Académie vint me trouver dans la bibliothèque où j'attendais mon sort, et me dit vivement en me serrant la main: «Vous avez le prix!» À le voir si joyeux et à me voir si froid, on eût dit que j'étais l'académicien et qu'il était le lauréat. Je ne tardai pourtant pas à apprécier les avantages de cette distinction. Avec mes idées sur l'organisation du concours, elle devait flatter médiocrement mon amour-propre, mais elle représentait un succès officiel dont l'orgueil de mes parents serait certainement satisfait, elle me donnait une pension de mille écus, mes entrées à tous les théâtres lyriques; c'était un diplôme, un titre, et l'indépendance et presque l'aisance pendant cinq ans.




XXX



Distribution des prix à l'Institut. – Les académiciens. – Ma cantate de Sardanapale. Son exécution – L'incendie qui ne s'allume pas. – Ma fureur. – Effroi de madame Malibran

Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, à l'Institut, la distribution des prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate couronnée. Cette cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les ans les mêmes musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près aussi toujours les mêmes, et les prix, donnés avec le même discernement, sont distribués avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la même heure, debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le même académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être couronné. Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième de l'après-midi; la marche d'escalier, la troisième; l'académicien, tout le monde le connaît; la phrase, la voici:

«Allons, jeune homme, macte animo; vous allez faire un beau voyage… la terre classique des beaux-arts… la patrie des Pergolèse, des Piccini… un ciel inspirateur… vous nous reviendrez avec quelque magnifique partition… vous êtes en beau chemin.»

Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un musicien. Grande est la joie au gynécée des muses.

Que viens-je d'écrire là?.. cela ressemble à un vers. C'est que j'étais déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel propos en vérité) à cette strophe de Victor Hugo:

«Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée,
Dont la plume sanglante en cent lieux est semée,
Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots;
Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle
Regarde et sois contente, et crie et bats de l'aile,
Mère, tes aiglons sont éclos!»

Revenons à nos lauréats, dont quelques-uns ressemblent bien un peu à des hiboux, à ces petits monstres rechignés dont parle La Fontaine, plutôt qu'à des aigles, mais qui se partagent tous également, néanmoins, les affections de l'Académie.

C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse bat de l'aile, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On rassemble alors un orchestre tout entier; il n'y manque rien. Les instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu seulement. Quand l'aurore du grand prix se leva pour moi, il n'y avait qu'une clarinette et demie, le vieillard chargé depuis un temps immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la moitié des notes tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois trombones, et jusqu'à les cornets à pistons, instruments modernes! Voilà qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce jour-là ne se connaît plus, elle fait des folies, de véritables extravagances; elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux (ses aiglons, voulais-je dire) sont éclos. Chacun est à son poste. Le chef d'orchestre, armé de l'archet conducteur, donne le signal.

Le soleil se lève; solo de violoncelle… léger crescendo.
Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons.
Les petits ruisseaux murmurent; solo d'altos.
Les petits agneaux bêlent; solo de hautbois.

Et le crescendo continuant, il se trouve, quand les petits oiseaux, les petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus successivement, que le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au moins. Le récitatif commence:

«Déjà le jour naissant… etc.»

Suivent le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le troisième récitatif et le troisième air, où le personnage expire ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. Monsieur le secrétaire perpétuel prononce à haute et intelligible voix les nom et prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier artificiel qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre une médaille d'or véritable, qui lui servira à payer son terme avant le départ pour Rome. Elle vaut cent soixante francs, j'en suis certain. Le lauréat se lève:

Son front nouveau tondu, symbole de candeur
Rougit, en approchant d'une honnête pudeur.

Il embrasse M. le secrétaire perpétuel. On applaudit un peu. À quelques pas de la tribune de M. le secrétaire perpétuel se trouve le maître illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître: c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond, derrière les académiciens, les parents du lauréat versent silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui, cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel. Mais on n'applaudit plus, le public commence à rire. À droite du lieu de la scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme, placée dans un coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de sympathie que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il vole embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit partager sa gloire. Mais dans sa précipitation et son indifférence pour les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche lui-même à une banquette, tombe lourdement, et, sans aller plus loin, renonçant à donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne sa place, suant et confus. Cette fois, on applaudit à outrance, on rit aux éclats; c'est un bonheur, un délire; c'est le beau moment de la séance académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont que pour celui-là. Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs, car je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade, mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse… Je n'embrassai donc que M. le secrétaire perpétuel et je doute, qu'en l'approchant, on ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être nouveau tondu, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec d'autres traits caractéristiques, ne devaient pas peu contribuer à me faire ranger dans la classe des hiboux.

J'étais d'ailleurs, ce jour-là, d'humeur très-peu embrassante; je crois même ne pas avoir éprouvé de plus horrible colère dans ma vie. Voici pourquoi: la cantate du concours avait pour sujet la Dernière nuit de Sardanapale. Le poëme finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle ses plus belles esclaves et monte avec elles sur le bûcher. L'idée m'était venue tout d'abord d'écrire une sorte de symphonie descriptive de l'incendie, des cris de ces femmes mal résignées, des fiers accents de ce brave voluptueux défiant la mort au milieu des progrès de la flamme, et du fracas de l'écroulement du palais. Mais en songeant aux moyens que j'allais avoir à employer pour rendre sensibles, par l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de cette nature, je m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût condamné, sans aucun doute, toute ma partition, à la seule inspection de ce finale instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus inintelligible, réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins inutile de l'écrire. J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eût été accordé, sûr alors de ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre exécuté à grand orchestre, j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la répétition générale, produisit un tel effet que plusieurs de messieurs les académiciens, pris au dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment, sans arrière-pensée et sans rancune pour le piège où je venais de prendre leur religion musicale.

La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart, en sortant, exprimaient l'étonnement que leur avait causé l'incendie, et par le récit qu'ils firent de cette étrangeté symphonique, la curiosité et l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point assisté à la répétition, furent naturellement excitées à un degré peu ordinaire.

À l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset, l'ex-chef d'orchestre du Théâtre-Italien, qui dirigeait alors, j'allai me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. Madame Malibran, attirée elle aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu trouver place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de moi, entre deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière fois.

Mon decrescendo commence.

(La cantate débutant par ce vers: Déjà la nuit a voilé la nature, j'avais dû faire un coucher du soleil au lieu du lever de l'aurore consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!)

La cantate se déroule sans accident. Sardanapale apprend sa défaite, se résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute; les initiés de la répétition disent à leurs voisins;

– «Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est prodigieux!»

Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux timbales, les timbales la donnaient aux cymbales, celles-ci à la grosse caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse se taisent aussi; rien ne part! rien!!!.. les violons et les basses continuent seuls leur impuissant trémolo; point d'explosion! un incendie qui s'éteint sans avoir éclaté, un effet ridicule au lieu de l'écroulement tant annoncé; ridiculus mus!.. Il n'y a qu'un compositeur déjà soumis à une pareille épreuve qui puisse concevoir la fureur dont je fus alors transporté. Un cri d'horreur s'échappa de ma poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et l'orchestre, et les académiciens scandalisés, et les auditeurs mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut encore une catastrophe musicale et plus cruelle qu'aucune de celles que j'avais éprouvées précédemment.. Si elle eût au moins été pour moi la dernière!




XXXI



Je donne mon second concert. – La symphonie fantastique. – Liszt vient me voir. – Commencement de notre liaison. – Les critiques parisiens. – Mot de Cherubini. – Je pars pour l'Italie

Malgré les pressantes sollicitations que j'adressai au ministre de l'intérieur pour qu'il me dispensât du voyage d'Italie, auquel ma qualité de lauréat de l'Institut m'obligeait, je dus me préparer à partir pour Rome.

Je ne voulus pourtant pas quitter Paris sans reproduire en public ma cantate de Sardanapale, dont le finale avait été abîmé à la distribution des prix de l'Institut. J'organisai, en conséquence, un concert au Conservatoire, où cette œuvre académique figura à côté de la symphonie fantastique qu'on n'avait pas encore entendue. Habeneck se chargea de diriger ce concert dont tous les exécutants, avec une bonne grâce dont je ne saurais trop les remercier, me prêtèrent une troisième fois leur concours gratuitement.

Ce fut la veille de ce jour que Liszt vint me voir. Nous ne nous connaissions pas encore. Je lui parlai du Faust de Gœthe, qu'il m'avoua n'avoir pas lu, et pour lequel il se passionna autant que moi bientôt après. Nous éprouvions une vive sympathie l'un pour l'autre, et depuis lors notre liaison n'a fait que se resserrer et se consolider.

Il assista à ce concert où il se fit remarquer de tout l'auditoire par ses applaudissements et ses enthousiastes démonstrations.

L'exécution ne fut pas irréprochable sans doute, ce n'était pas avec deux répétitions seulement qu'on pouvait en obtenir une parfaite pour des œuvres aussi compliquées. L'ensemble toutefois fut suffisant pour en laisser apercevoir les traits principaux. Trois morceaux de la symphonie, le Bal, la Marche au supplice et le Sabbat, firent une grande sensation. La Marche au supplice surtout bouleversa la salle. La Scène aux champs ne produisit aucun effet. Elle ressemblait peu, il est vrai, à ce qu'elle est aujourd'hui. Je pris aussitôt la résolution de la récrire, et F. Hiller, qui était alors à Paris, me donna à cet égard d'excellents conseils dont j'ai tâché de profiter.

La cantate fut bien rendue; l'incendie s'alluma, l'écroulement eut lieu; le succès fut très-grand. Quelques jours après, les aristarques de la presse se prononcèrent, les uns pour, les autres contre moi, avec passion. Mais les reproches que me faisait la critique hostile, au lieu de porter sur les défauts évidents des deux ouvrages entendus dans ce concert, défauts très-graves et que j'ai corrigés dans la symphonie, avec tout le soin dont je suis capable en retravaillant ma partition pendant plusieurs années, ces reproches, dis-je, tombaient presque tous à faux. Ils s'adressaient tantôt à des idées absurdes qu'on me supposait et que je n'eus jamais, tantôt à la rudesse de certaines modulations qui n'existaient pas, à l'inobservance systématique de certaines règles fondamentales de l'art que j'avais religieusement observées et à l'absence de certaines formes musicales qui étaient seules employées dans les passages où on en niait la présence. Au reste, je dois l'avouer, mes partisans m'ont aussi bien souvent attribué des intentions que je n'ai jamais eues, et parfaitement ridicules. Ce que la critique française a dépensé, depuis cette époque, à exalter ou à déchirer mes œuvres, de non sens, de folies, de systèmes extravagants, de sottise et d'aveuglement, passe toute croyance. Deux ou trois hommes seulement ont tout d'abord parlé de moi avec une sage et intelligente réserve. Mais les critiques clairvoyants, doués de savoir, de sensibilité, d'imagination et d'impartialité, capables de me juger sainement, de bien apprécier la portée de mes tentatives et la direction de mon esprit, ne sont pas aujourd'hui faciles à trouver. En tous cas ils n'existaient pas dans les premières années de ma carrière; les exécutions rares et fort imparfaites de mes essais leur eussent d'ailleurs laissé beaucoup à deviner.

Tout ce qu'il y avait alors à Paris de jeunes gens doués d'un peu de culture musicale et de ce sixième sens qu'on nomme le sens artiste, musiciens ou non, me comprenait mieux et plus vite que ces froids prosateurs pleins de vanité et d'une ignorance prétentieuse. Les professeurs de musique dont les œuvres-bornes étaient rudement heurtées et écornées par quelques-unes des formes de mon style, commencèrent à me prendre en horreur. Mon impiété à l'égard de certaines croyances scolastiques surtout les exaspérait. Et Dieu sait s'il y a quelque chose de plus violent et de plus acharné qu'un pareil fanatisme. On juge de la colère que devaient causer à Cherubini ces questions hétérodoxes, soulevées à mon sujet, et tout ce bruit dont j'étais la cause. Ses affidés lui avaient rendu compte de la dernière répétition de l'abominable symphonie; le lendemain, il passait devant la porte de la salle des concerts au moment où le public y entrait, quand quelqu'un l'arrêtant, lui dit: «Eh bien, monsieur Cherubini, vous ne venez pas entendre la nouvelle composition de Berlioz? – Zé n'ai pas besoin d'aller savoir comment il né faut pas faire!» répondit-il, avec l'air d'un chat auquel on veut faire avaler de la moutarde. Ce fut bien pis, après le succès du concert: il semblait qu'il eût avalé la moutarde; il ne parlait plus, il éternuait. Au bout de quelques jours, il me fit appeler: «Vous allez partir pour l'Italie, me dit-il? – Oui, monsieur. – On va vous effacer des rézistres du Conservatoire, vos études sont terminées. Mais il mé semble qué, qué, qué, vous deviez venir mé faire une visite. On-on-on-on né sort pas d'ici comme d'une écurie!..» – Je fus sur le point de répondre: «Pourquoi non? puisqu'on nous y traite comme des chevaux!» mais j'eus le bon sens de me contenir et d'assurer même à notre aimable directeur que je n'avais point eu la pensée de quitter Paris sans venir prendre congé de lui et le remercier de ses bontés.

Il fallut donc, bon gré mal gré, me diriger vers l'académie de Rome, où je devais avoir le loisir d'oublier les gracieusetés du bon Cherubini, les coups de lance à fer émoulu du chevalier français Boïeldieu, les grotesques dissertations des feuilletonistes, les chaleureuses démonstrations de mes amis, les invectives de mes ennemis, et le monde musical et même la musique.

Cette institution eut sans doute, dans le principe, un but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux musiciens, le voyage d'Italie, favorable au développement de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les souvenirs étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un voiturin se charge, moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde carriole, ni plus, ni moins que des bourgeois du marais. Comme il ne change jamais de chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes voyageurs, dont l'esprit, à cette époque, est loin d'être tourné à la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne l'ai pas fait ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à Paris, après la cérémonie auguste de mon couronnement, jusqu'au milieu de janvier; et après être allé passer quelques semaines à la Côte-Saint-André, où mes parents, tout fiers de la palme académique que je venais d'obtenir, me firent le meilleur accueil, je m'acheminai vers l'Italie, seul et assez triste.




XXXII



Voyage en italie. – De Marseille à Livourne. – Tempête. – De Livourne à Rome. L'Académie de France à Rome

La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût m'offrir quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner et me rendis à Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne; mais je ne trouvais toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laine, ou de barriques d'huile, ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert; je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute compagnie, quatre matelots à face de bouledogue, dont la probité ne m'était rien moins que garantie. Je reculai. Pendant plusieurs jours il me fallut tuer le temps à parcourir les rochers voisins de Notre-Dame de la Garde, genre d'occupation pour lequel j'ai toujours eu un goût particulier.

Enfin, j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick sarde qui se rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine que je rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur ce bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir. Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable ne prenant guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau temps, d'un navire passable et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont, par un soleil superbe, en vue des côtes de Sardaigne, étaient de fort agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté, en Grèce, où il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poëte dans l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que l'illustre voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête, Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre faire avec lui une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur le pont à surveiller la manœuvre; la partie commencée, les mouvements du vaisseau devinrent si violents, que la table et les joueurs furent rudement renversés.

« – Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron.

– Volontiers, milord!

– Commandant, vous êtes un brave!»

Il se peut qu'il n'y ait pas un mot de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de Lara; en outre, le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Child-Harold, achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d'un courant qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la nuit au point d'où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom de la ville qu'on découvrait sur le rivage, et tous les matins je recevais pour réponse: «È Nizza, signore. Ancora Nizza. È sempre Nizza!» Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d'une puissance magnétique, qui, si elle n'arrachait pas pièce à pièce tous les ferrements de notre brick, ainsi qu'il arrive, au dire des matelots, quand on approche des pôles, exerçait au moins sur le bâtiment une irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des Alpes comme une avalanche, vint me tirer d'erreur. Le capitaine n'eut garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu et se couvrit de toile. Le vaisseau, pris en flanc, inclinait horriblement. Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé dans les premiers moments; mais, vers minuit, comme nous entrions dans le golfe de la Spezzia, la frénésie de cette tramontana devint telle, que les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête véritable, dont je ferai la description en beau style académique, une autre fois. Cramponné à une barre de fer du pont, j'admirais avec un sourd battement de cœur cet étrange spectacle, pendant que le commandant vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un œil sévère le capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie! disait-il… quel entêtement! cet imbécile va nous faire sombrer!.. un temps pareil et quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et se contentait de rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le renverser et coucher presque entièrement le navire sur le flanc. Ce fut un instant terrible. Pendant que notre malencontreux capitaine roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont dans toutes les directions, le Vénitien s'élançant à la barre, prit le commandement de la manœuvre avec une autorité illégale, il est vrai, mais bien justifiée par l'événement et que l'instinct des matelots, joint à l'imminence du danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs d'entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à leur aide. «Il ne s'agit pas de la madone, sacredieu! s'écrie le commandant, au perroquet! au perroquet! tous au perroquet!» En un instant, à la voix de ce chef improvisé, les mâts furent couverts de monde, les principales voiles carguées; le vaisseau se relevant à demi, permit alors d'exécuter les manœuvres de détail et nous fûmes sauvés.

Le lendemain, nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile; telle était la violence du vent. Quelques heures après notre installation à l'hôtel de l'Aquila nera, nos matelots vinrent en corps nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions d'échapper. Ces pauvres diables qui gagnent à peine le morceau de morue sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand'peine que nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie; elle mérite d'être consignée.

Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie. Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps on marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du grand duc et jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.

Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me rendait encore plus difficile l'entrée des États pontificaux. On refusa de viser mon passe-port pour cette destination; les pensionnaires de l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vît pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui, après d'énergiques réclamations, obtint du cardinal Bernetti l'autorisation dont j'avais besoin.

Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement. Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais de la langue italienne que des phrases comme celles-ci: «Fa molto caldo. Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation fût d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque et le manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous arrêtions, achevait de me faire pester contre l'Italie et la nécessité absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin, comme nous venions d'atteindre un petit groupe de maisons appelé la Storta, le vetturino me dit tout à coup d'un air nonchalant, en se versant un verre de vin: «Ecco Roma, signore!» Et, sans se retourner, il me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en moi une révolution complète; je ne saurais exprimer le trouble, le saisissement, que me causa l'aspect lointain de la ville éternelle, au milieu de cette immense plaine nue et désolée… Tout à mes yeux devint grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la Piazza del popolo, par laquelle on entre dans Rome, en venant de France, vint encore, quelque temps après, augmenter ma religieuse émotion; et j'étais tout rêveur quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur, s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence. C'était l'Académie.

La villa Medici, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements; elle est située sur cette portion du Monte Pincio qui domine la ville, et de laquelle on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. À droite, s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue des Champs-Élysées de Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baiser, elle est inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emportés par le vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains le mauvais air, que si un petit nombre de promeneurs attardés, narguant l'influence pernicieuse de l'aria cattiva, s'arrête encore après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux paysage déployé par le soleil couchant derrière le Monte Mario, qui borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûr, ces imprudents rêveurs sont étrangers.

À gauche de la villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, et d'où un large escalier de marbre descend dans Rome et sert de communication directe entre le haut de la colline et la place d'Espagne.

Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête académie. Un bois de lauriers et de chênes verts élevé sur une terrasse en fait partie, borné d'un côté par les remparts de Rome, et, de l'autre, par le couvent des Ursulines françaises attenant aux terrains de la villa Medici.

En face, on aperçoit au milieu des champs incultes de la villa Borghèse, la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de pins-parasols, en tous temps couverte d'une noire armée de corbeaux, l'encadre à l'horizon.

Telle est, à peu près, la topographie vraiment royale dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception de deux ou trois, sont, au contraire, petites, incommodes, et surtout excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal des logis de la caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé, donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la Sabine, le Monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus une bibliothèque, totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux élèves laborieux, et présente au désœuvrement de ceux qui ne le sont pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien tenus d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un dessin, une médaille ou une partition, mais, ce travail une fois fait, ils peuvent employer leur temps comme bon leur semble, où même ne pas l'employer du tout, sans que personne ait rien à y voir. La tâche du directeur se borne à administrer l'établissement et à surveiller l'exécution du règlement qui le régit. Quant à la direction des études, il n'exerce à cet égard aucune influence. Cela se conçoit: les vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères, si l'on veut mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les posséder tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui sont étrangers.




XXXIII



Les pensionnaires de l'Académie. – Félix Mendelssohn

L'Ave Maria venait de sonner quand je descendis de voiture à la porte de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait plus que moi; et à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu, s'éleva à mon aspect.

– Oh! Berlioz! Berlioz! oh! cette tête! oh! ces cheveux! oh! ce nez! Dis donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!

– Et toi, il te recale fièrement pour les cheveux!

– Mille dieux! quel toupet!

– Hé! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles tu la séance de l'Institut, tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi! Voyons donc, tu ne me reconnais pas?

– Je vous reconnais bien; mais votre nom…

– Ah, tiens! il me dit vous.. Tu te manières, mon vieux; on se tutoie tout de suite ici.

– Eh bien! comment t'appelles-tu?

– Il s'appelle Signol.

– Mieux que ça, Rossignol.

– Mauvais, mauvais le calembour!

– Absurde.

– Laissez-le donc s'asseoir!

– Qui? le calembour?

– Non, Berlioz.

– Ohé! Fleury, apportez-nous du punch… et du fameux; ça vaudra mieux que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.

– Enfin, voilà notre section de musique au complet!

– Hé! Monfort[41 - Compositeur lauréat de l'Institut qui m'avait précédé à Rome. L'Académie, n'ayant point décerné de premier prix en 1829, en donna deux en 1830. Monfort obtint ainsi le prix arriéré qui lui donnait droit à la pension pendant quatre ans.], voilà ton collègue!

– Hé, Berlioz! voilà ton fort!

– C'est mon fort.

– C'est son fort.

– C'est notre fort.

– Embrassez-vous.

– Embrassons-nous.

– Ils ne s'embrasseront pas!

– Ils s'embrasseront!

– Ils ne s'embrasseront pas!

– Si!

– Non!

– Ah çà! mais pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi! aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?

– Eh bien! embrassons-le tous et que ça finisse!

– Non, que ça commence! voilà le punch! ne bois pas ton vin.

– Non, plus de vin.

– À bas le vin!

– Cassons les bouteilles! gare, Fleury!

– Pinck, panck!

– Messieurs, ne cassez pas les verres au moins, il en faut pour le punch: je ne pense pas que vous vouliez le boire dans de petits verres.

– Ah, les petits verres! fi donc!

– Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça tout y passait.

Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne à tous égards de la confiance que lui accordent les directeurs de l'Académie, est en possession depuis longues années de servir à table les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention et garde en pareil cas un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le plus bizarre. Sur l'un des murs sont encadrés les portraits des anciens pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle étalent une suite de caricatures dont la monstruosité grotesque ne peut se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie. Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette curieuse galerie, et les nouveaux venus dont l'extérieur prête à la charge ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand salon.

Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la plus détestable taverne qu'on puisse trouver: sale, obscure et humide, rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert, non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le Café Greco cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers, que la plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des compatriotes.

Le lendemain, je fis la connaissance de Félix Mendelssohn qui était à Rome depuis quelques semaines. Je raconterai, dans mon premier voyage en Allemagne, cette entrevue et les incidents qui en furent la suite.




XXXIV



Drame. – Je quitte Rome. – De Florence à Nice. – Je reviens à Rome. – Il n'y a personne de mort



On a vu des fusils partir qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a vu souvent encore, je crois, des pistolets chargés qui ne sont pas partis.


Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude, qui, dès le lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait d'attention ni pour les objets environnants ni pour le cercle social où je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France.

En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du Bal de ma symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la Coda qui existe maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors, qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux femmes coupables et un innocent[42 - Ceci se rapporte, on le devine, à mon aimable consolatrice. Sa digne mère, qui savait parfaitement à quoi s'en tenir là-dessus, m'accusait d'être venu porter le trouble dans sa famille et m'annonçait le mariage de sa fille avec M. P***.]. Quant à me tuer, moi, après ce beau coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me connaissait… Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me voyant si pâle:

– Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?

– Voyez, lui dis-je, en lui tendant la lettre; lisez.

– Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?

L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir librement.

– Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France, mais je vais chez mon père au lieu de retourner à Paris.

– Oui, mon ami, vous avez raison, allez dans votre famille; c'est là seulement que vous pourrez avec le temps, oublier vos chagrins et calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!

– J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite; je ne répondrais pas de moi demain.

– Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais beaucoup de monde ici, à la police, à la poste; dans deux heures j'aurai votre passe-port, et dans cinq votre place dans la voiture du courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez dans votre hôtel faire vos préparatifs, je vous y rejoindrai.»

Au lieu de rentrer, je m'achemine vers le quai de l'Arno, où demeurait une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma montre:

– Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir par le courrier, pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.

La marchande se consulte un instant et m'assure que tout sera prêt avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive de l'Arno, à l'hôtel des Quatre nations, où je logeais. J'appelle le premier sommelier:

– Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible d'emporter ma malle, le courrier ne peut la prendre; je vous la confie. Envoyez-la par la première occasion sûre à mon père dont voici l'adresse.»

Et prenant la partition de la scène du Bal[43 - Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec l'inscription raturée.] dont la coda n'était pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: Je n'ai pas le temps de finir; s'il prend fantaisie à la société des concerts de Paris d'exécuter ce morceau en l'absence de l'auteur, je prie Habeneck de doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le passage des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d'écrire à plein orchestre les accords qui suivent; cela suffira pour la conclusion.

Puis, je mets la partition de ma symphonie fantastique, adressée sous enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements, tels que laudanum, strychnine; et la conscience en repos au sujet de mon arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, en parcourant sans but les rues de Florence, avec cet air malade, inquiet et inquiétant des chiens enragés.

À cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaye ma parure qui va fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop: une jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:

«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait le temps d'écouter vos sottises!» et répondant à mon sourire ironique par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remercîments, monsieur, j'augure bien du succès; vous serez charmante, sans aucun doute, dans votre petite comédie.»

Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick qui voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture, je salue du regard le Persée de Benvenuto, et sa fameuse inscription: «Si quis te læserit, ego tuus ultor ero[44 - «Si quelqu'un t'offense, je te vengerai.» – Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc où se trouve aussi la poste.]» et nous partons.

Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées: je ne mangeais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés seulement vers minuit, au sujet des pistolets dont le prudent conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de se défendre quand on ne veut pas être assassiné.

« – À votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!»

Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur: mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un village nommé Pietra santa et, en quittant celle qui nous amenait de Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres! m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher d'exécuter mon projet! C'est ce que nous verrons!»

Aussitôt, je fais venir un domestique de place parlant le français et le génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi; le courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume; on refuse de l'entreprendre ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes, même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières et qu'elle essayera de me parer avant l'heure du départ.

Elle tient parole, je suis reparé. Mais pendant que je courais ainsi les grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur l'inspection de mon passe-port, de me prendre pour un émissaire de la révolution de Juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour un libérateur, de refuser de viser ledit passe-port pour Turin, et de m'enjoindre de passer par Nice!

« – Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!..»

Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne voyait dans tous les Français que des missionnaires de la révolution, ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou, comme si, en me cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver cinquante marchandes de modes pour une, capables de me fagoter à merveille?

Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent que le monde entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.

Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec beaucoup de soin dans ma tête, la petite comédie que j'allais jouer en arrivant à Paris. Je me présentais chez mes amis, sur les neuf heures du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé; je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse M… chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on s'occupait à la lire, tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris, je lui adressais mon troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et d'instruments eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à rater (cela c'est vu) je me hâtais d'avoir recours à mes petits flacons. Oh! la jolie scène! C'est vraiment dommage qu'elle ait été supprimée!

Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant: «Oui, cela sera un moment bien agréable! Mais la nécessité de me tuer ensuite, est assez… fâcheuse. Dire adieu ainsi au monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui ne savait pas vivre; n'avoir pas terminé ma première symphonie; avoir en tête d'autres partitions… plus grandes… Ah!.. c'est…» Et revenant à mon idée sanglante: «Non, non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il le faut et cela sera! cela sera!..» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France. La nuit vint, nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le rocher à plus de cent toises au-dessus de la mer, qui baigne en cet endroit le pied des Alpes. – L'amour de la vie et l'amour de l'art, depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter, quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre le sabot aux roues de la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice. Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient précédée. Je râlai comme la mer, et, m'appuyant de mes deux mains sur la banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour m'élancer en avant, en poussant un Ha! si rauque, si sauvage, que le malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la vraie croix.

Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la vie venait coqueter avec moi; j'allais me rendre, on le voit,) si je profitais, dis-je, du bon moment pour me cramponner de quelque façon et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution… vitale; voyons donc.» Nous traversions à cette heure un petit village sarde[45 - Mémoire sur les maladies chroniques, les évacuations sanguines et l'acupuncture. Paris, chez Crouillebois.], sur une plage au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet, de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne m'en avait pas rayé; que je n'avais pas encore enfreint le règlement, et que je m'engageais sur l'honneur à ne pas passer la frontière d'Italie, jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais l'attendre.

Ainsi lié par ma parole et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me trouvais sans feu, ni lieu, ni sou ni maille, je remontai plus tranquillement en voiture; je m'aperçus même tout à coup que… j'avais faim, n'ayant rien mangé depuis Florence. Ô bonne grosse nature! décidément j'étais repris.

J'arrivai à cette bienheureuse ville de Nice, grondant encore un peu. J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée et que je pouvais revenir à Rome ou l'on me recevrait à bras ouverts.

« – Allons, ils sont sauvés, dis-je en soupirant profondément. Et si je vivais, maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement, musicalement? Oh! la plaisante affaire!.. Essayons.»

Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons: voilà la vie et la joie qui accourent à tire d'aile, et la musique qui m'embrasse, et l'avenir qui me sourit; et je reste à Nice un mois entier à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir, du haut de ce radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du Roi Lear, je chante, je crois en Dieu. Convalescence.

C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie. Ô Nizza!

Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible bonheur et m'obliger à y mettre terme.

J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police des soupçons graves sur mon compte.

« – Évidemment, ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour assister aux représentations de Matilde di Sabran (le seul ouvrage qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des journées entières dans les rochers de Villefranche… il attend un signal de quelque vaisseau révolutionnaire… il ne dîne pas à table d'hôte… pour éviter les insidieuses conversations des agents secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos régiments… il va entamer avec eux les négociations dont il est chargé au nom de la jeune Italie; cela est clair, la conspiration est flagrante!»

Ô grand homme! politique profond, tu es délirant, va!

Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.

– Que faites-vous ici, monsieur?

– Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si verdoyantes.

– Vous n'êtes pas peintre?

– Non, monsieur.

– Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant beaucoup; seriez-vous occupé à lever des plans?

– Oui je lève le plan d'une ouverture du Roi Lear, c'est-à-dire, j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable!

– Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?

– Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.

– D'Angleterre!

– Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois…

– Ne parlons pas du roi!.. Vous entendez par ce mot instrumentation?..

– C'est un terme de musique.

– Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez me dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passe-port; vous ne pouvez rester à Nice plus longtemps.

– Alors, je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec votre permission.

Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain, fort contre mon gré, il est vrai, mais le cœur léger et plein d'allegria, et bien vivant et bien guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu des pistolets chargés qui ne sont pas partis.

C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée.




XXXV



Les théâtres de Gênes et de Florence. —I Montecchi ed i Capuletti de Bellini. – Roméo joué par une femme. —La Vestale de Paccini. – Licinius joué par une femme. L'organiste de Florence. – La fête del Corpus Domini– Je rentre à l'Académie

En repassant à Gênes, j'allai entendre l'Agnese de Paër. Cet opéra fut célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda le lever de Rossini.

L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien qu'incapables de rien faire, se croient appelées à tout refaire ou retoucher, et qui de leur coup d'œil d'aigle aperçoivent tout de suite ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui n'avait pas été écrit de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les gestes, et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer.

L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive; mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez bien la mesure. À propos de violons… pendant que je m'ennuyais dans sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le mauvais destin qui me privait de l'entendre, je cherchai au moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements sur lui; mais les Génois sont, comme les habitants de toutes les ville de commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très-froidement de l'homme extraordinaire que l'Allemagne, la France et l'Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de son père, on ne put me l'indiquer. À la vérité, je cherchai aussi dans Gênes le temple, la pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été élevé à la mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit le Nouveau Monde n'a pas même frappé une fois mes regards, pendant que j'errais dans les rues de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont il fit la gloire.

De toutes les capitales d'Italie, aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la brèche énorme que la course de Nice avait faite à ma fortune, jouissant en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces journées, soit à parcourir ses nombreux monuments, en rêvant de Dante et de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de Bellini (I Montecchi ed i Capuletti) allait être représenté. On disait beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui, eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des paroles d'un opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une innovation!!! je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de Shakespeare! Quel sujet! comme tout y est dessiné pour la musique!.. D'abord le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où, au milieu d'un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu aperçoit pour la première fois la sweet Juliet, dont la fidélité doit lui coûter la vie; puis ces combats furieux, dans les rues de Vérone, auxquels le bouillant Tybalt semble présider comme le génie de la colère et de la vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de Juliette, où les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux et pur comme les rayons de l'astre des nuits qui les regarde en souriant amicalement; les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite, cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste cellule… puis l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort, et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre la haine qui fit verser tant de sang et de larmes. Je courus au théâtre de la Pergola. Les choristes nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons; leurs voix sonores et mordantes; il y avait surtout une douzaine de petits garçons de quatorze à quinze ans, dont les contralti étaient d'un excellent effet. Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent tous faux, à l'exception de deux femmes, dont l'une, grande et forte, remplissait le rôle de Juliette, et l'autre, petite et grêle, celui de Roméo. – Pour la troisième ou quatrième fois après Zingarelli et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une femme!.. Mais, au nom de Dieu, est-il donc décidé que l'amant de Juliette doit paraître dépourvu des attributs de la virilité? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes, perce le cœur du furieux Tybalt, le héros de l'escrime, et qui, plus tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d'un bras dédaigneux, étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l'a provoqué? Et son désespoir au moment de l'exil, sa sombre et terrible résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles d'ordinaire dans l'âme d'un eunuque?

Trouverait-on que l'effet musical de deux voix féminines est le meilleur?.. Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons? Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse et Othello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de l'ouvrage va me dédommager…

Quel désappointement!!! dans le libretto il n'y a point de bal chez Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare, rien; un ouvrage manqué. Et c'est un grand poëte, pourtant, c'est Félix Romani, que les habitudes mesquines des théâtres lyriques d'Italie ont contraint à découper un si pauvre libretto dans le chef-d'œuvre shakespearien!

Le musicien, toutefois, a su rendre fort belle une des principales situations; à la fin d'un acte, les deux amants, séparés de force par leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan et chantée à l'unisson par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par l'étrangeté bien motivée de cet unisson auquel on est loin de s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a singulièrement abusé, depuis lors, des duos à l'unisson. – Décidé à boire le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre la Vestale de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien prouvé qu'elle n'avait de commun avec l'œuvre de Spontini que le titre, je ne m'attendais à rien de pareil… Licinius était encore joué par une femme… Après quelques instants d'une pénible attention, j'ai dû m'écrier, comme Hamlet: «Ceci est de l'absinthe!» et ne me sentant pas capable d'en avaler davantage, je suis parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le parquet, qui m'a si fort endommagé le gros orteil que je m'en suis ressenti pendant trois jours. – Pauvre Italie!.. Au moins, va-t-on me dire, dans les églises, la pompe musicale doit-être digne des cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!.. On verra plus tard quelle musique on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien: en attendant, voilà ce que j'ai entendu de mes propres oreilles pendant mon séjour à Florence.

C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense, fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux, invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs éveillés dans l'âme par le nom de celui pour qui l'on priait… Bonaparte!.. il s'appelait ainsi!.. C'était son neveu!.. presque son petit-fils!.. mort à vingt ans… et sa mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en Angleterre… La France lui est interdite… la France où luirent pour elle tant de glorieux jours… Mon esprit, remontant le cours du temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame Beauharnais, plus tard, fille adoptive du maître de l'Europe, reine de Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine fugitive et sans États… Oh! Beethoven!.. où était la grande âme, l'esprit profond et homérique qui conçut la Symphonie héroïque, la Marche funèbre pour la mort d'un héros, et tant d'autres grandes et tristes poésies musicales qui élèvent l'âme en oppressant le cœur? L'organiste avait tiré le registre des petites flûtes et folâtrait dans le haut du clavier en sifflottant de petits airs gais, comme font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent aux pâles rayons d'un soleil d'hiver…

La fête del Corpus Domini (la Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais constamment parler autour de moi, depuis quelques jours, comme d'une chose extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des États pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles, croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc.

– Ma la musica?

– Oh! signore, lei sentirà un coro immenso! Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en revient toujours à ses flûtes.

– La musica? demandais-je encore, la musica di questa ceremonia?

– Oh! signore, lei sentirà un coro immenso!

– Allons, il paraît que ce sera… un chœur immense, après tout. Je pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le temple de Salomon; mon imagination s'enflammant de plus en plus, j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque de l'ancienne Égypte… Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un miracle continuel!.. Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et discordant fausset des castrati





Конец ознакомительного фрагмента. Получить полную версию книги.


Текст предоставлен ООО «ЛитРес».

Прочитайте эту книгу целиком, купив полную легальную версию (https://www.litres.ru/hector-berlioz/memoires-de-hector-berlioz/) на ЛитРес.

Безопасно оплатить книгу можно банковской картой Visa, MasterCard, Maestro, со счета мобильного телефона, с платежного терминала, в салоне МТС или Связной, через PayPal, WebMoney, Яндекс.Деньги, QIWI Кошелек, бонусными картами или другим удобным Вам способом.



notes



1


La Fontaine, Les deux pigeons.




2


Madame Dugazon.




3


Qu'il appelle le corps sonore, comme si les cordes sonores étaient les seuls corps vibrants dans l'univers; ou mieux encore, comme si la théorie de leurs vibrations était applicable à la résonnance de tous les autres corps sonores.




4


L'inscription gravée dans l'intérieur de la boîte d'or que reçut Lesueur après la première représentation de cet opéra est ainsi conçue: L'Empereur Napoléon à l'auteur des Bardes.




5


Les surintendants présidaient seulement à l'exécution de leurs œuvres; mais ne dirigeaient point personnellement.




6


Je ne compris point alors pourquoi. À coup sûr, Lesueur, demandant à la chapelle royale tout entière de venir à l'église de Saint-Roch ou ailleurs, exécuter l'ouvrage d'un de ses élèves, eût été parfaitement accueilli. – Mais il craignit sans doute que mes condisciples ne réclamassent à leur tour une faveur semblable, et dès lors l'abus devenait évident.




7


Il paraît que j'avais en outre prié M. de Chateaubriand de me recommander aux puissances du jour. Quand on prend du galon, dit le proverbe, on n'en saurait trop prendre.




8


Je l'ai détruit aussi plus tard.




9


Il me coûta cent dix francs. J'ai déjà dit que je ne jouai pas du piano; pourtant j'aime à en avoir un pour y plaquer des accords de temps en temps. D'ailleurs, je me plais dans la société des instruments de musique, et, si j'étais assez riche, j'aurais toujours autour de moi, en travaillant, un grand piano à queue, deux ou trois harpes d'Érard, des trompettes de Sax, et une collection de basses et de violons de Stradivarius.




10


Et sans grosse caisse.




11


Cette ressemblance entre mes opinions et celles de M. Ingres, au sujet de plusieurs opéras sérieux italiens de Rossini, n'est pas la seule dont je puisse m'honorer. Elle n'empêche pas néanmoins l'illustre auteur du martyre de Saint-Symphorien de me regarder comme un musicien abominable, un monstre, un brigand, un antechrist. Mais je lui pardonne sincèrement à cause de son admiration pour Gluck. L'enthousiasme serait donc le contraire de l'amour; il nous fait aimer les gens qui aiment ce que nous aimons, même quand ils nous haïssent!




12


Morceau célèbre autrefois et fort curieux d'un opéra de Rameau, Hippolyte et Aricie.




13


Acteur et actrice de l'Opéra qui créèrent les rôles de Colin et de Colette dans le Devin.




14


Le Devin du village, depuis cette soirée de joyeuse mémoire, n'a plus reparu à l'Opéra.




15


Il n'y a des cymbales que dans le chœur des Scythes: «Les dieux apaisent leur courroux.» Le ballet en question étant d'un tout autre caractère, est en conséquence, instrumenté différemment.




16


Tant pis pour celui qui avait donne l'ordre.




17


Léon de Boissieux, mon condisciple au petit séminaire de la Côte. Il a compté un instant parmi les illustrations du billard de Paris.




18


Il s'appelait Le Tessier. Je ne l'ai jamais revu.




19


Depuis que ceci a été écrit, la mise en scène d'Obéron au Théâtre-Lyrique, est venue me donner un démenti à cette opinion. Ce chef-d'œuvre a produit une très-grande sensation; le succès en a été immense. – Le public parisien aurait donc fait en musique de notables progrès.




20


Le chœur: Per voi risplende il giorno.




21


La partition des Mystères d'Isis et celle de Robin des Bois sont imprimées, elles se trouvent toutes les deux à la bibliothèque du Conservatoire de Paris.




22


Et non pas Lachnitz; il est important de ne pas mal orthographier le nom d'un si grand homme.




23


Il n'y a presque pas une partition de ces maîtres qu'il n'ait retravaillée à sa façon; je crois qu'il est fou.




24


Je dirai comment.




25


La plus jeune des filles du roi Lear.




26


La 2me symphonie, en ré majeur.




27


Depuis vingt ans on exécute au Conservatoire la symphonie en ut mineur, et jamais Habeneck n'a voulu, au début du scherzo, laisser jouer les contre-basses. Il trouve qu'elles n'y produisent pas un bon effet… Leçon à Beethoven…




28


Et ils n'y manquent pas.




29


Je trouve même l'épithète de honteuse insuffisante pour flétrir ce passage. Mozart a commis là contre la passion, contre le sentiment, contre le bon goût et le bon sens, un des crimes les plus odieux et las plus insensés que l'on puisse citer dans l'histoire de l'art.




30


Victor Hugo, Chants du crépuscule.




31


Pischeck s'accompagnant lui-même, réaliserait l'idéal de l'exécution de cette élégie.




32


C'est précisément dans ce morceau que le pianiste de l'Institut était demeuré accroché.




33


Elles sont aujourd'hui changées tout à fait. L'Empereur vient de supprimer cet article du règlement de l'Institut, et ce n'est plus maintenant l'Académie des Beaux-Arts qui donne le prix de composition musicale. 1865.




34


Méhul est en effet de Givet, mais je doute qu'il fût né à l'époque où Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.




35


L'urne. Le brave Pingard s'est toujours obstiné à appeler ainsi ce vase d'élections.




36


Célèbre acteur de l'Opéra-Comique qui fut le type des galants chevaliers français de l'Empire.




37


Jean de Paris.




38


Jambes d'Auguste Barbier.




39


Expression d'Auguste Barbier.




40


«N'oublions pas ces champs dont la poussière
Est teinte encor du sang de nos guerriers.»




41


Compositeur lauréat de l'Institut qui m'avait précédé à Rome. L'Académie, n'ayant point décerné de premier prix en 1829, en donna deux en 1830. Monfort obtint ainsi le prix arriéré qui lui donnait droit à la pension pendant quatre ans.




42


Ceci se rapporte, on le devine, à mon aimable consolatrice. Sa digne mère, qui savait parfaitement à quoi s'en tenir là-dessus, m'accusait d'être venu porter le trouble dans sa famille et m'annonçait le mariage de sa fille avec M. P***.




43


Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec l'inscription raturée.




44


«Si quelqu'un t'offense, je te vengerai.» – Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc où se trouve aussi la poste.




45


Mémoire sur les maladies chroniques, les évacuations sanguines et l'acupuncture. Paris, chez Crouillebois.



Как скачать книгу - "Mémoires de Hector Berlioz" в fb2, ePub, txt и других форматах?

  1. Нажмите на кнопку "полная версия" справа от обложки книги на версии сайта для ПК или под обложкой на мобюильной версии сайта
    Полная версия книги
  2. Купите книгу на литресе по кнопке со скриншота
    Пример кнопки для покупки книги
    Если книга "Mémoires de Hector Berlioz" доступна в бесплатно то будет вот такая кнопка
    Пример кнопки, если книга бесплатная
  3. Выполните вход в личный кабинет на сайте ЛитРес с вашим логином и паролем.
  4. В правом верхнем углу сайта нажмите «Мои книги» и перейдите в подраздел «Мои».
  5. Нажмите на обложку книги -"Mémoires de Hector Berlioz", чтобы скачать книгу для телефона или на ПК.
    Аудиокнига - «Mémoires de Hector Berlioz»
  6. В разделе «Скачать в виде файла» нажмите на нужный вам формат файла:

    Для чтения на телефоне подойдут следующие форматы (при клике на формат вы можете сразу скачать бесплатно фрагмент книги "Mémoires de Hector Berlioz" для ознакомления):

    • FB2 - Для телефонов, планшетов на Android, электронных книг (кроме Kindle) и других программ
    • EPUB - подходит для устройств на ios (iPhone, iPad, Mac) и большинства приложений для чтения

    Для чтения на компьютере подходят форматы:

    • TXT - можно открыть на любом компьютере в текстовом редакторе
    • RTF - также можно открыть на любом ПК
    • A4 PDF - открывается в программе Adobe Reader

    Другие форматы:

    • MOBI - подходит для электронных книг Kindle и Android-приложений
    • IOS.EPUB - идеально подойдет для iPhone и iPad
    • A6 PDF - оптимизирован и подойдет для смартфонов
    • FB3 - более развитый формат FB2

  7. Сохраните файл на свой компьютер или телефоне.

Книги автора

Рекомендуем

Последние отзывы
Оставьте отзыв к любой книге и его увидят десятки тысяч людей!
  • константин александрович обрезанов:
    3★
    21.08.2023
  • константин александрович обрезанов:
    3.1★
    11.08.2023
  • Добавить комментарий

    Ваш e-mail не будет опубликован. Обязательные поля помечены *