Книга - Pauline, ou la liberté de l’amour

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Pauline, ou la liberté de l'amour
Louis Dumur




Louis Dumur

Pauline, ou la liberté de l'amour





I


– Vous n'avez pas de cheveux qui tombent, Pauline?

La jeune femme était à sa toilette.

Elle se retourna vers son mari, qui la contemplait, et répondit en souriant:

– Non, mon ami, cet accident ne m'est pas encore arrivé.

– C'est curieux: moi, je m'aperçois depuis quelque temps que je deviens chauve.

Un silence, et Facial reprit:

– Quel âge avez-vous, Pauline?

– Ne le savez-vous pas? Vingt-neuf ans.

– C'est juste. Je ne sais pourquoi j'ai toujours dans l'esprit que vous avez trente ans. Oh! vous n'en avez pas l'air! Vous ne paraissez même pas avoir vingt-neuf ans. Mais moi, je deviens vieux. J'ose à peine me figurer que dans six mois j'aurai quarante ans. Quarante ans! La moitié de la vie d'un octogénaire! Deviendrai-je octogénaire? Je l'espère: on vit longtemps dans ma famille. Et puis, je suis encore plein de santé. Tu as connu Derollin? A quarante ans, c'était un homme fini. C'est qu'aussi personne ne s'est surmené comme lui. Il passait les nuits, mangeait beaucoup, s'alcoolisait, n'avait aucune régularité de travail. Il n'était pas marié, et changeait de maîtresse trop souvent: c'est mauvais. Bref, il est mort avant-hier dans une maison de santé; nous l'enterrons aujourd'hui. Ce pauvre Derollin! Ah! je me félicite d'avoir été plus sage. Je n'ai point eu de ces aventures ébouriffantes, mais je puis me rendre le témoignage que je suis resté très jeune. Je suis très jeune. N'est-ce pas, Pauline, que j'ai vingt ans?

Pauline, qui avait écouté le monologue de son mari sans cesser de sourire, quoique avec une nuance d'irritation, répondit:

– Vous avez bien peur de vieillir, mon ami!

Une inquiétude glissa sur le visage de Facial.

– C'est vrai, dit-il. Quelle déplaisante chose que la vieillesse!

– Au fond, dit Pauline, ce sont vos idées qui sont vieilles. Car pour votre personne physique, je suis persuadée, comme vous l'êtes, qu'elle ira sans encombres jusqu'aux extrêmes limites. Mais votre caractère a toujours été vieux; vous étiez déjà vieux à trente ans, lorsque vous m'avez épousée. Vos habitudes strictes, vos débats perpétuels sur ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire, vos jugements implacables sur tout ce qui effraie vos principes font de vous le sage morose, ou simplement, peut-être, le bourgeois timoré que j'ai toujours connu. Avez-vous jamais su ce que c'était qu'un élan de cœur? Vous taxez cela de folie, et vous avez raison. C'est la sagesse qui constitue la félicité: mais c'est elle aussi qui rend vieux.

– Suis-je si sage que cela? dit Facial.

– Entendons-nous: vous n'êtes point un philosophe, mais un de ces esprits pondérés qui se figurent planer au-dessus des passions humaines, alors qu'ils ne font que ramper au-dessous. Vous êtes un sage parce que vous n'êtes pas à la hauteur de la folie, et non point parce que vous foulez les sommets tranquilles de la raison.

– Tranchez le mot: un égoïste.

– Plus que cela: un prudent.

– Vous êtes injuste, Pauline. Vous oubliez mon amour pour vous. Si j'étais tellement un égoïste et un prudent, vous aurais-je choisie comme compagne de ma vie? Mon choix a été heureux, je le veux bien: mais il aurait pu ne pas l'être. Ai-je pesé alors le pour et le contre du mariage? Non, certes. Je vous aimais. Un égoïste aime-t-il?

– Un égoïste n'aime pas, mais il épouse.

– Alors vous prétendez que je ne vous aime pas?

– Si, vous m'aimez, à votre façon! Vous ne pouvez pas aimer autrement. Ce n'est pas de l'amour cela, c'est du mariage.

– Comment?

– Mon Dieu, vous insistez! Ne voyez-vous pas que notre situation est celle de deux plantes qui végètent côte à côte, parce que quelque hasard les a fait pousser dans le même terrain? Nous habitons une seule maison, nous mangeons à une seule table, nous avons l'habitude de nous voir et de nous sentir, mais nous ne nous sommes point nécessaires l'un à l'autre. Il n'existe pas entre nous cette attraction invincible qui lie fatalement deux êtres et ne peut sans déchirures épouvantables être contrariée ou rompue. Vous m'aimez, je vous aime, comme on aime un appartement lorsque l'on y est confortablement installé et que l'on a l'horreur des déménagements.

– Qu'est-ce qu'il vous faut de plus? Il nous est agréable de vivre en commun: c'est là l'amour, et c'est aussi le mariage. La passion n'a qu'un temps, heureusement. Elle passe comme un accès de fièvre, pour faire place à un tranquille état de bien-être à la fois plus raisonnable et plus doux. Oseriez-vous dire que, même à l'heure qu'il est, je ne suis pas un bon mari?

– Oh! vous remplissez vos devoirs.

– Ai-je jamais eu la velléité de chercher ailleurs des satisfactions que je suis accoutumé à trouver chez moi?

– Votre fidélité n'est pas discutable.

– Avouez donc que je vous aime?

Pauline secoua la tête. Ce geste de doute exprimait encore plus l'agacement causé par une discussion où elle mettait peu d'intérêt, que le chagrin de n'être pas convaincue par les protestations de son mari.

Facial se leva, s'avança vers Pauline, dont la toilette n'était pas encore terminée, la prit par la taille et posa ses lèvres sur son épaule nue.

– Tenez, dit-il, faut-il que je sois assez jeune!

La porte s'ouvrit, et un petit garçon se précipita dans la chambre:

– Bonjour, maman! bonjour, papa!

Pauline courut à lui et le pressa dans ses bras.

– Mon cher enfant! mon Marcelin adoré! Comment te portes-tu ce matin, mon petit charmeur?

– Bien, maman.

– As-tu déjà pris ton chocolat?

– Oui, et je vais aller à l'école. Ma gouvernante m'attend dans l'antichambre.

– C'est très bien, dit Facial d'un ton sentencieux. La nourriture spirituelle est encore plus nécessaire aux enfants que le chocolat.

– As-tu soigneusement préparé tes devoirs? demanda Pauline. Récite-moi ta déclinaison latine.

L'enfant se campa d'un air grave, concentra son attention et commença:

– Saluber, salubris, salubre; salubris, pour les trois genres; salubri, idem; salubrem, salubre; salu…

Il hésita.

– Eh bien! dit Pauline, l'ablatif des adjectifs est en i: salubri, par conséquent.

– Comment, vous savez le latin? s'écria Facial stupéfait.

– Mais oui, répondit-elle; du moins ce que Marcelin en sait lui-même. Il m'arrive souvent de le faire étudier.

– Quelle drôle de femme vous êtes!

Lorsque Marcelin fut parti, Facial reprit:

– Nous n'avons eu que cet enfant: c'est tant mieux pour votre beauté et pour l'économie de notre fortune; mais, en réalité, c'est un tort. Il faut que les femmes soient fécondes; c'est leur rôle dans la société, et c'est aussi l'intérêt des maris, qui ne tiennent bien leurs femmes que par la maternité.

– Pensez-vous que celui-ci ne suffise pas à défrayer mes devoirs de mère?

– Oh! vous êtes admirable. Mais l'enfant devient grand; il vous échappera bientôt. Ne regretterez-vous pas de ne pas en avoir d'autres qui puissent occuper vos soins?

– Décidément, c'est à votre tour de me tenir en suspicion! Mon amour maternel comporte heureusement autre chose que le simple emploi de mon temps; et lorsque le lycée et plus tard la vie m'enlèveront mon fils, je ne l'en aimerai pas moins et n'en serai pas moins toujours prête à me sacrifier pour lui.

– Ce sont de nobles paroles assurément, et tant que vous serez dans ces sentiments je ne saurai que vous louer. L'amour d'une femme pour son mari et ses enfants est la meilleure garantie du mariage.

Pauline ne put s'empêcher de rire.

– Ne riez pas! dit Facial. Qu'est-ce que l'amour hors du mariage? Une passion déréglée dont les conséquences sont terribles pour la société, navrantes pour les individus…

– Oh! pas de discours! interrompit Pauline. Qu'est-ce aussi que le mariage sans l'amour?

– Pardon! répliqua Facial en s'excitant, le mariage est une institution si solide, qu'il subsiste par lui-même, même sans l'amour. Je soutiens d'ailleurs, comme corollaire à ce que je disais à l'instant et dont vous aviez le mauvais esprit de rire, que le mariage est encore la meilleure garantie de l'amour.

– Ce mot est à double sens, prenez garde.

– Qu'insinuez-vous?

– Le mariage n'est-il pas souvent un couvert d'honnêteté à l'abri duquel hommes et femmes se livrent tranquillement aux amours les plus libres?

– C'est que l'institution est abominablement faussée.

– Sans doute, mais il faut compter avec l'hypocrisie des mœurs. Voyez ce que devient alors le mariage: un simple trompe-l'œil.

– L'apparence de l'honnêteté est au moins sauvegardée. C'est déjà quelque chose; et ne fût-ce qu'à ce titre…

– Où en arrivez-vous? Vous conserveriez encore le mariage, s'il vous était prouvé qu'il ne sert qu'à favoriser les liaisons irrégulières?

– Oui. Mais ce n'est là qu'une dernière conséquence de principes fermement arrêtés chez moi. En réalité, le mariage maintient les mœurs.

– Regardez autour de vous. Voyez-vous beaucoup d'époux dont on ne puisse dire: ils ont édifié le mariage légitime comme un mur entre le public et leur vie privée, et, derrière ce mur, il se passe des choses qui ne sont plus légitimes du tout?

– Il y a nous d'abord, dit Facial.

– Il y a nous, acquiesça Pauline, mais non sans un instant d'hésitation. Ensuite?

Facial chercha, puis hasarda:

– Les Chandivier.

Pauline se pinça les lèvres.

– Êtes-vous bien sûr de la loyauté de M. Chandivier? demanda-t-elle.

– Chandivier! assura Facial, c'est un parfait honnête homme!

– Ne protège-t-il pas avec une bienveillance… comment dirai-je?.. exagérée cette jeune comédienne… comment l'appelez-vous?.. Rébecca?

– Vous savez cela!

– Il ne le cache pas trop.

Facial prit son parti de cette déconvenue.

– Oui, dit-il, c'est vrai. Ou plutôt, ce doit être vrai: car je ne voudrais pas porter d'accusation qui risquât d'être calomnieuse contre un homme comme Chandivier, que je respecte infiniment. Mais a-t-il bien en sa femme l'épouse qu'il mérite?

– Julienne? Elle est charmante.

– Charmante, d'accord, mais peut-être pas irréprochable.

– Que lui reprochez-vous? Quelques coquetteries!

– L'euphémisme est joli. Voyons, vous qui la connaissez bien: elle a une intrigue avec Sénéchal, le sénateur?

– Sénéchal? Dites que Sénéchal est très empressé auprès d'elle.

– C'est ce que je pensais. Et Réderic? Quelles sont exactement les relations de Réderic avec Mme Chandivier?

– Que voulez-vous que je vous dise? Je crois qu'entre les deux son cœur balance.

– En somme, est-ce Réderic ou Sénéchal?

– Ma foi, tantôt l'un, tantôt l'autre.

Facial et sa femme se regardèrent, comprenant tout à coup ce que la conversation avait de ridicule.

– Comme ce que je disais est pourtant vrai! s'écria Pauline, retrouvant alors le fil des idées. Comme le mariage n'est qu'un trompe-l'œil! Il en impose tellement, que nous-mêmes, dans un entretien intime, nous nous laissons abuser par la situation légale de deux personnes dont nous connaissons pertinemment les mœurs: vous défendez Monsieur pied à pied, je défends Madame avec non moins de discrétion, et nous savons fort bien l'un et l'autre que Monsieur a une maîtresse et que Madame a deux amants.

– Chut! chut! ménagez vos expressions.

– Encore! Sentez-vous l'effet du mur, même quand nous perçons à travers?

– Je vous en prie, Pauline, observez un peu plus les conventions. Il y a une manière d'exprimer les choses, des réticences que nous devons employer lorsque nous parlons de gens honorablement connus et qui de plus sont nos amis. Leur réputation est absolument intacte.

– Oh! je le sais: le public ne se doute de rien, les précautions sont prises. Et quand même ce serait le secret de Polichinelle – et peut-être l'est-ce – tant qu'il n'y a pas de scandale, les époux adultères ont droit à tous les respects d'un monde qui n'exige que les formes et devant qui l'on peut à plaisir jouer des gobelets, pourvu qu'on fasse passer muscade.

– Vous êtes sévère!

– Tout à l'heure, c'est vous qui l'étiez.

– Que disais-je? Que l'amour dans le mariage était le seul vraiment utile et vraiment sain. Je le maintiens. De toute ma conscience d'honnête homme, je flétris ceux qui contreviennent à cette loi fondamentale. Mais je ne puis, sous le prétexte que l'adultère se glisse malheureusement jusque dans les unions en apparence les plus correctes, prêter la main aux fauteurs de désordre, qui veulent saper par la base les institutions et bouleverser la société. Si le mariage est parfois mal compris, s'ensuit-il qu'il soit un mal? Et si ceux qui le comprennent mal comprennent cependant qu'ils doivent en respecter les usages, n'avons-nous pas à les estimer au moins pour leur savoir-vivre et leur bonne tenue?

– Estimons, je le veux bien: quoique, pour ma part, l'estime n'aille qu'à la franchise.

– Ma chère Pauline, vous êtes trop indisciplinée d'esprit. Dans ce monde tout ne va pas à notre fantaisie; les principes qui nous règlent nous-mêmes ne sont pas nécessairement ceux des autres. Il faut savoir s'accoutumer à ces contrariétés de la conscience. Qu'avons-nous à exiger, en somme? La décence: la décence de la vie extérieure, des paroles, des actes publics, des relations civiles. Ce qui se passe derrière ce mur dont vous parlez ne nous regarde pas. Surtout, défions-nous des personnalités. Libre à nous d'avoir des théories et de les appliquer à ce qui nous concerne; quant au voisin, il est maître chez lui, et tant qu'il ne heurte pas violemment et de parti pris notre religion, nous sommes tenus envers lui à la même déférence. Le juste milieu, ma chère, en tout le juste milieu! Vous manquez en général du calme et de la souplesse qui conviennent à l'existence. Vous êtes exaltée, Pauline, et rien n'est plus nuisible au bon équilibre des facultés morales et intellectuelles que cette perpétuelle excitation contre ce qui froisse tant soit peu les sentiments. Certes, votre âme est noble! Mais elle est d'une susceptibilité exagérée. Vous prenez parti pour ce que vous croyez généreux avec une ardeur qui vous honore: mais vous oubliez trop que la vie est faite de concessions. Souvenez-vous du juste milieu!

Et heureux d'avoir infligé à sa femme cette leçon de juste milieu, Facial respira, prit son air gai des heures où il était content de lui, s'apaisa dans son triomphe.

Pauline ne se donna pas le plaisir de jongler avec les contradictions et les lieux communs qui composaient, comme d'habitude, la conversation de son mari. Elle préféra garder pour elle ce qu'elle aurait pu répondre et qui n'aurait servi qu'à égarer Facial dans un nouveau discours. Elle le connaissait. Maintes fois déjà elle avait essuyé ses exhortations. Elle savait d'avance et par le menu ses propos. Pourquoi parler?

Lorsqu'elle fut habillée:

– Déjeunerez-vous avec moi, mon ami? demanda-t-elle.

– Non, pas aujourd'hui, dit Facial. Nous enterrons ce pauvre Derollin, comme je vous l'ai appris. C'est à midi. Ne m'attendez pas… A propos, votre soirée est-elle libre, lundi?

– Pourquoi?

– Chandivier a une loge au Théâtre-Français; il nous invite.

– Que joue-t-on?

– Je ne sais pas. La petite Rébecca débute.

– Ah! ah! fit Pauline.

– Au reste, continua Facial, ce n'est qu'un bout de rôle insignifiant. Mais Chandivier jubile d'avoir réussi à pousser Rébecca jusque dans la Maison de Molière. Et il faut avouer qu'il a lieu d'être fier de son influence. Un accessit de comédie et deux fours noirs à l'Odéon étaient un peu durs à faire avaler comme antécédents! La petite n'a pas plus de talent qu'une borne.

– Madame y sera?

– Madame y sera, cela va sans dire.

– C'est étrange.

– Mais non.

– Vous tenez beaucoup à cette soirée?

– Oui. Pourquoi n'irions-nous pas?

– Oh! je n'y vois aucun inconvénient.

– Les Chandivier sont des gens très bien.

– Des gens très bien.

Pauline prononça ces derniers mots avec une ironie mal dissimulée. Il lui était difficile, malgré son habitude de la société, de rester impassible devant ces compromis incessants entre la morale et les mœurs.

– Sapristi! s'écria Facial en tirant sa montre. Onze heures et demie! Et ce pauvre Derollin qu'on enterre! Il ne faut pas que je manque les obsèques. J'espère y rencontrer Sénéchal; je le tâterai au sujet de ma décoration.

– Celui-là, dit Pauline, vous le rencontrerez comme vous voudrez chez les Chandivier.

– Je sais: mais aux cérémonies funèbres les gens sont toujours beaucoup plus abordables.

Et Facial partit, après avoir donné un baiser rapide à sa femme.




II


«Quel mari! songeait Pauline. Comme il est différent de moi! Il a des idées étroites que je n'ai pas et de larges tolérances dont je suis incapable. Il aime le bel ordre social; et je souffre de le savoir superficiel et menteur. Il s'applaudit de ce qui me navre, se lamente de ce qui me console. Nos âmes sont aux antipodes. Il a peut-être raison, mais je sens la vie avec une telle divergence, que je ne puis que lui donner tort. Jadis, j'essayais de le comprendre; maintenant, je fuis jusqu'aux discussions avec lui. Quelle âme banale! comme il se repaît avec plaisir de cette existence frelatée! Je l'ai bien jugé, lorsque je l'ai appelé un égoïste et un prudent. S'est-il rendu compte de ce que cela signifiait? Un égoïste: un homme qui non seulement n'aime et ne satisfait que lui, mais entend imposer ses goûts et ses doctrines, et n'admet pas qu'on puisse se mouvoir dans un autre ordre d'idées que le sien; un prudent: c'est-à-dire un médiocre, dont par conséquent ni les goûts, ni les doctrines ne sont originaux, mais qui ramasse dans le domaine public les formules les plus usées pour en confectionner sa personne morale. Un égoïste encore, dans la pratique de la vie, par le souci qu'il a de sauvegarder ses plus minces intérêts, fût-ce aux dépens de ses dogmes, lorsqu'ils se trouvent en opposition; et un prudent toujours, par sa pusillanimité devant ceux qui ont l'opinion pour eux. Comment se fait-il que j'aie supporté pendant dix ans un homme qui m'est si étranger? Je sais qu'autrefois je ne réfléchissais pas sur moi-même avec l'intensité d'aujourd'hui. Je n'ai cependant jamais été docile à me plier aux servitudes. Mais l'habitude nous maîtrise: on commence à céder par bienveillance, on continue par amour de la paix; jusqu'au moment où l'exaspération même de cette résignation déchaîne une tempête d'autant plus violente qu'elle a été plus longtemps retenue. Il y a des jours où je suis sur le point de haïr mon mari. Ce que je sais, en tout cas, c'est que je ne l'aime plus. L'ai-je jamais aimé?»

Sur cette interrogation douloureuse, d'anciens souvenirs se firent jour.

Elle vivait alors chez une vieille tante, qui l'avait recueillie, elle et les rentes qu'elle tenait de son père. Elle était quasi orpheline. Son père mort, sa mère internée dans une maison de santé. A dix-huit ans, l'existence retirée qu'elle avait menée jusqu'ici changea. On lui fit voir du monde. La vieille tante rouvrit pour elle son salon. Parmi les hommes qui lui furent présentés se trouvait Facial. Elle l'avait aperçu jadis dans la maison de ses parents, alors qu'elle courait encore en robe courte. Facial, qui en était à sa première moustache, se mêlait déjà d'être sérieux. La fillette n'avait eu que peu de rapports avec lui. Lorsqu'elle le revit chez sa tante, elle le reçut cependant avec moins de froideur que les autres, pour la raison qu'il ne lui était pas complètement inconnu. Ils se dirent les choses d'usage:

– Comme vous voilà transformée! Je ne faisais guère attention à vous, autrefois. Maintenant, vous êtes une demoiselle accomplie, d'une éducation parfaite. Vous devez avoir bien des admirateurs!

– En vous comptant?

– Le tout premier.

Quelques soirées musicales, un ou deux bals, où il fut empressé. Ils jouèrent une fois la comédie.

Un jour enfin:

– Mademoiselle Pauline – permettez-moi de vous donner ce nom en une circonstance aussi solennelle – je voudrais vous faire une question, à laquelle je vous prie de répondre avec la gravité qu'elle comporte. Que pensez-vous du mariage?

– Mais, ce que tout le monde en pense, répondit la jeune fille: le mariage est un lien sacré unissant deux personnes qui s'aiment.

– Très bien, et c'est ainsi que je l'entends moi-même. Malheureusement, tout le monde ne pense pas comme nous. Trop de gens ne font du mariage qu'une affaire et engagent leur existence sans engager aussi leur cœur. Les hommes recherchent une dot, une alliance utile à leur carrière: les femmes un nom, l'indépendance, que sais-je? Je ne suis pas plus de ceux-là, que vous n'êtes, je l'espère, de celles-ci. Certes, un mariage doit toujours présenter quelque chose d'honorable pour les deux parties: mais la raison principale de cet acte important ne saurait être que l'amour. Est-ce bien là votre opinion?

– Oui, Monsieur.

– J'en suis heureux, car je ne vous cacherai pas, Pauline, que je vous aime; et si ce sentiment trouve quelque écho dans votre cœur, mon vœu le plus cher serait de vous épouser.

A cette déclaration attendue, Pauline ne se troubla pas trop. De la meilleure foi du monde, elle mit sa main dans celle de Facial et lui avoua que, de tous les hommes qu'elle avait vus jusqu'ici, lui seul avait su lui plaire.

– Vous m'aimez donc! s'écria celui-ci avec une douce joie.

Et le «oui» fatal, aussi sincère qu'il pouvait l'être alors, sortit sans inquiétude des lèvres de la jeune fille.

Le lendemain, Facial la demanda officiellement en mariage à la vieille tante et fut agréé.

Deux mois après, ils étaient unis.

«Extraordinaire illusion, pensait Pauline, que celle de la vierge qui se figure qu'elle aime, lorsqu'elle ne sait pas ce que c'est que l'amour! De gaieté de cœur, elle se lie pour la vie avec un homme pour lequel elle n'éprouve pas d'aversion, sans se demander ce qui arrivera, une fois liée, si elle en rencontre un autre qu'elle aime. A-t-on le droit d'exiger d'elle qu'elle connaisse son avenir et qu'elle discerne du premier coup celui qui doit être son véritable époux? Hélas! comme tant d'autres, j'ai cru faire un mariage d'amour! Je me serais révoltée contre qui aurait osé me dire que je n'aimais pas mon fiancé. Mais était-ce de l'amour, le sentiment que j'avais pour lui? Ce sentiment n'a fait depuis que décroître: et mon expérience actuelle de la vie me force à reconnaître que, même à cette époque, ce n'était pas de l'amour. Et c'en eût été, de l'amour, était-ce une raison pour me lier pareillement? L'âme demeure-t-elle tellement pétrifiée, qu'elle ne puisse se transformer, découvrir en elle d'autres besoins, être agitée de désirs nouveaux? Nous sommes si instables que c'est se moquer de la destinée que de se contraindre à la stabilité. Où en arrivons-nous alors? A l'indifférence, si nous ne sommes pas doués d'une trop vive impressionnabilité; à la rébellion, au crime, au martyre, si nous ne pouvons effacer en nous notre qualité d'êtres sensibles.»

Les premiers mois du mariage passèrent sans peine. Pauline s'amusait de son changement de position plus encore qu'elle ne s'intéressait à la personne de son mari. Le choix d'un appartement, l'ameublement, le train de maison, la toilette dissipèrent son attention sur une foule de sujets extérieurs et récréatifs. Grâce aux revenus de sa dot et à l'argent que gagnait Facial, elle n'était point tenue à des économies irritantes; et, comme ses goûts n'étaient pas dispendieux, elle pouvait aisément subvenir à ses fantaisies. Puis, ce furent les relations mondaines, les dîners, les réceptions, les visites, ce premier hiver d'un jeune ménage à Paris, si chargé et si captivant. Elle n'eut guère le temps de réfléchir, encore moins celui de rêver.

L'heure vint cependant où, blasée sur ces joies éphémères, elle désira participer à une vie plus intime et plus profonde. Elle reprit possession d'elle-même, discerna ses vrais besoins, reconnut en elle une source imprévue de tendresse et presque de passion. Sans qu'elle s'en doutât, son éducation de femme s'était achevée par le mariage: elle était mûre pour aimer, pour se dévouer et pour souffrir.

Sa première pensée fut son mari. Honnête et simple, aurait-elle pu déjà douter que le seul homme qui eût reçu jusqu'ici ses baisers ne fût capable de lui assurer les ivresses dont son cœur était avide? Elle remarqua, cependant, que ce qui l'animait était moins une attraction spéciale de lui à elle, que cet instinct vague et puissant qui pousse la femme aimante à aimer, même sans objet précis qui s'impose irrésistiblement à son amour. Quoique Facial ne lui déplût point, elle ne l'eût point distingué de son propre mouvement. Mais il était son mari: et cette situation en faisait nécessairement aux yeux de Pauline l'être privilégié auquel devaient aller ses caresses, tant qu'il n'existait pas de raison violente pour les détourner sur un autre.

A le connaître de plus près et à vouloir vivre de sa vie, bien des désillusions l'attendaient. Elle s'aperçut vite que leurs deux âmes n'habitaient pas la même région. Celle de Pauline, subtile, idéaliste, eut à souffrir au contact de l'âme empesée, matérielle de Facial. Nul doute que Facial ne fût un homme foncièrement honorable, saturé de bonnes intentions: mais ces qualités ne suffisaient point à constituer le bonheur à deux. Celles, par contre, qui eussent pu captiver Pauline, lui manquaient. Il ignorait les sentimentalités exquises de l'amour, et aux heures rares où il consentait à oublier la terre, son vol court et maladroit l'y faisait continuellement retomber. Peu d'imagination, un sens étroit et rassis des choses, un respect inné pour ce qui est admis, aucune culture personnelle de l'esprit, le désir de paraître et la crainte de se distinguer, autant de dispositions négatives et désagréables qui composaient la vertu de cet homme estimable et contribuaient, plus que de graves manquements, à lui aliéner petit à petit l'affection que sa femme était d'abord bien décidée à lui porter.

Ah! si elle l'eût aimé! On ne discute pas celui qu'on aime, on le subit. Mais elle ne l'aimait pas. Il avait donc à la conquérir: conquête facile, puisqu'à ce moment elle n'aimait personne. Encore y fallait-il une dévotion de sentiments et un appareil de séductions dont Facial était vraiment incapable!

Pauline était trop bien élevée pour que son ressentiment croissant se manifestât, sinon par de fréquentes lassitudes ou de cruels mots d'esprit ordinairement peu entendus. Mais la tête de la jeune femme travaillait. A cette défaillance du sort, qui, en pâture à ses désirs, lui offrait un mari qu'elle ne pouvait aimer, n'avait-elle à opposer que l'amertume d'une incomprise ou la résignation d'une sainte?

Une catastrophe menaçait.

Pauline en était là de ses souvenirs, lorsqu'on annonça Mme Chandivier.

– Bonjour, Julienne. Vous me surprenez dans de tristes rêveries.

– Vraiment, chère amie? Que vous arrive-t-il?

– Peu de chose: je songe à ma vie.

– Et vous voilà toute mélancolique! Moi, lorsque je me raconte mon histoire – cela se trouve d'abord rarement, et puis je ne m'en souviens pas bien – j'y vois plus sujet à rire qu'à pleurer. C'est gai, la vie: ou du moins, c'est amusant. Je sais qu'il y a beaucoup de misère dans le monde; mais quand par la naissance, la fortune, l'éducation, on appartient aux classes privilégiées, que l'on n'a eu ni chagrins sérieux, ni contrariétés humiliantes, et que l'on jouit d'une bonne santé, il faut avoir l'esprit vraiment mal tourné pour ne pas être charmé de l'aventure. Auriez-vous l'esprit mal tourné, Pauline?

– Peut-être; j'envie parfois les femmes du peuple, qui, moins favorisées, exigent moins de l'existence.

– Et quelles sont vos exigences?

– Une seule: le bonheur.

– Nous tournons dans un cercle vicieux.

– Je m'en aperçois.

– Ah ça! dit Julienne avec enjouement, que vous faut-il de plus? Un mari? Vous l'avez. Un enfant? Vous l'avez. De l'argent? Vous en avez. Des distractions? des goûts? des relations? Vous avez tout cela. Il ne tient qu'à vous d'en profiter pour votre plus grand plaisir. Peut-être, ajouta-t-elle malicieusement, n'êtes-vous pas très heureuse en ménage? Mais non, vous m'avez toujours assurée du contraire.

– C'est vrai, répliqua Pauline qui ne voulait pas se laisser interroger par Julienne; c'est vrai, et lorsque je cherche des raisons valables à mon mécontentement, je n'en trouve pas. Attribuez-le à mon caractère, moins propice que le vôtre, ou aux idées noires qui, sans qu'on sache pourquoi, troublent les meilleures volontés, et n'en parlons plus. Parlons de vous, continua-t-elle pour prendre à son tour l'offensive: qu'avez-vous fait toute cette semaine que je ne vous ai pas vue?

J'ai bien des choses à vous raconter. Vous savez que je n'ai pas de secrets pour vous, et que je me plais à vous tenir au courant des moindres événements. Imaginez-vous que je suis réconciliée avec Arthur.

– Arthur? fit Pauline sans comprendre.

– Oui, Sénéchal, le sénateur. Vous ne saviez pas qu'il s'appelle Arthur?

– J'ignorais même que vous fussiez brouillés.

– A mort, depuis deux mois. Je ne le voyais plus. Hier, enfin, il me revient, contrit, repentant, implorant son pardon pour la scène ridicule qui avait été cause de notre querelle. Je le lui accorde délibérément. Là-dessus, il tire de sa poche un écrin, l'ouvre, m'exhibe un charmant bracelet de turquoises et me l'offre pour sceller la paix. Je me drape alors de toute la dignité que je puis rassembler, je le considère calmement et je lui dis en propres termes: «Pour qui me prenez-vous, Monsieur? Je n'ai pas l'habitude de recevoir des présents de mes amis, surtout dans de pareilles circonstances. Mon mari gagne assez d'argent pour me donner des turquoises quand j'en ai envie. Si j'ai eu quelques bontés pour vous et si je suis disposée à oublier le passé, ce n'est pas pour d'autres intérêts que celui de votre personne. Je ne veux pas qu'il y ait dans nos rapports l'ombre d'une vénalité.» Ce petit discours a fait le meilleur effet. Il m'a appelée une Danaé armée d'un parapluie. Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais ce doit être un compliment. Néanmoins, comme les turquoises étaient jolies, j'ai fini par les accepter. «Allons! a dit Arthur, vous fermez votre parapluie: il fait de nouveau beau temps.» Comment trouvez-vous mon histoire?

– J'en suis heureuse pour vous. Mais quel était le sujet de la querelle?

– Arthur était jaloux de Réderic. De quoi venait-il se mêler? Réderic est un charmant garçon. Ne suis-je pas libre de le recevoir chez moi comme je veux et autant que je veux?

– Et M. Chandivier?

– Mon mari?.. Mon mari n'entend pas que je sois chez lui comme au couvent. Nous recevons beaucoup. Parmi les hommes qui fréquentent notre maison, il y en a naturellement qui me plaisent plus que les autres. Ceux-là reviennent plus souvent. Mon mari a d'autant moins à s'en offusquer, qu'il les trouve lui-même très agréables. Le reste ne le regarde pas.

– J'adore votre sérénité.

– Mais, ma chère, le mariage n'est pas un enfer. C'est un état-civil. Pourquoi voulez-vous que nous autres femmes aliénions notre liberté sous prétexte que nous échangeons notre nom contre celui d'un homme? Cet acte nous vaut, au contraire, l'indépendance. En règle avec la société, nous avons le droit désormais d'écouter les propos flatteurs murmurés à nos oreilles par de séduisants amis, nous montrons nos épaules et nos gorges dans les bals, nous conversons avec aisance sur les sujets qui piquent notre curiosité et qui nous étaient auparavant défendus, nous lisons les livres jadis mis sous clé, tous les rêves que créait subrepticement notre imagination deviennent la réalité, nous sommes maîtresses de nous donner à qui nous aime et d'aimer qui nous semble aimable. Qu'y a-t-il là de si triste, et comment peut-on souffrir du mariage? Il y a des maris tyrans, jaloux, insupportables, j'en conviens; et les femmes qui en sont affligées me paraissent fort malheureuses. Mais le cas est relativement rare: ce n'est, au moins, ni le vôtre, ni le mien. Et puis, une femme de quelque intelligence sait toujours se tirer d'affaire.

– Rien n'est facile, en effet, comme de tromper son mari, si jaloux qu'on le suppose.

– Tromper! tromper! C'est un mot bien gros et surtout bien démodé. Qui trompe-t-on? Personne. Il ne s'agit point, sans doute, de mener ostensiblement une vie déréglée: nous avons trop le sens des proportions et de ce qui sied à notre rang et à notre monde! Mais en voilant discrètement les mystères de notre cœur, nous n'avons en aucune façon l'intention de tromper. Le sentiment qui nous retient est plutôt une pudeur qu'une hypocrisie. Vous imaginez-vous le charivari que cela ferait, si chacun criait ses petites affaires sur les toits! Ma chère, nous restons silencieuses tout simplement, sans y mettre de mauvais desseins, parce que l'amour s'effarouche du bruit et ne s'épanouit qu'à l'ombre. L'amour conjugal lui-même agit-il autrement? Non, n'est-ce pas: nous ne faisons guère part au public des relations plus ou moins intimes que nous avons avec nos époux. Le public ne voit le mari que dans ses fonctions de cavalier, au bal ou au théâtre, de maître de maison et de père de nos enfants; le reste lui échappe et doit lui échapper. N'est-ce point aussi par un esprit de délicate charité que nous cachons aux hommes à qui nous nous donnons, époux ou amants, que nous nous sommes données à d'autres? Chacun d'eux, s'il est intelligent, doit se douter qu'il n'est pas seul: mais à quoi bon le lui faire savoir? Ce serait d'une extrême incivilité.

– Cela est très naturel, fit Pauline, surtout quand vous le dites. Pour vous, accentua-t-elle, cela n'offre vraiment aucune difficulté. Je comprends qu'avec de pareilles idées vous vous sentiez libre. Vous me faites l'effet d'être très heureuse.

– Très heureuse, je vous le jure.

– Vous avez résolu là un grave problème.

– Et, comme vous le voyez, la solution est à la disposition de tout le monde.

– C'est-à-dire de ceux pour qui liberté n'implique rien de plus que la simple possibilité de satisfaire leurs caprices.

– Que vous faut-il d'autre?

– La liberté morale.

– Qu'est-ce que cela veut dire?

– C'est juste, répondit Pauline; j'oubliais que vous êtes heureuse: vous ne pouvez pas savoir ce que c'est.

– Ne cherchez-vous pas un peu midi à quatorze heures, ma chère?

– Que voulez-vous! Chacun n'habite pas sous le même méridien.

– Je crois que ce qui vous trouble est l'apparente hypocrisie qu'il y a à ce que nous gardions le secret de nos amours. Vous voudriez l'amour au grand soleil. Ne voyant dans l'amour qu'un bien, vous vous demandez pourquoi on le cache comme le mal. Vous avez raison, et dans le pays d'Utopie on doit aimer comme vous le désirez. Mais vous ne tenez pas compte de ces affreuses passions humaines qui s'appellent la jalousie, l'amour-propre, la médisance, la domination, l'intolérance. Concevez-vous les précautions à prendre pour n'offenser personne, ne pas provoquer une mêlée générale et faire régner un peu de paix sur cette pauvre terre, où il y a d'ailleurs tant d'occasions de se battre?

– Oui, dit Pauline, et cela revient justement à ce que je disais, c'est qu'il faut manquer de sens moral pour ne pas s'apercevoir que cette liberté de l'amour dont vous vous prévalez n'est, en réalité, que la pire des tyrannies.

– Voyez, pourtant, ce qui m'arrive, reprit Julienne, qui n'était pas d'humeur à soutenir longtemps une discussion de principes et préférait s'en référer aux incidents de la vie quotidienne. Vous savez que je ne m'inquiète guère de ce que fait mon mari hors de ma maison. Je ne suis ni jalouse, ni curieuse. Il doit avoir, comme tous les hommes, ses aventures. Je ne l'en blâme point. Je ne demande de lui que les égards et le respect auxquels une femme a droit. M. Chandivier a, du reste, toujours observé vis-à-vis de moi une réserve dont je le loue. Ce n'est pas que je n'aie parfois surpris quelques indices de ses infidélités probables. Mais, jusqu'à présent, je ne lui connaissais pas de maîtresse. Or, hier, en même temps que je me réconciliais avec Arthur, j'apprenais, par le plus grand des hasards, que mon mari avait une liaison. Voici comment: enchanté, éperdu, l'âme au paradis, ainsi qu'il me l'affirmait, Arthur était en train de me baiser les mains avec une dévotion presque contagieuse, lorsque, sur un mouvement qu'il fit pour se jeter à mes pieds, des papiers s'échappèrent de sa poche, dont un entre autres qui s'ouvrit juste sur mes genoux et où je lus distinctement ce qui suit: «Mon cher sénateur, j'ai le plaisir de vous annoncer que, sur votre pressante recommandation, Mlle Rébecca, artiste dramatique, vient d'être engagée comme pensionnaire à la Comédie.» La lettre était signée du ministre. Je ne fis ni une, ni deux: «Monsieur, dis-je, une honnête femme n'admet pas dans son intimité un homme qui ose lui déclarer qu'il l'aime, lorsqu'il porte dans sa poche la preuve écrite de ses relations avec une actrice.» Que vouliez-vous qu'il fît? Qu'il trahît! Il n'y manqua pas. Doucement, il reprit ses papiers éparpillés, les rangea dans son portefeuille, puis en choisit un, qu'il me tendit en disant: «Vous m'y forcez, ma chère; ne m'en veuillez pas.» C'était une lettre de mon mari: «Mon cher Sénéchal, mille mercis pour votre aimable intervention. Grâce à vous, ma charmante Rébecca va être au comble de ses vœux. Depuis six mois elle ne rêvait qu'au jour où je lui apporterais, au lieu de bouquet, ce bienheureux engagement…» Bref, il ressortait clairement de ce billet que, loin d'être la maîtresse d'Arthur, Mlle Rébecca était celle de mon mari…

– Il fallait s'y attendre.

– Et je m'y attendais si bien, que, le premier moment de surprise passé, j'ai à peine éprouvé l'ombre d'un dépit. Lorsque j'ai revu M. Chandivier, rien n'eût pu lui faire soupçonner que j'étais au courant de son intrigue. Faut-il tout dire? Eh bien, je lui sais un gré infini de ne m'avoir jamais laissé deviner par ses paroles ou sa conduite qu'il possédait une maîtresse. Voilà comme je comprends le mariage! Pensez-vous que cela ne vaut pas mieux que s'il m'eût brutalement annoncé, sous prétexte de franchise, qu'il aimait une autre femme? A ce compte-là, il y aurait bientôt plus de divorces que de mariages!

– Vous avez raison, Julienne, et vous êtes excellemment conditionnée pour vivre à l'aise dans notre état de société. Que ne suis-je comme vous!

– Vous y viendrez. En attendant, je compte sur vous pour lundi.

– Cette représentation au Théâtre-Français? Irez-vous vraiment?

– J'irai. Ne sera-ce point très amusant de voir Mlle Rébecca? Mon mari m'a beaucoup vanté la pièce: mais je me doute des vraies causes de son subit enthousiasme pour la comédie sérieuse, lui qui, jusqu'à présent, ne fréquentait que les petits théâtres!

– Et vous êtes décidée à ne lui faire aucune observation?

– Aucune. Tant qu'il reste correct vis-à-vis de moi et vis-à-vis du monde, je ne saurais lui reprocher de prendre des libertés que je suis la première à revendiquer pour moi-même.

– C'est bien là l'idéal du mariage moderne, dit Pauline en manière de conclusion.

Elles causèrent encore de choses et d'autres, puis Julienne se leva pour partir.

– Bien entendu, ma chère, pas un mot de tout cela à personne. Du reste, je vous sais un tombeau.

Comme Julienne sortait, Marcelin revenait de l'école.

– Oh! le bel enfant! C'est votre fils? Comme il a grandi! Je ne le reconnaissais pas.

Pauline, toute fière, souriait.

– Il vous ressemble, dit Julienne, mais en homme.

Elle le regarda, comme si elle le voyait pour la première fois, admirativement. Et, se penchant vers lui:

– On peut encore vous embrasser, Monsieur?

L'enfant, rougissant, reçut le baiser de la jeune femme.

«C'est curieux, pensa Pauline, il me semble que je suis jalouse.»

Julienne partie, Pauline effaça ce baiser sous les siens. Puis elle s'occupa longuement de son fils, le questionna sur l'emploi de sa journée, causa amicalement avec lui, s'intéressant à ses récits d'école. Attentive et douce, à la fois comme une mère et comme une institutrice, elle lui fit préparer ses devoirs pour le lendemain. Une de ses plus réelles joies était de suivre pas à pas les progrès de cette jeune intelligence. Quand il eut terminé, miss Dobby, sa gouvernante, vint prendre possession de lui pour la leçon d'anglais, et Pauline se trouva de nouveau seule.

«Hélas! pensa-t-elle, moi aussi je le connais, l'adultère, l'adultère louche, faux, dissimulé, tissu d'expédients infimes et d'abdications de conscience! J'ai savouré jusqu'au cœur ce fruit douceâtre et pervers de l'amour qu'on cache. Je sais ce que c'est que les courses furtives à travers Paris vers l'appartement meublé où, précipitamment, l'on jouit d'un bonheur limité au temps vraisemblable d'une visite à sa couturière; je n'ignore point les rendez-vous élaborés comme les combinaisons d'une diplomatie compliquée; j'ai ressenti les inquiétudes que fait naître tout regard où l'on croit deviner un soupçon! Ah! l'adultère! – car il faut bien lui conserver ce nom à cet amour qui prend les allures du crime – l'adultère m'est familier! L'enfant que je viens de caresser, cet enfant que j'aime, que j'adore, mon enfant, est un enfant adultérin.»

Et poursuivant le pélerinage de ses souvenirs, avivés encore par la conversation qu'elle venait d'avoir avec Julienne Chandivier, Pauline revécut rapidement l'histoire peu gaie de sa liaison avec le comte Auguste de Hartwald.

Ce fut à l'époque où, Facial lui devenant odieux, elle s'apercevait amèrement de l'erreur qu'elle avait faite en l'épousant, qu'apparut dans sa vie celui qui allait remuer en son cœur de nouvelles couches de sensibilité. On le lui présenta dans un bal officiel:

– M. le comte de Hartwald, secrétaire d'ambassade à l'ambassade d'Autriche-Hongrie.

Au premier regard, il la charma. Elle reçut un petit coup électrique, qu'elle reconnut de suite, quoiqu'elle ne l'eût jamais éprouvé. Facial n'avait pas produit cet effet. Jeune, aimable, élégant, Hartwald exerça sur Pauline une action dont il se rendit compte; et il faut croire qu'à son tour la jeune femme ne lui déplut pas, car il s'occupa de la revoir, lia connaissance avec son mari et ne tarda pas à se faire inviter chez eux.

Deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis leur rencontre, que Pauline devenait sa maîtresse.

Quelle joie que cette lune de miel de l'adultère, bien plus fertile que l'autre en ivresses aiguës! Dans l'adultère, Pauline mettait de sa volonté, de son désir, de sa personnalité; dans le mariage, elle ne constatait que son inertie, sa faiblesse, son enrôlement. Elle participait à l'adultère; elle subissait le mariage. Cette conviction de la conquête de son indépendance fut si vive, qu'elle en oublia longtemps la fausse position où elle se trouvait, pour ne s'abandonner qu'à son bonheur.

Elle aimait enfin!

Lorsqu'elle pensait à ces deux hommes qui la possédaient, et qu'elle mesurait la distance qu'il y avait de la lassitude ressentie avec l'un, au monde de volupté créé par l'autre, elle ne pouvait que s'écrier avec enthousiasme: J'ai trouvé! j'ai trouvé! Sa sensualité avait été éveillée par ce bel Autrichien, au regard velouté, aux gestes résolus. Elle se livrait à lui avec des frémissements de jeunesse, et son être entier fondait sous ses baisers. N'étaient-ce point là ces délices après lesquelles elle avait soupiré si souvent?

Son âme n'était point non plus étrangère à cette aventure. Hartwald lui devenait cher chaque jour davantage. Elle eût aimé causer longuement avec lui sur mille sujets, afin de pénétrer sa vie intellectuelle; elle eût voulu connaître son cœur et partager sa vie morale. Malheureusement Hartwald ne s'ouvrait guère à elle, soit que son caractère froid, sous son masque aimable, le rendît peu communicatif, soit qu'il ne considérât sa liaison avec Pauline que comme une intrigue sans conséquence. Ce manque de confiance causa un réel chagrin à la jeune femme.

Lorsqu'elle s'aperçut qu'elle était grosse de lui, elle le lui annonça avec une douce espérance. L'enfant ne serait-il pas entre eux un lien plus effectif que les heures d'amour? Hartwald n'en parut pas trop charmé. Ce lien que Pauline cherchait à nouer, il s'employa à le défaire insensiblement. Avant même que Marcelin fût venu au monde, il espaça petit à petit ses rendez-vous, prétextant tantôt d'absorbants travaux, tantôt des voyages à l'étranger. Toujours correct cependant, il s'appliquait à ne donner prise à aucun reproche. Pauline ne pouvait décemment exiger qu'il lui fît le complet sacrifice de sa vie, de ses ambitions, de ses talents.

Peu de temps après la naissance de Marcelin eut lieu un mouvement diplomatique. M. de Hartwald fut nommé ministre d'Autriche à Athènes. C'était la séparation. Quelque chose se brisa dans le cœur de Pauline. Un pressentiment l'avertit que l'adieu serait éternel. Leur dernière entrevue fut pour elle d'une tristesse profonde. Hartwald se montra particulièrement affectueux, comme s'il comprenait le vide que son absence allait laisser chez cette femme qui l'avait aimé; quelques larmes d'émotion coulèrent même le long de ses joues d'habitude si calmes. Il promit de rester son amant à distance, de penser à elle, de lui écrire, de revenir le plus souvent qu'il le pourrait à Paris. Hélas!..

Pauline reçut quelques lettres. Puis, plus rien: un silence de mort.

Un an s'était écoulé, lorsqu'elle apprit le mariage du comte Auguste de Hartwald avec l'héritière d'une des familles les plus aristocratiques de Vienne.

«Quel triste roman! songeait-elle. Et pourtant, je ne me repens pas d'avoir été la dupe de mon cœur. Il fallait ce dérivatif à la duperie plus grande encore de mon mariage. J'y ai expérimenté ma faculté d'aimer et de souffrir: j'y ai pris conscience de moi-même. Mais j'y ai vu aussi la vanité de l'adultère.»

Personne ne s'était jamais douté de sa faute. Elle avait évité les confidences auxquelles les femmes se laissent si facilement aller, les imprudences de langage si vite commises, les allusions si tentantes. Rien n'eût pu même faire soupçonner qu'elle avait un secret à cacher. Son mari avait été trompé avec l'habileté la plus consommée.

Le remords? Pauline ne l'avait pas connu. Il lui aurait fallu se sentir coupable: et vraiment, pleine de sa dignité, de son droit, elle ne pouvait considérer que comme légitime le don d'elle-même fait à l'homme aimé. Sa philosophie était nette à ce sujet; et ce n'était point là une philosophie d'occasion imposée à sa conscience par sa raison ou ses passions et en contradiction avec elle: elle lui apparaissait comme souverainement juste. En quoi était-elle liée à Facial? Le mariage qui les unissait avait uni leurs corps, leurs biens, leurs noms, non leurs âmes. En conséquence, elle se trouvait libre, à supposer même qu'elle n'eût pas eu le droit de délier son âme si celle-ci avait été liée. Facial l'eût ardemment aimée, qu'elle eût pu éprouver à son égard un sentiment de pitié qui l'eût fait hésiter: mais ce n'était point le cas. Facial était un amoureux trop superficiel, et s'il avait découvert que sa femme le trompait, il eût été blessé bien plus dans son amour-propre que dans son cœur.

Ni le danger, ni le remords ne constituaient donc pour Pauline le vice de l'adultère.

Sa vraie souffrance avait été de sentir sur elle la main de fer de la société, cet étau qui comprime les aspirations, empêche les émotions d'éclater librement et sincèrement, meurtrit ce qu'il y a de meilleur dans l'âme, avilit le caractère, supprime le courage. Alors qu'elle aurait voulu faire couler à pleins bords son ivresse, elle avait dû la contenir et n'en pas laisser filtrer une goutte. Radieuse, il lui avait fallu arrêter les rayons trop ardents qui partaient de ses yeux. Et quand, plus tard, sa sensibilité douloureusement multipliée aurait eu besoin de se répandre en larmes apaisantes, c'est le visage sec et impassible qu'elle s'était vue obligée de faire face au monde qui exigeait d'elle le mensonge d'une attitude. Oh! feindre! toujours feindre! quel supplice pour son âme droite! Que de fois elle aurait désiré émanciper son amour, briser autour de lui ces barrières qui le retenaient captif, bousculer cet attirail irritant de stratagèmes et vivre à sa fantaisie, comme l'oiseau vole dans les espaces qui lui plaisent. Mais il ne fallait pas y songer: tant de mailles l'enserraient! Hartwald, le premier, n'aurait point consenti à s'évader avec elle hors des lois. Aux quelques allusions que sa maîtresse avait faites à une vie plus libre, il avait manifesté un tel effroi, que Pauline, intimidée, avait elle-même eu peur de son audace. Et ses précautions avaient redoublé pour que l'adultère restât bien ce qu'il devait être, le plaisir secret, défendu, silencieux, qu'on prend à l'insu de tous, dont on rougit de se murmurer l'aveu et dont la divulgation publique serait le déshonneur.

Si c'était là la liberté de l'amour, quelle ironie!

Aussi, après le départ de Hartwald, était-elle restée privée de courage pour tenter de nouvelles expériences et courir à d'autres désastres. Elle avait renoncé à l'amour. Ce qu'elle voyait autour d'elle, le triste spectacle de l'adultère contemporain contribuait à la maintenir dans la détermination qu'elle avait prise. Il semblait qu'on ne pût pas aimer autrement que de cette façon avilissante. Plutôt ne pas aimer! se disait-elle.

Les années avaient passé.

Cependant, Pauline avait beau se faire illusion sur sa tranquillité présente, elle sentait bien, au fond, qu'elle n'avait pas encore réellement pris congé de la vie. Elle était jeune, l'avenir s'ouvrait toujours devant elle. Partagée entre sa volonté bien arrêtée de ne plus tomber dans le piège de l'adultère et les aspirations de son cœur qui ne pouvait pas s'abstenir de battre, elle demeurait incertaine d'elle-même, inquiète d'être femme, irritable et sans fondement moral. Lorsque Facial l'avait par trop énervée, elle se laissait aller aux plus amères pensées de révolte. Il fallait que le souvenir de son fils, le visage aimé de son Marcelin s'interposât et l'exhortât à la patience. Pour lui, elle taisait ses griefs. Puis, d'autres fois, dans les périodes d'indifférence, elle s'estimait relativement heureuse. Son mari était bon, commode. Avec lui, elle jouissait d'une douce sécurité. A tout prendre, cela valait mieux, peut-être, que d'être livrée aux hasards du cœur.

Des pas se firent entendre. Pauline tressaillit, arrachée aux souvenirs, qui, malgré tout, sont encore du rêve. C'était Facial qui rentrait.

Il arrivait d'excellente humeur.

– Quelle belle journée! fit-il. Il faut croire que ce pauvre Derollin avait invité le soleil à son enterrement. Cette promenade m'a fait du bien.

– Y avait-il beaucoup de monde?

– Oui, oui: Derollin avait des amis. J'ai vu Sénéchal. Nous avons causé pendant le trajet. Mon affaire va très bien. Je compte figurer à l'Officiel au nouvel an. Il y a déjà longtemps que j'en ai assez de cette petite fioriture, dit-il en envoyant une chiquenaude sur sa boutonnière, où était noué un ruban de chevalier: c'est le moment de remplacer ça par une rosette.

Facial se mit à raconter par le menu sa journée. Il s'extasia sur le déjeuner qu'il avait fait, avec Sénéchal, à la sortie du cimetière, dans un cabaret du boulevard Montparnasse.

– Il y a des coins ignorés dans Paris!

Les huîtres, le perdreau, le fromage, tout s'était trouvé exquis. On avait servi un cassoulet provençal dont il se pourléchait encore les lèvres. Et quel Chambertin!

– A propos, dit-il négligemment, une nouvelle qui vous intéressera peut-être: les journaux annoncent la mort de M. de Hartwald, décédé à Constantinople… Vous savez, ce M. de Hartwald qui a été ici secrétaire d'ambassade et qui, pendant quelque temps, venait assez souvent chez nous.

– Pauline pâlit. Une violente émotion serra ses tempes. Un instant, tout tourna dans sa tête. Puis, brusquement, elle sentit que des larmes allaient jaillir.




III


Le rideau se levait, lorsque Facial et Pauline arrivèrent. Ils trouvèrent dans la loge M. et Mme Chandivier déjà installés. Pauline prit place à côté de Julienne, tandis que Chandivier, après un rapide serrement de main à Facial, lui soufflait dans l'oreille:

– Attention, elle va faire son entrée.

Facial regarda la scène. La comédienne qui jouait le rôle principal venait de donner un coup de timbre. Une femme de chambre parut: c'était Rébecca.

– «Mademoiselle est auprès de M. le vicomte», eut-elle à dire.

Puis elle sortit.

Facial se tourna vers Chandivier qui rayonnait:

– Mes félicitations, fit-il, elle a très bien dit ça.

– Ces petits rôles n'ont l'air de rien, dit Chandivier; mais le difficile n'est pas tant de parler que de se tenir en scène, d'effectuer convenablement les entrées et les sorties. Du reste, attendez-la à sa grande scène du deuxième acte: vous verrez qu'elle n'est pas trop déplacée sur les planches du Théâtre-Français.

A la vue de Rébecca, Julienne n'avait pas sourcillé. Lorsqu'elle eut disparu, un fin sourire erra sur ses lèvres. Elle toucha du bout de son éventail le bras de Pauline et, tandis que les deux hommes chuchotaient derrière elle, lui demanda à voix basse.

– Comment la trouvez-vous? Jolie fille, n'est-ce pas?

La pièce se poursuivait.

– «Je ne suis pas de celles qui se figurent qu'un autre homme peut faire oublier à une femme l'homme qu'elle aime et qui la trahit,» débitait la première actrice à une seconde qui servait à la fois de confidente et de mentor; «à ce compte-là, on ne s'arrêterait plus; car il n'y a aucune chance que le second vaille mieux que le premier et l'inévitable troisième que le second. Ou nous aimons notre mari, et alors celui qui prétend le supplanter nous apparaît comme un simple imbécile, ou nous n'aimons plus notre mari, et alors, si, ayant épousé librement, comme nous l'avons fait, toi et moi, un homme qui nous plaisait plus que les autres, nous arrivons à ne plus rien lui inspirer, à ne plus rien éprouver pour lui, c'est démence ou dévergondage de risquer une nouvelle épreuve avec un monsieur qui vient vous offrir secrètement, sans respect, sans sacrifice, sans amour, je ne sais quel passe-temps honteux, quelle compensation dégradante de fiacre et d'hôtel garni.»

Julienne se mit à rire à cette tirade qu'elle était si peu faite pour goûter.

– Ce personnage est un peu bête, glissa-t-elle à Pauline. Comme si l'on n'aimait qu'un seul homme dans la vie, et comme si ce seul homme devait nécessairement être le mari! On aime ou on n'aime pas son mari, c'est certain: mais, si on l'aime, rien n'empêche qu'on ne puisse en aimer d'autres aussi; et si on ne l'aime pas, c'est une raison majeure pour chercher ailleurs ce qu'on ne trouve pas chez lui. Avant tout l'amour!

Pauline était mieux en situation de comprendre. Mais, dans sa pensée, elle rapportait ces paroles bien plus à Hartwald qu'à Facial, et le sens en était ainsi complètement dénaturé. D'ailleurs, elle n'admettait pas cet exclusivisme de l'amour. Et si, pratiquement, les «nouvelles épreuves» lui faisaient peur, c'était pour le peu de dignité que l'adultère lui semblait comporter dans la société actuelle, et non point par fidélité à quelque souvenir que ce soit. Qu'est-ce que le souvenir, une fois que l'amour est mort? Et qu'était-ce que le souvenir pour elle qui – elle s'en rendait bien compte maintenant – n'avait pas même connu le véritable amour?

– «Et si Lucien est infidèle», continuait l'actrice, «je me vengerai, c'est certain, mais pas comme les autres… Il faudra bien que je sache la vérité. Si elle est ce que je crois, je te réponds que j'en aurai vite fait et que je ne resterai pas longtemps au partage. Tout ou rien!»

C'était donc une femme jalouse de son mari, et qui, pour peu que ses soupçons fussent fondés, méditait de se venger de lui, non point par les procédés ordinaires, l'amant consolateur, mais par l'adultère brutal, sans plaisir, pour la seule satisfaction de lui crier après: Voilà, je t'ai rendu la monnaie de ta pièce.

Un quart d'heure de dialogue entre divers personnages, et les soupçons se changeaient en certitude.

Suivait alors la scène avec le mari:

– «Tu sors?

– «Oui.

– «A cette heure-ci? Où vas-tu?

– «Au cercle.

– «Qu'est-ce que tu vas faire au cercle?»

Lucien s'embrouillait et finissait par avouer qu'il allait au bal de l'Opéra. Là-dessus, l'ultimatum, sur lequel allait, sans doute, pivoter la pièce:

– «Regarde-moi bien. Je t'aime passionnément; j'adore l'enfant né de cet amour, je suis une très honnête femme et je n'ai qu'une idée, c'est de continuer à l'être; mais, comme je tiens le mariage pour un engagement mutuel, comme nous nous sommes volontairement juré respect et fidélité, que je te suis fidèle et que tu n'as à me reprocher que d'avoir fait mon devoir, je te donne ma parole que, si jamais j'apprends que tu as une maîtresse, une heure après que j'en aurai acquis la certitude…

– «Une heure après?» interrogeait l'acteur.

– «J'aurai un amant,» répondait sa partenaire. «Et je te promets, moi, que tu seras le premier à le savoir. Œil pour œil, dent pour dent!»

– Quelle effrontée! murmura Facial, froissé dans ses principes.

Julienne haussait les épaules. Elle trouvait cette femme de plus en plus bête.

Chandivier n'écoutait pas.

Pour Pauline, la pièce prenait décidément une tournure déplaisante. La jalousie était un sentiment si peu conforme à sa notion moderne de l'amour. Cet homme n'avait-il pas le droit d'avoir une maîtresse, si sa femme le laissait indifférent? Celle-ci, par contre, pouvait se détacher tranquillement de lui et se donner à un autre, pour peu que le cœur lui en dît. Mais cette menace de prendre un amant par dépit, cette vengeance mesquine, ridicule, folle, comme cela était peu digne, comme cela était bas! La tyrannie du mariage s'étalait là cruellement. Non, certes, jamais il ne fût venu à l'idée de Pauline d'imposer de la sorte son amour.

Elle jeta un coup d'œil sur la salle.

Ces hommes, ces femmes entrés ici au sortir de l'existence quotidienne, apportant avec eux leurs désirs, leurs souffrances, le secret de leurs passions et le trouble de leurs besoins inapaisés, que pouvaient-ils bien penser de ces théories étroites et rudes prêchées à leurs oreilles et mises en action sous leurs yeux? Écoutaient-ils sérieusement, ou ne se laissaient-ils pas plutôt distraire du fond par le prestige du style, l'ingéniosité de l'intrigue et le charme de l'interprétation? S'ils réfléchissaient, accepteraient-ils avec des applaudissements ces doctrines si contraires à celles qu'ils devaient pratiquer réellement? Mais la plupart ne cherchaient évidemment pas à discuter; ils étaient venus au théâtre pour se délasser: et, pourvu que la pièce fût bien faite et leur offrît un amusement suffisant, ils se déclaraient satisfaits.

Elle aperçut, à l'orchestre, Sénéchal. Aux bons passages, il hochait la tête avec satisfaction. Il ne se faisait cependant pas faute de détourner à tout moment sa lorgnette de la scène pour la braquer sur Julienne. Non loin de lui se trouvait Réderic. Par quel hasard? Ou plutôt n'étaient-ils pas tous deux prévenus de la présence de leur maîtresse au théâtre? Julienne avait envoyé de leur côté un léger signe d'intelligence. Auquel s'adressait-il?

A l'orchestre, plus personne de connaissance. Mais, en face d'elle, elle reconnut le vicomte et la vicomtesse de Béhutin qui occupaient une loge. Ils étaient, comme d'habitude, froids, corrects, silencieux: impossible de distinguer si le spectacle les intéressait.

Vers la fin de l'acte, un monsieur entra dans leur loge et prit place derrière eux.

Pauline se demanda en vain qui ce pouvait être. Ce n'était pourtant point, lui semblait-il, la première fois qu'elle le voyait. Où s'était-elle déjà sentie troublée sous cette prunelle douce et sombre?

Un instant, elle eut l'idée d'interroger Julienne. Celle-ci saurait mettre un nom sur ce visage. Mais une pudeur retint la question. Soudain, Pauline rougit: l'inconnu venait de la lorgner.

– «Célestin! Célestin!» disait sur la scène Rébecca qui avait reparu, «prends ton chapeau, vite, vite! dis au portier que tu accompagnes madame la comtesse et trouve le moyen de la suivre sans qu'elle te voie. Elle est à pied. Sache où elle va et ne dis rien à personne.»

Elle poussa Célestin dehors. Elle sonna. Un domestique parut.

– «On peut éteindre», fit-elle.

Le rideau tomba lentement.

Chandivier applaudit avec bruit. Puis, il se précipita hors de la loge pour aller dans les coulisses.

Facial sortit aussi. Un moment après, Pauline le voyait apparaître dans la loge des Béhutin, présenter ses hommages à la vicomtesse et toucher la main aux deux hommes.

«Mon Dieu! pensa-t-elle, ils vont venir ici me rendre cette politesse.»

Sénéchal et Réderic étaient déjà accourus. Julienne, radieuse, causait beaucoup, les amorçait l'un et l'autre à tour de rôle. Elle se savait désirable jusqu'au moindre de ses gestes. Mais sa force principale était encore d'être amoureuse elle-même. Amoureuse superficielle, qui avait moins des passions que des caprices: amoureuse cependant, s'éprenant tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là, mettant sa joie à satisfaire ces fantaisies de cœur et son charme à les provoquer.

Pauline était à la fois plus sérieuse, plus sensible, plus sensuelle et plus retenue.

Ce ne fut donc point sans un tressaillement, mais immédiatement enfoui sous une couche apparente d'indifférence, qu'elle vit entrer dans la loge le vicomte de Béhutin suivi de son compagnon.

Le vicomte la salua ainsi que Julienne.

– Permettez-moi de vous présenter mon beau-frère, M. Odon de Rocrange.

Pauline se souvint tout à coup des circonstances où pareille présentation lui avait été faite. C'était deux ans auparavant, dans une vente de charité, où elle tenait une boutique. La vicomtesse de Béhutin, dont elle venait alors de faire la connaissance, s'était arrêtée quelques instants, au bras de son frère, devant son étalage. Odon de Rocrange lui avait payé cent francs un bouquet de violettes. Depuis lors, bien que ses relations avec les Béhutin se fussent poursuivies, elle ne l'avait jamais revu.

«Quelle impression curieuse, se dit-elle, tandis qu'Odon s'inclinait, que de se trouver soudainement en présence d'un homme que l'on a rencontré une fois, il y a longtemps, dont on avait conservé le souvenir latent, mais auquel on ne pensait plus.»

– Vous avez, sans doute, oublié, Madame, dit Odon, que j'ai eu une fois l'honneur de vous acheter des violettes. Il est vrai qu'elles ont eu le temps de se faner depuis.

– Je me le rappelle, répondit Pauline.

– Le temps passe à la fois bien lentement et bien vite. J'ai été absent de Paris; j'ai beaucoup voyagé: alors que j'habitais l'étranger, absorbé par de nouveaux spectacles, je croyais être loin depuis une éternité, et maintenant que me voici de retour, il me semble que je vous achetais hier ces fleurs, et j'en sens encore le parfum.

– Vous connaissez mon mari? demanda à brûle-pourpoint Pauline, qui avait remarqué leur poignée de main dans la loge de la vicomtesse.

– Nous nous sommes vus, M. Facial et moi, la semaine dernière, à l'occasion d'une triste cérémonie. C'était aux obsèques de Jacques Derollin. Quel charmant garçon, quel cœur d'or que Derollin! Je ressens vivement sa perte. J'étais arrivé depuis quelques jours à peine et j'ignorais sa maladie. Je n'aurai pas eu la joie de le revoir vivant. La mort est toujours une surprise, quoiqu'elle soit la fatalité.

– Moi, je n'ai pas peur de la mort, dit Pauline.

– Moi, beaucoup, dit Odon.

– Qu'avez-vous à craindre? N'est-elle pas la même pour tous?

– Qui sait? Peut-être pas plus que la vie.

– En tout cas, nous devons la subir. Le mieux est de s'accoutumer à cette perspective, puisque les choses dont on a l'habitude ne sont plus capables d'effrayer.

– Cette nécessité de la mort, dit Odon, est justement ce qui me blesse. En face de ce qui est nécessaire, l'homme perd toute dignité; il se sent ravalé au rang de la machine inerte. De quoi lui servent, là contre, son énergie, ses talents, sa science? Il lui faut en passer par là. La liberté, dont nous sommes si fiers, et qui est, en somme, notre seule prérogative, ne se trouve plus alors qu'un vain mot. Et je ne parle pas seulement de la mort, mais de tout ce qui, dans la vie, porte le sceau de la nécessité. Ne sommes-nous pas humiliés de traîner un corps invariable, qui a ses tares et ses maladies? Mais ce qui me paraît insupportable, c'est le joug des nécessités artificielles, dont l'homme, auquel ne suffisaient pas les nécessités physiques, s'est ingénié à se charger, pour avoir encore plus à courber la tête. Que nous n'ayons pas la liberté du corps, c'est triste, mais que nous n'ayons pas celle de l'âme, c'est irritant.

– Vous voulez parler des conventions sociales?

– En général de tous ces liens spirituels, moraux, mondains, qui jettent autour de nous leur trame inextricable. Là où les lois ne nous tiennent pas, nous sommes assujettis par les habitudes, les manières de voir, les jugements du milieu où nous sommes nés. Voyez, par exemple, la religion. En principe, je le sais, nous jouissons de la liberté religieuse: mais sommes-nous libres? Songez aux obstacles presque insurmontables que rencontre celui qui veut changer de religion. Il faut qu'il ait une foi bien ardente ou un intérêt bien puissant pour braver l'animadversion, la colère, la haine, le mépris que son entreprise ne manquera pas de soulever autour de lui. Que de déboires éprouvera à suivre Voltaire le jeune homme qui appartient à une famille catholique, ou à prendre le voile la jeune fille dont les parents sont voltairiens! L'intolérance règne. Voyez la politique, voyez les arts, voyez les castes professionnelles. Partout nous sommes les jouets d'une artificielle destinée, qui est encore plus implacable que l'autre.

– C'est vrai, dit Pauline, nous nous sentons dominés par l'énorme puissance des mœurs et trop faibles pour oser résister.

– Nous cédons même contre notre conscience.

– Et en cédant, nous contribuons au développement de cette tyrannie.

– N'avez-vous pas remarqué, Madame, que chacun, en secret, manifeste son horreur du régime d'oppression morale sous lequel nous vivons, et que cependant il n'y a personne qui par ses actes, par ses paroles, par sa conduite publique et quelquefois même particulière ne fasse partie de cette fameuse opinion commune que l'on craint tant de se mettre à dos? Tous complices! N'est-ce point là le titre de la tragi-comédie que nous jouons?

– Pour les hommes peut-être: mais les femmes, ces sacrifiées, ont trop à souffrir de cet état de choses pour y consentir autrement que par impuissance.

– Les femmes comme les hommes, répartit Odon: ne sont-ce pas elles qui font et qui défont les mœurs? En morale, je crois les femmes plus puissantes que les hommes. C'est au public féminin que s'adressent de préférence nos littérateurs, lorsqu'ils entreprennent de traiter quelque question de morale. Et ils ont raison: la femme est le grand juge de ce qui est bien et de ce qui est mal, et l'homme qui, sans la femme, serait peut-être disposé à faire assez bon marché de ce qu'on appelle la décence, avec elle devient le plus rigoureux des censeurs.

– Avec elle, ou plutôt devant elle: car je pense qu'il y a là surtout un moyen de la tenir en dépendance.

– Il faut, au moins, avouer qu'elle s'y prête de bonne grâce. Croyez-vous que si les femmes ne scellaient pas de leur approbation cette morale sociale, parfois si immorale, les hommes songeraient à la leur imposer? Voyez en amour: la liberté de l'amour, dont les hommes usent jusqu'à un certain point, quoiqu'il ne faille point confondre la liberté de l'amour avec la liberté de la débauche, n'a pas de plus farouches ennemis que les femmes. Elles condamnent celle d'entre elles qui succombe. Et l'envie ne leur manque pas de condamner aussi l'homme! Nous y viendrons; le progrès des mœurs l'exige. Les signes précurseurs de cette réforme se font déjà sentir, et les auteurs nous offrent des pièces comme celle de ce soir, où l'homme et la femme sont mis sur le même pied, non de liberté, mais de vasselage. Vous connaissez la pièce?

– Je ne la connais pas, fit Pauline, mais, d'après le premier acte, je me doute de ce qu'elle sera.

– En effet, car la pièce est bien construite. Vous avez donc entendu Francillon déclarer la guerre à son mari. S'il la trompe, elle le trompera: ou plutôt elle le déshonorera, ne songeant nullement à le tromper, puisque son premier soin, une fois souillée, sera de lui faire un récit complet de l'adultère. Au bal de l'Opéra où elle vient de se rendre, seule, suivant de près son écervelé de Lucien, elle a toutes les facilités du monde pour s'apercevoir qu'elle est, comme l'on dit, abominablement trahie: et, qui pis est, pour une ancienne maîtresse, ce qui, paraît-il, constitue le comble de l'ignominie. Elle tiendra parole. Elle se jette à la tête du premier venu, l'emmène souper en cabinet particulier, dans le restaurant même où Lucien termine la fête avec sa belle, et, le lendemain, raconte tout à celui-ci avec de tels détails qu'il lui est impossible de douter de son malheur. Bien entendu, et pour la satisfaction du public, les choses s'arrangent. Francine n'a été, matériellement, la maîtresse de personne. Mais, dans la réalité, elle n'aurait pu faire autrement que d'aller jusqu'au bout: et la morale de cette comédie ne s'en dégage pas moins avec une implacable rigueur. La thèse, Madame, ce n'est pas, comme on pourrait le croire sur une audition distraite, que la femme a le droit d'avoir des amants du moment que l'homme a des maîtresses, mais, au contraire, que l'homme n'a pas plus le droit d'avoir des maîtresses que la femme des amants. C'est donc l'indissolubilité absolue du mariage qui est représentée ici comme la loi. Ailleurs, dans des pièces que vous vous rappelez probablement, le même auteur, qui semble s'être donné pour mission de diriger la société moderne dans l'amour, revendique pour la femme le droit de tuer l'homme qui lui est infidèle. Inutile d'insister sur celui de l'homme de tuer la femme qui le trompe: ce droit est acquis depuis longtemps. Ailleurs encore, il veut que l'homme vierge épouse la femme vierge. Que devient l'amour dans tout cela? On se le demande; cependant, chacun applaudit: les femmes d'abord, les hommes ensuite, sans penser que l'amour n'est pas une matière inerte sur laquelle on puisse contracter, stipuler, engager sa parole et sa signature comme pour un marchandage, mais la vie elle-même, la passion, avec toute sa mobilité, ses métamorphoses, ses secousses et son incertitude, le mouvement perpétuel de notre âme en quête du bonheur, l'agitation folle de l'être dans sa course vers l'idéal. Mais quoi, c'est la morale, ce qu'on croit la morale, la morale sans laquelle tout serait perdu. Et on applaudit; on n'oserait pas ne pas applaudir. Et vous aussi, Madame, vous applaudissez: et moi aussi, j'applaudis.

Très surprise, Pauline regardait cet homme qu'elle connaissait à peine et qui exprimait si bien ce qu'elle sentait elle-même. Il lui semblait qu'il la pénétrât, qu'il lût en elle, pour pouvoir conformer ses paroles à sa pensée et se rendre sympathique, et que, de ce fait étrange, une intimité subite vînt de se former entre elle et lui.

Elle ne voulut cependant pas se laisser si facilement deviner.

– Non, Monsieur, dit-elle, vous vous trompez: je suis plus franche que cela. Jamais je n'applaudirai quelque chose que je n'approuve pas. Mais le mariage est une chose si complexe! En un cas tel que celui dont il est question dans la pièce, on ne peut que souscrire aux angoisses de l'épouse et à son héroïque résolution. Car là, il y a véritablement amour: Francine adore son mari; celui-ci, on le sent, aime aussi sa femme, et cette maîtresse qu'il va rejoindre n'est pour lui qu'un simple amusement. Dans de pareilles circonstances, un homme est inexcusable de se conduire comme il fait.

– Mais certainement, Madame a raison, s'écria Sénéchal qui avait entendu ces dernières phrases. Voudriez-vous vraiment, de Rocrange, que ce grand sot de Lucien abandonnât impunément son exquise Francillon pour Dieu sait quelle demoiselle? Quand on a la bonne fortune de plaire à une charmante femme, ajouta-t-il avec son sourire le plus flatteur à l'adresse de Julienne, on mérite tous les châtiments si on ne la cultive pas avec dévotion.

– Que vous devenez sentimental, mon cher sénateur! dit Julienne. Il faut vous soigner.

– Que voulez-vous, Madame: mon mal m'est cher, et je mets ma volupté à l'entretenir.

– Et vous, Réderic, que pensez-vous des infidélités de Monsieur Francillon? dit Julienne.

Réderic, debout derrière la chaise de Julienne, tordait sa moustache avec humeur.

– Je n'ai pas écouté la pièce, répondit-il.

– Comme vous êtes désagréable, ce soir, observa-t-elle.

– Il y a de quoi.

Le vicomte de Béhutin restait impassible.

– Si Francillon écrase tellement de sa supériorité l'insipide demoiselle qui lui est préférée, dit Odon, c'est pour le seul intérêt de la pièce, et il ne s'ensuit pas que la thèse soit plus juste. Ne peut-il pas se trouver, et ne se trouve-t-il pas souvent dans la vie, que la femme intéressante, la femme qui aime, la femme séduisante et noble soit justement l'illégitime? Lucien serait-il encore inexcusable, si c'était Francillon sa maîtresse, si c'était Francillon qu'il allait rejoindre, laissant se morfondre à la maison quelque peu captivante matrone, dans le genre de cette madame Smith, par exemple? Ne voyez-vous pas que la thèse du mariage indissoluble s'effondrerait alors dans l'absurde?

– Oui, dit Pauline: car la sympathie va toujours à l'amour, quoi qu'on fasse.

– Et il faut présenter le mariage sous les couleurs de l'amour pour le rendre acceptable.

– En effet.

– Ce qui revient à dire qu'il n'y a qu'une seule morale possible: celle de l'amour.

– Et le mariage?

– Mon Dieu, Madame, il me semble que le mariage, dès qu'il n'est pas l'amour, est immoral.

– C'est une conclusion à laquelle nous ne sommes pas habituées, nous autres femmes, mais qui, je l'avoue, s'impose presque.

– Et comme l'amour, poursuivit Odon, n'obéit point à des lois humaines et n'est point sujet aux prescriptions d'un code, il s'ensuit que l'amour libre seul est moral.

– Ce qu'il fallait démontrer! dit Julienne en riant. Mes compliments, monsieur de Rocrange: vous entortillez les choses si bien, qu'à vous entendre on se laisserait aller à vivre comme des sauvages.

– Votre présence, Madame, suffirait cependant à établir l'immense avantage de la civilisation.

Tous sourirent; Julienne pinça les lèvres; Pauline fut incroyablement heureuse de cette impertinente riposte.

La sonnette de l'entr'acte mit fin à l'entretien.

«C'est extraordinaire ce que cet homme, en dix minutes de conversation, s'est emparé de moi!» pensait Pauline, tandis qu'Odon prenait congé d'elle.

Et Odon de Rocrange, regagnant sa loge, légèrement troublé, se disait:

«Je vais l'aimer… je l'aime déjà… O mon pauvre cœur!»

Un instant, Julienne et Pauline se trouvèrent seules.

– Comment trouvez-vous M. de Rocrange? demanda Julienne avec un clignement d'œil intrigué.

Pauline eut envie de la souffleter.

– Indifférent, répondit-elle.

Chandivier arrivait tout essoufflé. Dans le couloir, il rencontra Facial.

– Je viens de voir Rébecca. Nous soupons après le théâtre. Vous en êtes?

Facial fronça le sourcil.

– Non, dit-il, je dois rentrer avec Pauline. Je suis un homme marié, moi.

– Et moi, donc?

– Que faites-vous de Mme Chandivier?

– Oh! un de ces messieurs la reconduira.

Ils reprirent leurs places.

Chandivier, se penchant vers Facial, lui chuchota:

– Vous allez voir la scène du deux: vous m'en direz des nouvelles!

Le rideau se leva.




IV


Odon dut s'avouer que, depuis la soirée de la veille, il n'avait fait que penser à Pauline.

«Quelle étrange femme! Elle a eu l'air de goûter ce que je lui disais. Vraiment c'est la première fois que cela m'arrive: ouvrir ainsi mon cœur, parler sérieusement, presque philosophiquement, devant une femme que je n'avais, pour ainsi dire, jamais vue, dont j'ignorais le caractère et les idées! D'habitude, je fais comme tous les hommes: j'offre les boîtes de bonbons de l'esprit, je déploie l'éventail du flirt. Faut-il croire qu'elle m'a inspiré? Je me suis terriblement découvert: c'était plus fort que moi.»

Il alluma une cigarette et s'étendit sur un divan.

«D'où vient-elle? Que fait-elle? N'ai-je pas tort de lancer mon imagination sur cet inconnu d'où elle pourrait revenir trop imprégnée de désirs pour que je n'en souffre pas? Ah! les femmes! comme elles sont décevantes, lorsqu'on les touche de près! Mais celle-là me paraît être d'une race à part. Au moins, ce que j'ai éprouvé auprès d'elle diffère complètement de mes émotions ordinaires. Faut-il faire courir à mon cœur les risques d'une nouvelle aventure? Ne vaut-il pas mieux qu'il jouisse du calme relatif qu'avec mille précautions j'avais enfin réussi à lui rendre? Hélas! à peine instaurée, il faut que ma fragile tour d'ivoire s'écroule, comme un château de cartes, sous le souffle d'une femme! Car je sens bien que mon cœur est déjà pris.»

L'image de Pauline flottait devant ses yeux, et elle se précisait, se revêtait d'un charme grandissant, à mesure qu'il y fixait quelque détail de plus dont il se souvenait. C'était surtout le son de sa voix qu'il se rappelait avec un vrai délice, cette voix si joliment murmurante, si harmonieuse, qui l'avait remué si profondément. Il l'entendait encore lui dire:

– «La sympathie va toujours à l'amour, quoi qu'on fasse.»

«C'est qu'elle est spirituelle, continua-t-il à rêver, elle a une âme fine, originale, intelligente. Elle doit comprendre à merveille les raisonnements sur la vie, et cependant elle est fraîche comme une jeune fille et ses observations les plus inquiétantes ont encore la grâce de la candeur. Que je voudrais savoir le fin fond de son être, aborder d'intimes sujets en compagnie de cet esprit captivant et singulier! Que pense-t-elle vraiment de l'amour? A-t-elle aimé? Elle ne doit pas avoir fait de bien cruelles expériences, mais elle en a fait. Comme une femme est mystérieuse, quand on y songe! Il suffit de s'intéresser un instant à une femme, pour se trouver en présence d'un paquet de hiéroglyphes qu'il s'agit de déchiffrer. Me donnerai-je cette peine? Oh! oui, car ce séduisant sphinx m'attire par toutes les fibres réunies de mon cœur et de mon imagination.»

Il se leva, erra d'un coin à l'autre, rêvant toujours, à la fois joyeux et triste.

«C'est que j'en ai déjà aimé des femmes! J'ai déjà cherché des solutions d'énigmes qui n'existaient pas! J'ai déjà cru trouver des trésors, et, soulevant la pierre qui semblait les sceller, je n'ai découvert que le vide, des chiffons, de la verroterie ou du fumier. N'importe! L'amour même déçu est encore de l'amour; il y a une douceur jusque dans la lie de cette coupe fatale et enchanteresse. Se lancer à corps perdu dans la destinée est peut-être le meilleur moyen d'en moins souffrir.»

Il ouvrit un carton, où se trouvaient des portraits de femmes à l'aquarelle, des dessins, des photographies, des lettres dont beaucoup étaient jaunies par le temps. Il considéra ces choses où restaient accrochés tant de souvenirs.

«Celle-ci, c'est Anne, ma première maîtresse. J'avais vingt ans, à peine. Oh! la première chair de femme à soi! Quelles émotions charmantes! Quels frissons extatiques! Que de délices dans les moindres gestes féminins! On est baigné de ravissement. Il semble que l'on soit un voyageur de génie qui découvrirait le paradis. Je garde très vives ces impressions de printemps. Qu'était Anne, en réalité? Je n'en sais rien: je ne la vois qu'à travers ce mirage… Voici Gabrielle. Pauvre fille! Elle m'aimait, je crois. Mais, à ce moment, je succombais à tant de sensualités diverses! La curiosité, le plaisir me jetaient, pour une nuit ou deux, dans les bras des unes et des autres. C'était l'époque cruellement exubérante de la jeunesse. Et Gabrielle pleurait; elle voulait me tenir par le cœur: c'était trop tôt pour moi. Pauvre Gabrielle! J'en ai conçu plus tard quelques remords… Dolorès! Rencontrée dans un voyage en Espagne. Ce fut celle-ci qui éduqua ma sensibilité. Oh! je me passionnai d'elle. Quels yeux brûlants! Quels embrassements magnétiques! Un amour de feu qui dura deux mois. J'étais ensorcelé. Puis, tout à coup, des soupçons atroces me poignirent. Je découvris que je n'étais plus seul. Un rival! Je connus la haine que ce mot peut enfanter. Les journées et les nuits tragiques commencèrent. J'épiai, je menaçai, je m'humiliai, je criai d'angoisse. Lâche jusqu'à songer au meurtre ou au suicide, brutal jusqu'à vouloir m'approprier par la force cette femme qui s'était éprise d'un autre et me détestait maintenant, j'épuisai les tortures et les hontes de la jalousie. Est-il possible que je sois descendu si bas! Chaque fois que je revois cette figure d'ange déchu, belle comme les ténèbres, sauvage comme la tempête, j'ai pitié de moi-même; et cependant d'anciennes blessures se rouvrent et recommencent à saigner… Henriette! Eveline! Mortes toutes deux. Eveline avait une grâce d'enfant; Henriette se compliquait d'un grain de folie. Elles étaient jolies vraiment, mais bien superficielles… Et Thérèse, qu'est-elle devenue? La dernière fois que je l'ai aperçue, c'est au Bois, il y a trois ou quatre ans. Elle conduisait un élégant tilbury. Son groom anglais prenait à côté d'elle des airs insolents. Elle me fit un léger signe de tête: elle daignait se souvenir peut-être qu'elle m'avait aimé… J'ai presque peur de tourner ces images. Combien il y en a! Près d'une vingtaine! Que de vagues où mon cœur a été ballotté comme une coquille de noix! Oserais-je dire qu'il n'y a pas sombré? Voici Marcelle, cette éternelle coquette, qui faisait payer chaque baiser de mille coups d'épingle. Voici Mme de Willis. Jamais elle ne se donna. Est-ce à cela que je dois cette sérénité avec laquelle je conserve sa mémoire? Elle fut avant tout une consolatrice; nulle plus qu'elle ne sut l'art de verser le baume sur les plaies, de combler de douceur les trous béants creusés par les brûlures de l'existence. Je lui dois la reconnaissance du malade pour sa sœur de charité… Qui sont celles-ci? Dorothée, Mlle Symens… Non, assez, fermons cela: c'est inutile.»

L'impression qui se dégageait de ces ruines était décidément triste. Avoir vécu tout cela! Que tout cela ait été successivement présent et ait absorbé son cœur! Avait-il, au moins, été heureux? Oui, à de certains moments, il avait cru goûter le ciel; à d'autres, il avait mordu à l'enfer. En somme, rien ne lui était demeuré étranger en amour, et, parvenu à ce terme, il se demandait s'il était bien certain que l'amour existât.

«Comme la vie elle-même, songea-t-il: si on la discute, elle s'évanouit. Et cependant, il faut vivre. Il faut aimer aussi.»

Et Odon se reprit à penser à Pauline.

«Je la reverrai.»

La revoir lui était facile. Il pouvait la rencontrer soit chez sa sœur, la vicomtesse de Béhutin, soit chez les Sénéchal ou chez les Chandivier, avec lesquels il entretenait comme elle des relations. Il avait été absent deux ans: quoi de plus simple que de reparaître dans le monde? Il pouvait enfin se rendre chez elle, à son jour de réception, puisqu'il lui avait été présenté et avait fait la connaissance de son mari. Il s'arrêta à ce dernier parti, qui lui parut le plus prompt.

«Maintenant, que se passera-t-il? On est souvent désillusionné lorsqu'on revoit une femme, qui, une première fois, grâce peut-être à un ensemble de circonstances spéciales et qui ne se reproduiront pas, a causé une forte impression. Et puis, si je l'aime véritablement, comment mon amour sera-t-il reçu? Est-elle une de ces femmes qui mettent leur tranquillité au-dessus de tout? Craindrait-elle les risques de la passion? Serait-elle trop sage pour exposer son cœur? Je n'ai aucune donnée pour répondre, sinon que quelque chose de mystérieux s'est échangé entre nous, quelque chose que j'ai bien senti, et que j'ai senti qu'elle sentait!

Contre son habitude, il déjeuna chez lui. Il demanda les journaux et les parcourut d'un œil distrait. Puis il s'informa s'il n'était pas venu de lettres.

– Il n'en est venu qu'une, ce matin.

– Pourquoi ne me l'avez-vous pas remise?

– Je l'ai déposée sur la table à écrire, comme Monsieur me l'a recommandé, pour qu'il trouve son courrier immédiatement à son lever.

Sur la table à écrire se trouvait, en effet, une lettre à laquelle Odon n'avait pas pris garde. Elle était timbrée de la province. A peine eut-il jeté les yeux sur la suscription, qu'il reconnut l'écriture et tressaillit. Il lui sembla qu'une couche d'eau glaciale tombait sur son cœur. Il lut:



«Monsieur de Rocrange,

»Au fond de la retraite où je vis depuis si longtemps confinée, je n'oublie ni mes devoirs, ni les droits que vous m'avez vous-même donnés sur vous. Nous avons été unis par l'Église; vous m'avez juré fidélité, je vous ai juré fidélité: et si vous avez cru pouvoir en agir légèrement avec ce serment, je me considère toujours comme liée par lui. Jusqu'à ma mort, vous serez mon époux, et rien, à mes yeux, ne pourra vous priver de ce titre. Votre nom, Odon, revient souvent sur mes lèvres dans mes prières. Je supplie Dieu de daigner vous pardonner vos fautes comme je vous les pardonne. Vous m'avez gravement et longuement offensée: néanmoins je suis prête à vous ouvrir de nouveau mes bras. Revenez à de meilleurs sentiments, repentez-vous, manifestez un désir de réconciliation, et le scandale de notre séparation cessera. Car ce qu'il y a de terrible dans notre situation, c'est que nous sommes en état permanent de péché et que chaque jour qui s'écoule augmente la dette effroyable dont nous aurons à rendre compte. Je sais bien que vous seul l'avez voulu, que vous seul êtes coupable: mais, votre femme jusqu'au bout, je suis résolue à prendre ma part de la réprobation que vous encourez. O mon ami, songez à la douleur, à la honte dont votre conduite me charge! Les remords sont pour moi, paraît-il: car si vous en éprouviez, vous ne me laisseriez pas l'initiative de cette tentative de rapprochement; c'est vous qui reviendriez à moi, comme l'enfant prodigue est revenu à son père; et vous ne seriez pas reçu avec moins de générosité. Rappelez-vous cette sainte parole, bien faite pour vous encourager, qu'il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui s'amende que pour mille justes qui persévèrent. On me dit que vous êtes de retour d'un long voyage. L'absence est quelquefois une source de calme pour les âmes tourmentées. A-t-elle su réfréner le flot tumultueux de vos passions? Alors que vous erriez sur la terre étrangère, de ville en ville et de pays en pays, avez-vous réfléchi à l'instabilité des choses humaines, avez-vous vu le néant de votre vie sans Dieu? C'est dans cet espoir que je vous écris. Si cette lettre trouve quelque écho en vous, dites un mot: tout le passé sera oublié. Sinon, ne me répondez pas: laissez-moi seule à mon cilice.

    »Marie de Rocrange.»

Odon rejeta la lettre avec humeur.

Elle tombait bien, vraiment, Mme de Rocrange!

Arraché aux rêveries qui l'avaient captivé toute la matinée, il en voulait à cette femme de venir ainsi interposer brusquement son ombre déplaisante entre lui et la vision lumineuse de Pauline.

Quel malencontreux souvenir que son mariage!

Voilà bientôt dix ans que, cédant aux instances de ses parents, aujourd'hui morts, de sa mère, surtout, qu'il adorait, il avait épousé sa cousine Marie de Rocrange, dont la beauté problématique menaçait de se flétrir, autrement, dans la paix de quelque couvent. Il ne l'avait jusque-là connue que comme une personne insignifiante, modeste, sans désirs et sans prétentions; et persuadé qu'elle n'exigerait de lui le sacrifice d'aucune de ses libertés d'homme, il n'avait pas marqué trop de répugnance à déférer au vœu de sa famille et à la conduire sans amour à l'autel. Le mariage consommé, Odon s'aperçut de son erreur. Sa femme n'était rien moins que docile et disposée à s'effacer. Dès l'abord, elle manifesta l'intention de le convertir. Ce furent de furieux assauts de femme fanatique contre ses habitudes de sceptique. Elle le traîna aux offices, l'entoura de prêtres et de vieilles demoiselles pieuses, organisa dans son salon de petites réunions chrétiennes où on l'assiégeait de discussions et d'homélies. Il aurait volontiers laissé sa femme libre de se conduire comme elle entendait, à condition qu'elle ne le fatiguât point de sa dévotion et ne se mêlât pas de sa vie intime; il aurait même consenti à l'accompagner à l'église, le dimanche, à lui donner tout l'argent qu'elle désirait pour ses œuvres pies, et, en général, à ne pas la choquer par l'étalage de ses mœurs et de ses idées. Mais, du moment que celle-ci entreprenait de lui imposer une nouvelle existence aussi peu conforme à ses goûts que contraire au sens vif qu'il avait de son indépendance, l'équilibre déjà précaire du ménage risquait fort de faire place au plus complet désarroi. Mme de Rocrange ne borna pas ses efforts aux choses de la religion. Il lui prit fantaisie de s'opposer à ce que son mari fréquentât ses amis; elle intriguait pour qu'il démissionnât de son cercle, protestait chaque fois qu'il sortait, soit pour dîner en ville, soit pour passer la soirée au théâtre. Elle eût voulu le cloîtrer dans son milieu à elle, avec interdiction de s'en échapper, fût-ce un instant, pour aller respirer un autre air. Au bout de six mois, Odon n'y tenait plus. Il signifia à sa femme que toute espèce de vie conjugale était impossible entre eux; qu'étant donnés leurs caractères, il n'était pas même séant de sauver les apparences. Et pour précipiter une séparation devenue inévitable, il afficha la maîtresse qu'il avait alors. Pendant quelques semaines, Mme de Rocrange lutta pied à pied; puis, elle se retira dignement et alla s'enterrer en province.

Odon l'avait vite oubliée. De loin en loin elle lui écrivait une lettre semblable à celle qu'il venait de recevoir: c'était tout. Il n'avait été question ni de séparation judiciaire, ni de divorce. Mme de Rocrange, qui, en l'état, avait seule qualité pour introduire une demande devant les tribunaux, s'y serait certainement refusée.

Cette grande femme ascétique, qui avait si inopinément traversé sa vie, contrastant avec toutes celles qu'il avait connues et plus ou moins aimées, lui faisait, à s'en souvenir, l'effet d'un long lambeau de nuage noir dans le ciel bigarré de ses maîtresses. Quelle ironie que l'existence! Il avait épousé la seule pour laquelle il n'eût pas une minute senti battre son cœur! Était-ce pour cela qu'il pouvait rester des mois entiers sans que le nom même de Marie de Rocrange, sa femme légitime, visitât sa pensée, alors qu'il lui arrivait si souvent de retrouver à un détour de sa mémoire la robe blanche ou rose de la plus humble des petites amies que le hasard lui avait données?

Il s'empressa de chasser cet oiseau de mauvais augure.

Puis, il s'habilla pour sortir.

– Ah! c'est bien: je te trouve encore à la maison, fit Réderic en entrant. Comment vas-tu?

– Et toi? Tu m'as l'air très satisfait de toi-même, aujourd'hui.

– Il y a de quoi. Je te conterai ça. Mais tu sortais, je crois?

– J'allais faire un tour sur le boulevard. Nous irons ensemble.

Une fois dehors, sur le trottoir, Réderic prit le bras de son ami.

– Eh bien! mon cher, c'est moi qui tiens de nouveau le haut du pavé.

– Le pavé, c'est Julienne? demanda Odon.

– C'est Julienne.

– Alors, ton rival? Sénéchal?

– Dégommé depuis hier.

– Il me semble que ces alternances de régime se produisent bien souvent! Le règne du sénateur n'a pas duré longtemps!

– Quinze jours. Et le mien commence, ou plutôt recommence: car, tu le sais, ce n'est pas la première fois que je suis au pouvoir.

– Ça t'amuse?

– Mon cher, que veux-tu? Si ce n'est pas cette femme, ce sera une autre! Nous en sommes tous réduits là.

– Tu n'es pas jaloux?

– Jaloux, non: mais irritable quand c'est moi qui suis mis au rancart.

– Comme hier! tu n'étais pas à toucher avec des pincettes.

– Tu t'en es aperçu? Eh oui, je l'avoue: la présence de ce glorieux de Sénéchal m'énervait. Mais qu'est-il arrivé? Au dernier entr'acte, comme j'étais venu prendre congé de l'artificieuse femme, elle me dit: «Comment, vous partez? Mais, je compte sur vous pour me reconduire chez moi.» – «Vraiment? dis-je, je croyais qu'à défaut de M. Chandivier cet honneur était réservé à M. Sénéchal.» – «Vous vous trompez, dit-elle: c'est vous qui me reconduirez.» A l'issue du spectacle, nous montons dans son coupé. Elle est plus adorable, plus féline, plus enveloppante que jamais. Je me laisse aller au charme que sécrète toute sa frivole personne. Ma mauvaise humeur fond à gros bouillons. Une fois chez elle: «Restez, m'ordonne-t-elle: mon mari est en partie fine, nous avons quelques heures à nous. Je veux aussi faire ma Francillon.» Je ne l'ai quittée qu'au petit jour. Elle a si bien fait «sa Francillon», comme elle dit, qu'il lui serait difficile, à elle, de venir crier: «Il en a menti!»

– Confidence pour confidence, dit Odon: je suis amoureux.

– Allons, bon! s'écria Réderic. Je croyais que les voyages t'avaient guéri.

– On peut guérir d'un amour: on ne guérit pas de l'amour.

– Est-ce alors la peine de changer?

– On ne change pas, on n'a pas l'intention de changer: on évolue.

– Ou plutôt l'on tourne, comme l'écureuil dans sa cage.

– Tu ne me demandes pas de qui je suis amoureux?

– Je le devine, répondit Réderic. On ne discute guère sur l'amour qu'avec les femmes qui l'inspirent. Or, hier, tu as discuté de manière à dessiller mes yeux d'observateur.

– Me suis-je fait remarquer?

– De moi seul: les autres étaient trop occupés de leurs petites intrigues.

– Et d'elle?

– Je l'espère pour toi, mais je crains que tu ne te sois mis en frais inutilement. Mme Facial est mariée depuis dix ans, et pendant tout ce temps, dans ce Paris aux yeux d'Argus, qui voit tout et qui invente ce qu'il ne voit pas, il n'a pas couru sur elle une seule de ces histoires dont les plus irréprochables savent mal se garder. Si elle était laide, passe encore: mais elle est jolie, quel miracle!

– Cette femme, dit Odon, a plus ému mon âme que mes sens. Il m'eût été pénible de penser qu'elle pût être mêlée à quelque mauvaise et banale aventure. On ne médit pas d'elle: tant mieux! Le principal mérite d'une femme n'est-il pas dans cette image pure d'elle-même qu'elle dresse dans les esprits? Elle prédispose ainsi à l'adoration. Rien de matériel ne s'attache à sa personne. Elle peut s'idéaliser sans peine, et, lorsqu'elle provoque l'amour, c'est dans ce qu'il a de noble, de consolant, de saint. L'homme qui a déjà beaucoup aimé réclame de plus en plus l'amour qui élève.

– Ton cas est grave, mon ami. T'imagines-tu que tu trouveras chez cette femme ce que tu n'as pas rencontré chez les autres: le désintéressement, la loyauté, le dévouement? Et fût-elle une exception, n'oublies-tu pas qu'elle n'est ni une vierge, ni un ange, mais une femme mariée et une mère, et qu'elle connaît les turpitudes et les douleurs de la chair? La poésie est morte, et ce n'est ni toi, ni Mme Facial qui la ressusciterez.

– Pessimiste! Sache que je ne demande à la femme que d'aimer, et cela suffit. L'amour transforme la créature terrestre en incarnation de Dieu. L'amour, c'est justement la poésie. Le corps, les sens, les baisers perdent leur ignominie de choses matérielles pour ne plus être que des instruments d'expression de l'idéal. N'y a-t-il pas une différence essentielle entre l'acte charnel de deux véritables amants et l'accouplement brutal dont il est dit: Omne animal post coïtum triste? Je ne prétends pas nier la nature; mais je pense que par l'amour la nature se transfigure au point de devenir le signe du divin. Une femme peut n'être plus vierge de corps: si elle n'a pas encore aimé, elle est plus vierge que la petite fille de dix ans qui verse des larmes de désespoir sur la mort de son oiseau. Mieux que ça: je crois que chaque nouvel amour redonne une virginité à la femme. Y a-t-il, en effet, deux amours qui soient comparables? A toute évolution du cœur, n'éprouve-t-on pas des sentiments inédits, dont on n'avait auparavant aucune idée, ne semble-t-il pas que l'on découvre d'autres horizons exceptionnels, n'est-on pas transformé de telle façon que l'on croit n'être plus le même? L'amour est un grand thaumaturge qui opère continuellement le prodige de la résurrection.

– A ce compte-là, fit Réderic, il n'y a besoin que d'un peu d'imagination pour voir dans les simples mortelles la fine fleur des séraphins du paradis. Je t'envie.

– C'est si vrai, ce que je te dis, que rien qu'à l'idée de la possibilité de cet amour je me sens régénéré. Et Dieu sait si j'ai déjà vécu! Eh bien, mon cœur est tout neuf: ou plutôt, j'ai un nouveau cœur, prêt à fonctionner.

– Après avoir balayé de la place les décombres des anciens cœurs brisés!

– Tu plaisantes, mais c'est cela: quelques tessons à enlever, et il ne reste que le nouveau cœur battant de jeunesse et d'espérance.

– Tu es heureux, soupira Réderic. Moi je garde toujours la même vieille sacoche pleine de trous, de déchirures, d'affaissements, et les raccommodages que j'en tente ne font qu'emporter d'autres morceaux.

– C'est que tu ne crois pas à l'amour, dit Odon.

– Comment, je n'y crois pas? Ah! j'y crois, malheureusement, j'y crois et j'en souffre. Mais, pour moi, l'amour est une passion malfaisante, un vice comme le tabac, l'alcool ou la morphine, dont on ne peut plus se passer, une fois qu'on s'y livre, et dont on meurt empoisonné. L'amour me cause des joies du même ordre que celles de l'ivresse, joies malsaines accompagnées de réveils écœurants. Je me sens un jouet stupide entre les mains de femmes qui s'amusent. Je remplis consciencieusement mon rôle de pantin, et quand elles tirent la ficelle, je lève les jambes, les bras, la tête et tout ce qu'on veut. La seule chose qui me reste à faire, c'est de me moquer de moi-même; je n'y manque pas: on appelle cela du scepticisme, et c'est bien porté.

– C'est que tu ne connais pas le véritable amour.

– Il n'y a pas de véritable ni de faux amour: il n'y a que l'amour, et l'amour ce sont les femmes. Les femmes sont toujours véritables, et leur fausseté même est encore la vérité. Ce qu'il faut dire, c'est que les individus sont différents, et que chacun, vis-à-vis des femmes, vibre d'une manière particulière. Plains-moi de vibrer si sèchement; aime à ta façon, qui est, sinon la bonne, du moins la plus agréable, et ne cherche pas à m'inspirer autre chose qu'une profonde admiration pour ceux qui, comme toi, parlent encore avec bonheur de l'amour.

– Si j'en parle avec bonheur, Réderic, ce n'est pas que j'en ignore les souffrances. Tout à l'heure, rêvant aux femmes que j'ai aimées, à ces disparues qui furent tour à tour mon univers, je me suis senti enveloppé d'une effroyable mélancolie. Quel était le résultat de ces bouleversements d'âme, de ces tumultes de passion? L'amour n'était-il donc qu'un perpétuel leurre? Mais quoi! C'est là la vie elle-même. Bienheureux celui qui a vécu, fût-ce pour avoir à dire ensuite: La vie c'est le néant! Vois-tu, mon cher, il n'y a encore que ces envahissements du cœur par l'amour, pour remplir ce vide de l'existence, si terrifiant lorsqu'on cède au vertige d'y penser. Ceux qui réfléchissent sont peut-être des sages: ceux qui aiment sont ou des fous, radieux inconscients qui ne sont nullement à plaindre, ou de plus sages encore que les sages, qui ont appris l'inanité de la sagesse et retournent avec transport à l'inoubliable folie.

– Et la folie, c'est la sagesse, ou vice versa! fit Réderic en riant. Allons! je vois avec plaisir que le monde n'est pas encore près d'entrevoir la vérité. Il me semble que toi-même, au moment où tu quittais Paris et que tu secouais contre cette ville agitée la poussière de tes pieds, tu vantais avec éloquence les avantages d'une vie chaste et exempte de passions. Comment concilier cela avec tes dithyrambes d'aujourd'hui?

– Cela ne se concilie pas: ou plutôt cela se concilie, comme tout ce qui est inconciliable, par les soubresauts du désir humain. Penses-tu que je sois toujours le même, que je n'aie pas comme un autre, plus qu'un autre, mes époques de dégoût et de fatigue? Les fins de passions sont généralement marquées par de pareilles lassitudes. Le cœur inoccupé cesse de vivre, devient philosophe, rêve de calme, c'est-à-dire d'anéantissement. Mais comme l'anéantissement n'est guère possible, le cœur, privé d'alimentation présente, se met à ruminer tristement les souvenirs du passé. Ce sont alors ces théories fausses et creuses sur l'amour qui viennent tenir la place de l'amour lui-même. On n'aime plus, et l'on raisonne sur ce que c'est qu'aimer. Il n'est pas étonnant qu'au lieu du calme que l'on cherchait on rencontre l'amertume. La mélancolie n'atteint que ceux qui regardent en arrière. Regarder en avant, tout est là! Et l'on s'en aperçoit vite, dès qu'une passion naissante prend en victorieuse possession de ce cœur béant, lui apparaissant tout à coup, à lui qui niait, évidente comme la révélation, irrésistible comme le salut.

– Le coup de la grâce!

– Et une fois plein de la seule chose qui puisse le remplir, l'amour, il lui semble qu'il retrouve le bonheur, qu'il avait perdu, le bonheur avec ses périls, c'est vrai, mais avec sa souveraine vitalité, son éternelle jeunesse. Il ne conçoit plus qu'on discute l'amour: il n'aspire qu'à aimer.

– Le coup de grâce!

– Voilà mon état présent, Réderic. Ce que je me demande seulement, avec une douce angoisse, c'est si mon cœur, qui recommence à battre, s'est mis en mouvement pour une de ces passions sérieuses et bénies qui remuent l'homme entier et l'arrachent décidément aux mesquineries de la solitude. Tout à l'heure, je recevais une lettre de Mme de Rocrange. Rarement j'ai eu plus vivement conscience de ce crime de mon existence: avoir consenti, fût-ce pour quelques mois, à vivre sans amour avec une femme.

– Qu'est-ce alors que d'aimer une femme comme j'aime Julienne, la détestant cordialement et attendant le jour de délivrance où j'en serai guéri?

– C'est étrange!

– Hélas, non! La plupart de tes contemporains aiment ainsi, et c'est toi qui es exceptionnel.

Ils arrivaient sur le boulevard.

– Nous prenons l'apéritif? dit Réderic.

– Si tu veux, répondit Odon. Où dînes-tu, ce soir?

– Quelle question! Chez les Chandivier.

Ils s'assirent à la terrasse d'un café.

– L'amour est pourtant la raison de la vie, dit Odon.

– Connu! fit Réderic. Garçon, l'absinthe!




V


– Je servirai le thé aujourd'hui, chère amie, si vous voulez bien me confier ces délicates fonctions, dit Julienne, qui était arrivée la première, pimpante, à la réception de Pauline. Qui comptez-vous avoir?

– Peu de monde, les habitués. Je rétrécis de plus en plus le cercle de mes relations.

– Les miennes s'étendent: je ne sais comment cela se fait.

– C'est que vous aimez la société, et que la société vous le rend.

– La société est bien polie.

– Aurons-nous M. Chandivier?

– Mon mari est très occupé; il viendra cependant, un peu tard: il m'a priée de l'attendre. Mais je puis vous annoncer la visite de Paul.

– Paul? demanda Pauline.

– Oui, Paul Réderic: il se nomme Paul.

– Ah! Et celle de Sénéchal probablement?

– Méchante! Sénéchal ne va dans le monde que flanqué de sa femme, la Sénéchale, ainsi qu'on l'appelle, cette grosse dame confite dans ses prétentions. Avec elle, ce cher sénateur devient assommant; il pontifie comme dans la vénérable assemblée dont il est d'ailleurs un des pavots les plus hauts en fleur.

– Puis, deux ou trois «bonnes amies», je pense.

– Mme d'Orgely, Mme Sermais, la baronne Citre?

– Oui. Peut-être les Béhutin: et voilà.

– En fait d'hommes, c'est tout?

– Le vicomte, Sénéchal, Réderic, votre mari, le mien… mon Dieu, oui! à moins que l'une de ces dames n'amène aussi le sien, ce qui est peu probable, ces messieurs ne se montrant guère avant le dîner et ces dames étant charmées d'avoir un prétexte pour sortir sans leurs époux. Sous l'œil marital, elles sont moins libres de médire.

– Elles sont bien bonnes de se gêner! Avec ça que les messieurs s'en privent!

– Oui, mais avec les femmes des autres.

– Ou entre eux, ce qui est effrayant. Essayez un peu, comme je me suis quelquefois amusée à le faire, d'écouter à leur insu la conversation des hommes. Elle est épouvantable. Ils nous traitent comme de simples filles.

– Cela ne tire pas à conséquence: ils n'en disent pas plus avec leurs termes crus que nous par nos sous-entendus. Quelque opinion d'ailleurs qu'ils aient sur nous, ils ne s'en prévalent jamais pour nous nuire. Tant qu'une femme n'est maltraitée que par les hommes, elle peut dormir tranquille. Qu'elle tombe, au contraire, entre les mains des femmes, elle est perdue. Comme ce sont celles-ci qui font la société, elles se voient toutes puissantes pour en expulser qui elles veulent; et les hommes laissent faire, sûrs de retrouver ailleurs la malheureuse qu'ils n'ont pas su ou pas voulu défendre.

– Celles qui se laissent prendre manquent vraiment d'habileté, dit Julienne. Il est si facile d'exciter à la fois l'amour des hommes et le respect des femmes.

– Ce n'est pas si facile: il y a des femmes qui font causer les hommes et des hommes qui ne craignent pas de livrer aux femmes les choses qui se disent entre hommes. Ces femmes-là, ces hommes-là surtout sont dangereux.

– En connaissez-vous?

– Il y en a partout. Les femmes y mettent toujours quelque scélératesse; les hommes, soit l'amour du scandale, soit de la bêtise, soit seulement de la faiblesse: mais le résultat est acquis.

– Vous faites les gens plus mauvais qu'ils ne sont, ma chère Pauline.

– Les gens sont mauvais sans s'en douter. C'est si simple d'exécuter son prochain en riant!

– Serait-ce, par hasard, moi le prochain? fit Réderic qui entrait.

– Vous le mériteriez, monsieur, dit Julienne en lui tendant la main.

Après avoir salué Pauline et baisé le bout des doigts qui lui étaient présentés:

– Pourquoi donc? demanda-t-il.

– Il y a tant de choses à vous reprocher, et qui ne seraient pas de la calomnie! D'abord, vous êtes sceptique: vous ne croyez ni à l'amour, ni à Dieu. Ensuite, vous êtes froid: rien ne vous enthousiasme, et il faut vous forcer jusque dans vos retranchements pour obtenir de vous quelque signe, peut-être factice, de sensibilité. Enfin, vous êtes abominablement mystérieux! Voyez Sénéchal: le plein jour. Avec lui, on est à l'aise: on sait toujours ce qu'il veut et ce qu'il pense.

– Quelle éternelle coquette vous faites, observa Réderic avec un sourire forcé: mais ses sourcils se froncèrent de colère.

– C'est mal, la coquetterie? demanda Julienne du ton le plus innocent. Qu'en dites-vous, Pauline?

Pauline dédaignait la coquetterie. Elle la jugeait peu digne lorsqu'il s'agissait de séduire, odieuse quand elle devait servir à attiser la jalousie. Agir franchement et simplement, aussi bien envers ceux qu'on aime qu'envers ceux qu'on n'aime pas, lui paraissait à la fois plus noble et plus sûr. Le mouvement d'humeur de Réderic ne lui échappa pas. Elle comprit qu'il était malheureux des continuelles piqûres faites à son amour-propre, à ses sentiments, à son caractère par la coquetterie de Julienne. Son extérieur de sceptique cachait une âme sujette aux susceptibilités.

– Eh bien, vous n'exprimez pas votre avis? fit Julienne. Je vois que vous êtes l'ennemie de la coquetterie.

– C'est vrai, me sentant à la fois incapable d'être coquette par grâce et trop hautaine pour l'être par méchanceté.

– Dites plutôt, madame, reprit Réderic, que les coquettes font tout coquettement, le bien et le mal.

– Et le mal plutôt que le bien? interrogea finement Julienne.

– Cela dépend, dit Réderic: il y a des hommes qui ne peuvent supporter la coquetterie; pour eux une femme coquette est un démon. Moi qui suis persuadé qu'une femme est toujours un démon, j'aime autant un démon coquet qu'un autre.

– Merci du compliment! s'écria Julienne. Démon coquet! quelle impertinence!

Attiré par les voix, Facial arriva d'une chambre voisine.

– Bonjour, mesdames, tous mes respects.

Et serrant la main de Réderic:

– Mon cher monsieur, vous êtes le bienvenu. J'aime beaucoup qu'il y ait des hommes aux réceptions de ma femme. J'ai même pris mes mesures pour leur être agréable. Voyez donc!

Facial souleva une portière et découvrit une pièce arrangée en fumoir, au milieu de laquelle se trouvait un guéridon chargé de boîtes de cigares, de cigarettes et d'une cave à liqueurs.

– Comment, vous allez nous enlever ces messieurs? protesta Julienne.

– N'ayez pas peur, dit Facial: ces messieurs ne négligeront pas de vous présenter leurs hommages, et ce n'est qu'après avoir rempli ce devoir qu'ils passeront chez moi pour causer un peu entre hommes.

– Est-ce assez perfide! Ils ne resteront auprès de nous que le strict quart d'heure de politesse.

– Pour commencer, je profite de l'invitation, dit Réderic. Vous permettez, Madame? ajouta-t-il en s'adressant à Pauline.

– Vous voyez, déjà une désertion! fit Julienne.

– Oui, dit Facial, mais voici des recrues pour nous remplacer.

Et il s'élança sur les talons de Réderic en lui criant:

– Les cigarettes russes sont dans la boîte en argent.

Pauline se leva pour recevoir. Mme d'Orgely, très élégante, la baronne Citre, très complimenteuse, Mme Sermais, très bavarde, arrivèrent successivement, emplissant bientôt le salon de paroles et d'attitudes.

Mais que devint Pauline, lorsqu'elle vit entrer chez elle la vicomtesse de Béhutin accompagnée d'Odon de Rocrange? Son cœur palpita avec violence. Elle eut néanmoins la force de dissimuler une grande partie de son émotion, mais pas tellement qu'Odon ne s'aperçût avec bonheur de l'effet que son apparition imprévue venait de produire.

La vicomtesse se chargea d'expliquer cette présence, qui, du reste, aux yeux des indifférents, ne pouvait rien avoir d'insolite.

– Chère madame, dit-elle après s'être assise et avoir reçu une tasse de thé des mains de Julienne, le vicomte m'a priée de l'excuser auprès de vous, un rhume le retient à la maison. Moi-même, j'aurais peut-être été privée du plaisir de vous rendre visite, si M. de Rocrange, mon frère, lequel avait d'ailleurs de son côté l'intention de se présenter chez vous, n'avait bien voulu prendre la place de mon mari. Vous savez que je n'aime pas à sortir seule.

Pauline reprit possession d'elle-même. Une joie exquise coulait dans ses veines. Si Odon avait tenu à la revoir, n'était-ce point qu'il s'était passé entre eux quelque chose qu'il n'oubliait pas plus qu'elle? Et maintenant, rien qu'à surprendre dans ses yeux de ces regards qui ne trompent pas, au milieu des paroles quelconques qui voltigeaient autour d'eux et qu'eux-mêmes prononçaient, elle sentait à n'en pas douter l'intérêt excité par elle chez l'homme dont elle éprouvait le charme. Odon était semblablement heureux. Il leur semblait à tous deux, sans s'être encore rien dit, qu'ils venaient de se comprendre.

Mais ils s'observèrent scrupuleusement. Exposés aux malveillances, un signe eût pu les trahir. Pauline n'avait pas l'astuce et l'aisance de Julienne, qui permettaient à celle-ci de mener plusieurs intrigues de front, en plein salon, et avec un tel sans-gêne que chacun, admirant son esprit et sa grâce, oubliait de se demander ce qu'il y avait de sérieux sous sa comédie et affectait de considérer comme de brillantes plaisanteries ses plus impudentes audaces. Pauline était trop sincère, et surtout faisait trop l'effet de l'être, pour que chacune de ses manifestations ne fût pas grosse de conséquences. Elle obviait à ce défaut par une prudence et un tact parfaits. Elle avait si bien réussi jusqu'ici que, comme Réderic l'avait dit à Odon, il ne courait pas sur elle le moindre bruit ayant quelque consistance. Julienne ne laissait cependant pas de l'épier. La sachant discrète et la seule femme dont elle n'eût pas à craindre l'hostilité, elle prenait plaisir à ne lui rien cacher de sa vie. Mais elle eût voulu que Pauline lui rendît la pareille, sans songer qu'elle-même était incapable d'inspirer à son amie une semblable confiance; et quoique celle-ci lui assurât toujours qu'elle n'avait aucune confidence à faire, Julienne n'en était que plus disposée à croire qu'il y avait quelque chose et à chercher ce que pouvait bien être ce quelque chose.





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