Книга - Au bord de la Bièvre

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Au bord de la Bièvre
Alfred Delvau




Alfred Delvau

Au bord de la Bièvre / impressions et souvenirs





COURTE PRÉFACE


«Une préface est la bénédiction qu'un auteur donne à son livre.»

C'est Rabener, un Allemand, qui a dit cela. Ces braves Teutons n'en font jamais d'autres. Ils trouvent toujours moyen, – à travers les épigrammes dont on ne se fait pas faute à leur endroit, et en courant ainsi à travers choux, c'est-à-dire à travers la métaphysique; – ils trouvent moyen, dis-je, d'être pleins de bon sens, d'humour et de finesse.

Va donc pour la bénédiction! Pain bénit et livre béni n'en sont pas meilleurs pour cela assurément; mais les fidèles et les lecteurs le mangent et le lisent avec plus d'appétit.

Sois donc béni, ô mon livre, enfant conçu dans les heures de désœuvrement d'une existence besogneuse et tourmentée, et venu au monde un peu par les bras et par les pieds, comme la mère de Caligula.

Tu vas tomber entre les mains d'inconnus et d'inconnues, les uns bourrus, les autres nerveuses, qui te jetteront souvent par-dessus leur tête sur l'angle d'un meuble ou dans les cendres de l'âtre. Tu seras brûlé ou lacéré comme un livre illustre; ou tu seras tout bonnement laissé là, dédaigneusement, parce qu'on t'aura trouvé mal léché, mal peigné, mal brossé, pauvrement vêtu, et le visage trop fade, Habent sua fata libelli… Oh! mon Dieu oui… c'est comme j'ai l'honneur de le dire, – en langue morte.

Va donc à travers le monde littéraire, et ne t'étonne pas, ne te scandalise pas des rudoiements, des sarcasmes, des quolibets et des sifflets. Je te bénis, – selon l'usage antique et solennel, – je te bénis, mais voilà tout. Je ne m'occuperai pas plus de toi, désormais, qu'on ne s'occupe des vieilles lunes et des neiges de l'an passé.

Bonne chance, cher enfant, et bon voyage.




I


… Je ferai un jour, moi aussi, ma petite théorie des milieux.

On ne sait pas assez, on ne se dit pas assez quelle influence ont, – sur la conduite des pensées, sur les opérations de l'esprit et les évolutions du cœur, – les objets extérieurs avec lesquels vous êtes en contact familier chaque jour. C'est une influence d'autant plus funeste ou salutaire, – selon ces objets, – qu'elle est lente et continue. Les moindres clous, les moindres angles de la boîte dans laquelle se meut votre individu physique, s'enfoncent chaque jour plus avant dans les profondeurs de votre individu moral. C'est un peu l'histoire des habitudes, de l'accoutumance volontaire ou involontaire à des choses ou à des êtres qui accomplissent les mêmes évolutions que vous. C'est la communion intime et efficace de votre moi avec les mille riens dont se compose votre existence quotidienne; communion charmante, après tout, et à laquelle, malgré tout, on veut rester fidèle.

Il y a des gens qui vivent pendant trente ans dans la même chambre qui est malsaine et triste, et avec la même maîtresse qui est maigre, jaune et acariâtre. Pourquoi?

Je n'ai jamais été, pour ma part, indifférent aux localités dans lesquelles les ballottements de ma vie m'ont jeté. Il y a des séjours dans lesquels j'aurais voulu pouvoir vivre tout mon soûl, jusqu'aux confins extrêmes de l'existence humaine. Il y en a d'autres qu'on ne m'eût pas imposés impunément. Une cellule de prison, – malgré tout l'odieux des désavantages y attachés, – une cellule serait presque acceptée par moi sans trop de répugnance, mais à la condition qu'elle aurait son jour sur un horizon de forêts et qu'on me permettrait de la meubler de meubles à mon goût et d'amis de mon choix. Je n'ai pas une nature contemplative et songeuse pour rien; il faut bien se garder de lui refuser les aliments qu'elle réclame impérieusement, sous peine de voir cette rêverie empêchée, cette contemplation contrariée se changer en mélancolie. Et de la mélancolie à la tristesse il n'y a qu'un pas; il y en a deux de la tristesse au suicide.

Jusqu'ici j'ai été aussi peu prisonnier que possible, et, bien loin d'en être fâché, – comme le seraient certaines barbes longues à idées courtes, de ma connaissance, qui s'imaginent qu'on sert une cause en se faisant mettre dans l'impossibilité de la servir, – bien loin d'en être fâché, je m'en suis, au contraire, toujours applaudi et estimé. Il est plus spirituel et plus facile d'être libre que d'être prisonnier.

Aussi, dans mes prières, – quand j'en adresse à l'Être suprême, régisseur général des biens terrestres et des consciences humaines, – je n'oublie jamais ce morceau:

« – Mon Dieu! Préservez-moi des verroux, des méchants et des niais! Ne mettez ni mon corps, ni mon cœur, ni mon esprit dans des prisons odieuses. Être prisonnier d'un imbécile est plus douloureux que d'être prisonnier chez des anthropophages. Les anthropophages vous tuent avant de vous manger; les sots vous mangent avant de vous tuer… Délivrez-moi donc des verroux, des méchants, des niais et des menteurs. – Amen!..»

Je suis depuis quelques mois dans un logement qui ne plairait pas à tout le monde, mais dont je suis enchanté d'avoir fait la connaissance. J'y vis depuis un mois d'une vie cénobitique et en même temps familiale, pleine de joies austères. J'éprouve, – dans ce milieu nouveau où des circonstances quelconques m'ont transplanté violemment, – un bonheur calme, égal et profond qui ne ressemble, certes, à aucun des autres bonheurs desquels j'ai tâté jusqu'ici, mais c'est du bonheur.

Pour en arriver là, il a fallu la rupture d'une affection envahissante et spoliatrice des autres affections. Il y a donc des douleurs bienfaisantes et des désastres salutaires? Il faut le croire…

Pour moi, à mesure que je sens se décrocher de mon cœur toutes les pampilles amoureuses, toutes les fanfreluches de la passion, toutes les passementeries des désirs, et que je m'enfonce davantage dans l'ombre et dans la paix de la vie familiale, je m'applaudis d'un accident, – si triste en soi, – dont j'ai déploré la venue et dont je bénéficie à cette heure.

Je m'applaudis surtout de faire ce que je fais comme si c'était le résultat naturel d'une vie simple, candide, unie, – tandis que c'est, au contraire, l'aboutissement d'une existence peuplée de chimères et sillonnée de folies.

Je rentre dans le sentier obscur, mais non pénible, de la vie intime, duquel je m'étais un peu écarté et égaré, et j'y rentre avec un attendrissement sincère; je m'y sauve de moi-même, ou plutôt je m'y reconquiers.

Je n'y entre pas trop brisé, trop dépouillé, trop appauvri. Je n'étais pas assez fort pour les luttes du genre de celles qu'il m'a fallu soutenir pour vivre de la vie dont j'ai vécu, et cela m'a un peu fatigué, un peu cassé les bras et le cœur. Mais je ne suis pas encore, Dieu merci! à ranger parmi les invalides du sentiment. J'ai gaspillé une partie de mes trésors, j'ai semé une bonne part de ma cervelle et de mon cœur sur les sentiers perdus de la folie et de l'enamourement… mais je suis encore assez riche pour être heureux, je le sens bien; et toutes ces rêvasseries et toutes ces flambes de jeunesse ne m'ont pas tellement affolé que je ne puisse encore prouver la santé de ma cervelle et de mon cœur.

Je reviens à mon point de départ; à quelques pas de l'endroit où je suis né et où je ne mourrai pas, sans doute. J'y reviens avec la joie calme, mais grande et sans pareille, du voyageur qui retrouve enfin l'humble clocher de l'humble village qu'il avait quitté un jour pour aller par delà les monts et les mers à la recherche des pays étranges et inconnus…

On revient de plus loin que les bornes des mondes;
De plus loin que l'enfer, – de plus loin que la mort;
De plus loin que le fond des mers les plus profondes:
On revient de l'amour!.. – et l'on revient plus fort!

On revient de l'amour, – cette blonde chimère,
Nageant dans un azur splendide, éblouissant,
Que, le front chaud encor des baisers d'une mère,
On poursuit enivré, fasciné, frémissant!

Voyage extravagant, plein de périls sans nombre,
Qu'on entreprend à deux, – mais d'où l'on revient seul!
Où l'on a la moitié du cœur prise dans l'ombre
Et la moitié du corps prise dans un linceul!

O pays de Tempé! tout peuplé de bergères
Qui mènent des troupeaux de cœurs paître l'amour;
Eldorados, Edens, demeures des chimères,
On vous attend vingt ans, – on vous possède un jour!

Pays charmeurs et doux, j'ai franchi vos murailles,
J'ai, dans vos sentiers verts, effeuillé mes printemps;
J'ai dormi dans vos bras, chimères sans entrailles,
Et vous m'avez versé vos filtres irritants…

Et cætera, pantoufle! Quand on rime sa douleur on ne souffre plus! Quand on raconte ses amours on n'aime plus. J'en suis là. Il s'est fait un apaisement subit dans mon cœur et dans mon esprit. J'ai repris possession de moi-même, – je m'appartiens! Qui que ce soit qui ait fait cela, préparé cela, amené cela, je l'en remercie et je m'en applaudis. Le résultat est si bon, si plein de santé, si prometteur de joies véritables, que je ne sais vraiment pas si j'ai fait quelque chose pour mériter qu'il soit.

J'oublie mes années d'oubli. Je me redresse assoupli, retrempé, rajeuni, sur le seuil de cette vie familiale, si pleine de calme et de recueillement.

J'ai à faire amende honorable et je la fais gaiement. J'ai été fou, vaniteux, puéril, fanfaron. C'est bien. Je dépose ma vieille défroque de jeune homme, sans cris de colère, sans lamentation, sans reproches et sans regrets. J'ai trop gagné à la transformation qui s'est opérée en moi pour être tenté de regarder avec la moindre amertume ce qui a précédé ce moment. D'ailleurs, les regrets et les reproches m'ont toujours semblé chose parfaitement absurde, parce que parfaitement inutile.

Adieu paniers! vendanges sont faites! J'ai mordu aux grappes de l'amour; j'ai rougi mes lèvres de son sang divin; je me suis grisé avec toutes les liqueurs fortes des passions et des chimères. Je me garderai bien, aujourd'hui que je suis dégrisé, de bafouer et d'anathématiser mes ivresses d'autrefois, de rougir de moi-même, de me montrer au doigt, de me faire une morale ridicule, – que je n'écouterais pas. Je suis plus respectueux devant mes ivresses que Cham devant Noé, – je passe devant elles sans les réveiller, de peur de les attrister…

Le logement que j'habite est situé dans un quartier pour lequel j'ai une prédilection particulière. Je suis peut-être le seul qui ait pour lui cette prédilection: c'est le faubourg Saint-Marceau!

Peu de gens, – de ceux qui sont partis d'où je suis parti, – de la cuve d'un tanneur, – et qui ont traversé dans leurs pérégrinations diverses les couches les plus élevées de la vie matérielle et morale, – consentiraient à revenir vers ces humbles sentiers tout empuantis, où se sont essayés leurs premiers pas; ou, s'ils le faisaient, ils s'y feraient voiturer dans une baignoire pleine d'eau de Cologne, – de peur des asphyxies.

Moi, loin de redouter les inconvénients attachés à mon faubourg Saint-Marceau, je les aime et je les recherche. On aime toujours son nid, nid de torchis, de mousse, de sable ou de duvet.

Je ne suis pas né pour rien en plein faubourg Saint-Marceau, entre la rue Mouffetard et le marché aux chevaux, sur les bords de cette peu poétique rivière de Bièvre, dont les naïades sont des blanchisseuses et les tritons des mégissiers. Mon enfance ne s'est pas passée pour rien sur la berge de ce ruisseau noir, à écouter les bruits discordants et tapageurs des battoirs et des marteaux; sur les montagnes de tannée élevées dans la cour de la maison paternelle, à contempler les motteux piétinant sur leurs petits cercles noirs, et travaillant pour les chaufferettes des portières et les cheminées des pauvres ménages.

Si la Bièvre puait un peu, – maintenant que je la sens à distance, je dirais presque qu'elle ne puait pas du tout, – les montagnes de tan sentaient bon, très-bon même. Que de dépouilles de chênes, – revêtus encore de leur aubier, – j'ai vu jeter dans ces grandes fosses humides où j'avais si peur de me laisser choir! Pauvres chênes! Et quelle cruelle chose que l'industrie qui écorche vifs des bœufs et des arbres pour chausser les pieds des générations humaines! Vous ne pouvez donc pas marcher pieds nus, tas de pieds plats! La nature ne vous a pas fait ces pieds-là pour les emprisonner dans des bottes… Des bottes! mon premier désir de jeune homme, comme la culotte avait été ma première aspiration d'enfant; je n'ai pas le droit d'en médire.

Oui, j'aime ce quartier que fuient comme peste les gens du bel air, qui ne savent pas ce qui est bon et sain, et qui préfèrent les odeurs douteuses de leurs quartiers commerçants aux parfums gaulois de ce quartier travailleur.

J'aime ce quartier dont je connais chaque rue, chaque carrefour, chaque cul-de-sac, chaque maison, chaque borne, presque chaque pavé. J'ai vagué, petit polisson morveux, loque au derrière, cheveux blonds au vent, le visage purpuriné, dans tous les chemins qui aboutissaient à la maison paternelle, méconnaissable, hélas! aujourd'hui! Ces souvenirs d'enfance sont un peu les mêmes partout et chez tous; il n'est pas un enfant duquel on ne puisse dire ce que Rabelais dit de Gargantua: «Tousiours se veaultroyt par les fanges, se mascaroyt le nez, se chauffouroyt le visaige, acculoyt ses soliers, baisloyt souuent aux mousches… pissoyt sur ses soliers… se mouschoyt à ses manches… Il pissoyt contre le soleil, battoyt à froid, songeoyt creux… se gratoyt où ne lui demangeoyt point… se chatouilloyt pour se faire rire… battoyt les buissons sans prendre les osillons, et croyoit que vessies feussent lanternes…»

Mais à côté de ces détails communs à tous, il y en a d'autres particuliers à chacun; il y a des souvenirs simples, petits et calmes, qui n'ont de saveur et de poésie que pour celui qui les a.

Ces souvenirs-là ne disparaissent qu'avec vous. Et certes, bien que je n'aie pas encore atteint l'âge où l'on récapitule sa vie comme on récapitule les dépenses faites, lorsqu'on a à solder son compte définitif, j'ai cependant un copieux bagage de souvenirs…

Eh! bien, parmi ceux-là qui, touffus et obscurs, obstruent les avenues de ma cervelle et les sentiers de mon cœur, il en est quelques-uns, drageons noueux et vivaces qui s'écartent du tronc principal et s'épandent le plus sur ma vie pensée de tous les jours. Ceux-là me sont précieux, et quoiqu'affaiblissants et énervants comme tout ce qui porte à l'attendrissement, je ne les repousse pas, je ne les arrache pas lorsqu'ils font saillie sur mes autres pensées plus viriles et plus sérieuses. Ce sont les xéranthèmes du cœur.

Je ne les arrache pas, au contraire, je les arrose. C'est un défaut que je condamne chez les autres et auquel je rebrousse fortement le nez lorsque je le vois poindre dans les discours ou dans la conduite des gens que j'aime; mais je me laisse volontiers envahir par cette mélancolie, – bien inoffensive après tout, – des choses disparues. Je raille brutalement, dans la vie vulgaire, les rêveurs et les poëtes dont je trouve tout haut l'influence désastreuse, pernicieuse, immorale, en ce qu'ils provoquent au suicide moral sans cesse entrepris et jamais réussi, – ce qui fait qu'on passe son temps à mourir. Mais tout bas je les lis et je les remercie des heures noires qu'ils suppriment sur le cadran de mon existence quotidienne.

Je suis un grand faiseur de romans. Je dépense un temps absurde à édifier des châteaux de cartes et à procréer des chimères. Mais ces romans me permettent quelquefois d'ignorer l'histoire, de l'oublier pendant quelque temps; mais ces chimères amusent les appétifs maladifs de mon esprit, et, quoique viande creuse, lui servent de pâture suffisante; mais ces châteaux de cartes abritent dans les jours de brouillards et de pluie les susceptibilités frileuses et les délicatesses peureuses de mon individu.

L'homme est double, il n'a pas besoin d'être gris pour se dédoubler. C'est un bonheur qui n'est pas donné à tout le monde, c'est une faculté que ne possèdent pas tous les hommes; mais ceux qui ne la possèdent pas, ceux qui ne jouissent pas de ce bonheur là, – parce qu'ils ont mis, dès leur naissance, leur intelligence en fourrière, et qu'ils ne se servent, comme les polypes, que de leurs bras pour vivre, – ceux-là ont d'autres bonheurs auxquels nous ne participerons probablement jamais. Qu'importe!..




II


J'ai voulu revoir, il y a quelques années, la maison paternelle. La cour n'existait plus, on avait bâti des ateliers dessus. Le splendide peuplier, – planté au milieu de cette cour le jour de ma naissance, – coupé, déraciné et transformé en bûches! Un voisin a réchauffé ses vieux tibias avec mon acte de naissance! Le petit appentis de gauche, à deux compartiments, – le bureau de mon père et la petite salle où je recevais le premier baiser de ma mère en revenant du collége, – changé aussi, et en quoi, mon Dieu! en loge de portier… Là où il y avait des bruits sérieux et des jasements d'enfants, il y a maintenant des bruits de marmite et des parfums de savate! Ubi troja fuit!… Voilà où fut mon enfance! Voilà où se trouva mon bonheur!

Si la maison paternelle, – le nid où nous fûmes couvés cinq et d'où nous prîmes notre vol, dispersés par les orages vulgaires de l'existence, les plumes à peine poussées, – si cette chère maison n'est plus, chère patrie de nos premiers jours et cher témoin de nos premières joies comme de nos premières douleurs, il me reste au moins son souvenir où je puis me réfugier de temps en temps, quand il fait froid et noir dans ma vie de tous les jours. Aux secousses et aux gros temps de l'heure présente, j'ai à opposer le calme et le ciel bleu des premières heures de ma vie. Dante a eu tort de dire «qu'il n'est pas de douleur plus vive que celle de se rappeler dans les malheurs les jours de la félicité,» – et surtout de mettre ces paroles amères dans la bouche de Francesca di Rimini et dans le chant V; car l'aurore égaie le crépuscule de ses reflets, le printemps réchauffe l'automne de ses tièdes et doux rayons. Bonne et ravissante chose, au contraire, que ces souvenirs-là. Ils vous font millionnaire au milieu de la misère!..

Je n'ai point encore terminé ce speech auquel je pourrais donner le même titre que celui donné à sa harangue par Cicéron, bourgeois d'Arpinum, panégyriste de Marius, puis de Sylla, avocat bavard, roturier infidèle à son origine. C'est, en effet, un discours pro domo meâ!

Pour ma maison! pour ma pauvre et chère rivière de Bièvre, – qui baignait son escalier!

Ah! cette rivière roule une eau fangeuse, noire, rouge, impossible, je le sais. Ses bords sont garnis de détritus et de débris d'animaux, c'est un égoût découvert, je le sais toujours! Mais ce que je sais aussi c'est que, pour moi, cette petite rivière a toute la poésie et le charme d'un ruisselet à l'onde cristalline, se jouant sous le soleil à travers les roseaux. C'est que, pour moi, qui l'aime, elle vaut la Voulzie qu'aimait tant Hégésippe Moreau.

M


de Staël ne préférait-elle pas son ruisseau de la rue du Bac au splendide lac de Genève?..

Je me souviens qu'enfant je passais des heures entières, assis les jambes pendantes, sur la berge, à écouter le fracas des marteaux et des fouloirs et à regarder les rats nombreux sortir de leurs trous, traverser l'eau et se livrer, sur l'un et l'autre bord, des combats très-intéressants. Je n'avais pas lu encore la Batrachomyomachie du vieil Homère, et je devinais qu'il y avait à faire un poëme burlesque, plein d'attrait, avec un combat de rats et de grenouilles.

Je me souviens aussi que tous les ans, aux vacances, je construisais une petite galiote en carton, je la bourrais de friandises et de fleurs et je la livrais tout joyeux et tout haletant aux caprices de l'eau de la Bièvre. Pourquoi? Je n'en sais rien. Les habitants des îles Maldives lancent tous les ans un petit vaisseau chargé de parfums, de gomme et de fleurs, comme une offrande à la mer. Je faisais peut-être mon offrande à la Bièvre. Les enfants sont aussi superstitieux que les sauvages.

Je me souviens encore que, – toujours sur les bords de cette affreuse rivière que j'aime tant, – il y avait un grand chantier qui aboutissait là d'un côté et de l'autre à la rue Fer-à-Moulin, à deux pas du cimetière Sainte-Catherine, qui est aujourd'hui l'amphithéâtre de Clamart.

Ce grand chantier était, à l'époque dont je parle, – complétement abandonné, chose rare dans une ville où il n'y a pas un pouce de terrain inoccupé, où l'on plante des maisons lorsqu'on devrait planter des arbres, et surtout dans un quartier industriel où l'usine et les métiers ont besoin de toutes les places disponibles, et même de celles qui ne le sont pas.

Quoi qu'il en soit, à cette époque, ce vaste chantier était complétement abandonné. L'herbe y croissait, épaisse et drue en beaucoup d'endroits, rare et pelée en beaucoup d'autres où broutaient deux ou trois chèvres. Parmi ces herbes, tapis charmants pour les ébats printaniers, plancher facile aux rondes enfantines, – croissaient en abondance toutes ces plantes parasites qui poussent n'importe où et entre n'importe quoi, la folle avoine, la bardane, les chardons et la laitue que les anciens appelaient la viande des morts, parce qu'elle croît en effet très-volontiers dans les cimetières.

L'été, c'était un endroit charmant, à peine clos, où, – pendant le jour, – venaient s'ébattre, comme des moineaux-francs, des nuées de gamins tapageurs, et où l'on voyait

«Bien des couples rêveurs qui le soir, à la brune,
Se baisaient sur la bouche en regardant la lune…»

Il y a peut-être des gens qui s'imaginent qu'on ne sait pas aimer, pas être jeune, pas être beau dans ce plébéien quartier Saint-Marceau. L'ubi amor, la patrie des cœurs, est partout, sous toutes les zônes, sous toutes les latitudes, sous tous les costumes. Le pays où l'on s'aime – pour recueillir des enfants, – ce pays adoré est tout coin de terre où il y a un brin de soleil, un brin de verdure, un brin de jeunesse et un brin de beauté.

La chanson de Mignon est d'une mélancolie et d'une poésie touchantes:

«Connais-tu la terre où les citronniers fleurissent —Kennst du das Land wo die citronen bluhen?– où, dans leur sombre feuillage, mûrissent les oranges dorées?..»

Eh bien! cette chanson de Mignon se chante en français, en parisien, avec un accent faubourien même, sur les bords de la Bièvre! Seulement il n'y est plus question de citronniers ni d'oranges… Les amoureux qui la chantent parlent du pays empourpré, radieux, plein de promesses, où ils veulent aller, et ils y vont… Il est donc naturel qu'une fois de retour de ce pays des rêves – et des réalités, – ils le regrettent, comme Mignon; et y aspirent de nouveau, comme elle…

Je te raconterai tout à l'heure mes premières amours avec une petite ouvrière de la filature des Cent-Filles, – amours chastes, innocentes et éphémères qui n'ont laissé dans mon cœur d'autre trace que celle laissée par certains parfums précieux au fond du vase qui les a contenus, même durant l'espace d'un éclair. On peut briser mon cœur en mille morceaux, – c'est aux trois quarts fait, puisqu'il est fêlé, – chacun de ses morceaux sentira encore l'amour, liqueur divine, que le ciel y a versée il y a seize ans!..

Je n'en ai pas encore fini avec les puérilités de ce qu'on est convenu d'appeler le golden age, – un âge dont je voudrais bien avoir la monnaie aujourd'hui. Je n'en ai pas encore fini avec lui, et je ne m'en plains pas. Ces souvenirs-là, ridicules et ennuyeux pour les autres, me refont une jeunesse de quelques heures, me repeuplent la bouche de ses dents blanches, la tête de ses cheveux blonds, l'esprit de ses papillons, le cœur de ses niaiseries adorables. Que veux-tu? je m'arrête avec complaisance et tendresse sur ce temps où je n'étais encore qu'un petit bambin aux cheveux ébouriffés, où je faisais des ronds dans les puits, où je dénichais des oiseaux, où je faisais des accrocs à tous les endroits défendus de ma culotte, où je me faisais un nez postiche avec des gousses de tilleul, où je faisais des cocottes, où je jouais aux barres, au cheval fondu, à saute-mouton, à la bloquette, à la marelle…

Ah! la marelle! T'en souviens-tu? Moi, je m'en souviens beaucoup.

Toutes les fois que je jouais à la marelle, – dans ce vaste chantier si hospitalier à tous nos ébats, je ne sais plus trop comment je m'y prenais, mais je ramenais toujours mon palet dans l'espace réservé à l'enfer. Le moins qu'il pouvait m'arriver était d'entrer dans le purgatoire. Jamais je ne suis entré dans le paradis…

Je l'ai bien gagné pourtant.




III


Une histoire intéressante et triste à écrire, ce serait l'histoire de certaines phrases, la Genèse de certaines pensées qu'on rencontre dans certains livres.

Souvent un mot est une larme cristallisée, une phrase est un sanglot figé. Un récit n'est souvent qu'un rideau derrière lequel se joue un drame, – le drame de la vie et des passions du poëte… On se demande rarement, – quand on lit, – pourquoi telle pensée vous a remué, pourquoi elle vous remue encore de temps en temps quand elle traverse votre souvenir. On ne sait pas quels chemins ont dû prendre le cœur et l'esprit d'un écrivain pour arriver à certaines conclusions. On ne le sait pas, on ne tient pas même à le savoir, parce qu'il faudrait lui en tenir compte. Et de fait le poëte, qui se respecte un peu, ne doit pas mettre ainsi les indifférents dans les secrets de sa vie, – ouvrir ainsi aux simples passants l'alcôve de ses sentiments.

Souvent, au milieu d'une raillerie, – masque grimaçant qui cache un visage en larmes, – il y a un mot de jeté qui vient révéler l'immensité de cette douleur, comme une pierre jetée dans un abîme en révèle la profondeur.

Lorsque le poëte vous dit: « – Triste comme un sourire d'adieu!» – «Menteur comme une promesse de retour!» c'est qu'il a éprouvé les navrantes douleurs d'une séparation et les amères déceptions d'une promesse qui n'a pas été tenue.

Lorsqu'il vous parle des âcres voluptés qu'on éprouve à battre les pavés de la ville, ou à courir dans les chemins inondés de pluie, battus par l'orage, – c'est que lui-même, – un jour que la misère de son cœur et les tortures de son esprit l'avaient poussé hors de son logis, – il avait ressenti une sorte de joie sauvage à errer ainsi au hasard, à se jeter ainsi au milieu d'un ouragan furieux, – il avait éprouvé une volupté amère à sentir la pluie souffleter ses joues, tremper ses vêtements, glacer ses os, et ses larmes s'étaient mêlées à celles du ciel, et il avait jeté des cris et des blasphèmes qui s'étaient perdus dans les clameurs furieuses de l'ouragan!..

On ne sait pas ces choses. On n'a pas besoin de les connaître. Pourquoi les connaîtrait-on? Le métier de poëte est un apostolat. Qu'importent la vie et les douleurs de l'apôtre si le résultat de sa mission a été obtenu? Qu'importe son cri suprême de désespoir, – son Lamma sabactani, – ses roidissements, ses convulsions, son agonie, – si tout cela a servi à rendre son œuvre éloquente, émouvante, humaine!..

Rude métier, lamentable histoire, pénible labeur! Être le propre charpentier de son échafaud, – se traîner, de gaieté de cœur, à son Golgotha, – se présenter à soi-même l'éponge pleine de fiel et le calice d'absinthe, – retourner dans les sentiers empierrés où l'on a laissé des lambeaux de sa vie, – refaire les stations douloureuses de son douloureux Calvaire, – tout cela pour intéresser le premier venu et émouvoir la dernière venue!





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  • константин александрович обрезанов:
    3★
    21.08.2023
  • константин александрович обрезанов:
    3.1★
    11.08.2023
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