Книга - Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1

640 стр. 39 иллюстраций
12+
a
A

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1
Frédéric Bastiat






Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1 / mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur





PRÉFACE


J'ai exercé le droit de propriété sur les œuvres de Frédéric Bastiat, pour le compte d'une société de ses amis, formée peu de jours après sa mort, et, conformément à l'intention des sociétaires, dont je faisais partie, je l'ai exercé dans le but unique de favoriser la propagation de ses écrits. En 1851, parut la seconde édition des Harmonies, comprenant le complément que j'avais rapporté de Rome. En 1855, furent imprimées les œuvres complètes, en six volumes, dont les deux premiers ne sont qu'une réunion d'articles de journaux, d'opuscules et de lettres. Rien de ceci n'eût peut-être figuré dans un volume, du vivant de l'auteur, avec son consentement. Mais on comprend que des amis qui lui survivent ne se soient pas fait une loi d'être aussi modestes ou sévères pour lui qu'il l'eût été lui-même, et qu'au contraire sa disparition de ce monde leur ait imposé le devoir d'utiliser autant que possible ce qu'il y a laissé.

Quoi qu'il en soit, l'événement nous a donné raison: l'édition de 1855 est épuisée, il faut une édition nouvelle.

Dans celle-ci, les amis de Bastiat n'ont plus à intervenir, puisqu'aux termes de la loi, depuis le 24 décembre 1860, leur propriété est tombée dans le domaine public. Cependant comme ils n'avaient vu, dans l'acquisition qu'ils avaient faite, qu'un moyen d'honorer la mémoire de leur ami et s'étaient interdit toute prétention à des avantages matériels, il arrive, en considération du désintéressement de leur zèle, qu'on veut bien admettre encore aujourd'hui leur représentant à se mêler de l'édition nouvelle, à la surveiller et à l'augmenter un peu.

Ma surveillance portera sur tous les volumes, à l'exception du second, qui se trouve déjà réimprimé au moment où j'entre en possession du droit de corriger les épreuves.

Avant de songer à augmenter, je m'étais demandé s'il n'était pas plus prudent de faire quelques retranchements. Je consultai à ce sujet un homme éminent, qui n'était pas de notre petite société – formée à la hâte, elle ne se composait que de compatriotes, – mais qui était, qui est resté un ami de Bastiat dans toute la force du terme. Voici ce que répondit M. Cobden.

«En vue de mon habitation, sur une hauteur qui l'avoisine, se trouve une plantation d'arbres qui ont besoin d'être éclaircis. Je m'entretins de cette nécessité, il y a quelques semaines, avec un voisin qui me dit à la fin de notre conversation: – Quand vous serez décidé à l'éclaircie, donnez plein pouvoir à un étranger de la faire, car, dans les dispositions où je vous vois, vous trouveriez de bonnes raisons pour sauver de la hache chacun de vos arbres. – Eh bien! je suis dans les mêmes dispositions à l'égard des écrits de Bastiat, et je ne me résignerais pas aisément à en sacrifier une seule ligne.»

M. Cobden a raison et il m'ouvre les yeux, me dis-je; le temps des étrangers n'est pas encore venu. Nous qui avons connu, aimé et admiré Bastiat, donnons-le tout entier; la postérité choisira, s'il y a choix à faire. Et puisque j'ai recueilli, depuis 1855, d'autres fragments, d'autres articles de journaux, d'autres lettres, il faut que la nouvelle édition contienne, non pas un volume de moins, mais un volume de plus.

Ceci résolu, venait la question du classement des pièces inédites. Les distribuer, d'après leur nature, dans les divers volumes fut ma première idée. Je l'abandonnai, dans l'intérêt des acheteurs de l'édition de 1855, et me décidai à comprendre tout ce que j'avais d'inédit dans un volume supplémentaire. En se procurant ce volume, le septième, qui se vendra séparément, tout possesseur de la précédente édition aura Bastiat complet.

J'aurais voulu remercier ici quelques personnes pour l'assistance, les bons conseils et les encouragements qu'elles m'ont prodigués pendant le cours de ma tâche; mais elles ne me le permettent pas, et toutes, M. de Fontenay en tête, me tiennent à peu près ce langage: Nous avons autant que vous le droit d'aimer Bastiat, nous en usons, et vous n'avez pas pour cela de remercîments à nous faire.

Puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à remercier Bastiat des excellents amis qu'il m'a donnés.



    P. Paillottet.




NOTICE SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE FRÉDÉRIC BASTIAT


Frédéric Bastiat est né à Bayonne, le 19 juin 1801, d'une famille honorable et justement considérée dans le pays. Son père était un homme remarquablement doué de tous les avantages du corps et de l'esprit, brave, loyal, généreux. On dit que Frédéric, son fils unique, avait avec lui la plus grande ressemblance. En 1810, F. Bastiat resta orphelin sous la tutelle de son grand-père; sa tante, mademoiselle Justine Bastiat (qui lui a survécu), lui servit de mère: – c'est cette parente dont les lettres de Bastiat parlent avec une si tendre sollicitude. Après avoir été un an au collége de Saint-Sever, Bastiat fut envoyé à Sorrèze, où il fit de très-bonnes études. C'est là qu'il se lia d'une amitié intime avec M. V. Calmètes, – aujourd'hui conseiller à la Cour de Cassation, – à qui sont adressées les premières lettres de la Correspondance.

Quelques particularités de cette liaison d'enfance révèlent déjà la bonté et la délicatesse infinies que Bastiat portait en toutes choses. Robuste, alerte, entreprenant et passionné pour les exercices du corps, il se privait presque toujours de ces plaisirs, pour tenir compagnie à son ami que la faiblesse de sa santé éloignait des jeux violents. Cette amitié remarquable était respectée par les maîtres eux-mêmes; elle avait des priviléges particuliers, et pour que tout fût plus complétement commun entre les deux élèves, on leur permettait de faire leurs devoirs en collaboration et sur la même copie signée des deux noms. C'est ainsi qu'ils obtinrent, en 1818, un prix de poésie. La récompense était une médaille d'or; elle ne pouvait se partager: «Garde-la, dit Bastiat qui était orphelin; puisque tu as encore ton père et ta mère, la médaille leur revient de droit.»

En quittant le collége de Sorrèze, Bastiat, que sa famille destinait au commerce, entra, en 1818, dans la maison de son oncle, à Bayonne. À cette époque, le plaisir tint naturellement plus de place dans sa vie que les affaires. Nous voyons pourtant, dans ses lettres, qu'il prenait sa carrière au sérieux, et qu'il gardait, au milieu des entraînements du monde, un penchant marqué pour la retraite; étudiant, quelquefois jusqu'à se rendre malade, tour à tour ou tout ensemble, les langues étrangères, la musique, la littérature française, anglaise et italienne, la question religieuse, l'économie politique enfin, que depuis l'âge de dix-neuf ans il a toujours travaillée.

Vers l'âge de vingt-deux à vingt-trois ans, après quelques hésitations sur le choix d'un état, il revint, pour obéir aux désirs de sa famille, se fixer à Mugron, sur les bords de l'Adour, dans une terre dont la mort de son grand-père (1825) le mit bientôt en possession. Il paraît qu'il y tenta des améliorations agricoles: le résultat en fut assez médiocre, et ne pouvait guère manquer de l'être dans les conditions de l'entreprise. D'abord, c'était vers 1827, et à ce moment la science agronomique n'existait pas en France. Ensuite, il s'agissait d'un domaine de 250 hectares environ, subdivisé en une douzaine de métairies; et tous les agriculteurs savent que le régime parcellaire et routinier du métayage oppose à tout progrès sérieux un enchevêtrement presque infranchissable de difficultés matérielles et surtout de résistances morales. Enfin, le caractère de Bastiat était incapable de se plier – on pourrait dire de s'abaisser – aux qualités étroites d'exactitude, d'attention minutieuse de patiente fermeté, de surveillance défiante, dure, âpre au gain, sans lesquelles un propriétaire ne peut diriger fructueusement une exploitation très-morcelée. Il avait bien entrepris, pour chaque culture et chaque espèce d'engrais, de tenir exactement compte des déboursés et des produits, et ses essais durent avoir quelque valeur théorique; mais, dans la pratique, il était trop indifférent à l'argent, trop accessible à toutes les sollicitations, pour défendre ses intérêts propres, et la condition de ses métayers ou de ses ouvriers dut seule bénéficier de ses améliorations.

L'agriculture ne fut donc guère, pour Bastiat, qu'un goût ou un semblant d'occupation. L'intérêt véritable, le charme sérieux de sa vie campagnarde, ce fut au fond l'étude, et la conversation qui est l'étude à deux, – «la conférence, comme dit Montaigne, qui apprend et exerce en un coup,» quand elle s'établit entre deux esprits distingués. Le bon génie de Bastiat lui fit rencontrer, à côté de lui, cette intelligence-sœur, qui devait, en quelque sorte, doubler la sienne. Ici vient se placer un nom qui fut si profondément mêlé à l'existence intime et à la pensée de Bastiat, qu'il l'en sépare à peine lui-même dans ses derniers écrits: c'est celui de M. Félix Coudroy. Si Calmètes est le camarade du cœur et des jeunes impressions, Coudroy est l'ami de l'intelligence et de la raison virile, comme plus tard R. Cobden sera l'ami politique, le frère d'armes de l'action extérieure et du rude apostolat.

Cette intimité a été trop féconde en grands résultats pour que nous ne nous arrêtions pas un moment à dire la manière dont elle s'engrena: – C'est M. F. Coudroy qui nous l'a racontée. Son éducation, ses opinions de famille, plus encore peut-être sa nature nerveuse, mélancolique et méditative, l'avaient tourné de bonne heure du côté de l'étude de la philosophie religieuse. Un moment séduit par les utopies de Rousseau et de Mably, il s'était rejeté ensuite, par dégoût de ces rêves, vers la Politique sacrée et la Législation primitive, sous ce dogme absolu de l'Autorité, si éloquemment prêché alors par les de Maistre et les Bonald, – où l'on ne comprend l'ordre que comme résultat de l'abdication complète de toutes les volontés particulières sous une volonté unique et toute-puissante, – où les tendances naturelles de l'humanité sont supposées mauvaises, et par conséquent condamnées à un suicide perpétuel, – où enfin la liberté et le sentiment de la dignité individuelle sont considérés comme des forces insurrectionnelles, des principes de déchéance et de désordre. Quand les deux jeunes gens se retrouvèrent, en sortant l'un de l'école de droit de Toulouse, l'autre des cercles de Bayonne, et qu'on se mit à parler d'opinions et de principes, Bastiat, qui avait déjà entrevu en germe, dans les idées d'Ad. Smith, de Tracy et de J. – B. Say, une solution tout autre du problème humain, Bastiat arrêtait à chaque pas son ami, lui montrant par les faits économiques comment les manifestations libres des intérêts individuels se limitent réciproquement par leur opposition même, et se ramènent mutuellement à une résultante commune d'ordre et d'intérêt général; – comment le mal, au lieu d'être une des tendances positives de la nature humaine, n'est au fond qu'un accident de la recherche même du bien, une erreur que corrigent l'intérêt général qui le surveille et l'expérience qui le poursuit dans les faits; – comment l'humanité a toujours marché d'étape en étape, en brisant à chaque pas quelqu'une des lisières de son enfance; – comment, enfin, la liberté n'est pas seulement le résultat et le but, mais le principe, le moyen, la condition nécessaire de ce grand et incontestable mouvement…

Il étonna d'abord un peu, puis finit par conquérir à ces idées nouvelles son ami, dont l'esprit était juste et le cœur sincèrement passionné pour le vrai. Toutefois, ce ne fut pas sans recevoir lui-même une certaine impression de ces grandes théories de Bonald et de Maistre: – car les négations puissantes ont le bon effet d'élever forcément à une hauteur égale le point de vue des systèmes qui les combattent. Il y eut sans doute des compromis, des concessions mutuelles; et c'est peut-être à une sorte de pénétration réciproque des deux principes ou des deux tendances qu'il faudrait attribuer le caractère profondément religieux qui se mêle, dans les écrits de Bastiat, à la fière doctrine du progrès par la liberté.

Nous n'avons pas la prétention de chercher quelle put être la mise de fonds que chacun des deux associés d'idées versa ainsi à la masse commune. Nous pensons que de part et d'autre l'apport fut considérable. Le seul ouvrage de M. Coudroy que nous connaissions, sa brochure sur le duel, nous a laissé une haute opinion de son talent, et l'on sait que Bastiat a eu un moment la pensée de lui léguer à finir le second volume de ses Harmonies. Il semblerait pourtant que dans l'association, l'un apportait plus particulièrement l'esprit d'entreprise et d'initiative, l'autre l'élément de suite et de continuité. Bastiat avait le travail capricieux, comme les natures artistes; il procédait par intuitions soudaines, et, après avoir franchi d'un élan toute une étape, il s'endormait dans les délices de la flânerie. L'ami Coudroy, comme le volant régulateur de la machine, absorbait de temps en temps cet excès de mouvement, pour le rendre en impulsion féconde à son paresseux et distrait sociétaire. Quand celui-ci recevait quelque ouvrage nouveau, il l'apportait à Coudroy, qui le dégustait, notait avec soin les passages remarquables, puis les lisait à son ami. Très-souvent, Bastiat se contentait de ces fragments; c'était seulement quand le livre l'intéressait sérieusement, qu'il l'emportait pour le lire de son côté: – ces jours-là, la musique était mise de côté, la romance avait tort, et le violoncelle restait muet.

C'est ainsi qu'ils passaient leur vie ensemble, logés à quatre pas l'un de l'autre, se voyant trois fois par jour, tantôt dans leurs chambres, tantôt à de longues promenades qu'on faisait un livre sous le bras. Ouvrages de philosophie, d'histoire, de politique ou de religion, poésie, voyages, mémoires, économie politique, utopies socialistes… tout passait ainsi au contrôle de cette double intelligence – ou plutôt de cette intelligence doublée, qui portait partout la même méthode et rattachait au moyen du même fil conducteur toutes ces notions éparses à une grande synthèse. C'est dans ces conversations que l'esprit de Bastiat faisait son travail; c'est là que ses idées se développaient, et quand quelqu'une le frappait plus particulièrement, il prenait quelques heures de ses matinées pour la rédiger sans effort; c'est ainsi, raconte M. Coudroy, qu'il a fait l'article sur les tarifs, les sophismes, etc. Ce commerce intime a duré, nous l'avons dit, plus de vingt ans, presque sans interruption, et chose remarquable, sans dissentiments. On comprend après cela comment de cette longue étude préparatoire, de cette méditation solitaire à deux, a pu s'élancer si sûr de lui-même cet esprit improvisateur, qui à travers les interruptions de la maladie et les pertes de temps énormes d'une vie continuellement publique et extérieure, a jeté au monde, dans l'espace de cinq ans, la masse d'idées si neuves, si variées et pourtant si homogènes que contiennent ces volumes.

Membre du Conseil général des Landes depuis 1832, Bastiat se laissait porter de temps en temps à la députation. Décidé, s'il eût été nommé, à ne jamais accepter une place du gouvernement et à donner immédiatement sa démission des fonctions modestes de juge de paix, il redoutait bien plus qu'il ne désirait un honneur qui eût profondément dérangé sa vie et probablement sa fortune. Mais il profitait, comme il le racontait en riant, de ces rares moments où on lit en province, pour répandre dans ses circulaires électorales, et «distribuer sous le manteau de la candidature» quelques vérités utiles. On voit que son ambition originale intervertissait la marche naturelle des choses; car il est certainement bien plus dans les usages ordinaires de faire de l'économie politique le marchepied d'une candidature, que de faire d'une candidature le prétexte d'un enseignement économique. Quelques écrits plus sérieux trahissaient de loin en loin la profondeur de cette intelligence si bien ordonnée: comme le Fisc et la Vigne, en 1841, le Mémoire sur la question vinicole, en 1843, qui se rattachent à des intérêts locaux importants, que Bastiat avait tenté un moment de grouper en une association puissante. C'est aussi à cette époque de ses travaux qu'il faut rapporter, quoiqu'il n'ait été fini qu'en 1844, le Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier dans le département des Landes, un petit chef-d'œuvre que tous les statisticiens doivent étudier pour apprendre comment il faut manier les chiffres.

La force des choses allait jeter bientôt Bastiat sur un théâtre plus vaste. Depuis longtemps (dès 1825) il s'était préoccupé de la réforme douanière. En 1829 il avait commencé un ouvrage sur le régime restrictif dont nous avons deux chapitres manuscrits et que les événements de 1830 l'empêchèrent sans doute de faire imprimer[1 - Voir la lettre à M. Calmètes, p. 10 (#page010).]. En 1834 il publia sur les pétitions des ports des réflexions d'une vigueur de logique que les Sophismes n'ont pas surpassée. Mais la liberté du commerce ne lui était apparue encore que comme une vague espérance de l'avenir. Une circonstance insignifiante vint lui apprendre tout à coup que son rêve prenait un corps, que son utopie se réalisait dans un pays voisin.

Il y avait un cercle à Mugron, un cercle même où il se faisait beaucoup d'esprit: «deux langues, dit Bastiat, y suffisaient à peine.» Il s'y faisait aussi de la politique, et naturellement le fond en était une haine féroce contre l'Angleterre. Bastiat, porté vers les idées anglaises et cultivant la littérature anglaise, avait souvent des lances à rompre à ce propos. Un jour le plus anglophobe des habitués l'aborde en lui présentant d'un air furieux un des deux journaux que recevait le cercle: «Lisez, dit-il, et voyez comment vos amis nous traitent!..» C'était la traduction d'un discours de R. Peel à la Chambre des communes; elle se terminait ainsi: «Si nous adoptions ce parti, nous tomberions, comme la France, au dernier rang des nations.» L'insulte était écrasante, il n'y avait pas un mot à répondre. Cependant à la réflexion, il sembla étrange à Bastiat qu'un premier ministre d'Angleterre eût de la France une opinion semblable, et plus étrange encore qu'il l'exprimât en pleine Chambre. Il voulut en avoir le cœur net, et sur-le-champ il écrivit à Paris pour se faire abonner à un journal anglais, en demandant qu'on lui envoyât tous les numéros du dernier mois écoulé. Quelques jours après, the Globe and Traveller arrivait à Mugron; on pouvait lire le discours de R. Peel en anglais; les mots malencontreux comme la France n'y étaient pas, ils n'avaient jamais été prononcés.

Mais la lecture du Globe fit faire à Bastiat une découverte bien autrement importante. Ce n'était pas seulement en traduisant mal que la presse française égarait l'opinion, c'était surtout en ne traduisant pas. Une immense agitation se propageait sur toute l'Angleterre, et personne n'en parlait chez nous. La ligue pour la liberté du commerce faisait trembler sur sa base la vieille législation. Pendant deux ans, Bastiat put suivre avec admiration la marche et les progrès de ce beau mouvement; et l'idée de faire connaître et peut-être imiter en France cette magnifique réforme vint le mordre au cœur vaguement. C'est sous cette impression qu'il se décida à envoyer au Journal des Économistes son premier article: Sur l'influence des tarifs anglais et français. L'article parut en octobre 1844. L'impression en fut profonde dans le petit monde économiste; les compliments et les encouragements arrivèrent en foule de Paris à Mugron. La glace était rompue. Tout en faisant paraître des articles dans les journaux, et surtout cette charmante première série des Sophismes économiques, Bastiat commence à écrire l'histoire de la Ligue anglaise, et pour avoir quelques renseignements qui lui manquent, se met en rapport avec R. Cobden.

Au mois de mai 1845, il vient à Paris pour faire imprimer son livre de Cobden, – qui lui valut neuf mois plus tard le titre de membre correspondant de l'Institut. On l'accueille à bras ouverts, on veut qu'il dirige le Journal des Économistes, on lui trouvera une chaire d'économie politique, on se serre autour de cet homme étrange qui semble porter au milieu du groupe un peu hésitant des économistes le feu communicatif de ses hardies convictions. De Paris, Bastiat passe en Angleterre, serre la main à Cobden et aux chefs des Ligueurs, puis il va se réfugier à Mugron. Comme ces grands oiseaux qui essayent deux ou trois fois leurs ailes avant de se lancer dans l'espace, Bastiat revenait s'abattre encore une fois dans ce nid tranquille de ses pensées; et déjà trop bien averti des agitations et des luttes qui allaient envahir sa vie livrée désormais à tous les vents, donner un dernier baiser d'adieu à son bonheur passé, à son repos, à sa liberté perdue. Il n'était pas homme à se griser du bruit subit fait autour de son nom, il se débattait contre les entraînements de l'action extérieure, il eût voulu rester dans sa retraite, – ses lettres le prouvent à chaque page. Vaine résistance à la destinée! L'épée était sortie du fourreau pour n'y plus rentrer.

Au mois de février 1846, l'étincelle part de Bordeaux. Bastiat y organise l'association pour la liberté des échanges. De là il va à Paris, où s'agitaient, sans parvenir à se constituer, les éléments d'un noyau puissant par le nom, le rang et la fortune de ses principaux membres. Bastiat se trouve en face d'obstacles sans nombre. «Je perds tout mon temps, l'association marche à pas de tortue,» écrivait-il à M. Coudroy. À Cobden: «Je souffre de ma pauvreté; si, au lieu de courir de l'un à l'autre à pied, crotté jusqu'au dos, pour n'en rencontrer qu'un ou deux par jour et n'obtenir que des réponses évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, dans un riche salon, que de difficultés seraient levées! Ah! ce n'est ni la tête ni le cœur qui me manquent; mais je sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place et qu'il faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude…» Rien n'était plus original en effet que l'extérieur du nouvel agitateur. «Il n'avait pas eu encore le temps de prendre un tailleur et un chapelier parisiens, raconte M. de Molinari, – d'ailleurs il y songeait bien en vérité! Avec ses cheveux longs et son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de famille, on l'aurait pris volontiers pour un bon paysan en train de visiter les merveilles de la capitale. Mais la physionomie de ce campagnard était malicieuse et spirituelle, son grand œil noir était lumineux, et son front taillé carrément portait l'empreinte de la pensée.» Sancta simplicitas! Qu'on ne s'y trompe pas, du reste: il n'y a rien d'actif comme ces solitaires lancés au milieu du grand monde, rien d'intrépide comme ces natures repliées et délicates, une fois qu'elles ont mis le respect humain sous leurs pieds, rien d'irrésistible comme ces timidités devenues effrontées à force de conviction.

Mais quelle entreprise pour un homme qui tombe du fond des Landes sur le pavé inconnu de Paris! Il fallait voir les journalistes, parler aux ministres, réunir les commerçants, obtenir des autorisations de s'assembler, faire et défaire des manifestes, composer et décomposer des bureaux, encourager les noms marquants, contenir l'ardeur des recrues plus obscures, quêter des souscriptions… Tout cela à travers les discussions intérieures des voies et moyens, les divergences d'opinions, les froissements des amours-propres. Bastiat est à tout: sous cette impulsion communicative, le mouvement prend peu à peu un corps et l'opinion s'ébranle à Paris. La Commission centrale s'organise, il en est le secrétaire; on fonde un journal hebdomadaire, il le dirige; il parle dans les meetings, il se met en rapport avec les étudiants et les ouvriers, il correspond avec les associations naissantes des grandes villes de la province, il va faire des tournées et des discours à Lyon, à Marseille, au Havre, etc.; il ouvre, salle Taranne, un cours à la jeunesse des écoles; et il ne cesse pas d'écrire pour cela: «Il donnait à la fois, dit un de ses collaborateurs, M. de Molinari, des lettres, des articles de polémique et des variétés à trois journaux, sans compter des travaux plus sérieux pour le Journal des Économistes. Voyait-il le matin poindre un sophisme protectionniste dans un journal un peu accrédité, aussitôt il prenait la plume, démolissait le sophisme avant même d'avoir songé à déjeuner, et notre langue comptait un petit chef-d'œuvre de plus.» Il faut voir dans les lettres de Bastiat le complément de ce tableau: les tiraillements intérieurs, les découragements, les soucis de famille ou la maladie qui viennent tout interrompre, les menées électorales, la froideur ou l'hostilité soldée de la presse, les calomnies qui vont l'assaillir jusque dans ses foyers. On lui écrit de Mugron «qu'on n'ose plus parler de lui qu'en famille, tant l'esprit public y est monté contre leur entreprise…» Hélas! qu'étaient devenus les lectures avec l'ami Coudroy et les bons mots gascons du petit cercle!

Nous n'avons pas à apprécier ici le mérite ou les fautes des tentatives libre-échangistes de 1846-47. Personne ne peut dire ce que fût devenu ce mouvement, s'il n'eût été brusquement arrêté par la révolution de 1848. Depuis ce moment-là, l'idée a fait à petit bruit son chemin dans l'opinion qu'elle a de plus en plus pénétrée. Et quand est arrivé le Traité avec l'Angleterre, il a trouvé le terrain débarrassé des fausses théories, et les esprits tout prêts pour la pratique. Cette initiation, il faut le dire, manquait totalement alors: aussi, à l'exception de quelques villes de grand commerce, l'agitation ne s'est guère exercée que dans un milieu restreint d'écrivains et de journalistes. Les populations vinicoles, si nombreuses en France et si directement intéressées à la liberté des échanges, ne s'en sont même pas occupées. Bastiat, du reste, ne s'est jamais abusé sur le succès immédiat; il ne voyait ni les masses préparées, ni même les instigateurs du mouvement assez solidement ancrés sur les principes. Il comptait «sur l'agitation même pour éclairer ceux qui la faisaient.» Il déclarait à Cobden qu'il aimait mieux «l'esprit du libre-échange que le libre-échange lui-même.» Et c'est pour cela que tout en se plaignant un peu d'être «garrotté dans une spécialité,» il avait toujours soin, en réalité, d'élargir les discussions spéciales, de les rattacher aux grands principes, d'accoutumer ses collègues à faire de la doctrine, et d'en faire lui-même à tout propos – comme il est facile de le voir dans les deux séries des sophismes économiques et dans les articles où il commençait déjà à discuter les systèmes socialistes.

En cela Bastiat ne s'est pas trompé. Il a rendu un immense service à notre génération, qui s'amusait à écouter les utopies de toute espèce comme une innocente diversion aux romans-feuilletons. Il a accoutumé le public à entendre traiter sérieusement les questions sérieuses; il a réuni autour d'un drapeau, exercé par une lutte de tous les jours, excité par son exemple, dirigé par ses conseils et sa vive conversation une phalange jeune et vigoureuse d'économistes, qui s'est trouvée à son poste de combat et sous les armes, aussitôt que la révolution de Février a déchaîné l'arrière-ban du socialisme. Quand le mouvement du libre-échange n'aurait servi qu'à cela, il me semble que les hommes qui, à différents titres, l'ont provoqué et soutenu auraient encore suffisamment bien mérité de leur pays.

Après la révolution de Février, Bastiat se rallia franchement à la République, tout en comprenant que personne n'y était préparé. Comme dans l'agitation du libre-échange, il comptait sur la pratique même des institutions pour y mûrir et façonner les esprits. Le département des Landes l'envoya comme député à l'Assemblée constituante, puis à la Législative. Il y siégea à la gauche, dans une attitude pleine de modération et de fermeté qui, tout en restant un peu isolée, fut entourée du respect de tous les partis. Membre du comité des finances, dont il fut nommé huit fois de suite vice-président, il y eut une influence très-marquée, mais tout intérieure et à huis clos. La faiblesse croissante de ses poumons lui interdisait à peu près la tribune; ce fut souvent pour lui une dure épreuve d'être ainsi cloué sur son banc. Mais ces discours rentrés sont devenus les Pamphlets, et nous avons gagné à ce mutisme forcé, des chefs-d'œuvre de logique et de style. Il lui manquait beaucoup des qualités matérielles de l'orateur; et pourtant sa puissance de persuasion était remarquable. Dans une des rares occasions où il prit la parole, – à propos des incompatibilités parlementaires, – au commencement de son discours il n'avait pas dix personnes de son opinion, en descendant de la tribune il avait entraîné la majorité; l'amendement était voté, sans M. Billault et la commission qui demandèrent à le reprendre, et en suspendant le vote pendant deux jours, donnèrent le temps de travailler les votes. Bastiat a défini lui-même sa ligne de conduite dans une lettre à ses électeurs: «J'ai voté, dit-il, avec la droite contre la gauche, quand il s'est agi de résister au débordement des fausses idées populaires. – J'ai voté avec la gauche contre la droite, quand les griefs légitimes de la classe pauvre et souffrante ont été méconnus.»

Mais la grande œuvre de Bastiat, à cette époque, ce fut la guerre ouverte, incessante, qu'il déclara à tous ces systèmes faux, à toute cette effervescence désordonnée d'idées, de plans, de formules creuses, de prédications bruyantes, dont le tohu-bohu nous rappela pendant quelques mois ce pays Rabelaisien où les paroles dégèlent toutes à la fois. Le socialisme, longtemps caressé par une grande partie de la littérature, se dessinait avec une effrayante audace; il y avait table rase absolue; les bases sociales étaient remises en question comme les bases politiques. Devant la phraséologie énergique et brillante de ces hommes habitués sinon à résoudre, du moins à remuer profondément les grands problèmes, les avocats-orateurs, les légistes du droit écrit, les hommes d'État des bureaux, les fortes têtes du comptoir et de la fabrique, les grands administrateurs de la routine se trouvaient impuissants, déroutés par une tactique nouvelle, interdits comme les Mexicains en face de l'artillerie de Fernand Cortès. D'autre part, les catholiques criaient à la fin du monde, enveloppant dans un même anathème l'agression et la défense, le socialisme et l'économie politique, «le vipereau et la vipère[2 - Donoso Cortès.].» Mais Bastiat était prêt depuis longtemps. Comme un savant ingénieur, il avait d'avance étudié les plans des ennemis, et contre-miné les approches en creusant plus profondément qu'eux le terrain des lois sociales. À chaque erreur, de quelque côté qu'elle vienne, il oppose un de ses petits livres: – à la doctrine Louis Blanc, Propriété et loi; à la doctrine Considérant, Propriété et spoliation; à la doctrine Leroux, Justice et fraternité; à la doctrine Proudhon, Capital et rente; au comité Mimerel, Protectionnisme et communisme; au papier-monnaie, Maudit argent; au manifeste montagnard, l'État, etc. Partout on le trouve sur la brèche, partout il éclaire et foudroie. Quel malheur et quelle honte qu'une association intelligente des défenseurs de l'ordre n'ait pas alors répandu par milliers ces petits livres à la fois si profonds et si intelligibles pour tous!

Dans cette lutte – où il faut dire, pour être juste, que notre écrivain se trouva entouré et soutenu dignement par ses collègues du libre-échange, – Bastiat apporta dans la polémique une sérénité et un calme bien remarquables à cette époque de colère et d'injures. Il s'irritait bien un peu contre l'outrecuidance de ces despotiques organisateurs, de ces «pétrisseurs de l'argile humaine;» il s'attristait profondément de cet entraînement vers les réformes sociales qui compromettait les réformes politiques encore si mal assises; mais d'un autre côté il ne méconnaissait pas le côté élevé de ces aspirations égarées: Toutes les grandes écoles socialistes, disait-il, ont à leur base une puissante vérité… Le tort de leurs adeptes, c'est de ne pas savoir assez, et de ne pas voir que le développement naturel de la société tend bien mieux que toutes leurs organisations artificielles à la réalisation de chacune de leurs formules… – Magnifique programme qui indique aux économistes le vrai terrain de la pacification des esprits. Sa correspondance avec R. Cobden nous a révélé l'action pleine de grandeur que Bastiat cherchait à exercer en même temps sur la politique extérieure. Mais une autre préoccupation l'obsédait, toujours plus vive à mesure que sa santé s'affaiblissait. Il avait dans la tête, depuis longtemps, «un exposé nouveau de la science» et il craignait de mourir sans l'avoir formulé. Il se recueillit enfin pendant trois mois pour écrire le premier volume des Harmonies. Puisque cette œuvre, tout incomplète qu'elle soit, est le dernier mot de Bastiat, qu'on nous permette de chercher à définir l'esprit et la tendance de sa doctrine.

L'économie politique, en France, a eu, dès son origine, le caractère d'une sorte de morale supérieure. Les physiocrates lui donnaient pour objet le bonheur des hommes; ils la nommaient la science du droit naturel. Le génie anglais, essentiellement positif et pratique, commença tout de suite par restreindre ce vol ambitieux: en substituant la considération de la richesse à celle du bien-être, et l'analyse des faits à la recherche des droits. Ad. Smith renferma la science économique dans des limites plus précises sans doute, mais incontestablement plus étroites. Seulement, Ad. Smith, en homme de génie qu'il était, ne s'est pas cru obligé de respecter servilement les bornes qu'il avait posées lui-même; et à chaque pas sa pensée s'élève du fait à l'idée de l'utile général ou du juste, aux considérations morales et politiques. Mais sous ses successeurs, esprits plus ordinaires, on voit la science se restreindre et se matérialiser de plus en plus. Dans Ricardo surtout et ses disciples immédiats, l'idée de justice n'apparaît pour ainsi dire plus. – C'est de cette phase de l'école qu'on a pu dire qu'elle subordonnait le producteur à la production, et l'homme à la chose. Aussi faut-il voir avec quelle vivacité le vieux Dupont de Nemours protestait contre cet abaissement de l'économie politique: «Pourquoi, disait-il à J. – B. Say, restreignez-vous la science à celle des richesses? Sortez du comptoir… ne vous emprisonnez pas dans les idées et la langue des Anglais, peuple sordide qui croit qu'un homme ne vaut que par l'argent… qui parlent de leur contrée (country) et n'ont pas dit encore qu'ils eussent une patrie…» Dupont de Nemours était un peu sévère pour J. – B. Say, dont l'enseignement économique a été beaucoup plus large et plus élevé que les systèmes qui avaient de son temps la vogue en Angleterre. Mais tout en abordant, quand le sujet l'y conduit, les aperçus philosophiques et moraux, Say n'en persiste pas moins à les considérer, en principe, comme étrangers à l'économie politique. L'économie politique est, selon lui, une science de faits et uniquement de faits: elle dit ce qui est, elle n'a pas à chercher ce qui devrait être.

Un savant a parfaitement le droit de se renfermer dans les limites qui conviennent le mieux à ses forces; mais il ne faut pas qu'il rende la science elle-même solidaire de sa modestie, et qu'il l'entraîne à une abdication. La science doit être ambitieuse; si elle craint d'empiéter sur ses voisins, elle risque de laisser inoccupée une partie de ses domaines. Il ne nous est nullement démontré qu'il soit possible ou utile de séparer les études sociales en deux branches distinctes, – l'une qui serait la simple analyse des résultats de la pratique établie, – l'autre qui en discuterait les causes théoriques, le but final, la légitimité; mais quand même on admettrait ainsi une science du fait et une science du droit, il n'en est pas moins vrai que, puisqu'à côté de l'enseignement économique aucune science classée, aucun groupe d'hommes spéciaux ne s'occupait de rechercher la raison et le droit des faits sociaux, c'était à l'économie politique à prendre – ne fût-ce que provisoirement – cette position importante. Du moment qu'elle la laissait vide, il était évident qu'une rivale viendrait s'y établir, et qu'une protestation dangereuse battrait le fait avec l'idée du droit. Conformément au génie comme aux traditions nationales, cette protestation devait éclater surtout en France. Ce fut le socialisme. La fin de non-recevoir qu'il opposait à l'économie politique était spécieuse. «Le mal, disait-il, est dans les faits humains à côté du bien; votre science se borne à catégoriser ces faits, sans les soumettre au contrôle préalable du droit; par conséquent vos formules contiennent le mal comme le bien; elles ne sont, à nos yeux, que le mal mis en théories, érigé en axiomes absolus et immuables.» Si le socialisme eût ajouté: «Nous allons vérifier vos formules (p. xxviii) à la lumière du juste,» il n'y aurait pas eu un mot à lui répondre, et l'économie politique lui eût tendu la main. Mais, passionné et exclusif comme toutes les réactions, le socialisme nia au lieu de contrôler. On s'était contenté d'étudier, au point de vue de l'utile, les résultats de la propriété, de l'intérêt, de l'hérédité, de la concurrence, etc., en les prenant comme faits acceptés et sans discuter leur raison d'être et leur justice; – le socialisme nia au point de vue du juste et attaqua comme illégitimes la propriété, l'intérêt, l'héritage, la concurrence, etc. On s'était un peu trop borné à décrire ce qui est; – il se borna à décrire ce qui, dans ses rêves d'organisation nouvelle, devait être. On avait, disait-on, écrasé l'homme sous les choses et les faits; – par une sorte de vengeance, il écrasa sous ses pieds les faits et les choses pour remettre l'homme à son rang.

Dans cette situation, qu'y avait-il à faire, pour opérer la réconciliation des esprits? Évidemment, il fallait réunir et fondre ensemble les deux aspects distincts du fait et du droit; revenir à la formule des physiocrates, à la science des faits au point de vue du droit naturel; soumettre la pratique au contrôle du juste; faire du socialisme savant et consciencieux; prouver que ce qui est, dans son ensemble actuel et surtout dans sa tendance progressive, est conforme à ce qui doit être selon les aspirations de la conscience universelle.

Voilà ce qu'a voulu faire Bastiat, et ce qu'il a fait, autant du moins qu'il l'a pu dans un livre inachevé. Il a passé en revue les phénomènes économiques et les formes fondamentales de nos sociétés modernes: en les examinant au triple point de vue de l'intérêt particulier, de l'intérêt général, et de la justice, il a montré que les trois aspects concordaient. Au-dessus des divergences d'intérêts qu'on aperçoit d'abord entre le producteur et le consommateur, le capitaliste et le salarié, celui qui possède et celui qui ne possède pas, etc., il a fait voir qu'il existe des lois prédominantes d'équilibre et d'unité qui associent ces intérêts et englobent ces oppositions secondaires dans une harmonie supérieure. En sorte que «le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le bien de tous favorise le bien de chacun;» et que «le résultat naturel du mécanisme social est une élévation constante du niveau physique, intellectuel et moral pour toutes les classes, avec une tendance à l'égalisation,» – développement qui n'a d'autre condition que le champ laissé à la recherche et à l'action, c'est-à-dire la liberté.

Pour caractériser plus nettement la grande et belle position prise par Bastiat, nous avons supprimé des transitions et des nuances. Il est essentiel de les rétablir; sans quoi il semblerait que Bastiat a créé une science nouvelle, tandis qu'il n'a prétendu, comme il le dit, que présenter un exposé nouveau d'une science déjà formée. Il faut donc faire remarquer que ses devanciers avaient déjà bien préparé son terrain, soit par leurs savantes analyses des phénomènes qu'il n'a eu le plus souvent qu'à rappeler, soit en s'élevant eux-mêmes aux considérations de l'intérêt général, – notion beaucoup moins éloignée qu'on ne pense de celle du juste. Il faut dire que, sans être aussi hautement formulée, l'idée des grandes lois sociales a été de tout temps en germe dans la pensée des économistes, et que la fameuse devise du laisser passer n'est au fond qu'une affirmation de la gravitation naturelle des intérêts vers l'ordre et le progrès. Enfin il faut ajouter, pour rendre justice à deux hommes que Bastiat a reconnus comme ses maîtres, que Ch. Comte et M. Dunoyer avaient, avant lui, déjà ramené très-sensiblement la science vers le point de vue élevé des physiocrates: – le premier, en soumettant au contrôle du droit naturel les formes diverses de la législation et de la propriété; – le second, en introduisant hardiment les fonctions de l'ordre intellectuel et moral dans le champ des études économiques.

C'est là précisément l'excellence du point de vue de Bastiat, qu'il se rattache aux meilleures traditions, tout en ouvrant des perspectives nouvelles. «Les sciences, pour employer une de ses expressions, ont une croissance comme les plantes;» il n'y a pas d'idées neuves, il n'y a que des idées développées; et l'initiateur est celui qui formule en un principe net et absolu des traditions hésitantes et incomplètes, celui qui fait un système d'une tendance. Bastiat, d'ailleurs, ne s'est pas borné à affirmer son principe dans toute sa généralité, sans exceptions ni réserves, – chose neuve déjà et hardie. Pour proclamer l'harmonie parfaite des lois économiques, il a fallu qu'il la fît en quelque sorte lui-même, en supprimant des dissonances, en rectifiant des erreurs appuyées de noms célèbres. Il a fallu dissiper la confusion établie entre la valeur et l'utilité, – l'utilité qui est le but et le bien, – la valeur, qui représente l'obstacle et le mal; asseoir solidement ce beau principe de la gratuité absolue du concours de la nature; attaquer toute cette théorie qui entachait la propriété foncière d'une accusation de monopole aggravateur du prix; débarrasser la loi du Progrès de cette effrayante perspective du renchérissement de la subsistance et de l'épuisement du sol, etc., etc.; – toutes choses qui peuvent paraître simples maintenant, mais qui alors ont été critiquées pour leur hardiesse extraordinaire.

Du reste, à notre sens, ce qu'il y a de plus grand encore dans le livre de Bastiat, c'est l'idée de l'harmonie elle-même: idée qui répond éminemment au travail secret d'unité dans les sciences que poursuit notre époque, et qui a plutôt le caractère d'une intuition et d'un acte de foi que d'une déduction scientifique. C'est comme un cadre immense dans lequel chaque étude partielle des lois sociales peut et doit venir se classer infailliblement. Bastiat aurait manqué son livre, qu'il nous semble qu'avec sa donnée seule, ce livre se serait fait tôt ou tard. Il est permis de croire qu'en le commençant il n'en voyait pas toute la portée. Il avait sans doute rassemblé d'abord quelques aperçus principaux; puis les vérités se sont attirées l'une l'autre; chaque rapport nouveau ouvrait de nouvelles équations, chaque groupe harmonisé ou identifié se résolvait en une synthèse supérieure. De sorte que les points de vue allaient en s'agrandissant toujours, et que Bastiat, à la fin, a dû se sentir écrasé, comme il le dit lui-même, par la masse des harmonies qui s'offraient à lui. Une note posthume très-précieuse nous indique comment cette extension de son sujet l'avait conduit à l'idée de refondre complétement tout l'ouvrage. «J'avais d'abord pensé, dit-il, à commencer par l'exposition des Harmonies économiques, et par conséquent ne traiter que des sujets purement économiques: valeur, propriété, richesse, concurrence, salaire, population, monnaie, crédit, etc. Plus tard, si j'en avais eu le temps et la force, j'aurais appelé l'attention du lecteur sur un sujet plus vaste: les Harmonies sociales. C'est là que j'aurais parlé de la constitution humaine, du moteur social, de la responsabilité, de la solidarité, etc… L'œuvre ainsi conçue était commencée quand je me suis aperçu qu'il était mieux de fondre ensemble que de séparer ces deux ordres de considérations. Mais alors la logique voulait que l'étude de l'homme précédât les recherches économiques. Il n'était plus temps…»

Il n'était plus temps en effet! Bastiat ne s'était décidé à écrire les Harmonies que parce qu'il commençait à sentir que ses jours étaient comptés. On le devine à l'entassement tumultueux d'idées du dernier chapitre[3 - Le chapitre X. Le reste de l'ouvrage se compose de fragments recueillis après sa mort et réunis dans l'ordre indiqué par Bastiat lui-même.] et aux plaintes qui lui échappent sur le temps qui lui manque. Tout en continuant à jeter au courant des discussions du jour quelques-unes de ses belles pages, – comme la polémique avec Proudhon dans la Voix du Peuple, la Loi, Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, l'article Abondance, pour le Dictionnaire de l'économie politique, il préparait avec une ardeur fébrile les ébauches du second volume des Harmonies. Il ne voulut pas s'attarder à réparer dans le repos ses forces épuisées; il mit tout son enjeu sur un dé, il crut qu'il pourrait peut-être gagner de vitesse sur les progrès du mal, et arriver par un élan suprême à ne tomber qu'au but… Dans ce steeple-chase désespéré contre la mort, il a perdu.

Quand un homme, à l'âge de quarante-cinq ans, brise d'un seul coup tous les liens de son passé, comme l'a fait Bastiat, et, sans l'ombre d'ambition, se jette d'une solitude méditative dans l'ardente atmosphère de l'action, vous pouvez être sûr que cet homme ne s'arrêtera plus que dans (p. xxxiii) la tombe. Il y a quelque chose de plus terrible cent fois, de plus implacable au repos que l'ambition même: c'est le fanatisme de l'idée, c'est le sentiment d'une mission. Chez l'ambitieux, l'égoïsme veille et ménage ses ressources; chez l'homme que domine l'idée, le moi est foudroyé, il n'avertit plus par sa résistance de l'épuisement des forces. Une volonté supérieure s'installe en souveraine dans sa volonté, une sorte de conscience étrangère dans sa conscience: c'est le devoir. Il se dresse sur la dernière marche de sa vie passée, comme l'ange au glaive de feu sur le seuil de l'Eden; il ferme la porte sur les rêves de bonheur et de paix. Désormais, proscrit, tu n'as plus de chez toi; tu ne rentreras plus dans l'indépendance intime de ta pensée, tu ne reviendras plus te délasser dans l'asile de ton cœur; tu ne t'appartiens pas, tu es la chose de ton idée; – vivant ou mourant, ta mission te traînera.

Or la mission que Bastiat s'était donnée, ou plutôt que les événements lui imposèrent, était au-dessus des forces humaines. Bastiat, par le malheur d'une organisation trop riche, était à la fois homme de théories avancées, génie créateur, – et homme d'action extérieure, esprit éminemment vulgarisateur et propagandiste. Il eût fallu opter entre les deux rôles. On peut être à la rigueur Ad. Smith et R. Cobden tour à tour; mais à la fois et en même temps, non. Ad. Smith n'a pas essayé de jeter aux masses les vérités nouvelles qu'il creusait lentement dans sa retraite, et R. Cobden n'a fait passer dans l'opinion publique et les faits que des axiomes anciens et acceptés de longue date par la science. Bastiat, lui, a jeté dans le tumulte des discussions publiques les lambeaux de sa doctrine propre, et c'est au milieu de l'action qu'il a eu l'air d'improviser un système. Défricher les terrains vierges de la science pure, porter en même temps la hache au milieu de la forêt des préjugés gouvernementaux, et labourer en pleine révolution l'opinion publique, le sol le plus ingrat, le plus tourmenté, le plus impropre à une moisson prochaine, c'était faire triplement le métier de pionnier; – et l'on sait que ce métier-là est mortel.

Tant qu'on ne s'agita qu'autour du libre-échange, comme il y avait là un symbole commun et un drapeau reconnu, Bastiat se trouva aidé et soutenu vigoureusement; et contre la résistance de l'ignorance, des préjugés et des intérêts égoïstes, la lutte, en dépit de quelques tiraillements, fut possible. Mais quand arriva le socialisme et la grande bataille où l'on n'avait plus le temps de s'entendre d'avance, quand Bastiat fut entraîné par l'urgence du péril à combattre à sa manière, et à jeter de plus en plus dans la mêlée ses idées à lui, – idées presque aussi neuves pour ses alliés que pour ses adversaires, – il se trouva dans la position d'un chef qui, au milieu du feu, changerait l'armement et la tactique de son parti: tout en admirant sa nouvelle manière de faire, on se contenta de le regarder; et plus il s'avançait ainsi, plus il se trouvait seul. Or la collectivité est indispensable aux succès d'opinion et à l'effet sur les masses: un homme qui combat isolé ne peut que mourir admirablement. Quand les Harmonies parurent et mirent plus au jour les vues nouvelles que les Sophismes et les Pamphlets avaient seulement fait pressentir, il se fit un silence froid dans l'école déroutée, et la plupart des économistes se prononcèrent contre les idées de Bastiat.

Cet abandon lui fut très-sensible, mais il ne s'en étonna ni ne s'en plaignit: il se sentait trop près de sa fin pour laisser un adieu de reproche à ses anciens compagnons de travaux, restés unis à lui par le cœur, sinon par les idées. D'autres chagrins se joignaient à la pensée de son œuvre incomprise et inachevée; la mort avait fauché dans sa famille pendant son absence, la politique amoncelait de sombres nuages, et de ce côté-là encore il voyait l'opinion égarée tourner contre lui. Il n'avait plus la force ni le désir de lutter. Son esprit commençait à entrer dans cette région plus haute de suprême bienveillance, dans ce jour crépusculaire triste et doux qui assouplit les contours heurtés et adoucit les oppositions de couleur. «Nous autres souffreteux, écrivit-il à un de ses amis, nous avons, comme les enfants, besoin d'indulgence: car plus le corps est faible, plus l'âme s'amollit, et il semble que la vie à son premier, comme à son dernier crépuscule, souffle au cœur le besoin de chercher partout des attaches. Ces attendrissements involontaires sont l'effet de tous les déclins: fin du jour, fin de l'année, demi-jour des basiliques, etc. Je l'éprouvais hier, sous les sombres allées des Tuileries… Ne vous alarmez cependant pas de ce diapason élégiaque. Je ne suis pas Millevoye, et les feuilles, qui s'ouvrent à peine, ne sont pas près de tomber. Bref, je ne me trouve pas plus mal, mais seulement plus faible, et je ne puis plus guère reculer devant la demande d'un congé. C'est en perspective une solitude encore plus solitaire. Autrefois je l'aimais; je savais la peupler de lectures, de travaux capricieux, de rêves politiques, avec intermèdes de violoncelle. Maintenant, tous ces vieux amis me délaissent, même la fidèle compagne de l'isolement, la méditation. Ce n'est pas que ma pensée sommeille. Elle n'a jamais été plus active; à chaque instant elle saisit de nouvelles harmonies, et il semble que le livre de l'humanité s'ouvre devant elle. Mais c'est un tourment de plus, puisque je ne puis transcrire aucune page de ce livre mystérieux sur un livre plus palpable…»

Dès le printemps de 1850, en effet, la maladie de poitrine contre laquelle il se débattait depuis longtemps avait fait des progrès graves. Les eaux des Pyrénées, qui l'avaient sauvé plusieurs fois, aggravèrent son mal. L'affection se porta au larynx et à la gorge: la voix s'éteignit, l'alimentation, la respiration même devinrent excessivement douloureuses. Au commencement de l'automne, les médecins l'envoyèrent en Italie. Au moment où il y arrivait, le bruit prématuré de sa mort s'était répandu, et il put lire dans les journaux les phrases banales de regret sur la perte du «grand économiste» et de «l'illustre écrivain.» Il languit quelque temps encore à Pise, puis à Rome. Ce fut de là qu'il envoya sa dernière lettre au Journal des Économistes[4 - Page 209 (#litres_trial_promo).]. M. Paillottet, qui avait quitté Paris pour aller recueillir les dernières instructions de son ami, nous a conservé un journal intéressant de la fin de sa vie[5 - On trouvera quelques extraits de ce journal à la suite de cette notice.]. Cette fin fut d'un calme et d'une sérénité antiques. Bastiat sembla y assister en spectateur indifférent, causant, en l'attendant, d'économie politique, de philosophie et de religion. Il voulut mourir en chrétien: «J'ai pris, disait-il simplement, la chose par le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne; je suis bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre humain.» Son intelligence (p. xxxvii) conserva jusqu'au bout toute sa lucidité. Un instant avant d'expirer, il fit approcher, comme pour leur dire quelque chose d'important, son cousin l'abbé de Monclar et M. Paillottet. «Son œil, dit ce dernier, brillait de cette expression particulière que j'avais souvent remarquée dans nos entretiens, et qui annonçait la solution d'un problème.» Il murmura à deux fois: La vérité… Mais le souffle lui manqua, et il ne put achever d'expliquer sa pensée. Goethe, en mourant, demandait la pleine lumière, Bastiat saluait la vérité. Chacun d'eux, à ce moment suprême, résumait-il l'aspiration de sa vie, – ou proclamait-il sa prise de possession du but? Était-ce le dernier mot de la question – ou le premier de la réponse? l'adieu au rêve qui s'en va – ou le salut à la réalité qui arrive?..

Bastiat mourut le 24 décembre 1850, âgé de quarante-neuf ans et six mois. On lui fit, à l'église de Saint-Louis des Français, de pompeuses funérailles. C'est en 1845 qu'il était venu à Paris; sa carrière active d'économiste n'a donc embrassé guère plus de cinq ans.

F. Bastiat était de taille moyenne; mince et maigre, il était doué d'une force physique que son extérieur ne semblait pas annoncer; dans sa jeunesse, il passait pour le meilleur coureur du pays basque. Sa figure était agréable, la bouche extrêmement fine, l'œil doux et plein de feu sous un sourcil épais, le front carré largement encadré d'une forêt de longs cheveux noirs. Sa conversation était celle d'un homme qui comprend tout et qui s'intéresse à tout, vive, variée, sans prétention, colorée de l'accent comme de l'esprit méridional. Jamais il ne causait d'économie politique le premier, jamais non plus il n'affectait d'éviter ce sujet, quel que fût le rang ou l'éducation de son (p. xxxviii) interlocuteur. Dans les discussions sérieuses, il était modeste, conciliant, plein d'aménité dans sa fermeté de convictions. Rien dans sa parole ne sentait le discours ou la leçon. En général, son opinion finissait par entraîner l'assentiment général; mais il n'avait pas l'air de s'apercevoir de son influence. Ses manières et ses habitudes étaient d'une extrême simplicité. Comme les hommes qui vivent dans leur pensée, il avait quelque chose souvent de naïf et de distrait: L. Leclerc l'appelait le La Fontaine de l'économie politique. Il convenait en riant qu'il n'avait jamais été de la rue de Choiseul au Palais-Royal sans se tromper de chemin. Un jour qu'il était parti pour aller faire un discours à Lyon, il se trouvait débarqué dans un cabaret au fond des Vosges. Pour tout ce qui s'appelle affaires, il était d'un laisser-aller d'enfant. Sa bourse était ouverte à tout venant, quand il était en fonds; il n'y a pas d'auteur qui ait moins tiré parti de ses livres. Le détail matériel des choses lui était antipathique; jamais il n'a su prendre une précaution pour sa santé; jamais il n'a voulu s'occuper d'une annonce ou d'un compte-rendu pour ses ouvrages. Il était si ennemi du charlatanisme en tout, il craignait tellement d'engager son indépendance dans l'engrenage des coteries, qu'après cinq ans de séjour à Paris, il ne connaissait pas un des écrivains de la presse quotidienne. Aussi les comptes-rendus de journaux sur les livres de Bastiat sont-ils extrêmement rares. Le Journal des économistes, lui-même, attendit six mois avant de parler des Harmonies, et son article ne fut qu'une réfutation.

Nous avons déjà dit, je crois, que Bastiat écrivait avec une extrême facilité. On le devine à la netteté remarquable de ses manuscrits, où la plume semble, la plupart du temps, avoir couru de toute sa vitesse. Peut-être le travail préalable qui se faisait dans sa tête était-il long et pénible; mais je crois plutôt que c'était une de ces intelligences saines qui tournent naturellement du côté de la lumière, comme certaines fleurs vers le soleil, et que la vérité lui était facile, comme aux natures honnêtes la vertu. Il est certain cependant que Bastiat se préoccupait de la forme… à sa manière. Nous avons vu, dans ses cahiers, un de ses Sophismes, entre autres, refondu entièrement trois fois, – trois morceaux aussi finis l'un que l'autre, mais très-différents de ton. La première manière, la plus belle à mon avis, c'était la déduction scientifique, ferme, précise, magistrale; – la seconde offrait déjà quelque chose de plus effacé dans la tournure et de plus bourgeois, une causerie terre à terre, débarrassée des mots techniques et à la portée du commun des lecteurs; – la troisième, enfin, encadrait tout cela dans une forme un peu légère, un dialogue ou une petite scène demi-plaisante. La première, c'était Bastiat écrivant pour lui, se parlant ses idées; – la dernière, c'était Bastiat écrivant pour le public ignorant ou distrait, émiettant le pain des forts pour le faire avaler aux faibles. Un écrivain ordinaire ne se donne pas tant de peine pour s'amoindrir et ne s'efface pas ainsi volontairement pour faire passer son idée: il faut pour cela cette souveraine préoccupation du but qui caractérise l'apôtre.

Il ne nous appartient pas de préjuger le rang que la postérité assignera à Bastiat. M. M. Chevalier a placé hautement les Harmonies à côté du livre immortel d'Ad. Smith. Tout récemment, R. Cobden a exprimé la même opinion. Pour nous, en cherchant à mettre cette simple et noble figure sur un piédestal, nous craindrions de faire quelque maladresse. Et puis, nous l'avouons, il nous semble qu'un éloge trop cru blesserait encore cet homme que nous avons connu si désintéressé de lui-même, qui ne s'est jamais mis en avant que pour être utile et n'a brillé que pour éclairer. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les idées neuves et d'abord contestées de son système ont fait leur chemin depuis sa mort, et que, sans parler de l'école américaine, des économistes marquants, en Angleterre, en Écosse, en Italie, en Espagne et ailleurs, professent hautement et enseignent ses opinions. Et s'il est certain que le caractère matériel, en quelque sorte, de la vérité, dans une doctrine comme dans une religion, est la puissance du prosélytisme qu'elle possède, on peut dire que la doctrine de Bastiat est vraie: car les nombreux convertis qui passent aujourd'hui à l'économie politique, y vont à peu près tous par Bastiat et sous son patronage. Son œuvre de propagande se poursuit et se poursuivra longtemps encore après lui: – c'est la seule espèce d'immortalité qu'il ait ambitionnée.

Bastiat était tout simplement une belle intelligence éclairée par un admirable cœur, un de ces grands pacifiques auxquels, selon la parole sacrée, le monde finit toujours par appartenir. Nous préférons hautement ces hommes-là aux génies solitaires et aux penseurs sibyllins. Ce ne sont, en effet, ni les idées ni les systèmes qui nous manquent aujourd'hui, mais le trait d'union et le lien d'harmonie. La masse incohérente des matériaux épars de l'avenir ressemble à ces gangues où le métal précieux abonde, mais disséminé dans la boue. Ce qu'il faut à notre siècle, c'est l'aimant qui rassemblera le fer autour de lui, c'est la goutte de mercure, qui, promenée à travers le mélange, s'assimilera les parcelles d'or et d'argent. Or, ce rôle assimilateur nous paraît éminemment réservé aux natures sympathiques qui ont soif du bien et du vrai et vont le cherchant partout, aux hommes de foi plutôt encore que de science.

Voilà pourquoi nous souhaitons à notre pays des hommes comme Bastiat, et des vérités comme la doctrine de l'Harmonie, de ces vérités simples et fécondes qu'on ne découvre et qu'on ne perçoit qu'avec l'esprit de son cœur, comme a dit de Maistre —mente cordis sui.



    R. DE FONTENAY.

Voici quelques extraits du journal de M. Paillottet, qui sont le complément naturel de cette notice:


NEUF JOURS PRÈS D'UN MOURANT



Le 16 décembre, vers midi, j'arrive chez lui, je le vois. Nous nous embrassons, mais à son premier mouvement tout affectueux succède une impression chagrine. Sa figure s'attriste, et il murmure, en élevant les mains: «Est-il possible que vous ayez fait un si long voyage? Quelle folie!»

Pendant cette première entrevue je le trouvai, à ma grande surprise, impatient, irritable… Comme je voulais lui éviter la peine de monter un étage, à l'aide d'une précaution que j'aurais prise, il me dit: «Je ne puis pas souffrir qu'on s'occupe de moi.» Il lui répugne d'être vu pendant qu'il boit et mange, à cause des efforts pénibles qu'exige de lui l'inglutition. Toutefois cette répugnance ne paraît pas exister vis-à-vis des étrangers. Ainsi à 2 heures ½ il entre au café prendre un verre de sirop et ne veut pas que je l'accompagne.



17 DÉCEMBRE 1850



… En rentrant chez lui, il me parle de la seconde édition du premier volume des Harmonies, puis du second volume qu'il lui est impossible d'achever. Sur le chapitre des salaires, qui était déjà fort avancé quand il a quitté Paris, il me dit: «Si jamais on publie cela, il faudra bien expliquer que ce n'est qu'un premier jet. J'aurais voulu refaire en entier ce chapitre.»

Il trouve un éclair de gaieté en me racontant les singulières conventions qu'il avait faites avec son hôtesse. Celle-ci avait par rapport à lui la double qualité de propriétaire et de domestique. Le mobilier et la batterie de cuisine étaient à elle. Lorsqu'elle brisait un ustensile quelconque dans ses fonctions de domestique, comme propriétaire elle en réclamait aussitôt le prix et se faisait payer par lui. Elle avait aussi l'art de maintenir le chiffre de la dépense quotidienne au même taux, bien que les consommations du malade allassent toujours diminuant…

… Ce second jour les impatiences furent moins marquées… «À quelle heure viendrez-vous demain?» me demanda-t-il lorsque je le quittai.

Je suis convenu avec l'abbé de Monclar que je tiendrai compagnie à notre malade depuis onze heures du matin jusqu'à l'heure du dîner; l'abbé lui consacre le commencement et la fin de la journée.



18 DÉCEMBRE



En arrivant près de lui, je lui remets quelques exemplaires de la réimpression des Incompatibilités parlementaires, et lui explique que je viens de les retirer du ministère de l'Intérieur des États Romains.

Voici ce qui m'était arrivé pour ces brochures. Les douaniers de Civita-Vecchia les avaient extraites de mon sac de voyage et envoyées à la police. Je les croyais perdues, quand, passant ce matin devant le magasin du libraire Merle… je vois exposés en vente plusieurs pamphlets de Bastiat. J'entre et demande à Merle s'il a les Incompatibilités parlementaires: «Pas encore, répond-il, mais je ne tarderai sans doute pas; car cet écrit vient d'être réimprimé! Je le sais, à telles enseignes que les douaniers de Civita-Vecchia ont été assez stupides, ces jours-ci, pour en saisir une demi-douzaine d'exemplaires à un voyageur français.» – «Comment donc êtes-vous si bien informé? repris-je; je suis le voyageur dont vous faites mention.» Alors Merle m'apprend qu'il tenait la nouvelle de ma mésaventure du comte Z… attaché au ministère de l'Intérieur. Le comte Z… avait blâmé le procédé des douaniers, et ajouté que, si le propriétaire se présentait pour réclamer ces brochures, elles lui seraient immédiatement rendues. Sur ces explications, je m'étais empressé d'aller à Monte-Cavallo, où un employé fort poli, après m'avoir adressé beaucoup d'excuses sur ce qui s'était passé, m'avait remis toutes mes brochures, moins une. Cette dernière ne pouvait m'être rendue qu'un peu plus tard, parce que Monseigneur, qui était alors absent, en avait commencé la lecture, curieux de connaître cette production d'un auteur qu'il avait en grande estime. Le même employé, me montrant sur la couverture d'un pamphlet la liste imprimée des divers écrits de Bastiat, posa l'index sur les mots Harmonies économiques, et dit: «Voilà un bien bel ouvrage.»

J'informai de cette particularité mon cher malade, en ajoutant que très-certainement en France, au ministère de l'Intérieur, ses œuvres étaient moins connues que dans les bureaux de Monte-Cavallo.

Par un fort beau temps, nous prenons une voiture… Il veut me servir de cicerone, et m'expliquer les monuments antiques; mais j'obtiens qu'il se taise jusqu'à ce que nous descendions de voiture… Il m'entretient beaucoup de son projet de rentrer en France, d'un domestique, nommé Dargeau, qu'il fait venir de son pays, pour s'assurer ses soins éprouvés, et m'interroge sur la durée probable de mon séjour à Rome. Je me garde bien de lui dire que je m'en irai probablement le lendemain de son départ.

… Quand nous sommes rentrés chez lui, il me parle de mettre en ordre ses ébauches. Il voudrait bien me dicter quelques indications importantes et notamment sur le sujet de la population… L'article qu'il a publié, il y a quatre ans environ, dans le Journal des Économistes, lui paraît incomplet et à refaire. La principale objection contre la théorie de Malthus n'y est pas exposée.

Les impatiences ont disparu.



19 DÉCEMBRE



Je le trouve bien fatigué!.. Nous sortons un peu tard, et rentrons bientôt après…

Il monte son escalier plus péniblement que de coutume. Quand enfin il est assis sur son canapé, je remarque que sa respiration est plus difficile que la veille. Des bruits sourds et de mauvais augure grondent dans sa poitrine oppressée. Il se remet cependant un peu, et entame le chapitre de l'Économie politique.

«Un travail bien important à faire pour l'Économie politique, me dit-il, c'est d'écrire l'histoire de la spoliation. C'est une longue histoire, dans laquelle, dès l'origine, apparaissent les conquêtes, les migrations de peuples, les invasions, et tous les funestes excès de la force aux prises avec la justice.»

«De tout cela il reste aujourd'hui encore des traces vivantes, et c'est une grande difficulté pour la solution des questions posées dans notre siècle. On n'arrivera pas à cette solution tant qu'on n'aura pas bien constaté en quoi et comment l'injustice, faisant sa part au milieu de nous, s'est impatronisée dans nos mœurs et dans nos lois.»

… Il m'entretient de plusieurs de nos amis de Paris, sujet sur lequel il s'arrête volontiers; puis, se préoccupant de mon dîner, il me renvoie après m'avoir dit: «Puisque vous avez fait ce long voyage, je suis bien aise maintenant que vous soyez ici.»



20 DÉCEMBRE



En arrivant près de lui à l'heure accoutumée, je lui demande la permission de le quitter pour aller à l'ambassade où je me suis déjà rendu en vain ce matin. J'ai trois lettres pour la France à remettre à une personne que je n'ai pas rencontrée. Cette demande le contrarie, et l'abbé de Monclar, qui était sur le point de sortir, se charge de faire tenir mes lettres à l'ambassade.

Dès que nous sommes seuls, il me dit: «Vous ne devineriez jamais ce que j'ai fait ce matin.» Inquiet et le soupçonnant d'une imprudence, je conjecturai qu'il avait écrit. «Non, reprit-il, cela m'eût été, cela m'est impossible. Voici ce que j'ai fait, je me suis confessé. Je veux vivre et mourir dans la religion de mes pères. Je l'ai toujours aimée, quoique je n'en suivisse pas les pratiques extérieures.» Ce mot de vivre n'était employé là que par ménagement pour moi. Je lui rappelai qu'en 1848 il m'avait dit, en parlant de Jésus-Christ: «Il est impossible d'admettre qu'un mortel ait pu avoir, de l'humanité et des lois qui la régissent, une connaissance aussi profonde que celle qui est dans l'Évangile.»

Il me propose de prendre ses ébauches économiques dans sa malle; car le temps menaçait, et il n'eût pas été prudent de sortir. Je savais, d'ailleurs, dès la veille au soir, qu'aux yeux du docteur Lacauchie il déclinait d'une manière rapide.

Je pris les papiers, et commençai à les compulser, assis près de lui, interrompant ma tâche au moindre signe pour prêter l'oreille à ce qu'il voulait me dire.

… Voici une recommandation… sur laquelle il a beaucoup insisté. «Il faut traiter l'économie politique au point de vue du consommateur. Tous les phénomènes économiques, que leurs effets soient bons ou qu'ils soient mauvais, se résolvent, à la fin de leur évolution, par des avantages ou des préjudices pour les consommateurs. Ces mêmes effets ne font que glisser sur les producteurs, dont ils ne peuvent affecter les intérêts d'une manière durable.»

«Le progrès de la civilisation doit amener les hommes à se placer à ce point de vue et à calculer leur intérêt de consommateurs plutôt que leur intérêt de producteurs. On voit déjà ce progrès s'opérer en Angleterre, et des ouvriers s'y occuper moins de l'élévation de leur salaire que de l'avantage d'obtenir à bas prix tous les objets qu'ils consomment.»

Il m'a répété que c'était là un point capital, et j'étais étonné de la profondeur comme de la lucidité de ses explications.

Vers la nuit, il m'a parlé de Rome considérée au point de vue religieux. «Ce qui m'a le plus frappé, dit-il, c'est la solidité de la tradition des martyrs. Ils sont là, on les voit, on les touche dans les catacombes; il est impossible de les nier.» Son langage était plein d'onction.

Demain je continuerai le dépouillement de ses papiers scientifiques. Cette journée a été bien triste. La mort se montre à nous dans tous nos entretiens. Nous ne prononçons pas son nom, lui par un sentiment délicat, afin de m'éviter une affliction, et moi pour ne pas me laisser aller à un attendrissement qui le gagnerait peut-être et lui serait douloureux. C'est lui qui me donne l'exemple du courage…



21 DÉCEMBRE (SAMEDI)



L'affaiblissement continue. À 11 h. ½, par un temps superbe, il sent le besoin de se coucher quelques instants avant d'essayer une promenade. Nous sortons à 1 h. 1/4, mais quelques nuages menacent d'intercepter les rayons du soleil… Les nuages se dispersent, et nous jouissons d'un soleil magnifique, qui fait mieux ressortir la beauté des sites dont nous sommes entourés. La sérénité du ciel semble se communiquer à son âme, et il répète fréquemment: «Quelle délicieuse promenade! Comme nous avons bien réussi!» Il m'indique une haute colline couronnée d'ifs, au sommet de laquelle il s'est fait conduire quelques jours avant mon arrivée. Quand je cherche à me rendre compte de ses impressions, il me paraît heureux de voir une dernière fois les splendeurs de la nature et s'applaudir de les rencontrer pour leur faire ses adieux. Car il ne se fait pas d'illusion sur son état. Plus explicite avec l'abbé de Monclar qu'avec moi sur ce triste sujet, il lui disait hier: «Je trouve depuis trois jours que le déclin de mes forces est bien rapide. Si cela continuait ainsi, Dieu me ferait une grande grâce et m'épargnerait bien des souffrances.»

… Il prend un livre de prières, et moi je continue le classement de ses papiers…

Il me fait quitter mon classement pour m'asseoir tout près de lui. Après un instant d'assoupissement, comme s'il venait d'y puiser une force nouvelle, il me donne une explication pour corroborer sa théorie de la valeur.

«Avez-vous trouvé dans mes notes, me demanda-t-il, un passage sur ce sujet? C'est un fragment auquel j'attache quelque importance. Vous le reconnaîtrez à cette formule que j'y ai employée: Do ut des, facio ut facias, etc.»

Je n'ai pas encore découvert ce fragment…

Avant de nous quitter, qui s'y serait attendu? nous nous sommes livrés à un mouvement d'hilarité. Il m'a raconté qu'ayant vu dans un magasin de librairie son Cobden et la Ligue, il avait marchandé cet ouvrage. Comme on lui en demandait le prix de 7 fr. 50, il s'était récrié, avait qualifié ce livre de vieux bouquin, et en avait offert seulement 4 fr. C'est, je crois, la seule fois de sa vie qu'il ait réclamé un rabais, et le moyen qu'il employait pour l'obtenir est fort plaisant. Décrier un de ses écrits pour l'obtenir à meilleur marché, c'est ce que peu d'auteurs se seraient avisés de faire.



22 DÉCEMBRE 1850 (DIMANCHE)



Ce matin il a communié. La cérémonie a eu lieu de bonne heure, et cependant, en entrant chez lui, je vois qu'il n'a pas encore déjeuné. Pour qu'il s'acquittât de cette pénible tâche sans être gêné de ma présence, j'allai me promener jusqu'à 11 h. ½.

… Avez-vous un crayon? me demanda-t-il. Je lui remis aussitôt celui que contient mon portefeuille, et le vis tracer les lignes suivantes sur son livre de prières:

«Les 20 et 21 décembre je me suis confessé à M. l'abbé Ducreux. Le 22, j'ai reçu la communion des mains de mon cousin Eugène de Monclar.»

Il me parla aussitôt après du sacrement qu'il avait reçu le matin, et à ce propos il m'expliqua ses idées religieuses.

«Le déiste, dit-il, n'a de Dieu qu'une idée trop vague. Son Dieu, il l'oublie souvent, ou bien il l'appelle une cause première et ne se croit plus obligé d'y penser. Il faut que l'homme s'appuie sur une révélation pour être véritablement en communication avec Dieu. Quant à moi, j'ai pris la chose par le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne. Je suis bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre humain.»

Un peu plus tard, il s'enquit de nouveau du fragment sur la valeur. Je venais de le découvrir. Il désira que je lui en donnasse lecture, puis m'arrêta à la 6me page en me disant de ne continuer que pour moi seul. Quand j'eus achevé et déclaré que la démonstration me paraissait complète, il dit que, si l'état de sa santé l'eût permis, il eût fondu ce fragment dans le chapitre De la valeur au premier volume des Harmonies; mais qu'il suffisait de l'introduire en forme de note dans la 2me édition… Il me recommanda en même temps, à l'égard (p. xlviii) des chapitres inachevés, de les faire suivre de points suspensifs…

Comme je lui demandais à emporter dans ma chambre quelques liasses pour les lire attentivement et à loisir, il me répondit en ces termes: «Prenez tout; il faut que vous emportiez tout à Paris. Si je ressuscite, vous me les rendrez.»

… Le docteur Lacauchie le trouve dans un état tel qu'il serait imprudent de ne pas lui donner de garde pendant la nuit.

Après notre dîner, l'abbé et moi nous revînmes pour le décider à recevoir une garde qui allait lui être envoyée. Il résista et ne voulut pas qu'elle commençât son service, au moins pour cette nuit.



23 DÉCEMBRE 1850 (LUNDI)



Le temps est beau, mais frais. Le pauvre malade est encore plus faible que la veille. Il me parle de la seconde édition de ses Harmonies, et pense qu'il faudrait comprendre dans le premier volume, comme se rattachant intimement au chapitre de la Concurrence, un autre chapitre intitulé Production et Consommation… Après l'avoir dissuadé de sortir, à cause de la vivacité du vent qui souffle du nord, l'abbé et moi, voyant que le soleil échauffe l'atmosphère de ses rayons, nous nous rendons à son désir et entreprenons avec lui une promenade en voiture fermée.

… La durée de notre promenade avait été de 2 heures ½. Au seuil de la porte, l'abbé et moi voulûmes le prendre sur nos bras, pour lui éviter la fatigue de l'ascension. Mais il s'y refusa avec opiniâtreté, et, pendant que je payais le cocher, se mit à grimper au premier étage. Arrivé sur le palier, il s'assit un instant sur une chaise que lui présentait son hôtesse, puis, ayant repris haleine, il monta le second étage. «Je suis bien aise, nous dit-il en manière de justification de son imprudence, d'avoir pu constater que je pouvais faire aujourd'hui ce que j'ai fait hier.» À partir de ce moment, je pus observer qu'il s'attachait de plus en plus à l'idée d'un retour en France. Ce voyage devint sa constante préoccupation.

Vers quatre heures arriva l'ambassadeur, M. de Rayneval. Cette visite tira notre ami d'un état prononcé d'accablement. Il se leva, fit asseoir l'ambassadeur sur le canapé et s'assit à côté de lui. Son premier soin fut de parler de son départ d'Italie. Il s'enquit du nom du navire sur lequel M. de Rayneval se chargeait de lui procurer une chambre d'officier. M. de Rayneval l'entretint dans son illusion. Ensuite la conversation se porta sur les monuments de Rome, et Bastiat exprima son admiration pour Saint-Pierre. Ses éloges comprenaient cependant des réserves et étaient entremêlés de critiques.

… Je me mis en quête d'une garde… Il me fut impossible d'en trouver une disponible. Alors l'abbé de Monclar se décida à passer la nuit… Le médecin était venu… Il n'estimait pas que le malade pût vivre encore trente-six heures, et même en comptant les pulsations de son pouls, il s'étonnait qu'il fût au nombre des vivants.



24 DÉCEMBRE 1850 (MARDI)



J'arrive chez lui à 5 h. du matin, comme j'en étais convenu avec M. de Monclar, que je devais remplacer. Le cher malade avait passé une nuit plus calme, grâce sans doute à l'effet de la potion calmante; toutefois il se plaignait de n'avoir pas dormi. Quand il me vit si matin, il me dit: «Mes amis sont mes victimes.» Il m'entretint de l'effet de la potion à laquelle il attribuait une action sur son cerveau. «Je sens là deux pensées, disait-il en posant le doigt sur son front; ma pensée ordinaire et une autre.» Ce même matin, il voulut se lever un peu plus tôt que de coutume. À 8 h. ½ il quitta son lit. Mais il se sentit faible, et n'essaya pas de se laver les mains et le visage, ce qu'il avait fait encore debout, la veille.

Assis sur son canapé, il m'interrogea de nouveau sur la durée de mon séjour à Rome. Ensuite il me parla de son retour en France, s'inquiétant beaucoup de savoir s'il serait possible de lui procurer des moyens de transport commodes de Marseille à Mugron, de l'installer dans chaque hôtel, au rez-de-chaussée, dans une pièce bien chaude, etc. Quand je le vis s'arrêter sur ces détails et en prendre souci, je crus devoir, pour soulager son esprit, lui proposer de l'accompagner dans son voyage… Il accepta de suite mon offre, et me dit que nous ne nous séparerions qu'à Mugron. Puis, un instant après, comme s'il se fût fait un cas de conscience de son acceptation, il ajouta: «Vous vous sacrifiez pour moi seul, attendez-vous à toutes sortes de déceptions.»

Ces déceptions qui m'attendaient entre Marseille et Mugron, le scrupule exagéré qui les lui faisait entrevoir, m'eussent égayé dans tout autre moment.

La veille au soir il avait dit à son cousin qu'il désirait faire son testament et se servir du ministère du chancelier de l'ambassade. Cette résolution étant bien arrêtée dans son esprit, j'allai, un peu avant onze heures, chercher M. de Gérando, chancelier. Celui-ci ne put venir aussi promptement que nous l'eussions désiré. Il n'arriva qu'à 1 h. Notre malade s'était remis au lit. C'est de son lit qu'il déclara lentement ses intentions à M. de Gérando, s'inquiétant beaucoup, non-seulement de les énoncer, mais de les motiver, ce qui était superflu.

… Pendant que le chancelier s'occupait de la rédaction définitive du testament, il me témoignait encore la crainte de n'avoir pas été compris. Pour le rassurer, je lui répétai, non ses propres paroles, mais le sens qu'elles exprimaient, et qui était fort clair. Alors il étendit son bras, posa sa main sur mon cou, attira ma tête près de la sienne, mon oreille près de ses lèvres, et dit en donnant à son faible souffle un accent inimitable: «Voyez-vous, Paillottet, ma tante, c'est ma mère! C'est elle qui m'a élevé, qui a veillé sur mon enfance!»

Le testament allait s'achever. Pour savoir s'il était en état de le signer, je lui remis une plume et une feuille de papier blanc sur laquelle il traça ces lettres: Frede… Nous vîmes qu'il pouvait signer, et en effet, il signa lisiblement.

Un instant après il me dit: «Je fais une réflexion. Mon oncle jouit actuellement de ma maison de Sengresse: je voudrais qu'il ne fût pas troublé dans cette jouissance, et j'aurais dû insérer une disposition à ce sujet dans mes dernières volontés. Il est trop tard.» Je lui promis de faire connaître ce vœu, et, d'après ce que j'avais ouï dire de Mlle sa tante, j'ajoutai que de son propre mouvement elle ferait pour son frère ce que son neveu désirait qu'elle fît.

À 2 h. ½, malgré la fatigue qu'il venait d'éprouver, il voulut quitter son lit. L'abbé venait de rentrer. Nous aidâmes le malade à se lever, et vîmes que ses forces diminuaient sensiblement. Il resta silencieux, et vers 4 h. demanda à se recoucher. Quand il fut près de son lit, ses jambes fléchirent. Nous le soulevâmes; mais à raison de la position qu'il avait prise, nous fûmes obligés de le coucher à rebours, ses pieds se trouvant à la tête du lit. Pour lui éviter des secousses, nous changeâmes de place les oreillers, et le laissâmes se reposer un instant, enveloppé de sa robe de chambre. Sa respiration devenait de plus en plus pénible, et les bouillonnements à l'intérieur de sa poitrine étaient de plus en plus sonores. Il eut un court assoupissement, à la suite duquel il trouva la force de changer de position et de se mettre au lit comme de coutume. Puis un nouvel accablement survint. J'étais assis près de lui, les yeux fixés sur son visage, écoutant cette respiration qui rencontrait tant d'obstacles. L'impression que je ressentais devint si poignante que je dus me retirer dans la pièce voisine. L'abbé de Monclar, que j'avais laissé en prières auprès de la fenêtre, vint bientôt me chercher. Le malade me demandait. Quand je fus près de lui, assis à son chevet, il désigna du geste son cousin, et fit entendre ces mots: «tous deux.» C'était à nous deux qu'il voulait s'adresser.

Il souleva un peu sa tête, l'appuya sur sa main droite, et se disposa à parler. L'intelligence brillait encore dans ses yeux. Son regard avait une expression que j'avais souvent remarquée au milieu de nos entretiens. Il semblait annoncer la solution d'un problème. La première phrase qu'il prononça sortit si faible de ses lèvres que l'abbé, placé debout à la tête du lit, n'en put rien entendre, et que je n'en recueillis que le dernier mot. C'était l'adjectif philosophique. Après une courte pause, il prononça distinctement: LA VÉRITÉ; puis s'arrêta, redit le même mot, et le répéta encore, en s'efforçant de compléter sa pensée. Émus à ce spectacle, nous le conjurâmes de suspendre son explication et de se reposer un peu; l'abbé se pencha pour l'aider à replacer sa tête sur l'oreiller. Dans cette situation le souffle de ses lèvres ne pouvait plus m'arriver. Il dit alors, sans que je les entendisse, ces mots que l'abbé me transmit immédiatement et me répéta le jour suivant: «Je suis heureux de ce que mon esprit m'appartient.» L'abbé ayant changé de position, je pus entendre le mourant articuler encore ceci: «Je ne puis pas m'expliquer.» Ce furent les derniers mots qui sortirent de sa bouche.

À ce moment arriva le docteur Lacauchie. Pendant qu'il se trouvait avec l'abbé, je crus pouvoir m'absenter un instant, et sortis à 5 h. Quand je revins, mon ami n'existait plus. Cinq minutes après ma sortie il avait rendu le dernier soupir…

Voici ce que m'apprirent MM. de Monclar et Lacauchie, tous deux témoins de sa fin. Au moment où je m'éloignais, ils s'approchèrent de son lit et virent aussitôt que la mort allait frapper. M. de Monclar se mit en devoir d'administrer au mourant l'Extrême-Onction, et pour s'assurer de ses dispositions à recevoir ce dernier sacrement, il lui dit: «Mon ami, baise le crucifix.» Les lèvres du mourant s'avancèrent, et obéirent complétement à l'exhortation. À cette vue le docteur fit un geste d'étonnement; il ne s'expliquait pas que l'intelligence et la volonté fussent encore là quand la vie se retirait.

Je contemplai longtemps cette tête chérie que l'âme venait d'abandonner, et vis que la mort n'y avait laissé aucune trace de souffrance.

Deux jours après, dans l'Église de Saint-Louis des Français, on fit à l'homme éminent, qui avait vécu si simple et si modeste, de pompeuses funérailles. C'était un premier acte de justice envers sa mémoire.

Le surlendemain, 28 décembre, je quittais Rome pour revenir en France. Quelques heures avant de partir, je lus dans l'Église de Santa Maria degli Angeli une belle et courte épitaphe latine qui semblait faite pour lui. Je la traduis de cette manière:


Il vécut par le cœur et la pensée,
Il vit dans nos souvenirs,
Il vivra dans la postérité.




CORRESPONDANCE[6 - Parmi les lettres de F. Bastiat que nous publions ici, beaucoup – surtout des premières – n'ont qu'un intérêt autobiographique. D'autres se rattachent aux questions économiques et à l'histoire du mouvement libre-échangiste, dont Bastiat fut, en France, le promoteur et le chef réel. Sa correspondance avec R. Cobden, en nous révélant l'accord intime des vues de ces deux hommes illustres et l'influence réciproque de l'un sur l'autre, nous semble avoir toute l'importance d'une collection de documents historiques. (Note de l'éditeur.)]





LETTRES DE F. BASTIAT À M. VICTOR CALMÈTES




    Bayonne, 12 septembre 1819.

.......

Nous nous trouvons, mon ami, dans le même cas: tous les deux nous sommes portés par goût à une étude autre que celle que le devoir nous ordonne; à la différence que la philosophie, vers laquelle notre penchant nous entraîne, tient de plus près à l'état d'avocat qu'à celui de négociant.

Tu sais que je me destine au commerce. En entrant dans un comptoir, je m'imaginais que l'art du négociant était tout mécanique et que six mois suffisaient pour faire de moi un négociant. Dans ces dispositions, je ne crus pas nécessaire de travailler beaucoup, et je me livrai particulièrement à l'étude de la philosophie et de la politique.

Depuis je me suis bien désabusé. J'ai reconnu que la science du commerce n'était pas renfermée dans les bornes de la routine. J'ai su que le bon négociant, outre la nature des marchandises sur lesquelles il trafique, le lieu d'où on les tire, les valeurs qu'il peut échanger, la tenue des livres, toutes choses que l'expérience et la routine peuvent en partie faire connaître, le bon négociant, dis-je, doit étudier les lois et approfondir l'économie politique, ce qui sort du domaine de la routine et exige une étude constante.

Ces réflexions me jetèrent dans une cruelle incertitude. Continuerais-je l'étude de la philosophie qui me plaît, ou m'enfoncerais-je dans les finances que je redoute? Sacrifierais-je mon devoir à mon goût ou mon goût à mon devoir?

Décidé à faire passer mon devoir avant tout, j'allais commencer mes études, quand je m'avisai de jeter un regard sur l'avenir. Je pesai la fortune que je pouvais espérer et, la mettant en balance avec mes besoins, je m'assurai que, pour peu que je fusse heureux au commerce, je pourrais, très-jeune encore, me décharger du joug d'un travail inutile à mon bonheur. Tu connais mes goûts; tu sais si, pouvant vivre heureux et tranquille, pour peu que ma fortune excède mes besoins, tu sais si, pendant les trois quarts de ma vie, j'irai m'imposer le fardeau d'un ennuyeux travail, pour posséder, le reste de ma vie, un superflu inutile.

… Te voilà donc bien convaincu que, dès que je pourrai avoir une certaine aisance, ce qui, j'espère, sera bientôt, j'abandonne les affaires.



    Bayonne, 5 mars 1820.

… J'avais lu le Traité d'économie politique de J. B. Say, excellent ouvrage très-méthodique. Tout découle de ce principe que les richesses sont les valeurs et que les valeurs se mesurent sur l'utilité. De ce principe fécond, il vous mène naturellement aux conséquences les plus éloignées, en sorte qu'en lisant cet ouvrage on est surpris, comme en lisant Laromiguière, de la facilité avec laquelle on va d'une idée à une idée nouvelle. Tout le système passe sous vos yeux avec des formes variées et vous procure tout le plaisir qui naît du sentiment de l'évidence.

Un jour que je me trouvais dans une société assez nombreuse, on traita, en manière de conversation, une question d'économie politique; tout le monde déraisonnait. Je n'osais pas trop émettre mes opinions, tant je les trouvais opposées aux idées reçues; cependant me trouvant, par chaque objection, obligé de remonter d'un échelon pour en venir à mes preuves, on me poussa bientôt jusqu'au principe. Ce fut alors que M. Say me donna beau jeu. Nous partîmes du principe de l'économie politique, que mes adversaires reconnaissaient être juste; il nous fut bien facile de descendre aux conséquences et d'arriver à celle qui était l'objet de la discussion. Ce fut à cette occasion que je sentis tout le mérite de la méthode, et je voudrais qu'on l'appliquât à tout. N'es-tu pas de mon avis là-dessus?



    18 mars 1820.

..... Je suis entré pas à pas dans le monde, mais je ne m'y suis pas jeté; et, au milieu de ses plaisirs et de ses peines, quand les autres, étourdis par tant de bruit, s'oublient, si je puis m'exprimer ainsi, dans le cercle étroit du présent, mon âme vigilante avait toujours un œil en arrière, et la réflexion l'a empêchée de se laisser dominer. D'ailleurs mon goût pour l'étude a pris beaucoup de mes instants. Je m'y suis tellement livré, l'année dernière, que cette année on me l'a défendue, à la suite d'une incommodité douloureuse qu'elle m'a occasionnée.....



    Bayonne, 10 septembre 1820.

.......

Une chose qui m'occupe plus sérieusement, c'est la philosophie et la religion. Mon âme est pleine d'incertitude et je ne puis plus supporter cet état. Mon esprit se refuse à la foi et mon cœur soupire après elle. En effet, comment mon esprit saurait-il allier les grandes idées de la Divinité avec la puérilité de certains dogmes, et, d'un autre côté, comment mon cœur pourrait-il ne pas désirer de trouver dans la sublime morale du christianisme des règles de conduite? Oui, si le paganisme est la mythologie de l'imagination, le catholicisme est la mythologie du sentiment. – Quoi de plus propre à intéresser un cœur sensible que cette vie de Jésus, que cette morale évangélique, que cette médiation de Marie! que tout cela est touchant.....



    Bayonne, octobre 1820.

Je t'avoue, mon cher ami, que le chapitre de la religion me tient dans une hésitation, une incertitude qui commencent à me devenir à charge. Comment ne pas voir une mythologie dans les dogmes de notre catholicisme? Et cependant cette mythologie est si belle, si consolante, si sublime, que l'erreur est presque préférable à la vérité. Je pressens que si j'avais dans mon cœur une étincelle de foi, il deviendrait bientôt un foyer. Ne sois pas surpris de ce que je te dis là. Je crois à la Divinité, à l'immortalité de l'âme, aux récompenses de la vertu et au châtiment du vice. Dès lors, quelle immense différence entre l'homme religieux et l'incrédule! mon état est insupportable. Mon cœur brûle d'amour et de reconnaissance pour mon Dieu, et j'ignore le moyen de lui payer le tribut d'hommages que je lui dois. Il n'occupe que vaguement ma pensée, tandis que l'homme religieux a devant lui une carrière tracée à parcourir. Il prie. Toutes les cérémonies du culte le tiennent sans cesse occupé de son Créateur. Et puis ce sublime rapprochement de Dieu et de l'homme, cette rédemption, qu'il doit être doux d'y croire! quelle invention, Calmètes, si c'en est une!

Outre ces avantages, il en est un autre qui n'est pas moindre: l'incrédule est dans la nécessité de se faire une morale, puis de la suivre. Quelle perfection dans l'entendement, quelle force dans la volonté lui sont indispensables! et qui lui répond qu'il ne devra pas changer demain son système d'aujourd'hui? L'homme religieux au contraire a sa route tracée. Il se nourrit d'une morale toujours divine.



    Bayonne, 29 avril 1821.

..... Pour moi, je crois que je vais me fixer irrévocablement à la religion. Je suis las de recherches qui n'aboutissent et ne peuvent aboutir à rien. Là, je suis sûr de la paix, et je ne serai pas tourmenté de craintes, même quand je me tromperais. D'ailleurs, c'est une religion si belle, que je conçois qu'on la puisse aimer au point d'en recevoir le bonheur dès cette vie.

Si je parviens à me déterminer, je reprendrai mes anciens goûts. La littérature, l'anglais, l'italien, m'occuperont comme autrefois; mon esprit s'était engourdi sur les livres de controverse, de théologie et de philosophie. J'ai déjà relu quelques tragédies d'Alfieri…



    Bayonne, 10 septembre 1821.

Je veux te dire un mot de ma santé. Je change de genre de vie, j'ai abandonné mes livres, ma philosophie, ma dévotion, ma mélancolie, mon spleen enfin, et je m'en trouve bien. Je vais dans le monde, cela me distrait singulièrement. Je sens le besoin d'argent, ce qui me donne envie d'en gagner, ce qui me donne du goût pour le travail, ce qui me fait passer la journée assez agréablement au comptoir, ce qui, en dernière analyse, est extrêmement favorable à mon humeur et à ma santé. Cependant je regrette parfois ces jouissances sentimentales auxquelles on ne peut rien comparer; cet amour de la pauvreté, ce goût pour la vie retirée et paisible, et je crois qu'en me livrant un peu au plaisir, je n'ai voulu qu'attendre le moment de l'abandonner. Porter la solitude dans la société est un contre-sens, et je suis bien aise de m'en être aperçu à temps…



    Bayonne, 8 décembre 1821.

J'étais absent, mon cher ami, quand ta lettre est parvenue à Bayonne, ce qui retarde un peu ma réponse. Que j'ai eu de plaisir à la recevoir cette chère lettre! À mesure que l'époque de notre séparation s'éloigne de nous, je pense à toi avec plus d'attendrissement; je sens mieux le prix d'un bon ami. Je n'ai pas trouvé ici qui pût te remplacer dans mon cœur. Comme nous nous aimions! pendant quatre ans nous ne nous sommes pas quittés un instant. Souvent l'uniformité de notre manière de vivre, la parfaite conformité de nos sentiments et de nos pensées ne nous permettait pas de beaucoup causer. Avec tout autre, de silencieuses promenades aussi longues m'auraient été insupportables; avec toi, je n'y trouvais rien de fatigant; elles ne me laissaient rien à désirer. J'en vois qui ne s'aiment que pour faire parade de leur amitié, et nous, nous nous aimions obscurément, bonnement; nous ne nous aperçûmes que notre attachement était remarquable que lorsqu'on nous l'eut fait remarquer. Ici, mon cher, tout le monde m'aime, mais je n'ai pas d'ami…

.......

… Te voilà donc, mon ami, en robe et en bonnet carré! Je suis en peine de savoir si tu as des dispositions pour l'état que tu embrasses. Je te connais beaucoup de justesse et de rectitude dans le jugement; mais c'est la moindre des choses. Tu dois avoir l'élocution facile, mais l'as-tu aussi pure? ton accent n'a pas dû s'améliorer à Toulouse, ni se perfectionner à Perpignan. Le mien est toujours détestable et probablement ne changera jamais. Tu aimes l'étude, assez la discussion. Je crois donc que tu dois à présent t'attacher surtout à l'étude des lois, car ce sont des notions que l'on n'apprend que par le travail, comme l'histoire et la géographie, – et ensuite à la partie physique de ta profession. Les grâces, les manières nobles et aisées, ce vernis, ce coup d'œil, cet avant-main, ce je ne sais quoi qui plaît, qui prévient, qui entraîne. C'est là la moitié du succès. Lis à ce sujet les Lettres de lord Chesterfield à son fils. C'est un livre dont je suis loin d'approuver la morale, toute séduisante qu'elle est; mais un esprit juste comme le tien saura facilement laisser le mauvais et faire son profit du bon.

Pour moi, ce n'est pas Thémis, c'est l'aveugle Fortune que j'ai choisie, ou qu'on m'a choisie pour amante. Cependant, je dois l'avouer, mes idées sur cette déesse ont beaucoup changé. Ce vil métal n'est plus aussi vil à mes yeux. Sans doute il était beau de voir les Fabricius et les Curius demeurer pauvres, lorsque les richesses n'étaient le fruit que du brigandage et de l'usure; sans doute Cincinnatus faisait bien de manger des fèves et des raves, puisqu'il aurait dû vendre sa patrie et son honneur pour manger des mets plus délicats; mais les temps sont changés. – À Rome la fortune était le fruit du hasard, de la naissance, de la conquête; aujourd'hui elle n'est que le prix du travail, de l'industrie, de l'économie. Dans ce cas elle n'a rien que d'honorable. C'est un fort sot préjugé qu'on puise dans les colléges, que celui qui fait mépriser l'homme qui sait acquérir avec probité et user avec discernement. Je ne crois pas que le monde ait tort, dans ce sens, d'honorer le riche; son tort est d'honorer indistinctement le riche honnête homme et le riche fripon…



    Bayonne, 20 octobre 1821.

Tout le monde court après le bonheur, tout le monde le place dans une certaine situation de la vie et y aspire; celui que tu attaches à la vie retirée n'a peut-être d'autre mérite que d'être aperçu de loin. J'ai plus aimé que toi la solitude, je l'ai cherchée avec passion, j'en ai joui; et, quelques mois encore, elle me conduisait au tombeau. L'homme, le jeune homme surtout, ne peut vivre seul; il saisit avec trop d'ardeur, et si sa pensée ne se partage pas sur mille objets divers, celui qui l'absorbe le tue.

J'aimerais bien la solitude; mais j'y voudrais des livres, des amis, une famille, des intérêts; des intérêts, oui, mon ami, ne ris pas de ce mot; il attache, il occupe. Le philosophe même, ami de l'agriculture, s'ennuierait bientôt, n'en doute pas, s'il devait cultiver gratis la terre d'autrui. C'est l'intérêt qui embellit un domaine aux yeux du propriétaire, qui donne du prix aux détails, rend heureux Orgon et fait dire à l'Optimiste:

Le château de Plainville est le plus beau du monde.

Tu sens bien que, par intérêt, je ne veux point parler de ce sentiment qui approche de l'égoïsme.

Pour être heureux, je voudrais donc posséder un domaine dans un pays gai, surtout dans un pays où d'anciens souvenirs et une longue habitude m'auraient mis en rapport avec tous les objets. C'est alors qu'on jouit de tout, c'est là le vita vitalis. Je voudrais avoir pour voisins, ou même pour cohabitants, des amis tels que toi, Carrière et quelques autres. Je voudrais un bien qui ne fût ni assez grand pour que j'eusse la faculté de le négliger, ni assez petit pour m'occasionner des soucis et des privations. Je voudrais une femme… je n'en ferai pas le portrait, je le sens mieux que je ne saurais l'exprimer; je serais moi-même (je ne suis pas modeste avec toi) l'instituteur de mes enfants. Ils ne seraient pas effrontés comme en ville, ni sauvages comme dans un désert. Il serait trop long d'entrer dans tous les détails, mais je t'assure que mon plan a le premier de tous les mérites, celui de n'être pas romanesque.

.......



    Bayonne, décembre 1822.

.......

Je lisais hier une tragédie de Casimir Delavigne intitulée le Paria. Je n'ai plus l'habitude des analyses critiques; aussi je ne t'entretiendrai pas de ce poëme. D'ailleurs j'ai renoncé à cette disposition générale des lecteurs français, qui cherchent, dans leurs lectures, bien plus des fautes contre les règles que du plaisir. Si je jouis en lisant, je suis très-peu sévère sur l'ouvrage, car l'intérêt est la plus grande de toutes les beautés. J'ai remarqué que tous les modernes tragédiens échouent au dialogue. M. Casimir Delavigne, qui est en cela supérieur, selon moi, à Arnault et Jouy, est bien loin de la perfection. Son dialogue n'est pas assez coupé ni surtout assez suivi, ce sont des tirades et des discours, qui même ne s'enchaînent pas toujours; et c'est un des défauts que le lecteur pardonne le moins, parce que l'ouvrage est sans vraisemblance ni vérité. Je crois plutôt assister à la conférence de deux prédicateurs, ou aux plaidoyers de deux avocats, qu'à la conversation sincère, animée et naturelle de deux personnes. – Alfieri excelle, je crois, dans le dialogue, celui de Racine est aussi très-simple et naturel. Du reste, entraîné par un vif intérêt (qui n'est peut-être pas assez souvent suspendu), j'ai plutôt parcouru que lu le Paria. La versification m'en a paru belle, trop métaphorique, si ce n'étaient des Orientaux. – Mais la catastrophe est trop facile à prévoir, et dès le début le lecteur est sans espérance.



    Mugron, 12 mars 1829.

.......

À propos, sais-tu que je suis dans l'intention de me faire imprimer tout vif? – Quoi! vas-tu dire, Bastiat auteur? que va-t-il nous donner? sera-ce un recueil de dix à douze tragédies? ou bien une épopée? ou bien des madrigaux? Suit-il les traces de Walter Scott ou de lord Byron? Rien de tout cela, mon ami; je me suis borné à accumuler les plus lourds raisonnements sur la plus lourde des questions. En un mot, je traite du régime prohibitif. Vois si cela te tente, et je t'enverrai mes œuvres complètes, bien entendu lorsqu'elles auront reçu les honneurs de l'impression. – Je voulais t'en parler plus au long, mais j'ai trop d'autres choses à te dire… (Cet écrit ne fut pas imprimé —Note de l'édit.)



    Mugron, juillet 1829.

..... Je vois avec plaisir que nous avons à peu près la même opinion. Oui, tant que nos députés voudront faire leurs affaires et non celles du public, le public ne sera que le grand côlon des gens du pouvoir. Mais, selon moi, le mal vient de plus loin. Nous nous figurons aisément (car notre amour-propre y trouve son compte) que tout le mal vient du pouvoir; je suis au contraire convaincu qu'il a sa source dans l'ignorance et l'inertie des masses. Quel usage faisons-nous des attributions qui nous sont dévolues? La constitution nous dit que nous payerons ce que nous jugerons à propos; elle nous autorise à envoyer des fondés de pouvoirs à Paris, pour fixer la quotité que nous voulons accorder pour être gouvernés; et nous donnons notre procuration à des gens qui sont parties prenantes dans l'impôt. Ceux qui se plaignent des préfets, se font représenter par des préfets; ceux qui déplorent les guerres sentimentales que nous faisons en Orient et en Occident, tantôt pour la liberté d'un peuple, tantôt pour la servitude d'un autre, se font représenter par des généraux d'armée; et l'on veut que les préfets votent la suppression des préfectures; que les hommes de guerre soient imbus d'idées pacifiques[7 - V. au présent volume, la lettre à M. Larnac; – au t. IV, les pp. 198 à 203; – et au t. V, les pp. 518 à 561. (Note de l'éditeur.)]! C'est une contradiction choquante. – Mais, dira-t-on, on demande aux députés du dévouement, du renoncement à soi-même, vertus antiques que l'on voudrait voir renaître parmi nous. Puérile illusion! qu'est-ce qu'une politique fondée sur un principe qui répugne à l'organisation humaine? Dans aucun temps les hommes n'ont eu du renoncement à eux-mêmes; et selon moi ce serait un grand malheur que cette vertu prît la place de l'intérêt personnel. Généralise par la pensée le renoncement à soi-même, et tu verras que c'est la destruction de la société. L'intérêt personnel, au contraire, tend à la perfectibilité des individus et par conséquent des masses, qui ne se composent que d'individus. Vainement dira-t-on que l'intérêt d'un homme est en opposition avec celui d'un autre; selon moi c'est une erreur grave et antisociale[8 - On reconnaît dans ce passage l'idée fondamentale que Bastiat devait si magistralement développer vingt ans plus tard, l'Harmonie des intérêts. (Note de l'éditeur.)]. Et, pour descendre des généralités à l'application, que les contribuables se fissent représenter par des hommes qui eussent les mêmes intérêts qu'eux, et les réformes arriveraient d'elles-mêmes. Il en est qui craignent que le gouvernement ne fût détruit par esprit d'économie, comme si chacun ne sentait pas qu'il est de son intérêt de payer une force chargée de la répression des malfaiteurs.

Je t'embrasse tendrement.



    Bayonne, 22 avril 1831.

.....Je suis fâché que le cens d'éligibilité soit un obstacle à ton élection ou du moins à ta candidature. J'ai toujours pensé que c'était assez d'exiger des garanties des électeurs, et que celle qu'on demande aux éligibles est une funeste redondance. Il est vrai qu'il faudrait indemniser les députés; mais cela est trop juste; et il est ridicule que la France, qui paye tout le monde, n'indemnise pas ses hommes d'affaires.

Dans l'arrondissement que j'habite, le général Lamarque sera élu d'emblée toute sa vie. Il a du talent, de la probité et une immense fortune. C'est plus qu'il n'en faut. – Dans le troisième arrondissement des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les opinions de la gauche m'ont offert la candidature. Privé de talents remarquables, de fortune, d'influence et de rapports, il est très-certain que je n'aurais aucune chance, d'autant que le mouvement n'est pas ici très-populaire. Cependant ayant adopté pour principe que la députation ne doit ni se solliciter ni se refuser, j'ai répondu que je ne m'en mêlerais pas et qu'à quelque poste que mes concitoyens m'appelassent, j'étais prêt à leur consacrer ma fortune et ma vie. Dans quelques jours, ils doivent avoir une réunion dans laquelle ils se fixeront sur le choix de leur candidat. Si le choix tombe sur moi, j'avoue que j'en éprouverai une vive joie, non pour moi, car outre que ma nomination définitive est impossible, si elle avait lieu, elle me ruinerait; mais parce que je ne soupire aujourd'hui qu'après le triomphe des principes, qui font partie de mon être, et que si je ne suis pas sûr de mes moyens, je le suis de mon vote et de mon ardent patriotisme. Je te tiendrai au courant…

Ton bien dévoué.



    Bayonne, 4 mars 1846.

Mon bon et vieil ami, ta lettre m'a réjoui le cœur, et il me semblait en la lisant que vingt-cinq ans de moins pesaient sur ma tête. Je me reportais à ces jours heureux où nos bras toujours entrelacés étaient l'image de notre cordiale union. Vingt-cinq ans! hélas! ils sont bien vite revenus faire sentir leur poids.

.......

Je crois qu'en elle-même la nomination de membre correspondant de l'Institut a peu d'importance, et je crains bien que beaucoup de médiocrités n'aient pu se parer de ce titre; mais les circonstances particulières qui ont précédé ma nomination ne me permettent pas de repousser tes amicales félicitations. – Je n'avais publié qu'un livre et, dans ce livre, la préface seule était mon œuvre. Rentré dans ma solitude, cette préface a travaillé pour moi, et à mon insu; car la même lettre qui m'a appris mon élection m'a annoncé ma candidature. – Jamais de la vie je n'avais pensé à cet honneur.

Ce livre est intitulé: Cobden et la Ligue. Je te l'envoie par ce courrier, ce qui me dispense de t'en parler. – En 1842 et 1843, je m'efforçai d'attirer l'attention sur le sujet qui y est traité. J'adressai des articles à la Presse, au Mémorial Bordelais et à d'autres journaux. Ils furent refusés. Je vis que ma cause venait se briser contre la conspiration du silence; et je n'avais d'autre ressource que de faire un livre. – Voilà comment je me suis trouvé auteur sans le savoir. Maintenant je me trouve engagé dans la carrière, et je le regrette sincèrement; bien que j'aie toujours aimé l'économie politique, il m'en coûte d'y donner exclusivement mon attention, que j'aimais à laisser errer librement sur tous les objets des connaissances humaines. Encore, dans cette science, une seule question m'entraîne et va m'absorber: La liberté des relations internationales; car peut-être auras-tu vu qu'on m'a assigné un rôle dans l'association qui vient de se former à Bordeaux. Tel est le siècle; on ne peut s'y mêler sans être garrotté dans les liens d'une spécialité.

.......

.....J'oubliais de te parler d'élections. Les électeurs de mon pays songent à moi, mais nous nous boudons. Je prétends que leur choix est leur affaire et non la mienne, et que par conséquent je n'ai rien à leur demander. Ils veulent absolument que j'aille solliciter leurs suffrages, sans doute pour acquérir des droits sur mon temps et mes services, dans des vues personnelles. Tu vois que nous ne nous entendons pas; aussi ne serai-je pas nommé!..

Adieu, cher Calmètes: ton ami dévoué.




LETTRES À M. FÉLIX COUDROY[9 - C'est avec M. Coudroy que, pendant vingt ans d'études et de conversations, Bastiat s'était préparé au rôle brillant et trop court des six dernières années de sa vie. En lui envoyant de Paris les Harmonies économiques, Bastiat avait écrit sur la première page du volume: «Mon cher Félix, je ne puis pas dire que ce livre t'est offert par l'auteur; il est autant à toi qu'à moi.» – Ce mot est un bel éloge. – V. la notice biographique. (Note de l'éditeur.)]




    Bayonne, 15 décembre 1824.

Je vois avec plaisir que tu étudies ardemment l'anglais, mon cher Félix. Dès que tu auras surmonté les premières difficultés, tu trouveras dans cette langue beaucoup de ressources, à cause de la quantité de bons ouvrages qu'elle possède. Applique-toi surtout à traduire et à remplir ton magasin de mots, le reste vient ensuite. Au collége, j'avais un cahier, j'en partageais les pages par un pli; d'un côté j'écrivais tous les mots anglais que je ne savais pas, et de l'autre les mots français correspondants. Cette méthode me servit à graver beaucoup mieux les mots dans ma tête. Quand tu auras fini Paul et Virginie, je t'enverrai quelque autre chose; en attendant je transcris ici quelques vers de Pope pour voir si tu sauras les traduire. Je t'avoue que j'en doute, parce qu'il m'a fallu longtemps avant d'en venir là.

Je ne suis pas surpris que l'étude ait pour toi tant de charmes. Je l'aimerais aussi beaucoup si d'autres incertitudes ne venaient me tourmenter. Je suis toujours comme l'oiseau sur la branche, parce que je ne veux rien faire qui puisse déplaire à mes parents; mais pour peu que ceci continue, je jette de côté tout projet d'ambition et je me renferme dans l'étude solitaire.

Let us (since life can little more supply
Than just to look about us to die)
Expatiate free over all this scene of man.

Je ne dois pas craindre que l'étude ne suffise pas à mon ardeur, puisque je ne tiendrais à rien moins qu'à savoir la politique, l'histoire, la géographie, les mathématiques, la mécanique, l'histoire naturelle, la botanique, quatre ou cinq langues, etc., etc.

Il faut te dire que, depuis que mon grand-père est sujet à ses fièvres, il a l'imagination frappée; et par suite il ne voudrait voir aucun membre de sa famille s'éloigner. Je sais que je lui ferais beaucoup de peine en allant à Paris, et dès lors je prévois que j'y renoncerai, parce que je ne voudrais pas pour tout au monde lui causer du chagrin. Je sais bien que ce sacrifice n'est pas celui d'un plaisir passager, c'est celui de l'utilité de toute ma vie; mais enfin je suis résolu à le faire pour éviter du chagrin à mon grand-père. D'un autre côté, je ne veux pas continuer, par quelques raisons qui tiennent aux affaires, le genre de vie que je mène ici; et par conséquent je vais proposer à mon grand-père de m'aller définitivement fixer à Mugron. – Là je crains encore un écueil, c'est qu'on ne veuille me charger d'une partie de l'administration des biens, ce qui fait que je trouverais à Mugron tous les inconvénients de Bayonne. Je ne suis nullement propre à partager les affaires. Je veux tout supporter ou rien. Je suis trop doux pour dominer et trop vain pour être dominé. Mais enfin je ferai mes conditions. Si je vais à Mugron, ce sera pour ne me mêler que de mes études. Je traînerai après moi le plus de livres que je pourrai, et je ne doute pas qu'au bout de quelque temps ce genre de vie ne finisse par me plaire beaucoup.



    8 janvier 1825.

Je t'envoie ce qui précède, mon cher Félix; ça te sera toujours une preuve que je ne néglige pas de te répondre, mais seulement de plier ma lettre. J'ai ce malheureux défaut, qui tient à mes habitudes désordonnées, de me croire quitte envers mes amis quand j'ai écrit, sans songer qu'il faut encore que la lettre parte.

Tu me parles de l'économie politique, comme si j'en savais là-dessus plus que toi. Si tu as lu Say attentivement, comme il me paraît que tu l'as fait, je puis t'assurer que tu m'auras laissé derrière, car je n'ai jamais lu sur ces matières que ces quatre ouvrages, Smith, Say, Destutt, et le Censeur; encore n'ai-je jamais approfondi M. Say, surtout le second volume, que je n'ai que lisotté. Tu désespères que jamais des idées saines sur ce sujet pénètrent dans l'opinion publique; je ne partage pas ce désespoir. Je crois au contraire que la paix qui règne sur l'Europe, depuis dix ans, les a beaucoup répandues; et c'est un bonheur peut-être que ces progrès soient lents et insensibles. Les Américains des États-Unis ont des idées très-saines sur ces matières, quoiqu'ils aient établi des douanes par représailles. L'Angleterre, qui marche toujours à la tête de la civilisation européenne, donne aujourd'hui un grand exemple en renonçant graduellement au système qui l'entrave[10 - Ainsi, vingt ans avant son premier ouvrage, Bastiat s'occupait déjà du commencement de réforme douanière inauguré, chez nos voisins, par Huskisson. (Note de l'éditeur.)]. En France, le commerce est éclairé, mais les propriétaires le sont peu, et les manufacturiers travaillent aussi vigoureusement pour retenir le monopole. Malheureusement nous n'avons pas de chambre qui puisse constater le véritable état des connaissances nationales. La septennalité nuit aussi beaucoup à ce mouvement lent et progressif d'instruction, qui, de l'opinion, passait à la législature avec le renouvellement partiel. Enfin quelques circonstances et surtout ce caractère français indécrottable, enthousiaste de nouveauté et toujours prêt à se payer de quelques mots heureux, empêchera quelque temps le triomphe de la vérité. Mais je n'en désespère pas; la presse, le besoin et l'intérêt finiront par faire ce que la raison ne peut encore effectuer. Si tu lis le Journal du commerce, tu auras vu comment le gouvernement anglais cherche à s'éclairer en consultant officiellement les négociants et les fabricants les plus éclairés. Il est enfin convenu que la prospérité de la Grande-Bretagne n'est pas le produit du système qu'elle a suivi, mais de beaucoup d'autres causes. Il ne suffit pas que deux faits existent ensemble pour en conclure que l'un est cause et l'autre effet. En Angleterre, le système de prohibition et la prospérité ont bien des rapports de coexistence, de contiguïté, mais non de génération. L'Angleterre a prospéré non à cause, mais malgré un milliard d'impôts. C'est là la raison qui me fait trouver si ridicule le langage des ministres, qui viennent nous dire chaque année d'un air triomphant: Voyez comme l'Angleterre est riche, elle paye un milliard!

Je crois que si j'avais eu plus de papier, j'aurais continué cet obscur bavardage. Adieu, je t'aime bien tendrement.



    Bordeaux, 9 avril 1827.

Mon cher Félix, n'étant pas encore fixé sur l'époque de mon retour à Mugron, je veux rompre la monotonie de mon éloignement par le plaisir de t'écrire, et je commence par te donner quelques nouvelles littéraires.

D'abord je t'annonce que MM. Lamennais et Dunoyer (noms qui ne sont pas ainsi accouplés) en sont toujours au même point, c'est-à-dire l'un à son quatrième et l'autre à son premier volume.

Dans un journal intitulé Revue encyclopédique, j'ai lu quelques articles qui m'ont intéressé, entre autres un examen très-court de l'ouvrage de Comte (examen qui se borne à un court éloge), des considérations sur les assurances et en général sur les applications du calcul des probabilités, un discours de M. Charles Dupin sur l'influence de l'éducation populaire, enfin, un article de Dunoyer, intitulé: Examen de l'opinion, à laquelle on a donné le nom d'industrialisme. Dans cet article, M. Dunoyer ne remonte pas plus haut qu'à MM. B. Constant et J. B. Say, qu'il cite comme les premiers publicistes qui aient observé que le but de l'activité de la société est l'industrie. À la vérité, ces auteurs n'ont pas vu le parti qu'on pouvait tirer de cette observation. Le dernier n'a considéré l'industrie que sous le rapport de la production, de la distribution et de la consommation des richesses; et même, dans son introduction, il définit la politique la science de l'organisation de la société, ce qui semble prouver que, comme les auteurs du XVIIIe siècle, il ne voit dans la politique que les formes du gouvernement, et non le fond et le but de la société. Quant à M. B. Constant, après avoir le premier proclamé cette vérité, que le but de l'activité de la société est l'industrie, il est si loin d'en faire le fondement de sa doctrine, que son grand ouvrage ne traite que de formes de gouvernement, d'équilibre, de pondération de pouvoirs, etc., etc. Dunoyer passe ensuite à l'examen du Censeur Européen, dont les auteurs, après s'être emparés des observations isolées de leurs devanciers, en ont fait un corps entier de doctrine, qui, dans cet article, est discuté avec soin. Je ne puis t'analyser un article qui n'est lui-même qu'une analyse. Mais je te dirai que Dunoyer me paraît avoir réformé quelques-unes des opinions qui dominaient dans le Censeur. Par exemple, il me semble qu'il donne aujourd'hui au mot industrie une plus grande extension qu'autrefois, puisqu'il comprend, sous ce mot, tout travail qui tend à perfectionner nos facultés; ainsi tout travail utile et juste est industrie, et tout homme qui s'y livre, depuis le chef du gouvernement jusqu'à l'artisan, est industrieux. Il suit de là que, quoique Dunoyer persiste à penser comme autrefois que, de même que les peuples chasseurs choisissent pour chef le chasseur le plus adroit, et les peuples guerriers, le guerrier le plus intrépide, les peuples industrieux doivent aussi appeler au timon des affaires publiques les hommes qui se sont le plus distingués dans l'industrie; cependant il pense qu'il a eu tort de désigner nominativement les industries où devait se faire le choix des gouvernants, et particulièrement l'agriculture, le commerce, la fabrication et la banque; car quoique ces quatre professions forment sans doute la plus grande partie du cercle immense de l'industrie, cependant ce ne sont pas les seules par lesquelles l'homme perfectionne ses facultés par le travail, et plusieurs autres semblent même plus propres à former des législateurs, comme sont celles de jurisconsulte, homme de lettres.

J'ai fait la trouvaille d'un vrai trésor, c'est un petit volume contenant des mélanges de morale et de politique par Franklin. J'en suis tellement enthousiaste que je me suis mis à prendre les mêmes moyens que lui pour devenir aussi bon et aussi heureux; cependant il est des vertus que je ne chercherai pas même à acquérir, tant je les trouve inabordables pour moi. Je te porterai cet opuscule.

Le hasard m'a fait aussi trouver un article bien détaillé sur le sucre de betterave; les auteurs calculent qu'il reviendrait au fabricant à 90 centimes la livre, celui de la canne se vend à 1 franc 10 centimes. Tu vois qu'à supposer qu'on réussît parfaitement dans une pareille entreprise, elle laisserait encore bien peu de marge. D'ailleurs, pour se livrer avec plaisir à un travail de ce genre et pour le perfectionner, il faudrait connaître la chimie, et malheureusement j'y suis tout à fait étranger; quoi qu'il en soit, j'ai eu la hardiesse de pousser une lettre à M. Clément. Dieu sait s'il y répondra.

Pour la somme de 3 francs par mois, j'assiste à un cours de botanique qui se fait trois fois par semaine. On ne peut y apprendre grand'chose, comme tu vois; mais outre que cela me fait passer le temps, cela m'est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui s'occupent de science.

Voilà du babil; s'il ne t'en coûtait pas autant d'écrire, je te prierais de me payer de retour.



    Mugron, 3 décembre 1827.

… Tu m'encourages à exécuter mon projet, je crois que je n'ai jamais pris de ma vie une résolution aussi ferme. Dès le commencement de 1828, je vais m'occuper de lever les obstacles; les plus considérables seront pécuniaires. Aller en Angleterre, mettre mon habitation en état, acheter les bestiaux, les instruments, les livres qui me sont nécessaires, faire les avances des gages, des semences, tout cela pour une petite métairie (car je ne veux commencer que par une), je sens que ça me mènera un peu loin. Il est clair pour moi que, les deux ou trois premières années, mon agriculture sera peu productive, tant à cause de mon inexpérience que parce que ce n'est qu'à son tour que l'assolement que je me propose d'adopter fera tout son effet. Mais je me trouve fort heureux de ma situation, car si je n'avais pas de quoi vivre et au delà de mon petit bien, il me serait impossible de faire une pareille entreprise; tandis que, pouvant au besoin sacrifier la rente de mon bien, rien ne m'empêche de me livrer à mes goûts. – Je lis des livres d'agriculture; rien n'égale la beauté de cette carrière, elle réunit tout; mais elle exige des connaissances auxquelles je suis étranger: l'histoire naturelle, la chimie, la minéralogie, les mathématiques et bien d'autres.

Adieu, mon cher Félix, réussis et reviens.



    Bayonne, le 4 août 1830.

Mon cher Félix, l'ivresse de la joie m'empêche de tenir la plume. Ce n'est pas ici une révolution d'esclaves, se livrant à plus d'excès, s'il est possible, que leurs oppresseurs; ce sont des hommes éclairés, riches, prudents, qui sacrifient leurs intérêts et leur vie pour acquérir l'ordre et sa compagne inséparable, la liberté. Qu'on vienne nous dire après cela que les richesses énervent le courage, que les lumières mènent à la désorganisation, etc., etc. Je voudrais que tu visses Bayonne. Des jeunes gens font tous les services dans l'ordre le plus parfait, ils reçoivent et expédient les courriers, montent la garde, sont à la fois autorités communales, administratives et militaires. Tous se mêlent, bourgeois, magistrats, avocats, militaires. C'est un spectacle admirable pour qui sait le voir; et je n'eusse été qu'à demi de la secte écossaise[11 - Dans la pensée de Bastiat, l'économie politique et la politique étaient inséparables. Il rattache ici les idées libérales aux enseignements de l'illustre professeur à l'université de Glasgow, Adam Smith. (Note de l'éditeur.)], j'en serais doublement aujourd'hui.

Un gouvernement provisoire est établi à Paris, ce sont MM. Laffitte, Audry-Puiraveau, Casimir Périer, Odier, Lobeau, Gérard, Schonen, Mauguin, Lafayette, commandant de la garde nationale, qui est de plus de quarante mille hommes. Ces gens-là pourraient se faire dictateurs; tu verras qu'ils n'en feront rien pour faire enrager ceux qui ne croient ni au bon sens ni à la vertu.

Je ne m'étendrai pas sur les malheurs qu'ont déversés sur Paris ces horribles gardes prétoriennes, qu'on nomme gardes royales; ces hommes avides de priviléges parcouraient les rues au nombre de seize régiments, égorgeant hommes, enfants et vieillards. On dit que deux mille étudiants y ont perdu la vie. Bayonne déplore la perte de plusieurs de ses enfants; en revanche la gendarmerie, les Suisses et les gardes du corps ont été écrasés le lendemain. Cette fois l'infanterie de ligne, loin de rester neutre, s'est battue avec acharnement, et pour la nation. Mais nous n'avons pas moins à déplorer la perte de vingt mille frères, qui sont morts pour nous procurer la liberté et des bienfaits dont ils ne jouiront jamais. J'ai entendu à notre cercle[12 - C'est du cercle du Mugron qu'il s'agit. (Note de l'éditeur.)] exprimer le vœu de ces affreux massacres; celui qui les faisait doit être satisfait.

La nation était dirigée par une foule de députés et pairs de France, entre autres les généraux Sémélé, Gérard, Lafayette, Lobeau, etc., etc. Le despotisme avait confié sa cause à Marmont, qui, dit-on, a été tué.

L'École polytechnique a beaucoup souffert et bravement combattu.

Enfin, le calme est rétabli, il n'y a plus un seul soldat dans Paris; et cette grande ville, après trois jours et trois nuits consécutives de massacres et d'horreurs, se gouverne elle-même et gouverne la France, comme si elle était aux mains d'hommes d'État…

Il est juste de proclamer que la troupe de ligne a partout secondé le vœu national. Ici, les officiers, au nombre de cent quarante-neuf, se sont réunis pour délibérer; cent quarante-huit ont juré qu'ils briseraient leurs épées et leurs épaulettes, avant de massacrer un peuple uniquement parce qu'il ne veut pas qu'on l'opprime. À Bordeaux, à Rennes, leur conduite a été la même; cela me réconcilie un peu avec la loi du recrutement.

On organise partout la garde nationale, on en attend trois grands avantages: le premier, de prévenir les désordres, le second, de maintenir ce que nous venons d'acquérir, le troisième, de faire voir aux nations que nous ne voulons pas conquérir, mais que nous sommes inexpugnables.

On croit que, pour satisfaire aux vœux de ceux qui pensent que la France ne peut exister que sous une monarchie, la couronne sera offerte au duc d'Orléans.

Pour ce qui me regarde personnellement, mon cher Félix, j'ai été bien agréablement désappointé, je venais chercher des dangers, je voulais vaincre avec mes frères ou mourir avec eux; mais je n'ai trouvé que des figures riantes et, au lieu du fracas des canons, je n'entends que les éclats de la joie. La population de Bayonne est admirable par son calme, son énergie, son patriotisme et son unanimité; mais je crois te l'avoir déjà dit.

Bordeaux n'a pas été si heureux. Il y a eu quelques excès. M. Curzay s'empara des lettres. Le 29 ou le 30 quatre jeunes gens ayant été envoyés pour les réclamer comme une propriété sacrée, il passa à l'un d'eux son épée au travers du corps et en blessa un autre; les deux autres le jetèrent au peuple, qui l'aurait massacré, sans les supplications des constitutionnels.

Adieu, je suis fatigué d'écrire, je dois oublier bien des choses; il est minuit, et depuis huit jours je n'ai pas fermé l'œil. Aujourd'hui au moins nous pouvons nous livrer au sommeil.

… On parle d'un mouvement fait par quatre régiments espagnols sur notre frontière. Ils seront bien reçus.

Adieu.



    Bayonne, le 5 août 1830.

Mon cher Félix, je ne te parlerai plus de Paris, les journaux t'apprennent tout ce qui s'y passe. Notre cause triomphe, la nation est admirable, le peuple va être heureux.

Ici l'avenir paraît plus sombre, heureusement la question se décidera aujourd'hui même. Je te dirai le résultat par apostille.

Voici la situation des choses. – Le 3 au soir, des groupes nombreux couvraient la place publique et agitaient, avec une exaltation extraordinaire, la question de savoir si nous ne prendrions pas sur-le-champ l'initiative d'arborer le drapeau tricolore. Je circulais sans prendre part à la discussion, ce que j'aurais dit n'aurait eu aucun résultat. Comme il arrive toujours, quand tout le monde parle à la fois, personne n'agit; et le drapeau ne fut pas arboré.

Le lendemain matin, la même question fut soulevée, les militaires étaient toujours bien disposés à nous laisser faire; mais, pendant cette hésitation, des dépêches arrivaient aux colonels et refroidissaient évidemment leur zèle pour la cause. L'un d'eux s'écria même devant moi que nous avions un roi et une charte, et qu'il fallait lui être fidèles, que le roi ne pouvait mal faire, que ses ministres étaient seuls coupables, etc., etc. On lui répondit solidement… mais tous ces retours à l'inertie me firent concevoir une idée, qu'à force de remuer dans ma tête, j'y gravai si fixement, que depuis je n'ai pensé et ne pense encore qu'à cela.

Il me parut évident que nous étions trahis. Le roi, me disais-je, ne peut avoir qu'un espoir, celui de conserver Bayonne et Perpignan; de ces deux points, soulever le Midi et l'Ouest et s'appuyer sur l'Espagne et les Pyrénées. Il pourrait allumer une guerre civile dans un triangle dont la base serait les Pyrénées et le sommet Toulouse; les deux angles sont des places fortes. Le pays qu'il comprend est la patrie de l'ignorance et du fanatisme; il touche par un des côtés à l'Espagne, par le second à la Vendée, par le troisième à la Provence. Plus j'y pensai, plus je vis clairement ce projet. J'en fis part aux amis les plus influents qui, par une faute inexcusable, ont été appelés par le vœu des citoyens à s'occuper des diverses organisations et n'ont plus le temps de penser aux choses graves.

D'autres que moi avaient eu la même idée, et à force de crier et de répéter, elle est devenue générale. Mais que faire, surtout quand on ne peut délibérer et s'entendre, ni se faire entendre? Je me retirai pour réfléchir et je conçus plusieurs projets.

Le premier, qui était déjà celui de toute la population bayonnaise, était d'arborer le drapeau et de tâcher, par ce mouvement, d'entraîner la garnison du château et de la citadelle. Il fut exécuté hier, à deux heures de l'après-midi, mais par des vieux qui n'y attachaient pas la même idée que Soustra, moi et bien d'autres; en sorte que ce coup a manqué.

Je pris alors mon passe-port pour aller en poste chercher le général Lamarque. Je comptais sur sa réputation, son grade, son caractère de député, son éloquence pour entraîner les deux colonels; au besoin sur sa vigueur, pour les arrêter pendant deux heures et se présenter à la citadelle, en grand costume, suivi de la garde nationale avec le drapeau en tête. J'allais monter à cheval quand on vint m'assurer que le général est parti pour Paris, ce qui fit manquer ce projet, qui était assurément le plus sûr et le moins dangereux.

Aussitôt je délibérai avec Soustra, qui malheureusement est absorbé par d'autres soins, dépêches télégraphiques, poste, garde nationale, etc., etc. Nous fûmes trouver les officiers du 9me, qui sont d'un esprit excellent, nous leur proposâmes de faire un coup de main sur la citadelle, nous nous engageâmes à mener six cents jeunes gens bien résolus; ils nous promirent le concours de tout leur régiment, après avoir cependant déposé leur colonel.

Ne dis pas, mon cher Félix, que notre conduite fut imprudente ou légère. Après ce qui s'est passé à Paris, ce qu'il y a de plus important c'est que le drapeau national flotte sur la citadelle de Bayonne. Sans cela, je vois d'ici dix ans de guerre civile; et quoique je ne doute pas du succès de la cause, je sacrifierais volontiers jusqu'à la vie, et tous les amis sont dans les mêmes sentiments, pour épargner ce funeste fléau à nos misérables provinces.

Hier soir, je rédigeai la proclamation ci-jointe au 7me léger, qui garde la citadelle; nous avions l'intention de l'y faire parvenir avant l'action.

Ce matin, en me levant, j'ai cru que tout était fini, tous les officiers du 9me avaient la cocarde tricolore, les soldats ne se contenaient pas de joie, on disait même qu'on avait vu des officiers du 7me parés de ces belles couleurs. Un adjudant m'a montré à moi-même l'ordre positif, donné à toute la 11me division, d'arborer notre drapeau. Cependant les heures s'écoulent et la bannière de la liberté ne s'aperçoit pas encore sur la citadelle. On dit, que le traître J… s'avance de Bordeaux avec le 55me de ligne; quatre régiments espagnols sont à la frontière, il n'y a pas un moment à perdre. Il faut que la citadelle soit à nous ce soir, ou la guerre civile s'allume. Nous agirons avec vigueur, s'il le faut; mais moi que l'enthousiasme entraîne sans m'aveugler, je vois l'impossibilité de réussir, si la garnison, qu'on dit être animée d'un bon esprit, n'abandonne pas le gouvernement. Nous aurons peut-être des coups et point de succès. Mais il ne faudra pas pour cela se décourager, car il faut tout tenter pour écarter la guerre civile. Je suis résolu à partir de suite, après l'action, si elle échoue, pour essayer de soulever la Chalosse. Je proposerai à d'autres d'en faire autant dans la Lande, dans le Béarn, dans le pays Basque; et par famine, par ruse, ou par force, nous aurons la garnison.

Je réserve le papier qui me reste pour t'apprendre la fin.



    Le 5, à minuit.

Je m'attendais à du sang, c'est du vin seul qui a été répandu. La citadelle a arboré le drapeau tricolore. La bonne contenance du Midi et de Toulouse a décidé celle de Bayonne, les régiments y ont arboré le drapeau. Le traître J… a vu alors le plan manqué, d'autant mieux que partout les troupes faisaient défection; il s'est alors décidé à remettre les ordres qu'il avait depuis trois jours dans sa poche. Ainsi tout est terminé. Je me propose de repartir sur-le-champ. Je t'embrasserai demain.

Ce soir nous avons fraternisé avec les officiers de la garnison. Punch, vins, liqueurs et surtout Béranger, ont fait les frais de la fête. La cordialité la plus parfaite régnait dans cette réunion vraiment patriotique. Les officiers étaient plus chauds que nous, comme des chevaux échappés sont plus gais que des chevaux libres.

Adieu, tout est fini. La proclamation est inutile, elle ne vaut pas les deux sous qu'elle te coûterait.



    Bordeaux, le 2 mars 1834.

… Je me suis un peu occupé de faire quelques connaissances, j'y réussirai, j'espère. Mais ici vous voyez écrit sur chaque visage auquel vous faites politesse: Qu'y a-t-il à gagner avec toi? Cela décourage. – On fonde, il est vrai, un nouveau journal. Le prospectus n'apprend pas grand' chose, et le rédacteur encore moins; car l'un est rédigé avec le pathos à la mode, et l'autre, me supposant un homme de parti, s'est borné à me faire sentir combien le Mémorial et l'Indicateur étaient insuffisants pour les patriotes. Tout ce que j'ai pu en obtenir, c'est beaucoup d'insistance pour que je prenne un abonnement.

Fonfrède est tout à fait dans les principes de Say. Il fait de longs articles qui seraient très-bons dans un ouvrage de longue haleine. À tout risque, je lui pousserai ma visite.

Je crois qu'un cours réussirait ici, et je me sens tenté. Il me semble que j'aurais la force de le faire, surtout si l'on pouvait commencer par la seconde séance; car j'avoue que je ne répondrais pas, à la première, même de pouvoir lire couramment: mais je ne puis quitter ainsi toutes mes affaires. Nous verrons pourtant cet hiver.

Il s'est établi déjà un professeur de chimie. J'ai dîné avec lui sans savoir qu'il faisait un cours. Si je l'avais su, j'aurais pris des renseignements sur le nombre d'élèves, la cotisation, etc. J'aurais su si, avec un professeur d'histoire, un professeur de mécanique, un professeur d'économie politique, on pourrait former une sorte d'Athénée. Si j'habitais Bordeaux, il y aurait bien du malheur si je ne parvenais à l'instituer, dussé-je en faire tous les frais; car j'ai la conviction qu'en y adjoignant une bibliothèque, cet établissement réussirait. Apprends donc l'histoire, et nous essayerons peut-être un jour.

Je te quitte; trente tambours s'exercent sous mes fenêtres, je ne sais plus ce que je dis.

Adieu.



    Bayonne, le 16 juin 1840.

Mon cher Félix, je suis toujours à la veille de mon départ, voilà trois fois que nous commandons nos places; enfin elles sont prises et payées pour vendredi. Nous avons joué de malheur, car quand nous étions prêts, le général carliste Balmaceda a intercepté les routes; il est à craindre que nous n'ayons de la peine à passer. Mais il ne faut rien dire de cela pour ne pas effrayer ma tante, qui est déjà trop disposée à redouter les Espagnols. Pour moi, je trouve que l'affaire qui nous pousse vers Madrid vaut la peine de courir quelques chances. Jusqu'à présent elle se présente sous un point de vue très-favorable. Nous trouverions ici les capitaux nécessaires, si nous ne tenions par-dessus tout à ne fonder qu'une compagnie espagnole[13 - Il s'agissait de fonder une compagnie d'assurance. (Note de l'éditeur.)]. Serons-nous arrêtés par l'inertie de cette nation? En ce cas j'en serai pour mes frais de route, et je trouverai une compensation dans le plaisir d'avoir vu de près un peuple qui a des qualités et des défauts qui le distinguent de tous les autres.

Si je fais quelques observations intéressantes, j'aurai soin de les consigner dans mon portefeuille pour te les communiquer.

Adieu, mon cher Félix.



    Madrid, le 6 juillet 1840.

Mon cher Félix, je reçois ta lettre du 6. D'après ce que tu me dis de ma chère tante, je vois que pour le moment sa santé est bonne, mais qu'elle avait été un peu souffrante; c'est là pour moi le revers de la médaille. Madrid est aujourd'hui un théâtre peut-être unique au monde, que la paresse et le désintéressement espagnols livrent aux étrangers qui, comme moi, connaissent un peu les mœurs et la langue du pays. J'ai la certitude que je pourrais y faire d'excellentes affaires; mais l'idée de l'isolement de ma tante, à un âge où la santé commence à devenir précaire, m'empêche de songer à proclamer mon exil.

Depuis que j'ai mis le pied dans ce singulier pays, j'ai formé cent fois le projet de t'écrire. Mais tu m'excuseras de n'avoir pas eu le courage de l'accomplir, quand tu sauras que nous consacrons le matin à nos affaires, le soir à une promenade indispensable, et le jour à dormir et haleter sous le poids d'une chaleur plus pénible par sa continuité que par son intensité. Je ne sais plus ce que c'est que les nuages, toujours un ciel pur et un soleil dévorant. Tu peux compter, mon cher Félix, que ce n'est pas par négligence que j'ai tant tardé à t'écrire; mais réellement je ne suis pas fait à ce climat, et je commence à regretter que nous n'ayons pas retardé de deux mois notre départ…

Je suis surpris que le but de mon voyage soit encore un secret à Mugron. Ce n'en est plus un à Bayonne, et j'en ai écrit, avant mon départ, à Domenger pour l'engager à prendre un intérêt dans notre entreprise. Elle est réellement excellente, mais réussirons-nous à la fonder? C'est ce que je ne puis dire encore; les banquiers de Madrid sont à mille lieues de l'esprit d'association, toute idée importée de l'étranger est accueillie par eux avec méfiance, ils sont aussi très-difficiles sur les questions de personnes, chacun vous disant: Je n'entre pas dans l'affaire si telle maison y entre; enfin ils gagnent tant d'argent avec les fournitures, emprunts, monopoles, etc., qu'ils ne se soucient guère d'autre chose. Voilà bien des obstacles à vaincre, et cela est d'autant plus difficile qu'ils ne vous donnent pas occasion de les voir un peu familièrement. Leurs maisons sont barricadées comme des châteaux forts. Nous avons trouvé ici deux classes de banquiers, les uns, Espagnols de vieille roche, sont les plus difficiles à amener, mais aussi ceux qui peuvent donner plus de consistance à l'entreprise; les autres, plus hardis, plus européens, sont plus abordables mais moins accrédités: c'est la vieille et la jeune Espagne. Nous avions à opter, nous avons frappé à la porte de l'Espagne pure, et il est à craindre qu'elle ne refuse et que de plus nous ne nous soyons fermé, par ce seul fait, la porte de l'Espagne moderne. Nous ne quitterons la partie qu'après avoir épuisé tous les moyens de succès, nous avons quelque raison de penser que la solution ne se fera pas attendre.

Cette affaire et la chaleur m'absorbent tellement, que je n'ai vraiment pas le courage d'appliquer à autre chose mon esprit d'observation. Je ne prends aucune note, et cependant les sujets ne me manqueraient pas. Je me trouve placé de manière à voir bien des rouages, et si j'avais la force et le talent d'écrire, je crois que je serais en mesure de faire des lettres tout aussi intéressantes que celles de Custine, et peut-être plus vraies.

Pour te donner une idée de la facilité que je trouverais à vivre ici, indépendamment des affaires qui s'y traitent et auxquelles je pourrais prendre part, on m'a offert d'y suivre des procès de maisons italiennes contre des grands d'Espagne, ce qui me donnerait suffisamment de quoi vivre sans aucun travail suivi; mais l'idée de ma tante m'a fait repousser cette proposition. Elle me souriait comme un moyen de prolonger mon séjour et d'étudier ce théâtre, mais mon devoir m'oblige à y renoncer.

Mon ami, je crains bien que le catholicisme ne subisse ici le même sort qu'en France. Rien de plus beau, de plus digne, de plus solennel et de plus imposant, que les cérémonies religieuses en Espagne; mais hors de là je ne puis voir en quoi ce peuple est plus spiritualiste que les autres. C'est, du reste, une matière que nous traiterons au long à mon retour et quand j'aurai pu mieux observer.

Adieu, mon cher Félix, fais une visite à ma tante, donne-lui de mes nouvelles, et reçois l'assurance de ma tendre amitié.



    Madrid, le 16 juillet 1840.

Mon cher Félix, je te remercie de tes bonnes lettres des 1er et 6 juillet; ma tante aussi a eu soin de m'écrire, en sorte que jusqu'à présent j'ai souvent des nouvelles, et elles me sont bien nécessaires. Je ne puis pas dire que je m'ennuie, mais j'ai si peu l'habitude de vivre loin de chez moi que je ne suis heureux que les jours où je reçois des lettres.

Tu es sans doute curieux de savoir où nous en sommes avec notre compagnie d'assurance. J'ai maintenant comme la certitude que nous réussirons. Il faut beaucoup de temps pour attirer à nous les Espagnols dont le nom nous est nécessaire; il en faudra beaucoup ensuite pour faire fonctionner une aussi vaste machine avec des gens inexpérimentés. Mais je suis convaincu que nous y parviendrons. La part que Soustra et moi devons avoir dans les bénéfices, comme créateurs, n'est pas réglée; c'est une matière délicate que nous n'abordons pas, n'ayant ni l'un ni l'autre beaucoup d'audace sur ce chapitre. Aussi, nous nous eu remettons à la décision du conseil d'administration. Ce sera pour moi un sujet d'expérience et d'observations. Voyons si ces Espagnols si méfiants, si réservés, si inabordables, sont justes et grands quand ils connaissent les gens. À cet article près, nos affaires marchent lentement, mais bien. Nous avons aujourd'hui ce qui est la clef de tout, neuf noms pour former un conseil, et des noms tellement connus et honorables qu'il ne paraît pas possible que l'on puisse songer à nous faire concurrence. Ce soir, il y a une junte pour étudier les statuts et conditions; j'espère qu'au premier jour l'acte de société sera signé. Cela fait, peut-être rentrerai-je en France pour voir ma tante et assister à la session du conseil général. Si je le puis en quelque manière, je n'y manquerai pas. Mais j'aurai à revenir ensuite en Espagne, parce que la compagnie me fournira une occasion de faire un voyage complet et gratis. Jusqu'à présent, je ne puis pas dire que j'aie voyagé. Toujours avec mes deux compagnons, je ne suis entré, sauf les comptoirs, dans aucune maison espagnole. La chaleur a suspendu toutes les réunions publiques, bals, théâtres, courses. – Notre chambre et quelques bureaux, le restaurant français et la promenade au Prado, voilà le cercle dont nous ne sortons pas. Je voudrais prendre ma revanche plus tôt. Soustra part le 26; sa présence est nécessaire à Bayonne. Lis tout ceci à ma tante que j'embrasse bien tendrement.

Le trait le plus saillant du caractère espagnol, c'est sa haine et sa méfiance envers les étrangers. Je pense que c'est un véritable vice, mais il faut avouer qu'il est alimenté par la fatuité et la rouerie de beaucoup d'étrangers. Ceux-ci blâment et tournent tout en ridicule; ils critiquent la cuisine, les meubles, les chambres et tous les usages du pays, parce qu'en effet les Espagnols tiennent très-peu au confortable de la vie; mais nous qui savons, mon cher Félix, combien les individus, les familles, les nations peuvent être heureuses sans connaître ces sortes de jouissances matérielles, nous ne nous presserions pas de condamner l'Espagne. Ceux-là arriveront avec leurs poches pleines de plans et de projets absurdes, et parce qu'on ne s'arrache pas leurs actions, ils se dépitent et crient à l'ignorance, à la stupidité. Cette affluence de floueurs nous a fait d'abord beaucoup de tort, et en fera à toute bonne entreprise. Pour moi, je pense avec plaisir que la méfiance espagnole l'empêchera de tomber dans l'abîme; car les étrangers, après avoir apporté leurs plans, seront forcés, pour les faire réussir, de faire venir des capitaux et souvent des ouvriers français.

Donne-moi de temps en temps des nouvelles de Mugron, mon cher Félix, tu sais combien le patriotisme du clocher nous gagne quand nous en sommes éloignés.

Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta sœur.



    Madrid, le 17 août 1840.

… Tu me fais une question à laquelle je ne puis répondre: Comment le peuple espagnol a-t-il pu laisser chasser et tuer les moines? Moi-même je me le demande souvent; mais je ne connais pas assez le pays pour m'expliquer ce phénomène. Ce qu'il y a de probable, c'est que le temps des moines est fini partout. Leur inutilité, à tort ou à raison, est une croyance généralement établie. À supposer qu'il y eût en Espagne 40,000 moines, intéressant autant de familles composées de 5 personnes, cela ne ferait que 200,000 habitants contre 10 millions. Leurs immenses richesses ont pu tenter beaucoup de gens de la classe aisée; l'affranchissement d'une foule de redevances a pu tenter beaucoup de gens de la classe du peuple. Le fait est qu'on en a fini avec cette puissance; mais, à coup sûr, jamais mesure, à la supposer nécessaire, n'a été conduite avec autant de barbarie, d'imprévoyance et d'impolitique.

Le gouvernement était aux mains des modérés, qui désiraient l'abolition des couvents, mais n'osaient y procéder. Financièrement, on espérait avec le produit des biens nationaux payer les dettes de l'Espagne, éteindre la guerre civile et rétablir les finances. Politiquement, on voulait, par la division des terres, rattacher une partie considérable du peuple à la révolution. Je crois que ce but a été manqué.

N'osant agir légalement, on s'entendit avec les exaltés. Une nuit, ceux-ci firent irruption dans les couvents. À Barcelone, Malaga, Séville, Madrid, Valladolid, ils égorgèrent et chassèrent les moines. Le gouvernement et la force publique restèrent trois jours témoins impassibles de ces atrocités. Quand l'aliment manqua au désordre, le gouvernement intervint, et le ministère Mendizabal décréta la confiscation des couvents et des propriétés monacales. Maintenant on les vend; mais tu vas juger de cette administration. Un individu quelconque déclare vouloir soumissionner un bien national, l'État le fait estimer, et cette estimation est toujours très-modique, parce que l'acquéreur s'entend avec l'expert. Cela fait, la vente se fait publiquement; on s'est entendu aussi avec le notaire pour écarter la publicité, et le bien vous reste à bas prix. Il faut payer un cinquième comptant, et les quatre autres cinquièmes en huit ans, par huitièmes. L'État reçoit en payement des rentes de différentes origines, qui s'achètent à la Bourse depuis 75 jusqu'à 95 de perte; c'est-à-dire qu'avec 25 fr. et même avec 5 on paye 100 fr.

Il résulte de là trois choses: 1° l'État ne reçoit presque rien, on peut même dire rien; 2° ce n'est pas le peuple des provinces qui achète, puisqu'il n'est pas à la Bourse pour brocanter le papier; 3° cette masse de terres vendues à la fois et à vil prix, a déprécié toutes les autres propriétés. Ainsi le gouvernement, qui s'est procuré à peine de quoi payer l'armée, ne remboursera pas la dette.

La propriété ne se divisera que lorsque les spéculateurs revendront en seconde main.

Les fermiers n'ont fait que changer de maîtres; et au lieu de payer le fermage aux moines, qui, dit-on, étaient des propriétaires fort accommodants, peu rigoureux sur les termes, prêtant des semences, renonçant même au revenu dans les années malheureuses, ils payeront très-rigoureusement aux compagnies belges et anglaises qui, incertaines de l'avenir, aspirent à rembourser l'État avec le produit des terres.

Le simple paysan, dans les années calamiteuses, n'aura plus la soupe à la porte des couvents.

Enfin les simples propriétaires ne peuvent plus vendre leurs terres qu'à vil prix. – Voilà, ce me semble, les conséquences de cette désastreuse opération.

Des hommes plus capables avaient proposé de profiter d'un usage qui existe ici: ce sont des baux de 50 et même 100 ans. Ils voulaient qu'on affermât aux paysans, à des taux modérés, pour 50 ans. Avec le produit, on aurait payé l'intérêt annuel de la dette et relevé le crédit de l'Espagne; et au bout de 50 ans, on aurait un capital déjà immense, plus que doublé probablement par la sécurité et le travail. Tu vois d'un coup d'œil la supériorité politique et financière de ce système.

Quoi qu'il en soit, il n'y a plus de moines. Que sont-ils devenus? Probablement les uns sont morts dans les montagnes, au service de don Carlos; les autres auront succombé d'inanition dans les rues et greniers des villes; quelques-uns auront pu se réfugier dans leurs familles.

Quant aux couvents, ils sont convertis en cafés, en maisons publiques, en théâtres et surtout en casernes, pour une autre espèce de dévorants plus prosaïque que l'autre. Plusieurs ont été démolis pour élargir les rues, faire des places; sur l'emplacement du plus beau de tous, et qui passait pour un chef-d'œuvre d'architecture, on a construit un passage et une halle qui se font tort mutuellement.

Les religieuses ne sont guère moins à plaindre. Après avoir donné la volée à toutes celles qui ont voulu rentrer dans le monde, on a enfermé les autres dans deux ou trois couvents, et comme on s'est emparé de leurs propriétés, qui représentaient les dots qu'elles apportaient à leur ordre, on est censé leur faire une pension; mais, comme on ne la paye pas, on voit souvent sur la porte des couvents cette simple inscription: Pan para las pobres monjas.

Je commence à croire, mon cher Félix, que notre M. Custine avait bien mal vu l'Espagne. La haine d'une autre civilisation lui avait fait chercher ici des vertus qui n'y sont pas. Peut-être a-t-il, en sens inverse, commis la même faute que les Espagnols qui ne voient rien à blâmer dans la civilisation anglaise. Il est bien difficile que nos préjugés nous laissent, je ne dis pas bien juger, mais bien voir les faits.

Je rentre, mon cher Félix, et j'ai appris que demain on proclame la loi des ayuntamientos. Je ne sais pas si je t'ai parlé de cette affaire, en tout cas en voici le résumé.

Le ministère modéré, qui vient de tomber, avait senti que, pour administrer l'Espagne, il fallait donner au pouvoir central une certaine autorité sur les provinces; ici, de temps immémorial, chaque province, chaque ville, chaque bourgade s'administre elle-même. Tant que le principe monarchique et l'influence du clergé ont compensé cette extrême diffusion de l'autorité, les choses ont marché tant bien que mal; mais aujourd'hui cet état de choses ne peut durer. En Espagne, chaque localité nomme son ayuntamiento (conseil municipal), alcades, régidors, etc. Ces ayuntamientos, outre leurs fonctions municipales, sont chargés du recouvrement de l'impôt et de la levée des troupes. Il résulte de là que, lorsqu'une ville a quelque sujet de mécontentement, fondé ou non, elle se borne à ne pas recouvrer l'impôt ou à refuser le contingent. En outre, il paraît que ces ayuntamientos sont le foyer de grands abus, et qu'ils ne rendent pas à l'État la moitié des contributions qu'ils prélèvent. Le parti modéré a donc voulu saper cette puissance. Une loi a été présentée par le ministère, adoptée par les chambres, et sanctionnée par la reine, qui dispose que la reine choisira les alcades parmi trois candidats nommés par le peuple. Les exaltés ont jeté de hauts cris; de là la révolution de Barcelone et l'intervention du sabre d'Espartero. Mais, chose qui ne se voit qu'ici, la reine, quoique contrainte à changer de ministère, en a nommé un autre qui maintient la loi déjà, votée et sanctionnée. Sans doute que, parvenu au pouvoir par une violation de la constitution, il a cru devoir manifester qu'il la respectait en laissant promulguer une loi qui avait reçu la sanction des trois pouvoirs. C'est donc demain qu'on proclame cette loi: cela se passera-t-il sans trouble? je ne l'espère guère. En outre, comme on attribue à la France et à notre nouvel ambassadeur une mystification aussi peu attendue, après les événements de Barcelone, il est à craindre que la rage des exaltés ne se dirige contre nos compatriotes; aussi j'aurai soin d'écrire à ma tante après-demain, parce que les journaux ne manqueront pas de faire bruit de l'insurrection qui se prépare. Elle ne laisse pas que d'être effrayante, quand on songe qu'il n'y a ici, pour maintenir l'ordre, que quelques soldats dévoués à Espartero, qui doit être mortellement blessé de la manière dont son coup d'État a été déjoué.

Mais quel sujet de réflexions que cette Espagne qui, pour arriver à la liberté, perd la monarchie et la religion qui lui étaient si chères; et, pour arriver à l'unité, est menacée dans ses franchises locales qui faisaient le fond même de son existence!

Adieu! ton ami dévoué. Je n'ai pas le temps de relire ce fatras, tire-t'en comme tu pourras.

P. S. Mon cher Félix, la tranquillité de Madrid n'a pas été un moment troublée. Ce matin, les membres de l'ayuntamiento se sont réunis en séance publique pour promulguer la nouvelle loi qui ruine leur institution. Ils ont fait suivre cette cérémonie d'une énergique protestation, où ils disent qu'ils se feront tous tuer plutôt que d'obéir à la loi nouvelle. On dit aussi qu'ils ont payé quelques hommes pour crier les vivas et les mueras d'usage, mais le peuple ne s'est pas plus ému que ne s'en émouvraient les paysans de Mugron; et l'ayuntamiento n'a réussi qu'à démontrer de plus en plus la nécessité de la loi. Car enfin, ne serait-ce point un bien triste spectacle que de voir une ville troublée et la sûreté des citoyens compromise par ceux-là mêmes qui sont chargés de maintenir l'ordre?

On m'a assuré que les exaltés n'étaient pas d'accord entre eux; les plus avancés (je ne sais pas pourquoi on a donné du crédit à cette expression en s'accordant à l'adopter) disaient:

«Il est absurde de faire un mouvement qui n'ait pas de résultat. Un mouvement ne peut être décisif qu'autant que le peuple s'en mêle; or le peuple ne veut pas intervenir pour des idées; il faut donc lui montrer le pillage en perspective.»

Et malgré cette terrible logique, l'ayuntamiento n'a pas reculé devant la première provocation! Du reste, je te parle là de bruits publics, car, quant à moi, j'étais à la Bibliothèque royale, et je ne me suis aperçu de rien.



    Lisbonne, le 24 octobre 1840.

Mon cher Félix, voilà bien longtemps que je ne t'ai écrit. C'est que nous sommes si éloignés et qu'il faut si longtemps pour avoir une réponse de Mugron, que je ne suis jamais sûr de la recevoir ici. Enfin me voilà à peu près décidé, et sauf circonstances imprévues, à dire adieu à la Péninsule de lundi en huit. Mon intention est d'aller à Londres; je ne puis, selon le conseil que tu me transmets, de la part de ma tante, aller d'abord à Plymouth. Le steamboat va directement à Londres. J'avais d'abord pensé à m'embarquer pour Liverpool. Je satisferais ainsi à l'économie et à mon goût pour la marine, parce que la navigation à voiles est moins chère et plus fertile en émotions que la monotone vapeur. Mais la saison est si avancée que ce serait imprudence, et je courrais le risque de passer un mois en mer.

Je me suis un peu ennuyé à Lisbonne les premiers jours. Maintenant, à part le désir bien naturel de revenir chez moi, je me plais ici, quoique j'y mène une vie uniforme. Mais ce climat est si doux, si beau, cette nature si riche, et je me sens un bien-être, une plénitude de santé si inaccoutumée, que j'attribue à cela l'absence d'ennui.

Voici un pays qui, je crois, te conviendrait bien: ni chaud, ni froid, ni brouillards, ni humidité; s'il pleut, ce sont des torrents pendant un jour ou deux, puis le ciel reprend sa sérénité, et l'atmosphère sa douce tiédeur. Partout on peut disposer d'un peu d'eau; ce sont des bosquets de myrtes, d'orangers, des treilles touffues, des héliotropes qui rampent le long des murs, comme chez nous les convolvulus. Maintenant je comprends la vie des Maures. Malheureusement les hommes ici ne valent pas la nature, ils ne veulent pas se donner la peine par laquelle les Arabes se donnaient tant de jouissances. Peut-être penses-tu que ces fervents catholiques dédaignent la fraîcheur et les parfums de l'oranger, et qu'ils se renferment dans les sévères plaisirs de la pensée et de la contemplation. Hélas! je reviendrai bien désabusé de la bonne opinion de Custine; il a cru voir ce qu'il désirait voir.

Ce sera pour moi une étude fort curieuse que celle de l'Angleterre succédant à celle de la Péninsule. La comparaison serait plus intéressante encore, si le catholicisme était aussi vivace ici qu'on se le représente. Mais enfin je verrai un peuple dont la religion réside dans l'intelligence, après en avoir vu un pour qui elle est toute dans les sens. Ici les pompes du culte: des flambeaux, des parfums, des habits magnifiques, des statues; mais la démoralisation la plus complète. Là, au contraire, des liens de famille, l'homme et la femme chacun aux devoirs de son sexe, le travail ennobli par un but patriotique, la fidélité aux traditions des ancêtres, l'étude constante de la morale biblique et évangélique; mais un culte simple, grave, se rapprochant du pur déisme. Quel contraste! que d'oppositions! quelle source de réflexions!

Ce voyage aura aussi produit un effet auquel je ne me serais pas attendu. Il n'a pu effacer cette habitude que nous avons contractée de nous observer nous-mêmes, de nous écouter penser et sentir, de suivre toutes les modifications de nos opinions. Cette étude de soi a bien des charmes, et l'amour-propre lui communique un intérêt qui ne saurait s'affaiblir. Mais à Mugron, toujours dans un milieu uniforme, nous ne pouvions que tourner dans un même cercle; en voyage, des situations excentriques donnent lieu à de nouvelles observations. Par exemple, il est probable que les événements actuels m'affectent bien différemment que si j'étais à Mugron; un patriotisme plus ardent donne plus d'activité à ma pensée. En même temps, le champ où elle s'exerce est plus étendu, comme un homme placé sur une hauteur embrasse un plus vaste horizon. Mais la puissance du regard est pour chacun de nous une quantité donnée, et il n'en est pas de même de la faculté de penser et de sentir.

Ma tante, à l'occasion de la guerre, me recommande la prudence; je n'ai absolument aucun danger à courir. Si je voyageais dans un bâtiment français et que la guerre fût déclarée, je pourrais craindre les corsaires; mais dans un navire anglais je ne cours pas ce danger, à moins de tomber sous la serre d'un croiseur français, ce qui ne serait pas bien dangereux d'ailleurs. D'après les nouvelles reçues aujourd'hui, je vois que la France a pris le parti d'une résignation sentimentale, qui devient grotesque. D'ici elle me paraît toute décontenancée; elle met son honneur à prouver sa modération, et, à chaque insulte, elle répond par des arguments en forme pour démontrer qu'elle a été insultée. Elle a l'air de croire que le remords va s'emparer des Anglais, et que, les larmes aux yeux, ils vont cesser de poursuivre leur but et nous demander pardon. Cela me rappelle ce mot: Il m'a souffleté, mais je lui ai bien dit son fait.

Adressez-moi vos lettres à Londres, sous couvert de MM. A. A. Gower neveux et compagnie.



    Lisbonne, le 7 novembre 1840.

Mon cher Félix, malgré le vif désir de me rapprocher de la France, j'ai été forcé de prolonger mon séjour à Lisbonne. Un rhume m'a décidé à remettre mon départ de huit jours, et, dans cet intervalle, on a trouvé des papiers qu'il faut dépouiller, ce qui me force à rester encore; mais il faudra de bien puissants motifs pour me retenir au delà du 17 de ce mois. Enfin ce retard a servi à me guérir, ce qui eût été plus difficile en mer ou à Londres.

J'ai joué de malheur de me trouver loin de la France dans un moment aussi intéressant; tu ne peux te faire l'idée du patriotisme qui nous brûle quand nous sommes en pays étranger. À distance, ce n'est plus le bonheur, ni même la liberté de notre pays qui nous occupe le plus, c'est sa grandeur, sa gloire, son influence. Malheureusement, je crains bien que la France ne jouisse guère des premiers de ces biens ni des derniers.

Je me désole d'être sans nouvelles et de ne pouvoir préciser l'époque où j'en recevrai; au moins, à Londres, j'espère trouver une rame de lettres.

Adieu, l'heure du courrier va sonner.



    Paris, 2 janvier 1841.

Mon cher Félix, je m'occupais d'un plan d'association pour la défense des intérêts vinicoles. Mais, selon mon habitude, j'hésitais à en faire part à quelques amis, parce que je ne voyais guère de milieu entre le succès et le ridicule, quand M. Humann est venu présenter aux chambres le budget des dépenses et recettes pour 1842. Ainsi que tu l'auras vu, le ministre ne trouve rien de mieux, pour combler le déficit qu'a occasionné notre politique, que de frapper les boissons de quatre nouvelles contributions. Cela m'a donné de l'audace, et j'ai couru chez plusieurs députés pour leur communiquer mon projet. Ils ne peuvent pas s'en mêler directement, parce que ce serait aliéner d'avance l'indépendance de leur vote. C'est une raison pour les uns, un prétexte pour les autres; mais ce n'est pas un motif pour que les propriétaires de vignes se croisent les bras, en présence du danger qui les menace.

Il n'y a qu'un moyen non-seulement de résister à cette nouvelle levée de boucliers, mais encore d'obtenir justice des griefs antérieurs, c'est de s'organiser. L'organisation pour un but utile est un moyen assuré de succès. Il faut que chaque département vinicole ait un comité central, et chaque comité un délégué.

Je ne sais pas encore dans quelle mesure je vais prendre part à cette organisation. Cela dépendra de mes conférences avec mes amis. Peut-être faudra-t-il que je m'arrête en passant à Orléans, Angoulême, Bordeaux, pour travailler à y fonder l'association. Peut-être devrai-je me borner à notre département; en tout cas, comme le temps presse, tu ferais bien de voir Domenger, Despouys, Labeyrie, Batistant, et de les engager à parcourir le canton, pour y préparer les esprits à la résistance légale, mais forte et organisée. (V. ci-après: Le fisc et la vigne.—Note de l'édit.)

Je n'ai pas besoin, mon cher Félix, de te dérouler la puissance de l'association! Fais passer tes convictions dans tous les esprits. J'espère être à Mugron dans une quinzaine, et nous agirons de concert.

Adieu, ton dévoué.



    Paris, 11 janvier 1841.

Que n'es-tu auprès de moi, mon cher Félix! cela ferait cesser bien des incertitudes. Je t'ai entretenu du nouveau projet que j'ai conçu; mais seul, abandonné à moi-même, les difficultés de l'exécution m'effrayent. Je sens que le succès est à peu près infaillible; mais il exige une force morale que ta présence me donnerait, et des ressources matérielles que je ne sais pas prendre sur moi de demander. J'ai tâté le pouls à plusieurs députés, et je les ai trouvés froids. Ils ont presque tous des ménagements à garder; tu sais que nos hommes du Midi sont presque tous quêteurs de places. – Quant à l'opposition, il serait dangereux de lui donner la haute main dans l'association, elle s'en ferait un instrument, ce qu'il faut éviter. Ainsi, tout bien pesé, il faut renoncer à fonder l'association par le haut, ce qui eût été plus prompt et plus facile. C'est la base qu'il faut fonder. – Si elle se constitue fortement, elle entraînera tout. Que les vignerons ne se fassent pas illusion, s'ils demeurent dans l'inertie, ils seront ici faiblement défendus. Je tâcherai de partir d'ici dimanche prochain; j'aurai dans une poche le projet des statuts de l'association, dans l'autre le prospectus d'un petit journal destiné à être d'abord le propagateur et plus tard l'organe de l'association. Avec cela je m'assurerai si ce projet rencontre de la sympathie dans Orléans, la Charente et le bassin de la Garonne. La suite dépendra de mes observations. Une brusque initiative eût été plus de mon goût. Il y a quelques années que je l'aurais peut-être tentée; maintenant une avance de six à huit mille francs me fait reculer, et j'en ai vraiment honte, car quelques centaines d'abonnés m'eussent relevé de tous risques. Le courage m'a manqué, n'en parlons plus.

Je suis obligé, mon cher Félix, d'invoquer sans cesse mon impartialité et ma philosophie pour ne pas tomber dans le découragement, à la vue de toutes les misères dont je suis témoin. Pauvre France! – Je vois tous les jours des députés qui, dans le tête-à-tête, sont opposés aux fortifications de Paris et qui cependant vont les appuyer à la chambre, l'un pour soutenir Guizot, l'autre pour ne pas abandonner Thiers, un troisième de peur qu'on ne le traite de Russe ou d'Autrichien; l'opinion, la presse, la mode les entraîne, et beaucoup cèdent à des motifs plus honteux encore. Le maréchal Soult lui-même est personnellement opposé à cette mesure, et tout ce qu'il ose faire, c'est de proposer une exécution lente, dans l'espoir qu'un revirement d'opinion lui viendra en aide, quand il n'y aura encore qu'une centaine de millions engloutis. C'est bien pis dans les questions extérieures. Il semble qu'un bandeau couvre tous les yeux, et on court risque d'être maltraité si l'on énonce seulement un fait qui contrarie le préjugé dominant.

Adieu, mon cher Félix, il me tarde bien de causer avec toi; les sujets ne nous manqueront pas.

Adieu, ton ami.



    Bagnères, le 10 juillet 1844.

Mon cher Félix, j'ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de M. Laffitte, d'Aire, membre du conseil général, qui m'embarrasse beaucoup. Il m'annonce que le général Durrieu va être élevé à la pairie; que le gouvernement veut le faire remplacer, à la chambre, par un secrétaire des commandements de M. le duc de Nemours. Il ajoute que les électeurs d'Aire ne sont pas disposés à subir cette candidature; et enfin il me demande si je me présenterai, auquel cas il pense que j'aurai beaucoup de voix dans ce canton, où je n'eus que la sienne aux élections dernières.

Comme la législature n'a plus que trois sessions à faire, et qu'ainsi je serai libre de me retirer au bout de ce terme sans occasionner une réunion extraordinaire du collége de Saint-Sever, je serais assez disposé à entrer encore une fois en lice, si je pouvais compter sur quelques chances; mais je ne dois pas m'aveugler sur le tort que me fera la scission qui s'est introduite dans le parti libéral. Si en outre je dois avoir encore contre moi l'aristocratie de l'argent et le barreau, j'aime mieux rester tranquille dans mon coin. Je le regretterais un peu, parce qu'il me semble que j'aurais pu me rendre utile à la cause de la liberté du commerce, qui intéresse à un si haut degré la France et surtout notre pays.

Mais cela n'est pas un motif pour que je me mette en avant en étourdi: je suis donc résolu à attendre qu'il me soit fait, par les électeurs influents, des ouvertures sérieuses; il me semble que l'affaire les touche d'assez près pour qu'ils ne laissent pas aux candidats le soin de s'en occuper seuls.

Je voulais envoyer mon article au Journal des Économistes, mais je n'ai pas d'occasion; je profiterai de la première qui se présentera. Il a le défaut, comme toute œuvre de commençant, de vouloir trop dire; tel qu'il est, il me paraît offrir quelque intérêt. Je profiterai de l'occasion pour essayer d'engager une correspondance avec Dunoyer.



    Eaux-Bonnes, le 26 juillet 1844.

Ta lettre m'a fait une pénible impression, mon cher Félix, non point par les nouvelles que tu me donnes des perspectives électorales, mais à cause de ce que tu me dis de toi, de ta santé, et de la lutte terrible que se livrent ton âme et ton corps. J'espère pourtant que tu as voulu parler de l'état habituel de ta santé, et non pas d'une recrudescence qui se serait manifestée depuis mon départ. Je comprends bien tes peines, d'autant plus qu'à un moindre degré je les éprouve aussi. Ces misérables obstacles, que la santé, la fortune, la timidité élèvent comme un mur d'airain entre nos désirs et le théâtre où ils pourraient se satisfaire, est un tourment inexprimable. Quelquefois je regrette d'avoir bu à la coupe de la science, ou du moins de ne pas m'en être tenu à la philosophie synthétique et mieux encore à la philosophie religieuse. On y puise au moins des consolations pour toutes les situations de la vie, et nous pourrions encore arranger tolérablement ce qui nous reste de temps à passer ici-bas. Mais l'existence retirée, solitaire, est incompatible avec nos doctrines (qui pourtant agissent sur nous avec toute la force de vérités mathématiques); car nous savons que la vérité n'a de puissance que par sa diffusion. De là l'irrésistible besoin de la communiquer, de la répandre, de la proclamer. De plus, tout est tellement lié, dans notre système, que l'occasion et la facilité d'en montrer un chaînon ne peuvent nous contenter; et pour en exposer l'ensemble il faut des conditions de talent, de santé et de position qui nous feront toujours défaut. Que faire, mon ami? attendre que quelques années encore aient passé sur nos têtes. Je les compte souvent, et je prends une sorte de plaisir à remarquer que plus elles s'accumulent, plus leur marche paraît rapide:

..... Vires acquirit eundo.

Quoique nous ayons la conscience de connaître la vérité, en ce qui concerne le mécanisme de la société et au point de vue purement humain, nous savons aussi qu'elle nous échappe quant aux rapports de cette vie avec la vie future; et, ce qu'il y a de pire, nous croyons qu'à cet égard on ne peut rien savoir avec certitude.

Nous avons ici plusieurs prêtres très-distingués. Ils font, de deux jours l'un, des instructions de l'ordre le plus relevé; je les suis régulièrement. C'est à peu près la répétition du fameux ouvrage de Dabadie. Hier le prédicateur disait qu'il y a dans l'homme deux ordres de penchants qui se rattachent, les uns à la chute, les autres à la réhabilitation. Selon les seconds, l'homme se fait à l'image de Dieu; les premiers le conduisent à faire Dieu à son image. Il expliquait ainsi l'idolâtrie, le paganisme, il montrait leur effrayante convenance avec la nature corrompue. Ensuite il disait que la déchéance avait enfoncé si avant la corruption dans le cœur de l'homme, qu'il conservait toujours une pente vers l'idolâtrie, qui s'était ainsi insinuée jusque dans le catholicisme. Il me semble qu'il faisait allusion à une foule de pratiques et de dévotions qui sont un si grand obstacle à l'adhésion de l'intelligence. – Mais s'ils comprennent les choses ainsi, pourquoi n'attaquent-ils pas ouvertement ces doctrines idolâtres? pourquoi ne les réforment-ils pas? Pourquoi, au contraire, les voit-on s'empresser de les multiplier? Je regrette de n'avoir pas de relations avec cet ecclésiastique qui, je crois, professe la théologie à la faculté de Bordeaux, pour m'en expliquer avec lui.

Nous voilà bien loin des élections. D'après ce que tu m'apprends, je ne doute pas de la nomination de l'homme du château. Je suis surpris que notre roi, qui a la vue longue, ne comprenne pas qu'en peuplant la chambre de créatures, il sacrifie à quelques avantages immédiats le principe même de la constitution. Il s'assure un vote, mais il place tout un arrondissement en dehors de nos institutions; et cette manœuvre, s'étendant à toute la France, doit aboutir à corrompre nos mœurs politiques déjà si peu avancées. D'un autre côté, les abus se multiplieront, puisqu'ils ne rencontreront pas de résistance; et quand la mesure sera pleine, quel est le remède que cherchera une nation qui n'a pas appris à faire de ses droits un usage éclairé?

Pour moi, mon cher Félix, je ne me sens pas de force à disputer quelques suffrages. S'ils ne viennent pas d'eux-mêmes, laissons-les suivre leur cours. Il me faudrait aller de canton en canton organiser les moyens de soutenir la lutte. C'est plus que je ne puis faire. Après tout, M. Durrieu n'est pas encore pair.

J'ai profité d'une occasion pour envoyer au Journal des Économistes mon article sur les tarifs anglais et français. Il me paraît renfermer des points de vue d'autant plus importants qu'ils ne paraissent préoccuper personne. J'ai rencontré ici des hommes politiques qui ne savent pas le premier mot de ce qui se passe en Angleterre; et, quand je leur parle de la réforme douanière qui s'accomplit dans ce pays, ils n'y veulent pas croire. – J'ai du temps devant moi pour faire la lettre à Dunoyer. Quant à mon travail sur la répartition de l'impôt, je n'ai pas les matériaux pour y mettre la dernière main. La session du conseil général sera une bonne occasion pour cette publication.

Adieu, mon cher Félix, si tu apprends quelque chose de nouveau, fais-m'en part; mais de toutes les nouvelles la plus agréable que tu puisses me donner, c'est que le découragement dont ta lettre est empreinte n'était dû qu'à une souffrance passagère. Après tout, mon ami, et au milieu des épaisses ténèbres qui nous environnent, attachons-nous à cette idée qu'une cause première, intelligente et miséricordieuse, nous a soumis, par des raisons que nous ne pouvons comprendre, aux dures épreuves de la vie: que ce soit là notre foi. Attendons le jour où elle jugera à propos de nous en délivrer, et de nous admettre à une vie meilleure: que ce soit là notre espérance. Avec ces sentiments au cœur, nous supporterons nos afflictions et nos douleurs…



    Paris, mai 1845.

Mon cher Félix, je suis persuadé qu'il te tarde de recevoir de mes nouvelles. J'aurais aussi bien des choses à te dire, mais je serai forcé d'être court. Quoique à la fin de chaque jour il se rencontre que je n'ai rien fait, je suis toujours affairé. Dans ce Paris, jusqu'à ce qu'on soit au courant, il faut perdre un demi-jour pour utiliser un quart d'heure.

J'ai été très-bien accueilli par M. Guillaumin, qui est le premier économiste que j'ai vu. Il m'annonça qu'il donnerait un dîner, suivi d'une soirée, pour me mettre en rapport avec les hommes de notre école; en conséquence je ne suis allé voir aucun de ces messieurs. – Hier a eu lieu ce dîner. J'étais à la droite de l'amphitryon, ce qui prouve bien que le dîner était à mon occasion; à la gauche était Dunoyer. À côté de madame Guillaumin, MM. Passy et Say. Il y avait en outre MM. Dussard et Reybaud. Béranger avait été invité, mais il avait d'autres engagements. Le soir, arrivèrent une foule d'autres économistes: MM. Renouard, Daire, Monjean, Garnier, etc., etc. Mon ami, entre toi et moi, je puis te dire que j'ai éprouvé une satisfaction bien vive. Il n'y a aucun de ces messieurs qui n'ait lu, relu et parfaitement compris mes trois articles. Je pourrais écrire mille ans dans la Chalosse, la Sentinelle, le Mémorial, sans trouver, toi excepté, un vrai lecteur. Ici on est lu, étudié, et compris. Je n'en puis pas douter, parce que tous ou presque tous sont entrés dans des détails minutieux, qui attestent que la politesse ne faisait pas seule les frais de cet accueil; je n'ai trouvé un peu froid que M. X… Te dire les caresses dont j'ai été comblé, l'espoir qu'on a paru fonder sur ma coopération, c'est te faire comprendre que j'étais honteux de mon rôle. Mon ami, j'en suis aujourd'hui bien convaincu, si notre isolement nous a empêchés de meubler beaucoup notre esprit, il lui a donné, du moins sur une question spéciale, une force et une justesse, que des hommes plus instruits et mieux doués ne possèdent peut-être pas.

Ce qui m'a fait le plus de plaisir, parce que cela prouve qu'on m'a réellement lu avec soin, c'est que le dernier article, intitulé Sophismes, a été mis au-dessus des autres. C'est en effet celui où les principes sont scrutés avec le plus de profondeur; et je m'attendais à ce qu'il ne serait pas goûté. Dunoyer m'a prié de faire un article sur son ouvrage pour être inséré aux Débats. Il a bien voulu dire qu'il me croyait éminemment propre à faire apprécier son travail. Hélas! je sens déjà que je ne me tiendrai pas à la hauteur exagérée où ces hommes bienveillants me placent.

Après dîner, on a parlé du duel. J'ai rendu un compte succinct de ta brochure. Demain nous avons encore un dîner de corps chez Véfour; je l'y porterai, et comme elle n'est pas longue, j'espère qu'on la lira. Si tu pouvais la refondre ou du moins la retoucher, je crois qu'on la mettrait dans le journal; mais le règlement s'oppose à ce qu'on la transcrive textuellement. – Du reste le Journal des Économistes n'est pas aussi délaissé que je le craignais. Il a cinq à six cents abonnés; il gagne tous les jours en autorité.

Te rapporter la conversation m'entraînerait trop loin. Quel monde, mon ami, et qu'on peut bien dire: On ne vit qu'à Paris et l'on végète ailleurs!.. Malgré cela je soupire déjà après nos promenades et nos entretiens intimes. Le papier me manque; adieu, cher Félix, ton ami.

P. S. Je m'étais trompé; un dîner, même d'économistes, n'est pas une occasion favorable pour la lecture d'une brochure. J'ai remis la tienne à M. Dunoyer, je ne connaîtrai son sentiment que dans quelques jours. Tu trouveras dans le Moniteur du 27 mars, qui doit être dans la bibliothèque de ma chambre, le réquisitoire de Dupin sur le duel. Peut-être cela te fournira-t-il l'occasion d'étendre ta brochure. Ce soir je passe la soirée chez Y… Il m'a fait le plus cordial accueil, et nous avons parlé de tout, même de religion. Il m'a paru faible sur ce chapitre, parce qu'il la respecte sans y croire.

Ce n'est qu'aujourd'hui que je me suis présenté chez Lamartine. Je n'ai pas été admis, il partait pour Argenteuil; mais avec sa grâce ordinaire, il m'a fait dire qu'il veut que nous causions à l'aise et m'a donné rendez-vous pour demain. Comment m'en tirerai-je?

Dans notre dîner, ou pour mieux dire après, on a agité une grande question: de la propriété intellectuelle. Un Belge, M. Jobard, a émis des idées neuves et qui t'étonneront. Il me tarde que nous puissions causer de toutes ces choses; car malgré ces succès éphémères je sens que je ne suis plus amusable de ce côté. À peine si cela touche l'épiderme; et, tout bien balancé, la vie de province pourrait être rendue plus douce que celle-ci pour peu que l'on y eût le goût de l'étude et des arts.

Adieu, mon cher Félix, à une autre fois. Écris-moi de temps en temps et occupe-toi de ton écrit sur le duel. Puisque la cour est revenue à sa singulière jurisprudence, la chose en vaut la peine.



    Paris, le 23 mai 1845.

Tu t'attends à beaucoup de détails, mon cher Félix, mais tu vas être bien désappointé; depuis ma dernière lettre que j'envoyai par Bordeaux et dont je n'ai pas encore l'accusé de réception, nous avons un temps qui me dégoûte des visites. Je passe les matinées à perdre mon temps à quelques bagatelles, commissions, affaires obligées, et le soir à le regretter. Ma lettre sera donc bien aride; cependant j'espère qu'elle te sera agréable à cause de celle de Dunoyer que j'y joins. Tu verras qu'il a apprécié ton écrit sur le duel. Je le quitte à l'instant; il m'a répété de vive voix ce qu'il a consigné dans sa lettre; il a vanté le fond et le style de ta brochure, et a dit qu'elle supposait des études faites dans la bonne voie; il m'a exprimé le regret de ne pouvoir en causer plus longtemps, et le désir de venir chez moi pour traiter plus à fond le sujet. Demain je la communiquerai à M. Say, qui est un homme vraiment séduisant par sa douceur, sa grâce, jointe à une grande fermeté de principes. C'est l'ancre du parti économiste. Sans lui, sans son esprit conciliant, le troupeau serait bientôt dispersé. Beaucoup de mes collaborateurs sont engagés dans des journaux qui les rétribuent beaucoup mieux que l'économiste. D'autres ont des ménagements politiques à garder; en un mot, il y a une réunion accidentelle d'hommes bienveillants, qui s'aiment quoique différant d'opinions à beaucoup d'égards; il n'y a pas de parti ferme, organisé et homogène. Pour moi, si j'avais le temps de rester ici et une fortune à recevoir chez moi, je tenterais de fonder une sorte de Ligue. Mais quand on ne fait que passer, il est inutile d'essayer une aussi grande entreprise.

D'ailleurs je suis arrivé trop tôt; ma traduction ne s'imprime que lentement. Si j'avais pu disposer de quelques exemplaires, ils m'auraient peut-être ouvert des portes.

Je n'ai pas vu M. de Lamartine, il est absent de Paris; j'ignore l'époque de son retour.

Un homme aimable aussi, c'est M. Reybaud; ce qui prouve en lui une vigueur d'intelligence remarquable, c'est qu'il est devenu économiste en se livrant à l'étude des réformateurs du XIXe siècle. Il en tenait aussi quand il commença son ouvrage, mais son bon sens a triomphé.

Je suis en peine de savoir si M. Guizot t'a écrit. Il est à craindre que ses nombreuses préoccupations ne l'empêchent de lire ta brochure. S'il n'était qu'homme de lettres, certainement il te répondrait; mais il est ministre et ministre dirigeant. En tout cas, s'il arrive quelque chose de ce côté, ne manque pas de m'en faire part.

Je me suis un peu occupé d'affaires publiques, je veux dire départementales. Ce serait trop long à raconter. Mais je crois que l'Adour, c'est-à-dire le bas Adour, de Hourquet au Gave, obtiendra 1,500,000 fr. Le hasard m'a placé de manière à y donner un petit coup d'épaule: ce sera toujours quelque chose si les bateaux à vapeur arrivent jusqu'à Pontons. Quant à la partie comprise entre Mugron et Hourquet, c'est pitoyable de savoir à quoi son exclusion a tenu; mais que faire? Il n'y a qu'une chose dont le public ne veut pas s'occuper, c'est des affaires publiques.

Je ne sais si j'écrirai aujourd'hui à ma tante, en tout cas fais-lui dire que nous nous portons tous bien ici. Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta sœur.



    Paris, le 5 juin 1845.

Mon cher Félix, une occasion se présente pour Bordeaux, et je ne veux pas la laisser partir sans répondre quelques mots à ta lettre. Pardonne-moi si j'abrége beaucoup, j'ai honte de dire que je suis occupé, car les jours se passent sans que je les utilise. C'est une chose qu'on ne peut s'expliquer qu'ici. D'ailleurs nous causerons bientôt de tout ce qui nous intéresse tant, et qui n'intéresse guère que nous.

Tu ne m'accuses pas réception de la lettre de Dunoyer, je pense que tu ne l'as reçue qu'après le départ de Calon. Tu as vu son opinion sur ta brochure, il me tarde bien de savoir celle de M. Guizot, – s'il te la communique, – car on assure que les hommes du pouvoir ne s'occupent absolument que de le conserver. Je ne l'ai pas encore communiquée à M. Say, il est à la campagne, je ne le verrai que vendredi. C'est un homme charmant et celui que je préfère; je dois dîner avec lui chez Dunoyer, et le 10 chez Véfour au banquet des Économistes. On doit y agiter la question d'inviter le gouvernement (toujours le gouvernement!) à instituer des chaires d'économie politique. J'ai été chargé de préparer là-dessus quelques idées, c'est un sujet qui me plairait; mais je me bornerai à ruminer mon opinion, parce que, là comme ailleurs, il y a des amours-propres et des possesseurs qu'il faut ménager. Quant à une association qui me plairait bien mieux, j'attendrai pour en parler que ma traduction ait paru, parce qu'elle pourra y préparer les esprits. Mais, pour s'associer, il faut un principe reconnu; et je crains bien qu'il ne nous fasse défaut. Je n'ai jamais vu tant de peur de l'absolu, comme si nous ne devions pas laisser à nos adversaires le soin de modérer au besoin notre marche.

À Mugron, je t'expliquerai les raisons qui ne permettent pas de modifier le journal. Au reste, la presse parisienne est maintenant fondée sur les annonces et constituée, sous le rapport financier, sur des bases telles que rien de nouveau n'est possible. Dès lors, il n'y a que l'association et les sacrifices qu'elle seule peut faire qui puissent nous tirer de cette impasse. – Je viens aux choses qui me sont personnelles et t'en parle ouvertement, comme à un ami de cœur, sans fausse modestie. Je crois que l'absence d'aveuglement est un trait qui nous est commun, et je ne crains pas que tu me trouves trop présomptueux.

Mon livre aura trente feuilles, il y en a vingt d'imprimées; tout sera prêt, j'espère, à la fin du mois. Je n'ai rien changé ou peu de chose à l'introduction que je t'ai lue. La moitié environ paraîtra dans le prochain numéro du Journal des Économistes. L'ignorance des affaires d'Angleterre est telle, même ici, que cet écrit doit, ce me semble, faire quelque impression sur les hommes studieux. Je t'en dirai franchement l'effet.

J'acquiers chaque jour la preuve que les précédents articles ont fait quelque effet. L'éditeur a reçu plusieurs demandes d'abonnement motivées, entre autres une lettre de Nevers qui disait: «Il nous est parvenu deux articles du Moniteur Industriel, qui réfute un article du Journal des Économistes, intitulé: Sophismes. Nous ne connaissons cet écrit que par les citations du Moniteur, mais cela nous suffit pour en avoir une haute opinion; veuillez nous l'envoyer et nous abonner.» Deux abonnements ont été demandés de Bordeaux. Mais ce qui me fait le plus de plaisir, c'est une conversation que j'ai eue avec M. Raoul Duval, conseiller à la cour de Reims, ville essentiellement prohibitionniste. Il m'a assuré qu'on avait lu à haute voix l'article des tarifs, et qu'à chaque instant les manufacturiers disaient: Mais c'est cela, c'est bien cela, voilà ce qui va nous arriver, il n'y a rien à répondre. Cette scène, mon cher Félix, me signale la route que je devrais suivre. Si je pouvais, je devrais maintenant étudier la situation réelle de nos industries protégées, au flambeau des principes, et pénétrer dans le domaine des faits. M. Guillaumin veut que je passe en revue une douzaine d'autres Sophismes pour les réunir et en faire, à ses frais, une brochure à bon marché qui pourra se répandre.

Il faut que ce soit toi, mon cher Félix, pour que je relate ces faits qui, du reste, me laissent aussi froid que si cela regardait un tiers. J'étais déjà fixé sur mes articles, et ton jugement me servait de garantie suffisante; seulement je me réjouis qu'il y ait encore quelques autres lecteurs, ce dont je désespérais.

Je te dirai que je suis à peu près décidé à aller toucher la main à Cobden, Fox et Thompson; la connaissance personnelle de ces hommes pourra nous être utile. J'ai quelque espoir qu'ils me donneront des documents; en tout cas, je ferai provision de quelques bons ouvrages, et, entre autres, de discours de Fox et Thompson sur d'autres sujets que la liberté commerciale. Si je restais à Paris, je sentirais le besoin de m'adonner à cette spécialité: ce serait bien assez pour mes faibles épaules. Mais, dans notre douce retraite, cela ne nous suffirait pas. D'ailleurs, l'économie paraît bien plus belle quand on l'embrasse dans son ensemble. C'est cet ensemble harmonieux que je voudrais pouvoir un jour saisir. Tu devrais bien t'occuper d'en montrer quelques traits.

Si mon petit traité, Sophismes économiques, réussit, nous pourrions le faire suivre d'un autre intitulé: Harmonies sociales. Il aurait la plus grande utilité, parce qu'il satisferait le penchant de notre époque à rechercher des organisations, des harmonies artificielles, en lui montrant la beauté, l'ordre et le principe progressif dans les harmonies naturelles et providentielles.

J'emporterai quelques ouvrages d'ici. Mon voyage aura du moins servi à nous donner des aliments, et à nous faire connaître un peu l'esprit du siècle.

Adieu, mon cher Félix. Je n'ai pas écrit aujourd'hui à ma tante, dis-lui que j'ai reçu sa lettre qui m'a fait bien plaisir, en ayant été privé longtemps.



    16 juin 1845.

Mon cher Félix, je t'annonce que ma Ligue est imprimée; on est maintenant après l'introduction, et cela ne peut durer plus de huit jours. Il y a donc apparence qu'à la fin du mois, je serai libre de partir pour Londres, et que, le 15 juillet, j'aurai le plaisir de t'embrasser. Demain, je dîne chez Dunoyer avec toute notre secte, Dussard, Reybaud, Fix, Rossi, Say. Je ne fermerai ma lettre qu'après, au cas que j'aie quelque chose à te conter. Dimanche, on me fit une ouverture; peut-être en sera-t-il question demain. Il y a tant de pour et de contre que je ne saurai jamais me décider sans toi. C'est d'être le directeur du Journal des Économistes. Au point de vue pécuniaire, c'est une misérable affaire; il s'agit de cent louis par an, rédaction comprise. Mais tu comprendras facilement combien cette position doit aller à mes goûts. D'abord ce journal, bien dirigé, peut exercer sur la chambre, et par contre-coup sur la presse, une grande influence. Si l'économiste qui sera là établit sa réputation de supériorité dans sa spécialité, il est impossible qu'il ne se fasse pas quelque peu redouter des protectionnistes, des réformateurs, en un mot, des ignorants de toute espèce. Par la parole, je n'irai jamais bien loin, parce que je manque de confiance, de mémoire et de présence d'esprit; mais ma plume a assez de dialectique pour faire honte à certains de nos hommes d'État.

Ensuite, si je dirige le journal, cette direction finira par être exclusive, parce que je serai entouré de paresseux; et, autant que les actionnaires me le permettront, je parviendrai à lui donner une homogénéité qui lui manque.

Je serai en rapports naturels et nécessaires avec tous les hommes éminents, au moins dans la sphère de l'économie politique et des affaires financières et douanières; et en définitive je serai à leur égard l'organe de l'opinion publique, de l'opinion consciencieuse et éclairée. Il me semble qu'un pareil rôle peut s'agrandir indéfiniment, suivant la portée de celui qui l'occupe.

Quant au travail, il n'est pas de nature, comme le journalisme quotidien, à me détourner de continuer mes études. Enfin (ceci n'est qu'une perspective éloignée), le directeur du journal, s'il est à la hauteur de sa mission, peut avec avantage se mettre sur les rangs pour une chaire d'économie politique qui deviendrait vacante.

Voilà le pour. – Mais il faut quitter Mugron. Il faut me séparer de ceux que j'aime, il faut que je laisse ma pauvre tante s'acheminer vers la vieillesse dans la solitude, il faut que je mène ici une vie sévère, que je voie s'agiter les passions sans les partager; que j'aie sans cesse sous les yeux le spectacle des ambitions satisfaites sans permettre à ce sentiment de s'approcher de mon cœur; car toute notre force est dans nos principes, et dans la confiance que nous savons inspirer. Aussi ce n'est pas ce que je redoute. La simplicité des habitudes est loin de m'effrayer.



    Le 18…

Je me suis retiré ce matin à une heure de chez Dunoyer; les convives étaient ceux que je t'ai nommés, plus M. de Tracy. À peine a-t-on effleuré l'économie politique; ces messieurs en font en amateurs. Pendant le dîner cependant, on a parlé quelque peu liberté de commerce. M. X… a dit que les Anglais jouaient la comédie. Il ne me convenait pas de relever ce mot; mais j'étais bien tenté de lui demander s'il croyait ou non au principe de la liberté. Car enfin, s'il y croit, pourquoi ne veut-il pas que les Anglais y croient? Parce qu'ils y ont intérêt? Je me rappelais ton argument: Si l'on formait une société de tempérance, faudrait-il la déprécier, parce que les hommes ont intérêt à être tempérants? Si je fais un sophisme sur ce sujet, j'y glisserai cette réfutation. Après dîner on m'a cloué à un whist: soirée perdue. Toute la rédaction du journal y était: Wolowski, Villermé, Blaise, Monjean, etc., etc. – Z… – autre déception, je le crains. Il s'est engoué d'agriculture, et partant d'idées prohibitives. Vraiment je vois les choses de près, et je sens que je pourrais faire du bien et payer ma dette à l'humanité.

Je reviens au journal. On ne m'a pas demandé de résolution actuelle, maintenant j'attendrai. J'en parle à ma tante, il faut voir ce qu'elle en pense. Elle me laisserait certainement suivre mon penchant, si elle voyait en même temps un avenir pécuniaire, et humainement parlant elle a raison, elle ne peut pas comprendre la portée de la position que je puis prendre. Si elle t'en parle, dis-moi l'effet que ma lettre aura produit. De mon côté je te dirai celui que va produire ma Ligue: la lira-t-on? J'en doute. On est ici accablé de lecture. Si je te disais que, sauf Dunoyer et Say, aucun de mes collaborateurs n'a lu Comte! Tu sais déjà que *** n'a pas lu Malthus. À dîner, Tracy a dit que la misère de l'Irlande infirmait la doctrine de Malthus!! J'ai entendu dire à quelqu'un qu'il y avait du bon dans le Traité de législation, et surtout dans le Traité de la propriété. Pauvre Comte! Say m'a conté sa triste histoire, la persécution et sa probité l'ont tué.

Il est bien entendu que tu ne souffleras pas un mot de ce que je te dis sur la direction du journal. Tu sens que cette nouvelle ferait un éclat inopportun.

Je crois t'avoir dit que l'éditeur de la Ligue va éditer aussi les Sophismes. Ce sera un petit livre à bon marché, mais le titre n'en est pas attrayant. J'en cherche un autre; aide-moi. Le petit livre de Mathieu de Dombasle était intitulé: Un rayon de bon sens, etc.

Comme je ne pourrai pas épuiser tous les sophismes en un petit volume, s'il se vend, j'en ferai un autre. Il serait bon que, de ton côté, tu en traitasses quelques-uns; je les intercalerais avec les miens, cela te ferait connaître au moins de mes confrères, et tu pourrais alors, si le cœur t'en disait, te faire éditer sans bourse délier, ce qui n'est pas une petite affaire.

Adieu, mon cher Félix, écris-moi.



    Paris, le 3 juillet 1845 (11 heures du soir).

… Comme toi, mon cher Félix, j'envisage l'avenir avec effroi. Laisser ma tante, me séparer de ceux que j'aime, te laisser à Mugron seul, sans ami, sans livres, cela est affreux. Et, pour moi-même, je ne sais si des travaux solitaires, médités à loisir, discutés avec toi, ne vaudraient pas mieux. D'un autre côté, il est certain qu'il y a ici une place à conquérir, la seule que je pouvais ambitionner, la seule qui me convient et à qui je conviens. Il est maintenant certain que je puis avoir la direction du journal, et je ne doute pas qu'on ne m'accorde 6 fr. par abonnement. Il y a 500 abonnés, ce qui fait 3,000 fr. Ce n'est absolument rien, pécuniairement parlant; mais il faut bien croire qu'une forte direction imprimée au journal augmenterait sa clientèle; et si nous parvenions au chiffre 1,000, je serais satisfait. – Puis vient la perspective d'un cours; je ne sais si je t'ai dit qu'à notre dernier dîner, nous avions décidé qu'une démarche serait faite auprès du ministère pour qu'il fondât des chaires d'économie politique à la Faculté. MM. Guizot, Salvandy, Duchâtel se sont montrés favorables à ce projet. M. Guizot a dit: «Je suis si bien disposé, que c'est moi qui ai fondé la chaire qu'occupe M. Chevalier. Évidemment, nous faisons fausse route, et il est indispensable de répandre les saines doctrines économiques. Mais la grande difficulté, c'est le choix des personnes.» Sur cette réponse, MM. Say, Dussard, Daire et quelques autres m'ont assuré que, si on les consultait, ils me désigneraient. M. Dunoyer sera certainement pour moi. J'ai su que le ministre des finances avait été frappé de mon introduction, et lui-même m'a fait demander l'ouvrage. J'aurais donc bien des chances, sinon d'être appelé à la Faculté, du moins, si l'on y nommait Blanqui, Rossi ou Chevalier, de remplacer un de ces messieurs au Collége de France ou au Conservatoire. D'une manière ou d'une autre, je serais lancé, avec une existence assurée, et c'est tout ce qu'il me faut.

Mais quitter Mugron! mais quitter ma tante! mais ma poitrine! mais le cercle peu étendu de mes connaissances! enfin le long chapitre des objections… Oh! que n'ai-je dix ans de moins et une bonne santé! Du reste, tu comprends que cette perspective est encore éloignée; mais tu comprends aussi que la direction du journal mettrait bien des chances de mon côté. Donc; au lieu de donner deux sophismes, dans le prochain numéro, choisis parmi ceux d'un genre populaire et anecdotique, je sens l'opportunité de faire de la doctrine, et je vais consacrer la journée de demain à en refondre deux ou trois plus importants. Voilà pourquoi je ne puis t'écrire aussi longuement que je voudrais et me vois forcé de parler de moi au lieu de répondre à tes affectueuses lettres.

M. Say veut me confier tous les papiers de son père: il y a des choses assez curieuses. C'est d'ailleurs un témoignage de confiance qui m'a touché. Hippolyte Comte, le fils de Charles, me laissera aussi fouiller dans les notes de notre auteur favori, lequel est entièrement inconnu ici même… Mais je ne veux pas manquer à ce que je dois aux hommes qui m'accablent de preuves d'amitié.

Tu vois, cher Félix, que de motifs pour et contre: il faudra pourtant que je me décide bientôt. Oh! j'ai bien besoin de tes conseils, et surtout que tu me dises ce que pense ma pauvre tante.

Quoique je réponde à peine à tes lettres, il faut pourtant que je te dise que l'ouvrage de Simon est très-rare et très-cher; il n'y en a que quatre exemplaires, dont deux dans les bibliothèques publiques. Bossuet avait fait détruire toute l'édition.

Adieu, mon cher Félix, excuse la hâte avec laquelle j'écris.



    Londres, juillet 1845.

Mon cher Félix, j'arrivai ici hier soir. Sachant combien tu t'intéresses à notre cause, et au rôle que le hasard m'y a donné, je te raconterai tout ce qui se passe, d'autant que je n'ai pas le temps de prendre des notes, et dès lors mes lettres me serviront plus tard à rappeler mes souvenirs, afin que de vive voix je puisse te donner plus de détails.

Après m'être installé à l'hôtel (à 10 sh. par jour), je me suis mis à écrire six lettres pour Cobden, Bright, Fox, Thompson, Wilson et le secrétaire qui m'envoie la Ligue. Puis j'ai écrit six dédicaces sur autant d'exemplaires de mon livre, et sur ce, je me suis mis au lit. Ce matin j'ai porté mes six exemplaires au bureau de la Ligue, avec prière de les remettre à qui de droit. L'on m'a dit que Cobden partait le jour même pour Manchester, et que probablement je le trouverais en train de faire ses préparatifs (les préparatifs d'un Anglais consistent à avaler un beefsteak et à fourrer deux chemises dans un sac). J'ai couru chez Cobden; je l'ai en effet rencontré, et nous avons causé pendant deux heures. Il comprend bien le français, le parle un peu, et d'ailleurs j'entends son anglais. Je lui ai exposé l'état des esprits en France, l'effet que j'attends de ce livre, etc., etc. Il m'a témoigné sa peine de quitter Londres, et je l'ai vu sur le point de renoncer à son voyage. Ensuite il m'a dit: La Ligue est une franc-maçonnerie, à cela près que tout est public. Voici une maison que nous avons louée pour recevoir nos amis pendant le Bazar, maintenant elle est vide, il faut vous y installer. – J'ai fait des façons. – Alors il a repris: Cela peut ne pas vous être agréable, mais c'est utile à la cause, parce que MM. Bright, Moore et autres ligueurs y passent leurs soirées, et il faut que vous soyez toujours au milieu d'eux. Cependant, comme dans la suite il a été décidé que j'irai le joindre à Manchester après-demain, je n'ai pas jugé à propos de déménager pour deux jours. Ensuite il m'a mené au Reform-Club, magnifique établissement, et m'a laissé à la bibliothèque pendant qu'il prenait le bain. Cela fait, il a écrit deux lettres, à Bright et à Moore, et je l'ai accompagné au rail-way. Le soir, je suis allé voir Bright, toujours au même hôtel, quoique ces messieurs ne l'habitent pas; l'accueil de Bright n'a pas tout à fait été aussi cordial. Je me suis aperçu qu'il n'approuvait pas que j'eusse mis le nom de Cobden sur le titre de mon livre; de plus, il parut surpris que je n'eusse rien traduit de M. Villiers; et quant à lui, sa part est petite, quoique assurément il en méritât une plus grande, car il est doué d'une éloquence entraînante. Cependant la conversation a arrangé tout cela. Obligé de parler lentement pour me faire comprendre, et traitant toujours des sujets qui me sont familiers, avec des hommes qui ont toutes nos idées, je me trouvais certainement dans les circonstances les plus favorables. Il m'a mené au parlement, où je suis resté jusqu'à présent, parce qu'on traitait une question qui embrasse l'éducation et la religion. Sorti à onze heures, je me suis mis à t'écrire. Demain, j'ai rendez-vous avec lui, et après-demain je vais voir Manchester et retrouver mon Cobden. Il doit faire mon logement et me laisser entre les mains de M. Ashworth, ce riche manufacturier qui a fait un si bon argument pour démontrer aux fermiers que l'exportation des objets manufacturés impliquait l'exportation des choses qui s'y sont incorporées, et que, par conséquent, la restriction du commerce leur retombait sur le nez. Ce brusque départ, je le crains, m'empêchera de voir Fox et Thompson jusqu'à mon retour, ainsi que Mill et Senior, pour qui j'ai des lettres.

Voilà ma première journée, fort en abrégé. Je vais donc pénétrer dans Manchester et Liverpool, dans des circonstances que peu de Français peuvent espérer. J'y serai un dimanche. Cobden me mènera chez les quakers, les wesleyens. Nous saurons enfin quelque chose; et quant aux fabriques, rien ne me sera caché. De plus, toutes les opérations de la Ligue me seront dévoilées. Il a été vaguement question d'une seconde édition de mon ouvrage sur une plus grande échelle. Nous verrons.

N'oublions pas Paris. Avant de le quitter, j'ai passé une heure avec Hippolyte, le fils de Charles Comte; il m'a montré tous les manuscrits de son père. Il y a deux ou trois cours faits à Genève, à Londres, à Paris; tout cela, sans doute, a servi au Traité de législation; mais quelle mine à mettre au jour!

Adieu, je te quitte. J'ai encore trois lettres à écrire à Paris, et nous sommes déjà à demain, car il est plus de minuit.



    Bordeaux, le 19 février 1846.

Mon cher Félix, je t'avais promis de t'écrire les événements de Bordeaux. Je suis si interrompu par les visites, les assemblées et autres incidents fâcheux, que l'heure du courrier arrive toujours avant que j'aie pu réaliser ma promesse; d'ailleurs je n'ai pas grand'chose à te dire. Les choses se passent fort doucement. On a beaucoup pataugé dans les préliminaires d'une constitution. Enfin elle est sortie telle quelle de la discussion, et aujourd'hui elle est offerte à la sanction de soixante-dix à quatre-vingts membres fondateurs; le bureau définitif va être installé, avec le maire en tête pour président, et, dans deux ou trois jours, aura lieu une grande réunion pour ouvrir la souscription. On croit que Bordeaux ira à 100,000 fr. Il me tarde de le voir. Tu comprends que ce n'est qu'à partir d'aujourd'hui, de l'installation du bureau, qu'on peut s'occuper d'un plan, puisque c'est lui qui doit avoir l'initiative. Quel sera ce plan? Je l'ignore.

Quant à mon concours personnel, il se borne à assister aux séances, à faire quelques articles de journaux, à faire et recevoir des visites et à essuyer des objections économiques de toutes sortes. Il m'est bien démontré que l'état de l'instruction en ce genre ne suffit pas pour faire marcher l'institution, et je me retirerais sans espoir si je ne comptais un peu sur l'institution même pour éclairer ses propres membres.

J'ai trouvé ici mon pauvre Cobden tout à fait en vogue. Il y a un mois, il n'y en avait que deux exemplaires, celui que j'ai donné à Eugène et l'échantillon du libraire; aujourd'hui on le trouve partout. J'aurais honte, mon cher Félix, de te dire l'opinion qu'on s'est formée de l'auteur. Les uns supposent que je suis un savant du premier ordre; les autres, que j'ai passé ma vie en Angleterre à étudier les institutions et l'histoire de ce pays. Bref, je suis tout honteux de ma position, sachant fort bien distinguer ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a d'exagéré dans cette opinion du moment. Je ne sais si tu verras le Mémorial d'aujourd'hui (48); tu comprendras que je n'aurais pas pris ce ton, si je n'avais bien vu ce que je puis faire.

Il est à peu près résolu que, lorsque cette organisation sera en train, je me rendrai à Paris pour essayer de mettre en mouvement l'industrie parisienne, que je sais être bien disposée. Si cela réussit, je prévois une difficulté, c'est celle de décider les Bordelais à envoyer leur argent à Paris. Il est certain, cependant, que c'est le centre d'où tout doit partir; car, à dépense égale, la presse parisienne a dix fois plus d'influence que la presse départementale.

Quand tu m'écriras (que ce soit le plus tôt possible), dis-moi quelque chose de tes affaires.



    Paris, le 22 mars 1846.

Mon cher Félix, j'espère que tu ne tarderas pas à me donner de tes nouvelles. Dieu veuille qu'un arrangement soit intervenu: je ne l'espère guère et le désire beaucoup. – Une fois délivré de cette pénible préoccupation, tu pourrais consacrer ton temps à des choses utiles, comme par exemple ton article du Mémorial, que je n'ai eu le temps que de lire très-rapidement, mais que je relirai demain chez mon oncle. Il est plein de vivacité et offre, sous des formes saisissantes, d'excellentes démonstrations. Lundi je le lirai à l'assemblée, qui sera assez nombreuse. Quand je me serai un peu mieux posé, je t'indiquerai le journal de Paris auquel il faudra t'adresser; mais alors il faudra, autant que possible, t'abstenir de parler de vins. Je viens de dire que nous avions une assemblée lundi. Le but est de constituer le bureau de l'association. Nous avons pour président le duc d'Harcourt qui a accepté avec une résolution qui m'a plu. Les autres membres seront MM. Say, Blanqui et Dunoyer. Mais ce dernier n'aimerait guère à se mettre en évidence, et je proposerai à sa place M. Anisson-Duperron, pair de France, qui m'a charmé en ce qu'il est ferme sur le principe. Pour trésorier, nous aurons le baron d'Eichthal, riche banquier. Enfin l'état-major se complétera d'un secrétaire, qui évidemment est appelé à supporter le poids de la besogne. Tu pressens peut-être que ces fonctions me sont destinées. Comme toujours j'hésite. Il m'en coûte de m'enchaîner ainsi à un travail ingrat et assidu. D'un autre côté, je sens bien que je puis être utile en m'occupant exclusivement de cette affaire. D'ici à lundi il faudra bien que ma détermination soit irrévocablement prise. Au reste, j'espère que les adhésions ne nous manqueront pas. Pairs, députés, banquiers, hommes de lettres viendront à nous en bon nombre, et même quelques fabricants considérables. Il me paraît évident qu'il s'est opéré un grand changement dans l'opinion, et le triomphe n'est peut-être pas aussi éloigné que nous le supposions d'abord.

Ici on voudrait beaucoup que je fusse nommé député; tu ne peux te figurer combien l'espèce de prophétie que contient mon introduction m'a donné de crédit. J'en suis confus et embarrassé, sentant fort bien que je suis au-dessous de ma réputation; mais il ne m'est permis de conserver aucun espoir, relativement à la députation, car ce qui se passe à Bordeaux et à Paris n'a que peu de retentissement à Saint-Sever. Et d'ailleurs, ce serait peut-être un motif de plus pour qu'on me tînt à l'écart. Cette chère Chalosse ne semble pas comprendre la portée de l'entreprise à laquelle j'ai consacré mes efforts; sans cela il est probable qu'elle voudrait s'y associer, en accroissant mon influence dans son intérêt. Je ne lui en veux pas; je l'aime et la servirai jusqu'au bout, quelle que soit son indifférence.

Aujourd'hui j'ai fait mon entrée à l'Institut, on y a discuté la question de l'enseignement. Des universitaires, Cousin en tête, ont accaparé la discussion. Je regrette bien d'avoir laissé à Mugron mon travail sur ce sujet, car je ne vois pas que personne l'envisage à notre point de vue.

Tâche de faire de temps en temps des articles pour entretenir à Bordeaux le feu sacré; plus tard on en fera sans doute une collection qui sera distribuée à grand nombre d'exemplaires. Dans la prochaine lettre que j'écrirai à ma tante, je mettrai un mot pour te dire ce qu'on a pensé de ton dernier article, à l'assemblée.

J'attends notre ami Daguerre pour être présenté à M. de Lamennais; j'espère le convertir au free-trade. M. de Lamartine a annoncé son adhésion, ainsi que le bon Béranger; on fera arriver aussi M. Berryer dès que l'association sera assez fortement constituée pour ne pouvoir pas être détournée par les passions politiques. De même pour Arago; tu vois que toutes les fortes intelligences de l'époque seront pour nous. On m'a assuré que M. de Broglie accepterait la présidence. J'avoue que je redoute un peu les allures diplomatiques qui doivent être dans ses habitudes. Sa présence ferait sans doute, dès l'abord, un effet prodigieux; mais il faut voir l'avenir et ne pas se laisser séduire par un éclat momentané.



    Paris, le 18 avril 1846.

Mon cher Félix, je suis entièrement privé de tes lettres, il est vrai que je suis moi-même bien négligent. Tu ne pourras pas croire que le temps me manque, et c'est pourtant la vérité; quand on est comme campé à Paris, la distribution des heures est si mauvaise qu'on n'arrive à rien.

Je ne te dirai pas grand'chose de moi, j'ai tant de personnes à voir que je ne vois personne; cela semble un paradoxe, et c'est la vérité. Je n'ai été qu'une fois chez Dunoyer, une fois chez Comte, une fois chez Mignet, et ainsi du reste. Je puis avoir des relations avec les journaux; la Patrie, le Courrier français, le Siècle et le National m'ont ouvert leurs colonnes. Je n'ai pas encore d'aboutissant aux Débats. M. Michel Chevalier m'a bien offert d'y faire admettre mes articles; mais je voudrais avoir entrée dans les bureaux pour éviter les coupures et les altérations.

L'association marche à pas de tortue, ce n'est que de dimanche en huit que je serai fixé, ce jour-là il y aura une réunion. Voici les noms de quelques-uns des membres: d'Harcourt, Pavée de Vendeuvre, amiral Grivel, Anisson-Duperron, Vincens Saint-Laurent, pairs.

Lamartine, Lafarelle, Bussières, Lherbette, de Corcelles et quelques autres députés[14 - La coopération de plusieurs de ces personnages ne fut pas obtenue. (Note de l'éditeur.)].

Michel Chevalier, Blanqui, Wolowski, Léon Faucher et autres économistes; d'Eichthal, Cheuvreux, Say et autres banquiers négociants.

La difficulté est de réunir ces personnages emportés par le tourbillon politique. Derrière, il y a des jeunes gens plus ardents, et qu'il faut contenir, au moins provisoirement, pour ne pas perdre l'avantage de nous appuyer sur ces noms connus et populaires.

En attendant, nous avons eu un meeting composé de négociants et fabricants de Paris. Notre but était de les préparer, j'étais très-peu préparé moi-même et je n'avais pas consacré plus d'une heure à méditer ce que j'aurais à dire. Je me suis fait un plan très-simple dans lequel je ne pouvais m'égarer; j'ai été heureux de m'assurer que cette méthode n'était pas au-dessus de mes facultés. En débutant très-simplement et sur le ton de la conversation, sans rechercher l'esprit ni l'éloquence, mais seulement la clarté et le ton de la conviction, j'ai pu parler une demi-heure, sans fatigue ni timidité. D'autres ont été plus brillants. Nous aurons un autre meeting plus nombreux dans huit jours, puis j'essayerai d'aller agiter le quartier latin.

J'ai vu ces jours-ci le ministre des finances; il a approuvé tout ce que je fais, et ne demande pas mieux que de voir se former une opinion publique.

Adieu, l'heure me presse, je crains même d'être en retard.



    3 mai 1846.

Mon cher Félix, j'apprends qu'une occasion se présente pour cette lettre, et quoique je sois abîmé (car il y a sept heures que j'ai la plume à la main), je ne veux pas la laisser partir sans te donner de mes nouvelles.

Je t'ai parlé d'une réunion pour demain, en voici l'objet. L'adjonction des personnages a enterré notre modeste association. Ces messieurs ont voulu tout reprendre ab ovo, nous en sommes donc à faire un programme, un manifeste, c'est à cela que j'ai travaillé tout aujourd'hui. Mais il y en a quatre autres qui font la même besogne. Qu'on veuille choisir ou fondre, je m'attends à une longue discussion sans dénoûment, parce qu'il y a beaucoup d'hommes de lettres, beaucoup de théoriciens, puis le chapitre des amours-propres! Je ne serais donc pas surpris qu'on renvoyât à une autre commission où les mêmes difficultés se présenteront, car chacun, excepté moi, défendra son œuvre, et l'on viendra se faire juger par l'assemblée. C'est dommage; après le manifeste viendront les statuts, l'organisation conforme, les souscriptions, et ce n'est qu'après tout cela que je serai fixé. Quelquefois il me prend envie de déserter, mais quand je songe au bon effet que produira le simple manifeste avec ses quarante signatures, je n'en ai pas le courage. Peut-être, une fois le manifeste lancé, irai-je à Mugron attendre qu'on me rappelle, car je suis effrayé de passer les mois entiers à travers de simples formalités, et sans rien faire d'utile. D'ailleurs la lutte électorale pourra réclamer ma présence. M. Dupérier m'a fait dire qu'il s'était formellement désisté, il a même ajouté qu'il avait brûlé ses vaisseaux et écrit à tous ses amis qu'il renonçait à la candidature. Puisqu'il en est ainsi, si d'autres candidats ne se présentent pas, je pourrai me trouver en présence de M. de Larnac tout seul; et cette lutte ne m'effraye pas, parce que c'est une lutte de doctrines et d'opinions. Ce qui m'étonne, c'est de ne recevoir aucune lettre de Saint-Sever. Il semble que la communication de Dupérier aurait dû m'attirer quelques ouvertures. Si tu apprends quelque chose, fais-le-moi savoir.



    4 mai.

Hier soir on a discuté et adopté un manifeste, la discussion a été sérieuse, intéressante, approfondie, et cela seul est un grand bien, car beaucoup de gens qui entreprennent d'éclairer les autres s'éclairent eux-mêmes. On a remis tous les pouvoirs exécutifs à une commission composée de MM. d'Harcourt, Say, Dunoyer, Renouard, Blanqui, Léon Faucher, Anisson-Duperron et moi. D'un autre côté, cette commission me transmettra, au moins de fait, l'autorité qu'elle a reçue et se bornera à un contrôle; dans ces circonstances, puis-je abandonner un rôle qui peut tomber en d'autres mains, et compromettre la cause tout entière? Je souffre de quitter Mugron et mes habitudes, et mon travail capricieux et nos causeries. C'est un déchirement affreux; mais m'est-il permis de reculer?

Adieu, mon cher Félix, ton ami.



    Paris, le 24 mai 1846.

Mon cher Félix, j'ai tant couru ce matin que je ne puis tenir la plume, et mon écriture est toute tremblante. Ce que tu me dis de l'utilité de ma présence à Mugron me préoccupe tous les jours. Mais, mon ami, j'ai presque la certitude que, si je quitte Paris, notre association tombera dans l'eau et tout sera à recommencer. Tu en jugeras; voici où nous en sommes: je crois t'avoir dit qu'une commission avait été nommée, réunissant pleins pouvoirs; au moment de lancer notre manifeste, plusieurs des commissaires ont voulu que nous fussions pourvus de l'autorisation préalable. Elle a été demandée, le ministre l'a promise; mais les jours se passent et je ne vois rien arriver. En attendant, le manifeste est dans nos cartons. C'est certainement une faute d'exiger l'autorisation, nous devions nous borner à une simple déclaration. Les peureux ont cru être agréables au ministre, et je crois qu'ils l'embarrassent, parce que, surtout à l'approche des élections, il craindra de se mettre à dos les manufacturiers.

Cependant M. Guizot a déclaré qu'il donnerait l'autorisation, M. de Broglie a laissé entendre qu'il viendrait à nous aussitôt après, c'est pourquoi je patiente encore; mais pour peu qu'on retarde, je casserai les vitres, au risque de tout dissoudre, sauf à recommencer sur un autre plan, et avec d'autres personnes.

Tu vois combien il est difficile de déserter le terrain en ce moment; ce n'est pas l'envie qui me manque, car, mon cher Félix, Paris et moi nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Il y aurait trop à dire là-dessus, ce sera pour une autre fois.

Ton article du Mémorial était excellent, peu de personnes l'ont lu, car il n'est arrivé précisément que quand nos réunions ont cessé, par la cause que je t'ai dite; mais je l'a communiqué à Dunoyer et à Say, ainsi qu'à quelques autres, et tous y ont trouvé une vivacité et une clarté qui entraînent le lecteur et forcent la conviction. Le je ne m'en mêle plus ne pouvait que plaire beaucoup à Dunoyer; malheureusement les idées du jour sont portées à un point effrayant vers l'autre sens: Mêler à tout l'État. Bientôt on fera une seconde édition de mes Sophismes. Nous pourrons y joindre cet article et quelques autres, si tu en fais. Je puis bien te dire à toi que ce petit livre est destiné à une grande circulation. En Amérique, on se propose de le propager à profusion; les journaux anglais et italiens l'ont traduit presque en entier. Mais ce qui me vexe un peu, c'est de voir que les trois à quatre plaisanteries que j'ai glissées dans ce volume ont fait fortune, tandis que la partie sérieuse est fort négligée. Tâche donc de faire aussi du Buffa.

Je te quitte; je viens d'apprendre qu'une occasion se présente pour Bordeaux, et je veux en profiter.



    Bordeaux, le 22 juillet 1846.

Mon cher Félix, je t'écrivais avant-hier, et je ne serais pas surpris que ma lettre se fût égarée; car depuis un mois je marche de malentendu en malentendu. Il faudrait une rame de papier pour te raconter tout ce qui m'arrive; ce ne sont pas choses aimables, mais elles ont ce bon côté, qu'elles me font faire de grands progrès dans la connaissance du cœur humain. Hélas! il vaudrait mieux peut-être conserver le peu d'illusions qu'on peut avoir à notre âge.

D'abord je me suis assuré que le retard qu'on a mis à expédier ma brochure tient à une intrigue. Ma lettre à M. Duchâtel l'a outré; mais elle lui a arraché l'autorisation que tant de hauts personnages poursuivaient, depuis trois mois. Et tu penses que l'association bordelaise m'en a su gré? point du tout. Il y a ici un revirement complet d'opinion contre moi, et je suis flétri du titre de radical; ma brochure m'a achevé. M. Duchâtel a écrit au préfet, le préfet a fait venir le directeur du Mémorial, et lui a lavé la tête; le directeur a racheté sa faute en retardant ma brochure. Cependant en ce moment les quatre cents exemplaires doivent t'être parvenus[15 - V. ci-après l'écrit intitulé: À MM. les électeurs de l'arrondissement de Saint-Sever. (Note de l'éditeur.)]].

Quant à ce qui se passe en fait d'élections, ce serait trop long, je te le dirai verbalement. En résultat, je ne serai porté nulle part, excepté peut-être à Nérac. Mais je ne puis voir là qu'une démonstration de l'opposition et non une candidature sérieuse, sauf l'imprévu d'une journée électorale.

Hier il y a eu séance de l'association bordelaise. La manière dont on m'a engagé à prendre la parole m'a engagé à refuser.

Je présume qu'à l'heure qu'il est, tous les électeurs de Saint-Sever ont ma brochure. C'est tout ce que j'ai à leur offrir avec mon dévouement. Cette distribution doit te donner bien de la peine. Entre quatre pourtant, la besogne n'est pas lourde. J'espère être rentré à Mugron vers le 28 ou 29, tout juste pour aller voter.

Adieu, mon cher Félix, je ne fermerai ma lettre que ce soir, en cas que j'aie quelque chose à ajouter.

P. S. Je viens d'avoir une entrevue importante, je te conterai cela. Mais le résultat est que Bordeaux ne me portera pas, on veut un Économiste qui soit du juste milieu. Le ministère a recommandé Blanqui.



    Paris, le 1er octobre 1846.

Mon cher Félix, je n'ai pas de tes nouvelles et ne sais par conséquent où tu en es de ton procès. Puisses-tu être près de l'issue et du succès! Donne-moi des nouvelles de ta bonne sœur; les bains de Biarritz lui ont-ils été favorables? Je regrette que tu n'aies pas été l'accompagner; il me semble que Mugron doit devenir tous les jours plus triste et plus monotone pour toi.

On m'écrit de Bordeaux qu'on fait réimprimer en brochure plusieurs de nos articles. C'est ce qui fait que je ne me presse pas de faire un second volume des Sophismes; cela ferait un double emploi. La correspondance seule me prend autant de temps que j'en puis consacrer à écrire. Mon ami, je ne suis pas seulement de l'association, je suis l'association tout entière; non que je n'aie de zélés et dévoués collaborateurs, mais seulement pour parler et écrire. Quant à organiser et à administrer cette vaste machine, je suis seul, et combien cela durera-t-il? Le 15 de ce mois, je prends possession de mes appartements. J'aurai alors un personnel; jusque-là, il n'y a pas pour moi de travail intellectuel possible.

Je t'envoie un numéro du journal qui relate notre séance publique d'hier soir. J'ai débuté sur la scène parisienne et dans des circonstances vraiment défavorables. Le public était nombreux et les dames avaient pour la première fois fait apparition aux tribunes. Il avait été arrêté qu'on entendrait cinq orateurs, et que chacun ne parlerait qu'une demi-heure. – C'était déjà une séance de deux heures et demie. – Je devais parler le dernier; sur mes quatre prédécesseurs, deux ont été fidèles aux engagements pris, et deux autres ont parlé une grande heure, c'étaient deux professeurs. Je me suis donc présenté devant un auditoire harassé par trois heures d'économie politique et fort pressé de décamper. Moi-même j'avais été très-fatigué par une attente si prolongée. Je me suis levé avec un pressentiment terrible que ma tête ne me fournirait rien. J'avais bien préparé mon discours, mais sans l'écrire. Juge de mon effroi. – Comment se fait-il que je n'aie pas eu un moment d'hésitation; que je n'aie éprouvé aucun trouble, aucune émotion, si ce n'est aux jarrets? C'est inexplicable. Je dois tout au ton modeste que j'ai pris en commençant. Après avoir averti le public qu'il ne devait pas attendre une pièce d'éloquence, je me suis trouvé parfaitement à l'aise, et je dois avoir réussi, puisque les journaux ne donnent que ce discours. Voilà une grande épreuve surmontée. Je te dis tout cela bien franchement, comme tu vois, convaincu que tu en seras charmé pour mon compte et pour la cause. Mon cher Félix, nous vaincrons, j'en suis sûr. Dans quelque temps, mes compatriotes pourront échanger leurs vins contre ce qu'ils désireront. La Chalosse renaîtra à la vie. Cette pensée me soutient. Je n'aurai pas été tout à fait inutile à mon pays.

Je présume que j'irai au Havre dans deux ou trois mois pour organiser un comité. Le préfet de Rouen avertit M. Anisson «qu'il ait soin de passer de nuit, s'il ne veut pas être lapidé.»

On assure qu'hier soir, il y eut un grand meeting protectionniste à Rouen. Si je l'avais su, j'y serais allé incognito. Je me féliciterais que ces Messieurs fissent comme nous; cela nous aiguillonnerait. Et d'ailleurs, c'est une soupape de sûreté; tant qu'ils se défendront par les voies légales, il n'y aura pas à craindre de collision.

Adieu, mon cher Félix, écris-moi de temps en temps, mets ta solitude à profit, et fais quelque chose de sérieux. Je regrette bien de ne pouvoir plus rien entreprendre pour la vraie gloire. S'il te vient en tête quelque bonne démonstration, fournis-la-moi. Je me suis assuré que la parabole et la plaisanterie ont plus de succès et opèrent plus que les meilleurs traités.



    Paris, le 11 mars 1847.

Mon cher Félix, ta lettre est venue bien à propos pour détruire l'inquiétude où m'avait jeté celle de la veille. Pourtant j'avais le pressentiment que tu me donnerais de meilleures nouvelles, et ma confiance venait précisément de cet assoupissement de ma tante qui te donnait des craintes; car, à deux reprises, j'ai pu m'assurer que c'est plutôt un bon signe chez elle. Mais la constitution de notre machine est si bizarre, que cela ne pouvait me rassurer beaucoup. Aussi j'attendais le courrier avec impatience, et le malheur a voulu qu'il fût retardé aujourd'hui de plusieurs heures à cause de la neige. Enfin, j'ai ta lettre et je suis tranquille. Quel supplice pour nous, mon cher Félix, lorsque l'incertitude des circonstances vient s'ajouter à l'incertitude de notre caractère! Abandonner ma pauvre tante dans ce moment, malade, n'ayant pas un parent auprès d'elle! Cette pensée est affreuse. D'un autre côté, tous les fils de notre entreprise sont dans ma main: journal, correspondance, comptabilité, puis-je laisser s'écrouler tout l'édifice? Il y avait comité, je parlai de la nécessité que je prévoyais de faire une absence, et j'ai pu comprendre à quel point je suis engagé. Pourtant un ami m'a offert de faire le journal en mon absence. C'est beaucoup, mais que d'autres obstacles! Enfin, ma tante est bien. – Ceci me servira de leçon, et je vais manœuvrer de manière à pouvoir au moins, au besoin, disposer de quelques jours. Pour toi, mon cher Félix, aie soin de me tenir bien au courant.

Ta blanche chaumière me sourit. Je t'admire et te félicite de ne placer ton château en Espagne qu'à un point où tu puisses atteindre. Deux métairies en ligne, de justes proportions de champs, de vignes, de prés, quelques vaches, deux familles patriarcales de métayers, deux domestiques qui à la campagne ne coûtent pas cher, la proximité du presbytère, et surtout la bonne sœur et tes livres. Vraiment il y a là de quoi varier, occuper et adoucir les jours d'automne. Peut-être un jour j'aurai aussi ma chaumière près de la tienne. Pauvre Félix! tu crois que je poursuis la gloire. Si elle m'était destinée, comme tu le dis, elle m'échapperait ici, où je ne fais rien de sérieux. J'ai, je le sens, une nouvelle exposition de la science économique dans la tête, et elle n'en sortira jamais! – Adieu, il est déjà peut-être trop tard pour le courrier.



    Août 1847.

… Je t'envoie le dernier numéro du journal. Tu verras que je me suis lancé devant l'École de droit. La brèche est faite. Si ma santé ne s'y oppose pas, je persisterai certainement; et à partir de novembre prochain, je ferai à cette jeunesse un cours, non d'économie politique pure, mais d'économie sociale, en prenant ce mot dans l'acception que nous lui donnons, Harmonie des lois sociales. Quelque chose me dit que ce cours, adressé à des jeunes gens, qui ont de la logique dans l'esprit et de la chaleur dans l'âme, ne sera pas sans utilité. Il me semble que je produirai la conviction, et puis j'indiquerai au moins les bonnes sources. Enfin, que le bon Dieu me donne encore un an de force, et mon passage sur cette terre n'aura pas été inutile: diriger le journal, faire un cours à la jeunesse des écoles, cela ne vaut-il pas mieux que d'être député?

Adieu, mon cher Félix, ton ami.



    5 janvier 1848.

Mon cher Félix, écrivant à Domenger, je profite de l'occasion uniquement pour te souhaiter une meilleure année que les précédentes.

J'ai honte de faire paraître mon second volume des Sophismes; ce n'est qu'un ramassis de ce qui a paru déjà dans les journaux. Il faudra un troisième volume pour me relever; j'en ai les matériaux informes.

Mais je tiendrais bien autrement à publier le cours que je fais à la jeunesse des écoles. Malheureusement je n'ai que le temps de jeter quelques notes sur le papier. J'en enrage, car je puis te le dire à toi, et d'ailleurs tu le sais, nous voyons l'économie politique sous un jour un peu nouveau. Quelque chose me dit qu'elle peut être simplifiée et plus rattachée à la politique et à la morale.

Adieu, je te quitte, je suis réduit à compter les minutes.



    24 janvier 1848.

Je ne puis t'écrire que peu de mots, car je me trouve atteint de la même maladie que j'ai eue à Mugron, et qui, entre autres désagréments, a celui de priver de toutes forces. Il m'est impossible de penser, encore plus d'écrire.

Mon ami, je voudrais bien te parler de notre agitation, mais je ne le puis pas. Je ne suis pas du tout content de notre journal, il est faible et pâle comme tout ce qui émane d'une association. Je vais demander le pouvoir absolu, mais hélas! avec le pouvoir on ne me donnera pas la santé.

Je ne reçois pas le Mémorial (bordelais), et par conséquent je n'ai pas vu ton article Anglophobie; je le regrette. J'y aurais peut-être puisé quelques idées, ou nous l'aurions reproduit.



    13 février 1848.

Mon cher Félix, je n'ai aucune de tes nouvelles, je ne sais où tu en es de ton procès; je présume que l'arrêt n'est pas rendu, car tu me l'aurais fait savoir. Dieu veuille que la cour soit bien inspirée! Plus je pense à cette affaire, plus il me semble que les juges ne peuvent conjecturer contre le droit commun; dans le doute, l'éternelle loi de la justice (et même le Code) doit prévaloir.

La politique étouffe un peu notre affaire; d'ailleurs il y a une conspiration du silence bien flagrante, elle a commencé avec notre journal. Si j'avais pu prévoir cela, je ne l'aurais pas fondé. Des raisons de santé m'ont forcé d'abandonner la direction de cette feuille. Je ne m'en occupais pas d'ailleurs avec plaisir, vu que le petit nombre de nos lecteurs, et la divergence des opinions politiques de nos collègues, ne me permettaient pas d'imprimer au journal une direction suffisamment démocratique; il fallait laisser dans l'ombre les plus beaux aspects de la question.

Si le nombre des abonnés eût été plus grand, j'aurais pu faire de cette feuille ma propriété; mais l'état de l'opinion s'y oppose, et puis ma santé est un obstacle invincible. Maintenant je pourrai travailler un peu plus capricieusement.

Je fais mon cours aux élèves de droit. Les auditeurs ne sont pas très-nombreux, mais ils viennent assidûment, et prennent des notes; la semence tombe en bon terrain. J'aurais voulu pouvoir écrire ce cours, mais je ne laisserai probablement que des notes confuses.

Adieu, mon cher Félix, écris-moi, dis-moi où tu en es de tes affaires et de ta santé, il n'est pas impossible que j'aille vous voir avant longtemps; mes souvenirs affectueux à ta bonne sœur.



    29 février 1848.

Mon cher Félix, malgré les conditions mesquines et ridicules qui te sont faites, je te féliciterai de bon cœur si tu arrives à un arrangement. Nous nous faisons vieux; un peu de paix et de calme, dans l'arrière-saison, voilà le bien auquel il faut prétendre.

Puisque aussi bien, mon bon ami, je ne puis te donner ni conseils ni consolations sur ce triste dénoûment, tu ne seras pas surpris que je te parle de suite des grands événements qui viennent de s'accomplir.

La révolution de février a été certainement plus héroïque que celle de juillet; rien d'admirable comme le courage, l'ordre, le calme, la modération de la population parisienne. Mais quelles en seront les suites? Depuis dix ans, de fausses doctrines, fort en vogue, nourrissent les classes laborieuses d'absurdes illusions. Elles sont maintenant convaincues que l'État est obligé de donner du pain, du travail, de l'instruction à tout le monde. Le gouvernement provisoire en a fait la promesse solennelle; il sera donc forcé de renforcer tous les impôts pour essayer de tenir cette promesse, et, malgré cela, il ne la tiendra pas. Je n'ai pas besoin de te dire l'avenir que cela nous prépare.

Il y aurait une ressource, ce serait de combattre l'erreur elle-même, mais cette tâche est si impopulaire qu'on ne peut la remplir sans danger; je suis pourtant résolu de m'y dévouer si le pays m'envoie à l'assemblée nationale.

Il est évident que toutes ces promesses aboutiront à ruiner la province pour satisfaire la population de Paris; car le gouvernement n'entreprendra jamais de nourrir tous les métayers, ouvriers et artisans des départements, et surtout des campagnes. Si notre pays comprend la situation, il me nommera, je le dis franchement, sinon je remplirai mon devoir avec plus de sécurité comme simple écrivain.

La curée des places est commencée; plusieurs de mes amis sont tout-puissants; quelques-uns devraient comprendre que mes études spéciales pourraient être utilisées; mais je n'entends pas parler d'eux. Quant à moi, je ne mettrai les pieds à l'Hôtel de ville que comme curieux; je regarderai le mât de cocagne, je n'y monterai pas. Pauvre peuple! que de déceptions on lui a préparées! Il était si simple et si juste de le soulager par la diminution des taxes; on veut le faire par la profusion, et il ne voit pas que tout le mécanisme consiste à lui prendre dix pour lui donner huit, sans compter la liberté réelle qui succombera à l'opération!

J'ai essayé de jeter ces idées dans la rue par un journal éphémère qui est né de la circonstance; croirais-tu que les ouvriers imprimeurs eux-mêmes discutent et désapprouvent l'entreprise! ils la disent contre-révolutionnaire.

Comment, comment lutter contre une école qui a la force en main et qui promet le bonheur parfait à tout le monde?

Ami, si l'on me disait: Tu vas faire prévaloir ton idée aujourd'hui, et demain tu mourras dans l'obscurité, j'accepterais de suite; mais lutter sans chance, sans être même écouté, quelle rude tâche!

Il y a plus, l'ordre et la confiance étant l'intérêt suprême du moment, il faut s'abstenir de toute critique et appuyer le gouvernement provisoire à tout prix, en le ménageant même dans ses erreurs. C'est un devoir qui me force à des ménagements infinis.

Adieu, les élections sont prochaines, nous nous verrons alors; en attendant, dis-moi si tu remarques quelques bonnes dispositions en ma faveur.



    Paris, 9 juin 1848.

Mon cher Félix, j'ai été en effet bien longtemps sans t'écrire, et il faut me le pardonner, car je ne sais plus où donner de la tête. Voici ma vie: je me lève à six heures; s'habiller, se raser, déjeuner, parcourir les journaux, cela tient jusqu'à sept heures et sept heures et demie. Vers neuf heures, il faut que je parte, car à dix heures commence la séance du comité des finances auquel j'appartiens; il dure jusqu'à une heure, et alors c'est la séance publique qui commence et se prolonge jusqu'à sept. Je rentre pour dîner, et il est bien rare qu'après dîner il n'y ait pas réunion des sous-commissions chargées de questions spéciales.

La seule heure à ma disposition, c'est donc de huit à neuf heures du matin, c'est aussi celle où les visites m'arrivent; de tout cela il résulte que non-seulement je ne puis faire face à ma correspondance, mais que je ne puis rien étudier, quand, mis enfin en contact avec la pratique des affaires, je m'aperçois que j'ai tout à apprendre.

Aussi je suis profondément dégoûté de ce métier, et ce qui se passe n'est pas propre à me relever. L'assemblée est certainement excellente sous le rapport des intentions, elle a bonne volonté, elle veut faire le bien; mais elle ne le peut pas, d'abord parce que les principes ne sont pas sus, ensuite parce qu'il n'y a d'initiative nulle part. La commission exécutive s'efface complétement, nul ne sait si les membres qui la composent sont d'accord entre eux, ils ne sortent de leur inertie que pour manifester la plus étrange incohérence de vues. La chambre a beau leur réitérer des preuves de confiance pour les encourager à agir, il semble qu'ils ont le parti pris de nous abandonner à nous-mêmes. Juge ce que peut être une assemblée de neuf cents personnes chargées de délibérer et d'agir, ajoute à cela une salle immense où on ne s'entend pas. Pour avoir voulu dire quelques mots aujourd'hui, je me suis retiré avec un rhume; c'est ce qui fait que je ne sors pas et que j'écris.

Mais d'autres symptômes sont bien plus effrayants; l'idée dominante, celle qui a envahi toutes les classes de la société, c'est que l'État est chargé de faire vivre tout le monde. C'est une curée générale à laquelle les ouvriers sont enfin appelés; on les blâme, on les craint, que font-ils? Ce qu'ont fait jusqu'ici toutes les classes. Les ouvriers sont mieux fondés; ils disent: «Du pain contre du travail.» Les monopoleurs étaient et sont encore plus exigeants. Mais enfin où cela nous mènera-t-il? je tremble d'y penser.

Le comité des finances résiste naturellement, sa mission le rend économe et économiste; aussi il est déjà tombé dans l'impopularité. «Vous défendez le capital!» avec ce mot on nous tue, car il faut savoir que le capital passe ici pour un monstre dévorant.

Duprat, loin d'être mort, n'est pas malade.

«Les gens que vous tuez se portent assez bien.»

Dans l'émeute du 15, je n'ai été ni frappé ni menacé; j'ajouterai même que je n'ai pas éprouvé la plus légère émotion, si ce n'est quand j'ai cru qu'une tribune publique allait s'écrouler sous les pieds des factieux. Le sang aurait ruisselé dans la salle, et alors…

Adieu, mon cher Félix.



    24 juin 1848.

Mon cher Félix, les journaux te disent l'état affreux de notre triste capitale. Le canon, la fusillade, voilà le bruit qui domine; la guerre civile a commencé et avec un tel acharnement que nul ne peut prédire les suites. Si ce spectacle m'afflige comme homme, tu dois penser, que j'en souffre aussi comme économiste; la vraie cause du mal c'est bien le faux socialisme.

Tu t'étonneras peut-être, et beaucoup de personnes s'étonnent ici, de ce que je n'aie pas encore exposé notre doctrine à la tribune. Elles me pardonneraient sans doute si elles jetaient un coup d'œil sur cette immense salle où l'on ne peut pas se faire entendre. Et puis notre assemblée est indisciplinée; si un seul mot choque quelques membres, même avant que la phrase ne soit finie, un orage éclate. Dans ces conditions tu comprends ma répugnance à parler. J'ai concentré ma faible action dans le comité dont je fais partie (celui des finances), et jusqu'ici ce n'est pas tout à fait sans succès.

Je voudrais pouvoir te fixer sur le dénoûment de la terrible bataille qui se livre autour de nous. Si le parti de l'ordre l'emporte, jusqu'où ira la réaction? Si c'est le parti de l'émeute, jusqu'où iront ses prétentions? On frémit d'y penser. S'il s'agissait d'une lutte accidentelle, je ne serais pas découragé. Mais ce qui travaille la société, c'est une erreur manifeste qui ira jusqu'au bout, car elle est plus ou moins partagée par ceux-là mêmes qui en combattent les manifestations exagérées. Puisse la France ne pas devenir une Turquie!





Конец ознакомительного фрагмента. Получить полную версию книги.


Текст предоставлен ООО «ЛитРес».

Прочитайте эту книгу целиком, купив полную легальную версию (https://www.litres.ru/bastiat-frederic/oeuvres-completes-de-frederic-bastiat-tome-1/) на ЛитРес.

Безопасно оплатить книгу можно банковской картой Visa, MasterCard, Maestro, со счета мобильного телефона, с платежного терминала, в салоне МТС или Связной, через PayPal, WebMoney, Яндекс.Деньги, QIWI Кошелек, бонусными картами или другим удобным Вам способом.



notes



1


Voir la lettre à M. Calmètes, p. 10 (#page010).




2


Donoso Cortès.




3


Le chapitre X. Le reste de l'ouvrage se compose de fragments recueillis après sa mort et réunis dans l'ordre indiqué par Bastiat lui-même.




4


Page 209 (#litres_trial_promo).




5


On trouvera quelques extraits de ce journal à la suite de cette notice.




6


Parmi les lettres de F. Bastiat que nous publions ici, beaucoup – surtout des premières – n'ont qu'un intérêt autobiographique. D'autres se rattachent aux questions économiques et à l'histoire du mouvement libre-échangiste, dont Bastiat fut, en France, le promoteur et le chef réel. Sa correspondance avec R. Cobden, en nous révélant l'accord intime des vues de ces deux hommes illustres et l'influence réciproque de l'un sur l'autre, nous semble avoir toute l'importance d'une collection de documents historiques. (Note de l'éditeur.)




7


V. au présent volume, la lettre à M. Larnac; – au t. IV, les pp. 198 à 203; – et au t. V, les pp. 518 à 561. (Note de l'éditeur.)




8


On reconnaît dans ce passage l'idée fondamentale que Bastiat devait si magistralement développer vingt ans plus tard, l'Harmonie des intérêts. (Note de l'éditeur.)




9


C'est avec M. Coudroy que, pendant vingt ans d'études et de conversations, Bastiat s'était préparé au rôle brillant et trop court des six dernières années de sa vie. En lui envoyant de Paris les Harmonies économiques, Bastiat avait écrit sur la première page du volume: «Mon cher Félix, je ne puis pas dire que ce livre t'est offert par l'auteur; il est autant à toi qu'à moi.» – Ce mot est un bel éloge. – V. la notice biographique. (Note de l'éditeur.)




10


Ainsi, vingt ans avant son premier ouvrage, Bastiat s'occupait déjà du commencement de réforme douanière inauguré, chez nos voisins, par Huskisson. (Note de l'éditeur.)




11


Dans la pensée de Bastiat, l'économie politique et la politique étaient inséparables. Il rattache ici les idées libérales aux enseignements de l'illustre professeur à l'université de Glasgow, Adam Smith. (Note de l'éditeur.)




12


C'est du cercle du Mugron qu'il s'agit. (Note de l'éditeur.)




13


Il s'agissait de fonder une compagnie d'assurance. (Note de l'éditeur.)




14


La coopération de plusieurs de ces personnages ne fut pas obtenue. (Note de l'éditeur.)




15


V. ci-après l'écrit intitulé: À MM. les électeurs de l'arrondissement de Saint-Sever. (Note de l'éditeur.)]



Как скачать книгу - "Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1" в fb2, ePub, txt и других форматах?

  1. Нажмите на кнопку "полная версия" справа от обложки книги на версии сайта для ПК или под обложкой на мобюильной версии сайта
    Полная версия книги
  2. Купите книгу на литресе по кнопке со скриншота
    Пример кнопки для покупки книги
    Если книга "Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1" доступна в бесплатно то будет вот такая кнопка
    Пример кнопки, если книга бесплатная
  3. Выполните вход в личный кабинет на сайте ЛитРес с вашим логином и паролем.
  4. В правом верхнем углу сайта нажмите «Мои книги» и перейдите в подраздел «Мои».
  5. Нажмите на обложку книги -"Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1", чтобы скачать книгу для телефона или на ПК.
    Аудиокнига - «Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1»
  6. В разделе «Скачать в виде файла» нажмите на нужный вам формат файла:

    Для чтения на телефоне подойдут следующие форматы (при клике на формат вы можете сразу скачать бесплатно фрагмент книги "Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1" для ознакомления):

    • FB2 - Для телефонов, планшетов на Android, электронных книг (кроме Kindle) и других программ
    • EPUB - подходит для устройств на ios (iPhone, iPad, Mac) и большинства приложений для чтения

    Для чтения на компьютере подходят форматы:

    • TXT - можно открыть на любом компьютере в текстовом редакторе
    • RTF - также можно открыть на любом ПК
    • A4 PDF - открывается в программе Adobe Reader

    Другие форматы:

    • MOBI - подходит для электронных книг Kindle и Android-приложений
    • IOS.EPUB - идеально подойдет для iPhone и iPad
    • A6 PDF - оптимизирован и подойдет для смартфонов
    • FB3 - более развитый формат FB2

  7. Сохраните файл на свой компьютер или телефоне.

Последние отзывы
Оставьте отзыв к любой книге и его увидят десятки тысяч людей!
  • константин александрович обрезанов:
    3★
    21.08.2023
  • константин александрович обрезанов:
    3.1★
    11.08.2023
  • Добавить комментарий

    Ваш e-mail не будет опубликован. Обязательные поля помечены *