Книга - Madeleine jeune femme

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Madeleine jeune femme
René Boylesve




René Boylesve

Madeleine jeune femme





AU LECTEUR


Dans mon précédent roman, La Jeune fille bien élevée, j'avais composé sans arrière-pensée le récit de la vie d'une jeune fille élevée comme on l'était assez communément en province au siècle dernier. Et c'est le problème de l'éducation de la jeune fille que l'on a voulu voir traité dans mon sujet. Ma prétention n'avait jamais été si grande! Les uns ont cru que j'attaquais les méthodes anciennes; les autres ont découvert chez moi d'incontestables complaisances pour les usages d'autrefois. C'est que je décrivais tout bonnement l'état d'esprit d'une jeune fille à une époque donnée, et rien de plus. Mon héroïne était née en un temps où l'esprit d'examen, le goût critique et l'appétit d'«affranchissement» étaient de mode: ce n'était pas moi, peintre, qui gémissais sous le poids des coutumes provinciales, c'était mon modèle que je voyais ainsi endolori. Et si je manifestais d'autre part une considération pour les «préjugés» ou les gens du vieux temps, ce n'était pas moi qui conseillais à mes contemporains le retour à l'antique, c'était mon modèle qui, décelant malgré soi sa vérité profonde, affirmait, malgré soi, un attachement plus ferme et plus résistant que les entraînements du jour, à ses soutiens, à ses abris séculaires.

Si j'eusse été un moraliste ou un sociologue, j'eusse pris parti, j'eusse incliné le sens de mon livre vers le passé ou vers ce que l'on croit l'avenir; romancier, je ne suis que du parti de la vérité humaine, qui est complexe, obscure quelquefois, mais qui est légitime, et plus forte, plus riche en substance que nos clartés artificielles destinées à favoriser une manie de rangement étiqueté, de classement provisoire, ou bien à ménager notre paresse.

Ce n'est pas nous qui décidons dans notre cabinet: «Je veux que telle figure soit ainsi»; mais c'est la figure qui répond à notre évocation, à notre curiosité, à nos soins, et nous récompense finalement par son aveu: «Voilà toutes les diverses faces que j'ai.» Nous ne sommes tout à fait maîtres ni de nos personnages ni de notre roman. S'il est vrai que notre cœur, nos sens et notre esprit les pénètrent, s'il est vrai qu'il n'y a point, à proprement parler, de littérature impersonnelle, il ne l'est pas moins que ce rudiment de notre personnalité échappé de nous et gagnant nos fictions n'est en somme que la qualité particulière de notre intuition d'une réalité étrangère à nous. Là, peut-être, se concilient et le caractère «objectif», comme on dit aujourd'hui, des œuvres qui ne sont pas pur lyrisme, et cette direction, sensible en toutes les belles œuvres, intérieure et voilée souvent plutôt qu'ostensible, et qui est moins le résultat d'une délibération que l'ordre secret du génie.

Ma conviction est que le romancier, en donnant son avis personnel sur le sens des tableaux de mœurs qu'il peint, rétrécit son art, et j'oserai même dire qu'il en peut fausser l'élan et diminuer la portée qui parfois dépasse l'intention et vaut mieux qu'elle.

Un roman est un miroir magique où la vie, trop vaste pour la plupart des yeux, vient se refléter en un raccourci saisissant. Que le romancier ait le pouvoir de faire apparaître cette image, c'est assez. A elle de parler. Je pense que, si l'on y tient, une morale plus forte que celle qui serait voulue par l'auteur se dégage du tableau condensé de la vie qu'un écrivain doué nous présente; et les conclusions laissées libres et pour ainsi dire en suspens au bord de l'abîme sont d'un retentissement autrement prolongé dans toutes les régions de l'homme, que celles mêmes dont un penseur sait trouver la formule lapidaire.

Une invitation à réfléchir sur la vie, longuement, profondément s'il se peut, et fût-ce avec amertume et difficulté, voilà l'action morale propre au romancier, et la limite extrême qu'elle peut atteindre pour ne point entamer la force du genre. Un moyen, emprunté aux ressources mystérieuses de l'art, de mieux connaître l'Homme, c'est la part contributive du romancier à l'action sociale. Pour différer de l'action directe, elle n'en est pas moins importante, si l'on songe que c'est par ignorance de l'homme réel et au contraire par flatterie pour quelques séduisantes idées, que les plus graves erreurs publiques sont commises, et si l'on songe que c'est par défaut de psychologie que se produisent, chaque jour, la plupart des désordres privés.



    R. B.




MADELEINE JEUNE FEMME




«Tout notre contentement ne consiste qu'au témoignage intérieur que nous avons d'avoir quelque perfection.»

    (Descartes, à la princesse Élisabeth.)




I


L'heure la plus douloureuse de ma vie, le 9 septembre 1888, jour de mon mariage, les adieux à ma famille étant faits: le trajet de Chinon à Tours, par une chaleur torride, dans le train qui nous emmenait à Paris… Ah! que j'envie le sort de celles pour qui cette heure est l'aboutissement des rêves de la jeunesse! Moi, je partais, à la suite d'un mariage de convenance, comme on disait dans ce temps-là, avec un homme pour qui j'avais beaucoup d'estime et de gratitude, presque de l'amitié, mais point d'amour. Ce cas paraît peut-être aujourd'hui étrange, mais à cette époque nos familles s'inquiétaient peu de nos volontés, et elles avaient dressé une jeune fille de telle sorte qu'elle acceptât ce suprême sacrifice de soi-même, après beaucoup d'autres, combinés, gradués, dès longtemps accomplis, et pour ainsi dire destinés à rendre possible celui-ci. Tant de choses importantes pour la famille plus que pour notre chétive personne dépendent d'un mariage! Qu'on y songe…

Moi, j'appartenais à une famille à peu près ruinée, depuis 1873, par le dévouement de mon père à la cause monarchique, et, depuis ces dernières années, par les folies de mon frère Paul. Ma pauvre maman, toute bonne, et même ma grand'mère Coëffeteau, si autoritaire, étaient d'une égale faiblesse lorsqu'il s'agissait de Paul; une partie de ce qui devait constituer ma dot, – bien modeste! – avait dû être employée à payer des dettes où l'honneur de notre nom était engagé. Plusieurs mariages avaient manqué pour moi à cause de la dot insuffisante; peu à peu les partis tenus pour «beaux» s'écartaient et, ce qui était pire, d'autres partis affluaient au contraire, de condition moyenne, trop peu flatteuse pour l'amour-propre d'une très ancienne famille bourgeoise. Ce n'était pas moi, certes, qui avais la fringale du mariage! Mon goût, très vif, avait été de me consacrer à la musique. Des amis de Paris, musiciens, les Vaufrenard, et un vieil artiste d'Angers, M. Topfer, m'avaient affirmé que j'entrerais haut la main au Conservatoire, que je ferais une pianiste peu commune et que je pourrais gagner ma vie; mais les Vaufrenard étaient des Parisiens et M. Topfer un artiste, tandis que ma grand'mère était une bourgeoise de Chinon, – je parle du Chinon de ce temps-là; – et, à ses yeux, il n'y avait point de situation à quoi l'on pût songer, pour une jeune fille élevée comme moi, hormis le mariage, et ce qu'on appelait alors «le beau mariage». Or, comme j'allais atteindre mes vingt et un ans, ce qui est un âge, un architecte vint de Paris, réparer un petit château des environs; il me vit à l'église; il s'informa de moi et demanda ma main. Il avait trente-sept ans; il n'était ni bien ni mal; il prétendait posséder une belle situation; il jouissait du prestige d'avoir été choisi entre tous autres architectes par M. Segoing, un conseiller général de la bonne nuance; il citait les noms de ses principaux clients, des noms splendides, car il restaurait surtout les manoirs historiques; il parlait volontiers de cousins à lui, les Voulasne, qui étaient «une puissance financière», habitaient un magnifique hôtel rue Pergolèse, une villa à Dinard, et menaient ce qu'on est convenu d'appeler «la vie de Paris»; il parlait aussi d'un M. Grajat, son confrère, son «maître», un des grands concessionnaires de la future Exposition universelle; il aimait à répéter, à tout propos: «Avant cinq ans, ma femme aura sa voiture.» Tout cela ne valait pas pour moi l'accent d'un homme qui m'eût plu; mais tout cela fascinait ma famille qui venait d'éconduire un prétendant à ma main, petit pharmacien sur la place de la Gare! En outre, l'architecte de Paris n'exigeait aucune dot et ne semblait tenir qu'à une chose: épouser une jeune fille bien élevée. C'était toucher ma famille en ses points les plus sensibles. Enfin ne déclarait-il pas en outre qu'il garantissait l'avenir de mon frère?

Malgré tout, je me souviens que je n'ai, à aucun moment, donné mon consentement d'une manière positive. J'ai pris le seul parti qui fût possible à une jeune fille façonnée, modelée comme je l'étais; j'ai temporisé, j'ai imploré des sursis, j'ai demandé à Dieu, de toute ma ferveur, la grâce de me faire aimer l'homme qui, en m'épousant, assurait le bien-être de toute ma famille; je suis tombée malade; et, pendant que j'étais à bas, cet homme me montra une telle patience, une telle bonté, une si extraordinaire volonté de me conquérir, que j'ai eu un beau jour plus de confusion de le faire souffrir que je n'en avais de désespérer ma famille, et je me suis trouvée liée à lui par un sentiment auquel je ne saurais donner de nom, un sentiment qui ne me permettait pas de lui dire «oui», mais qui m'interdisait de lui dire «non». Il n'y eut qu'une voix autour de moi pour me soutenir que ceci, précisément, c'était ce qui devient de l'amour, plus tard. Que de fois n'avais-je pas aussi entendu dire: «L'amour, l'amour! mais c'est après qu'il se déclare…» Cela, n'est-ce pas? pouvait être… Est-ce que nous savons, nous autres?.. Je ne raconte point cela, on le voit, pour me faire valoir, car, à mon avis, j'aurais eu plus de mérite à épouser un homme sans l'aimer, par pure générosité envers les miens, qu'à l'épouser, comme je l'ai fait en réalité, dans l'espoir de l'aimer un jour.

Je n'avais pas pour lui de répugnance; il était grand, bien bâti, vigoureux; il portait les cheveux plats très bruns et une moustache rejoignant des favoris taillés court; à Chinon, on le trouvait bel homme. Mais le timbre de sa voix, pour moi du moins, ne chantait pas; mais ses yeux, intelligents pourtant, étaient secs; mais il n'avait pas, je le sentais bien, ce fond d'éducation affinée qui avait fait le charme de mon père et que je discernais chez mon grand-père Coëffeteau; mais, quoiqu'il sût beaucoup de choses, son esprit sérieux n'avait pas une de ces libertés ou de ces fantaisies qu'ont souvent des esprits plus sérieux encore, plus cultivés surtout, et sans lesquelles un homme nous semble ennuyeux…

Dans notre compartiment de première classe, – jamais ni moi, ni aucune personne de ma famille, je crois bien, n'étions montés dans un compartiment de première classe, – toute l'histoire de la longue préparation aux fiançailles, puis celle des fiançailles, démesurément allongées, se déroulaient avec la rapidité du cauchemar, et leurs images dansantes se mêlaient aux grains de poussière tumultueux d'un grand bâton de lumière qui tâtait en face de moi la banquette capitonnée, comme pour trouver le bon endroit où enfin mettre le feu. Et l'épisode le plus dur était encore le dernier, celui que j'avais eu à peine le temps de percevoir: dix minutes avant que nous ne quittions la maison, tandis que ma pauvre maman, émue à trembler, s'apprêtait à me donner ce qu'on nomme «les conseils d'usage,» des mots, d'une crudité à laquelle il ne nous avait point accoutumés, furent prononcés par mon mari, dans la pièce voisine, adressés à deux de ses amis de Paris, ses témoins, – desquels était l'illustre Grajat, – et entendus par ma grand'mère aussi bien que par maman et par moi; et le sens de ces mots, car je ne rapporte pas les termes, était que ce qui l'avait décidé, lui, tout vieux Parisien qu'il fût, à venir épouser en province une jeune fille de ma sorte, c'était la garantie d'être abrité de l'ordinaire infortune conjugale.

Mon Dieu! à la bien prendre, l'idée était plutôt pour moi flatteuse. Ma famille ne s'était pas exténuée à faire de moi une jeune fille bien élevée, dans un dessein autre que celui de faire de moi un jour une honnête femme. Mais l'expression dont usa mon mari, outre qu'elle froissait nos oreilles, donnait à l'union bénie le matin même un sens utilitaire qui nous bouleversa.

Une particularité du caractère de mes parents était leur croyance un peu débonnaire aux actes désintéressés. J'ai été imprégnée de cette croyance très noble, et d'ailleurs très efficace à produire des actes désintéressés, la seule, peut-être, qui soit capable d'en produire; mais cette croyance était chez eux si fondamentale qu'elle les aveuglait souvent sur la qualité de certains faits accomplis tant par d'autres que par eux-mêmes, et qui n'avaient pas ce beau caractère. De sorte que la découverte de la moindre intrigue les scandalisait, et l'expression qui confessait sans vergogne un tel calcul leur paraissait pire que le calcul.

Il n'était pas vilain à un architecte de Paris, de venir épouser sans dot une jeune fille de Chinon, élevée selon les principes rigoureux des vieilles méthodes d'éducation, parce qu'il tenait avant toute chose à avoir un ménage non troublé! Quelques instants avant que ne fut prononcée la phrase malencontreuse, ma grand'mère elle-même ne me recommandait-elle pas: «Mon enfant, n'oublie jamais que, si ton mari t'a choisie entre tant d'autres, c'est parce que tu es une jeune fille bien élevée»? En termes plus civils, est-ce que ce n'était pas l'idée même formulée par mon mari devant ses témoins? Oui; mais la phrase de ma grand'mère, destinée à me frapper de l'excellence de sa méthode d'éducation, afin que je la transmisse un jour moi-même à ma fille future, me laissait entendre que c'était ma bonne éducation qui avait inspiré à mon mari ses sentiments désintéressés à mon égard.

Les sentiments désintéressés de mon mari, c'était une convention acceptée, qui s'imposait, qu'on avait pour ainsi dire le droit d'exiger. Mais les sentiments en vertu desquels ma famille m'avait poussée et obligée à ce mariage, étaient-ils bien désintéressés?.. Ah! si l'on eût soutenu à ma pauvre grand'mère qu'ils ne l'étaient pas tout à fait!.. Elle croyait qu'ils l'étaient, tant le principe était bien établi qu'ils devaient l'être.

Je discerne tout ceci aujourd'hui, mais, dans mon compartiment de première classe, surchauffé, durant ce trajet de Chinon à Tours, tant de fois parcouru, si plein pour moi de souvenirs, et en face de l'homme un peu gêné, silencieux, qui m'emportait à l'inconnu, je ne me faisais point de raisonnements rassurants. Si j'eusse été accoutumée, comme beaucoup de jeunes filles que j'ai vues depuis, à penser sans cesse à mon plaisir, je crois que c'est à ce moment-là, sur cette banquette de drap gris capitonné, que j'eusse perdu connaissance et me fusse affaissée de désolation. Mais je savais refouler mes sentiments les plus vifs, et, au moment où l'on croit qu'ils vont éclater, détourner ma pensée de moi-même, la fixer sur quelque chose de très grand ou d'infime, songer, comme on nous l'enseignait au couvent, aux souffrances de Notre-Seigneur, près desquelles les nôtres ne sont jamais rien, ou m'astreindre à revoir mentalement, et un à un, à leur place respective, les objets empilés dans mes malles. Je ne me rappelle plus comment je me tirai de ce mauvais pas; je crois avoir parlé tout à coup à mon mari du petit chien en écheveaux de soie pelure d'oignon que sa mère avait amené avec elle à Chinon… Et je me disais: «Est-ce bête, de parler de cela pendant la première heure du voyage de noces!» Mais cela m'empêcha de pleurer. Mon mari fut très complaisant pour moi. Après Tours, où nous dûmes changer notre train pour un autre où il y avait beaucoup de monde, il consentit à se lever, à se donner du mal pour apercevoir au loin les bâtiments de Marmoutier, mon cher couvent, où j'avais passé dix années, et il écouta tout ce que je voulus lui en dire! Dix ans de notre vie, sur vingt, c'est un compte, et c'est la période ineffaçable. Ce ne devait pas être très amusant pour lui de m'entendre lui raconter mes histoires, et d'autant moins qu'il avait l'air, pour les voyageurs qui nous écoutaient, d'enlever une jeune pensionnaire. Que je devais donc paraître sotte! Eh bien, il ne manifesta pas d'un signe qu'il pouvait avoir à s'en plaindre. Il était condescendant et sérieux, comme toujours, mais sans nul air chagrin. Ce ne doit pas être drôle non plus, je m'en rends compte à présent, d'épouser une jeune fille aussi innocente que je l'étais et qui ne vous a point caché qu'elle n'a aucun amour pour vous! Il voyait en moi une femme serviable à son foyer, à sa maison, à son avenir surtout; mais je crois qu'il n'espérait pas tirer de moi d'autre avantage. Et les débuts d'un tel mariage ne sont pas tout agrément pour un homme… Cependant j'avoue, à ma honte, que je n'ai pas pensé qu'il pût, lui, n'être pas complètement à la fête, tant nous sommes convaincues, jeunes filles, que c'est nous seules les victimes.

Je parlais, je pérorais avec une prolixité de pie borgne, d'abord parce que j'avais conscience que la parole seule me réconfortait, que me taire c'était m'affaler comme une loque, ensuite parce que ma cervelle en branle ne pouvait plus admettre de relais. Jamais je n'avais parlé ainsi; j'éprouvais cette illusion d'être très intelligente et très docte, que donne parfois la fièvre; avec une pédanterie de lendemain d'examen, j'exposais les méthodes de mon éducation: celle de la maison, celle du couvent; je les examinais du haut d'un détachement souverain, puis j'en faisais la critique sur un ton dont le seul souvenir me fait hausser aujourd'hui les épaules.

Je vois encore la figure ahurie d'une malheureuse dame de compagnie au service de quelque vieille comtesse somnolente, et à qui mes paroles parvenaient par bribes, plus ridicules encore, je suppose, par le défaut de lien entre les unes et les autres. Elle semblait surtout avoir peur que la «comtesse» s'indignât, et elle protégeait le sommeil et la sérénité de la vénérable douairière comme une maman couvre à sa fille le bruit des discours incongrus. Comment avais-je l'audace, moi si réservée, si timide, d'oser choquer quelqu'un?

En tout cas, j'esquissais à mon mari un lugubre tableau de notre condition, à nous, jeunes filles; je lui révélais que je n'avais jamais eu de feu dans ma chambre depuis l'époque de ma rougeole, à neuf ans! que l'hiver, nous ne nous lavions qu'à l'eau glacée, que nos mains rougissaient, gonflaient, n'étaient que crevasses d'engelures; que s'approcher de la cheminée où vacillait une misérable flambée de bois, eût décelé de notre part une fâcheuse disposition à la sensualité; que nous n'avions pas le droit de nous asseoir dans un fauteuil, ni de nous tenir sur un siège autrement que le buste parfaitement perpendiculaire; que nous devions, en toute saison, être levées, coiffées, habillées à sept heures du matin, et avoir fait nous-mêmes notre lit; que jamais avant mon mariage, personne au monde ne m'avait accordé la moindre attention lorsqu'il m'était arrivé de me lamenter pour un bobo, pour un mal de tête, pour un rhume; et qu'il fallait pour le moins une bronchite déclarée, une toux de vieux râleux, pour qu'on allât chercher le médecin, etc., etc. A m'entendre, mon mari, la dame de compagnie et peut-être la comtesse, devaient tenir pour un miracle authentique qu'après de telles épreuves je fusse là, vivante, ayant passé vingt ans, et étant, à tout prendre, encore une assez belle fille! Mon mari certainement continuait, dans sa barbe, à rendre grâces au Sacré-Cœur et à ma grand'mère Coëffeteau, et il se disait: «Parbleu! je le sais bien, qu'elle n'a pas été gâtée! Mais voilà une petite femme qui ne s'en porte pas plus mal, et qui va, par contraste, trouver chez moi tout admirable…» La dame de compagnie ou la comtesse allaient raconter demain à tout venant que le type de la jeune fille émancipée leur était apparu sur la ligne de Paris-Bordeaux.

J'étais, certes, la moins émancipée des jeunes filles de ce temps-là, qui l'étaient infiniment moins que celles d'aujourd'hui; mais dans le milieu le plus sévère et le plus pur, j'étais née à une époque où il y avait de l'émancipation dans l'air. A mesure que j'ai vécu, je me suis persuadée de l'importance qu'il y a à constater «ce qui est dans l'air». Ceux qui l'absorbent et s'en nourrissent ne s'en aperçoivent pas, généralement. Moi, je n'avais jamais vu d'exemples remarquables d'insubordination ou de révolte; je m'étais assouplie à des exigences beaucoup plus dures que les contraintes énumérées dans ma brillante improvisation, et sans que j'eusse jamais songé à tourner la loi établie. Eh bien! des germes subtils avaient approché jusqu'à moi et m'avaient pénétrée. C'est qu'il y avait, de mon temps, de ces germes épars. Il n'y en avait point par exemple du temps de la jeunesse de maman, ou bien ils demeuraient alors sans virulence, tandis que moi, ils m'avaient atteinte, à mon insu, et ces diablotins se manifestaient par ma bouche, comme chez les possédés du temps jadis, dès que cessait de planer sur moi l'aile puissante de ma grand'mère Coëffeteau, dès qu'avaient disparu comme pour toujours, de mon horizon, les bâtiments du Sacré-Cœur.

Ce dont je me plaignais dans mon délire du Paris-Bordeaux, ce n'était, en somme, que les obstacles opposés par mon éducation à ma tendance au bien-être; mais cette tendance contrariée par mon éducation et inclinée vers un autre sens, vers celui de l'idéalisme, m'avait révélé des joies d'une très haute saveur. Ma piété, jugée même excessive, avait été pour moi une cause de délectation sans égale et m'avait inspiré un grand dégoût de tous les sentiments qui n'étaient ni très hauts ni très purs. C'est ainsi que, lorsque je m'avisai d'éprouver une passion imaginaire pour un jeune homme à peine entrevu, je me fis aussitôt de cet amour une idée séraphique. C'est ainsi que, lorsque je me jetai à cœur perdu dans la musique, et crus comprendre et goûter les grands maîtres, mon ravissement fut tel que je ne voulais plus connaître d'autre plaisir et que pour la musique seulement j'admettais que l'on pût vivre. Mais quel orage, quel cyclone en tout moi-même, et quelles ruines! lorsqu'on m'avait démontré que tant de transports ne me conduisaient qu'à ma perte, que ma piété de couvent devait être ramenée au niveau commun, que mes extases romanesques étaient ridicules, et que l'essentiel était pour moi de plaire à un monsieur ni bien ni mal, qui se proposait de fonder avec moi une famille!..

Je dus m'endormir, dans le train, je ne sais où, terrassée par la fatigue. Quand j'entr'ouvris les yeux, près de Paris, mon mari veillait sur mon sommeil, comme la dame de compagnie sur celui de la comtesse; et l'un comme l'autre devaient penser peut-être qu'ils étaient préposés à la garde d'un enfant.




II


Nous ne devions même pas passer la nuit à Paris, car il était de toute nécessité, pour se conformer à l'usage, d'accomplir «le voyage de noces». Moi, j'aurais autant aimé faire tout de suite connaissance avec l'appartement où je devais vivre; de son côté, mon mari était fort pressé par ses affaires; mais ma famille et tout Chinon eussent été déçus si un mariage comme le mien, qui passait pour «brillant», n'eut débuté par une semaine au moins en Italie. Et nos places étaient retenues dans un train de nuit qui devait nous emmener d'une traite à Venise.

Si l'on croit que j'ai vu Venise!.. J'ouvrais les yeux, je regardais et je me disais: «Tâche d'emmagasiner tout cela, tu le retrouveras dans ta mémoire et tu le savoureras comme il le faut, quand tu seras heureuse…» Mais je ne pouvais prendre aucun plaisir, à rien. Tout ce que je voyais me donnait envie de pleurer. Et je m'épuisais en efforts pour ne pas pleurer. Et le pire était que je voulais épargner à mon mari le désagrément de constater mon chagrin, parce que je n'avais à lui reprocher ni brutalité, ni indélicatesse, ni pour ainsi dire le plus léger défaut: je ne lui reprochais que de n'être pas aimé de moi. Ah! si je l'avais aimé, qu'il aurait donc pu, tout à son aise, être brutal, indélicat, et avoir tous les défauts!..

Il ne semblait pas s'apercevoir de mon chagrin; il était doué d'une patience angélique que j'aurais admirée, si je l'avais aimé, et qui m'irritait presque. Aujourd'hui, je sais qu'il avait confiance dans le temps, qui calme tout; il savait que je m'accoutumerais à lui comme je m'étais accoutumée par exemple à la vie de couvent, si différente de la vie de famille. Il ne doutait pas que chez lui, même avec lui, même sans amour, je ne dusse me trouver beaucoup mieux que partout où j'avais été précédemment. Il conservait à Venise, et durant ces premières semaines de vie conjugale, la parfaite égalité d'humeur qui m'avait tant déconcertée avant et même après nos fiançailles, alors que je me montrais si peu encourageante pour ses projets ou si peu obligée par sa constance. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour m'être agréable, et même, ce qui est mieux, je trouve, pour ne m'être pas désagréable. Aussi, sans parvenir à aucune satisfaction en sa compagnie, j'avais conscience d'augmenter ma dette envers lui.

Nous étions à Venise pendant la deuxième quinzaine de septembre. Il s'élevait parfois des brumes pareilles à celles que je me souvenais d'avoir vues, à l'arrière-saison, sur la Vienne et sur la Loire; mais, au-dessus de la lagune, et enveloppant les monuments des îles ou de la ville, elles étaient plus colorées, plus chaudes et plus variées, et je les comparais à une perle que mon mari m'avait donnée et que je portais au doigt. Quand, au retour du Lido, et tournée vers Venise, je voyais ces belles nuées animées à l'intérieur par une sorte de foyer lumineux, rayonnant, superbe, j'étais reprise par ce sourd et lancinant appétit de bonheur qui m'avait tant fait rêver et tendre les bras à je ne sais quoi d'inconnu, certains soirs d'été, sur les terrasses de Chinon, et, encore aussi puérile que dans ce temps-là, je me disais: «Dans ce brouillard d'argent et de roses est enfermé le bonheur!..»

Ah! que j'aurais aimé confier à quelqu'un, en me moquant un peu de moi-même, ma vision! Mais mon mari était trop sérieux; il ne se fût même pas moqué d'une fantaisie de ce genre; il ne l'eût pas du tout comprise; cela m'eût fait de la peine; et j'aimais mieux la garder pour moi.

Le bonheur… le bonheur… Ce mot qu'il vaudrait mieux ignorer!.. On l'avait pourtant peu prononcé autour de moi; ce n'était pas pour le bonheur, du moins terrestre, que nous nous croyions créées, nous autres: comment se faisait-il que ce mot figurât pour moi un si attrayant mirage? et qu'il n'y eût pas une parcelle de moi qui ne se sentît flattée par cette chimère?.. Et, en gondole, je faisais, de la main, le geste d'écarter à droite et à gauche ces belles vapeurs où baignaient le campanile de Saint-Georges Majeur, la Salute et le Palais des Doges… Je fendais leur joli corps impalpable en voulant de toutes mes forces que le bonheur se montrât… Mon mari me demanda ce que je chassais avec les mains: «Des moustiques?..» J'éclatai de rire, bêtement, non de la question, mais de moi-même. Il me dit, ce qu'il avait tant de fois entendu dire de moi dans ma famille: «Comme vous êtes jeune!»

Et nous pénétrions jusqu'au cœur de la région vaporeuse. Mais, le bonheur?..

Nous croisions, sur la lagune, des couples de nouveaux mariés, comme nous; ils avaient la main dans la main, avec l'air d'une béatitude un peu convenue, et qui semble si niaise, mais qui trouble même ceux qui ne l'éprouvent pas… D'autres, à la nuit tombante, étaient enlacés. Mais le soir, surtout, après le dîner dans les hôtels, cette musique et ces chansons sur le Grand Canal, qui n'étaient pas pour moi des rengaines, ces gondoles glissant en silence ou se pressant autour d'une belle voix d'homme qui répandait la féerie nocturne dans les âmes… c'était plus que je n'en pouvais supporter. Je refusais d'aller me mêler à ces promeneurs enchantés. Je disais à mon mari: «Non, non, j'aime mieux rester là.» Il allait fumer avec des messieurs. Je restais, sur une petite terrasse de l'hôtel, donnant sur le Canal, les coudes appuyés sur une balustrade, les mains cachant mon mouchoir bien tamponné sur mes yeux…

C'est une grande erreur, c'est une inconsciente ou stupide cruauté que de conduire en de pareils endroits les femmes comme nous, qui ne sommes pas destinées à la vie voluptueuse, paresseuse ou facile…

Ah! mon Dieu! quelles contusions et quelles fatigues j'ai promenées dans cette ville qui fabrique le rêve comme d'autres les pâtes alimentaires!.. L'énigme de la chair, – le mystère, pour moi, le plus insoupçonné de ma jeunesse, – expliqué, résolu tout à coup! l'objet d'effroi devenu familier; le péché le plus honteux transformé en le plus impérieux devoir!.. Quel éclair! quelle aveuglante lumière sur le monde! et quel cataclysme pour qui reçoit l'ébranlement du phénomène sans avoir pu auparavant s'enivrer!..

Je retrouvais sur ma commode les divers accessoires de ma trousse de voyage: le joujou qui avait endormi ma pensée inquiète ou révoltée pendant les deux dernières semaines avant mon mariage. Il faut bien croire que j'étais encore jeune autant que tout le monde le prétendait, puisqu'une pareille babiole entrait presque en balance avec les rebutants débuts d'un mariage sans amour. Qu'on me traite de gamine ou de folle; mais pourquoi n'ajouterait-on pas foi à la puissance des infiniment petits dans la vie morale, comme on le fait ailleurs?

«Avec ces fins ciseaux courbés, pensais-je, je vais pouvoir tailler mes ongles convenablement, – car jusque-là, je n'avais eu qu'une mauvaise paire de ciseaux qui datait de mon entrée au couvent, – je vais les tailler, comme dit mon mari, selon les lignes élégantes de l'ogive. Avec ceux-là, droits et pointus, je piquerai comme le bec de l'oiseau un petit ver, la languette de peau qui m'agace si souvent…» Et, déjà, dans mes moments de loisir, – inaction si étrange, si nouvelle pour moi, – je commençais à prendre plaisir à user du polissoir, à caresser du bout d'un doigt la crème des petits pots, à me poudrer le visage pour descendre à la table d'hôte. Presque pas de coquetterie dans mon cas, et même, si cela pouvait être croyable, je dirais: point du tout de coquetterie. Non, vraiment, je ne désirais pas plaire, même à mon mari; j'avais simplement envie de jouer avec les bibelots de femme que l'on mettait à ma disposition… et aussi d'exercer cette gourmandise nouvelle que j'avais toutes les peines du monde à ne pas croire coupable, et qui consiste à s'occuper de soi, à flatter sa personne, à lui témoigner des attentions, à la favoriser d'un peu d'aise.

Et, par delà ma trousse et mon beau sac de voyage, m'apparaissait l'appartement que nous allions occuper à Paris, rue de Courcelles, dans une maison récemment construite par mon mari et dont il me parlait depuis longtemps. Il m'avait d'abord dessiné le plan de cet appartement sur des bouts de papier, puis il m'avait apporté de Paris ce que ces messieurs appellent «les bleus». Ce sont des épreuves photographiques du plan dressé par l'architecte, et où les traits viennent en blanc sur un fond d'un aveuglant outremer. Et tous ces petits carrés, ces rectangles, ces doubles lignes parallèles coupées çà et là pour donner jour à une fenêtre, ailleurs pour désigner une cheminée, ces spirales, ces petites lames d'éventail qui signifient l'escalier, ce fin quadrillé qui désigne la cuisine, l'office, et ce plan de la baignoire qui semble emplir le cabinet de toilette, tout cela dansait une espèce de ballet profane devant mon imagination, entièrement accaparée jusque-là par les idées morales. Je voyais dans cet appartement une jeune femme aller, venir, passer, repasser par les étroits corridors, s'adosser à la cheminée, s'accouder au balcon, s'asseoir dans telle encoignure pour juger de l'effet d'un panneau… Cette jeune femme, affirmait mon mari, était là dedans «chez elle», libre de ses mouvements et de l'emploi de son temps, vêtue à sa guise… Et ma guise n'était-elle pas de passer une bonne partie de la journée en peignoir? en peignoir, oui, telle était ma guise, à moi qui avais toujours dû être corsetée et habillée dès sept heures du matin comme si j'allais sortir en ville ou recevoir une visite! L'idée de ce peignoir, d'ailleurs, ne déplaisait pas à mon mari, «pourvu, disait-il, que le peignoir fût élégant et décent». Oh! oh! je n'avais aucune velléité de porter un costume inconvenant! mais, passer des heures dans un vêtement souple qui n'eût pas l'air de m'attaquer avec hostilité de toutes parts, et prendre mon temps, enfin, pour me peigner!.. sur la jeune femme toute nouvelle que j'étais encore, cela exerçait une influence occulte…

Mais il me semblait, je m'en souviens bien, que, tout de même, j'étais un peu déchue. Aux rares moments où je pouvais me recueillir, dans les églises, par exemple, où, sous prétexte de fatigue, je laissais mon mari visiter les curiosités, et demeurais agenouillée vingt bonnes minutes, le souvenir de ma grande exaltation religieuse au couvent, puis de ma grande exaltation musicale, me revenait tout à coup et m'humiliait profondément; je pensais que dans ce temps-là, ce n'eût été ni un sac, ni une trousse, ni la perspective d'un voyage ou de la vie à Paris qui eussent pesé le moins du monde sur mon esprit. Mais depuis que j'étais descendue des sommets, il ne fallait pas d'objets de haute valeur pour me secourir. A une certaine altitude morale, de grands et puissants motifs sont nécessaires à nous tirer de nos alarmes, tandis que de très modestes raisons suffisent à ceux qui sont dans le terre à terre. Chacun de nous, en définitive, a peut-être le sauveur qu'il mérite… Mais, par une sorte de déférence envers ma situation nouvelle, – c'est-à-dire ma situation de femme mariée, et que l'on m'avait enseigné à respecter, – je m'interdisais de penser à ce qui n'était plus et ne pouvait plus être. Alors, je priais Dieu de venir à mon secours.

Dans une petite église de Venise, dont je ne me rappelle seulement pas le nom, car je ne faisais guère attention à l'archéologie, je commençai à retrouver un peu l'ordre de mes idées et à savoir ce que je voulais demander à Dieu, ou plus exactement, cet ordre s'établit presque à mon insu, au cours de mes prières, car c'est en demandant toutes sortes de grâces assez vagues, en balbutiant des oraisons, que finit par se préciser sur mes lèvres la formule qui parut soudain conforme à mes plus secrets désirs. Je dis: «Mon Dieu! faites-moi la grâce de voir autant de beauté dans ma situation nouvelle, que j'en ai vu lorsque je vous ai tant aimé au couvent!» Mon vœu était un peu naïf, mais il était selon mon cœur: j'avais besoin de sentir quelque chose d'exaltant en tout ce que j'entreprenais. C'était cela qu'il me fallait.

Il y a dans la vie bien des choses que l'on sent, mais qui demeurent longtemps, parfois toujours, inexprimées. A l'époque où je subissais ces incertitudes, je ne suis jamais parvenue à trouver le mot, le mot essentiel en toute chose, le mot qui éclaire et illumine. Je n'avais pas été capable, moi, de dire à ma famille: «Grand'mère, grand-père et vous, ma chère maman, je suffoque parce que vous m'obligez à passer d'une conception de la vie tout idéale, à la vie elle-même dépouillée de toute espèce d'ornement… C'est une transition atroce, prenez-moi en pitié, comprenez!..» Et, quand j'eusse été capable de leur dire cela, ni maman, ni grand'mère ne m'eussent parfaitement saisie; mon grand-père peut-être, parce qu'il était un ancien magistrat, à l'esprit et au langage assez déliés, mais tous les trois fussent demeurés d'accord pour me répondre simplement, ce qui contient réponse à tout: «Mon enfant, c'est la vie…» Aujourd'hui, seulement, je commence à comprendre, moi, leurs raisons profondes de disposer de moi comme ils le faisaient; peut-être ne le faisaient-ils, eux, que parce que c'était l'usage, et dans ce cas, que toute parole entre nous eût donc été vaine!

Eh bien! cette exaltante beauté que quelque chose en moi, mon éducation, peut-être, ou une longue hérédité exigeaient, ce n'était pas la vue du plus beau lieu du monde qui me la devait fournir, car le plus magnifique assemblage de marbres, d'eaux et de couleurs ne réveille ou n'anime que les poètes et les peintres; nous autres, il faut que notre cœur soit déjà bien chaud par ailleurs, pour que tout cela nous fasse flamber. Et ma défaite entraînait pour moi la chute définitive de ce songe féerique des jeunes filles de mon temps: le voyage de noces. Mon voyage de noces, à moi, il était donc accompli! Le voyage, mot magique, voilà comment sa réalisation se présenterait désormais pour moi! Et Venise, Venise, lieu de musique, de splendeur, d'amour, paradis terrestre!.. j'en avais fait désormais tout le tour. Et je n'avais plus que le désir de prendre un train qui m'emmenât vers ma vie véritable, ma vie de femme mariée à l'architecte Achille Serpe.




III


Notre appartement était situé rue de Courcelles, presque au coin de l'avenue Hoche, et on l'eût pu croire riche comme la maison elle-même, comme le quartier; mais en réalité, il était fort exigu, très bas de plafond, et même mansardé, sauf le salon et la salle à manger. En fait, et de l'aveu de mon mari, ce logement extrêmement modeste avait été escamoté par l'architecte, sous les combles d'un immeuble opulent, un peu au détriment de la quantité d'air respirable dans les chambres de domestiques.

D'une fenêtre de mon salon «en rotonde», on surprenait, comme par une porte entre-bâillée, une mince parcelle du parc Monceau, entre deux hôtels. Cela rappelait une de ces images, aux proportions excentriques, qui montent le long du texte d'un roman illustré, et où tous les objets représentés sont taillés, impitoyablement, à la façon des charmilles, mais s'épanouissent, en haut, sur toute la largeur de la page. Dans le haut de la page, je voyais la cime, à cette époque encore feuillue et dorée, des platanes et des ormes.

En m'installant dans mon appartement, je venais souvent à cette fenêtre, et, lorsque je refeuillette aujourd'hui ma vie de femme, qui commence là, cette vue m'apparaît bien en effet comme la vignette-frontispice d'un livre devenu très familier, mais dont on a longtemps regardé les images avant de se décider à le lire…

Dans ma fluette bande de parc Monceau, on voyait passer des coupés, des victorias, des fiacres: jamais tout entiers; du moins, on voyait une fraction de cheval, puis le cheval, et quand la voiture apparaissait, le cheval déjà était éclipsé. On voyait des passants, d'assez beau monde qu'il fallait regarder vite, vite, des nourrices, le marmot au poing, des petits jeunes gens en uniforme des Pères, qui me rappelaient mon frère Paul quand il était au collège, et des fillettes en quantité, fouettant à tour de bras leur «sabot», mais tout cela mouvant et éphémère, emporté et remplacé aussitôt que posé. C'était un peu agaçant, et pourtant attrayant pour moi, car, si étranglé que fût ce spectacle, c'était une réduction infinitésimale de la vie de Paris qui s'offrait là, de cette vie de Paris si prestigieuse pour tous ceux qui lui sont étrangers.

Elle était pour moi si prestigieuse, cette vie de Paris, que j'en avais peur. Loin d'être attirée vers elle par la curiosité, j'éprouvais une appréhension à mettre le pied dans la rue. Pendant des jours, mon mari ne réussit pas à m'entraîner avec lui seulement jusqu'à l'Étoile. Mais il tenait ma claustration volontaire pour une des premières manifestations de mon goût pour la vie d'intérieur, et j'ai su qu'il s'en félicitait. Le dimanche, il fallut bien aller à la messe; mon mari m'y accompagna, et je traversai ainsi pour la première fois le parc Monceau.

Nos concierges, monsieur et madame Bailloche, l'un sur le pas de la porte et fumant sa pipe, l'autre ayant ouvert pour me mieux voir le carreau de sa loge, me firent à mon insu passer un examen détaillé et qui fut, paraît-il, favorable; tous les deux depuis lors se montrèrent pleins de prévenances.

Il s'agissait de ne plus hésiter à présenter nos civilités à la famille de mon mari. Nous avions un peu tardé. Pour un homme formaliste comme l'était mon mari, cela prenait des airs de négligence. Mais, quant à ses devoirs familiaux, précisément, l'homme correct était combattu en lui par l'homme correct lui-même: le père et la mère de mon mari vivaient séparés de corps et de biens depuis plus de vingt ans, ce qui plaçait leur fils, surtout vis-à-vis de moi, jeune provinciale, dans une situation très incommodante; de plus, la sœur de mon mari, qui habitait avec la maman Serpe, était divorcée, et je sentais bien qu'il ne souhaitait pas que j'eusse des relations très assidues avec elle. Cependant, telle qu'elle était, la famille était la famille, et mon mari professait sur les devoirs de famille des principes intransigeants, fondés surtout, par réaction, je le crois, sur l'exemple de sa famille.

Le plus facile à voir, pour moi, était le vieux papa Serpe avec lequel je m'étais assez bien entendue lorsqu'il était venu à Chinon demander ma main pour son fils. Ne me plaisait-il pas même mieux que son fils, ce pauvre bonhomme que nous avions d'abord chargé de tous les torts en son ménage malheureux? Et ce n'était qu'après avoir passé trois jours entiers avec sa femme, au moment de mon mariage, que nos présomptions s'étaient retournées en sa faveur. Au fond, je ne savais rien de mes beaux-parents, tant la correction de mon mari le rendait discret. Mais ce que je redoutais, c'était la visite à ma nouvelle belle-sœur, la divorcée, qui n'avait point assisté à mon mariage. Je ne lui en voulais point, mais la discrétion, alors vraiment excessive de mon mari à l'égard de tout ce qui concernait cette sœur, plus jeune que lui, qu'il avouait «fort jolie», qui vivait avec sa mère et de qui il ne voulait point, c'était évident, que je me fisse une amie, me rendait un peu timorée à l'idée de l'approcher.

Les deux dames Serpe habitaient boulevard Pereire, presque dans notre voisinage, un petit rez-de-chaussée qui me rappela tout d'abord la province, parce qu'en passant devant ses fenêtres, nous vîmes, derrière le rideau de vitrage à demi relevé, la maman Serpe qui observait le va-et-vient du trottoir, de la chaussée, et peut-être aussi les panaches de vapeur produits par le chemin de fer de ceinture. Mais, aussitôt la porte ouverte, le fouillis d'objets hétéroclites, entassés ou pendants aux murs de l'antichambre, l'amas de tentures orientales, de tessons, de ferrailles, d'ombrelles japonaises, de masques grimaçants, de heaumes, de rondaches, de hallebardes, de fez, de gandourahs, et un parfum de vétiver, me transportèrent bien loin de nos maisons économes de Chinon. Et, une fois dans la pièce où se tenaient madame Serpe et sa fille, nous en fûmes à mille lieues de plus. Mais là, je n'eus d'yeux que pour ma nouvelle belle-sœur, bien qu'il fallût à tout instant prendre garde à mes chevilles que mordillait en aboyant à tue-tête une meute de petits chiens, – ces petits chiens dont l'un avait accompagné madame Serpe lors de mon mariage, ce qui avait produit un effet si désastreux sur ma famille…

Ces dames nous attendaient; mais elles ne se séparaient jamais de leurs petits chiens, et pendant un quart d'heure il n'y eut aucun moyen d'échanger deux paroles; nous poussions tous des hurlements pour dominer le vacarme des chiens, et les mots que nous tâchions de faire entendre n'avaient trait, naturellement, qu'à ces intéressantes bêtes. Mon mari, non pas surpris, mais froissé dans son goût de la correction, fronçait les sourcils; sa sœur, au contraire, riait de voir la grimace qu'il faisait. Cette mystérieuse belle-sœur me parut moins jolie que je ne me l'étais imaginée, mais c'est que je n'étais point faite à ce genre de beauté-là. Le type de la beauté, pour moi, n'était-il pas encore celui de madame du Cange, mon ancienne maîtresse générale au couvent du Sacré-Cœur? Une régularité parfaite de tous les traits, la paix de l'âme sur le visage, et une sorte de transfiguration des yeux par le bonheur le plus élevé et le plus pur?.. Non, non, ce n'était pas cela le genre de beauté propre à ma nouvelle belle-sœur!.. Sa beauté, à elle, me parut indécente. J'avoue cette impression qui paraîtra ridicule, mais qui montre à la fois ce que j'étais, d'où je venais, et ce contre quoi je me trouvais heurtée tout à coup.

Elle était de taille un peu supérieure à la moyenne, et parfaitement proportionnée; elle portait une robe d'intérieur qui moulait la poitrine et découvrait largement le cou rond et frais, quoiqu'elle ne fût plus toute jeune; ses dents magnifiques, ses yeux sombres, cernés, avec une expression à la fois piquante et chagrine, inconnue de moi, et son lourd casque de cheveux formaient un type de femme pour moi étranger et surprenant. Au cours de notre voyage en Italie, mon mari m'avait signalé, à table d'hôte, une femme de ce genre en me disant qu'elle lui rappelait sa sœur d'une façon tout à fait frappante, et il avait été bien ennuyé, ensuite, de m'avoir dit cela, parce que dans le hall de l'hôtel, aux sons d'une valse langoureuse, cette femme s'abandonna, au cou de son compagnon, à des transports qui choquèrent beaucoup les personnes présentes.

Elle me parla de Venise, bien entendu; c'était le sujet de conversation inévitable; elle connaissait Venise, et pour y avoir fait, elle aussi, son voyage de noces, de sorte qu'à tout propos elle disait: «Oui, je sais ce que c'est…» d'un air de deviner ce qui m'y avait frappée le plus; et toutes les fois qu'il y avait une défaillance dans mes souvenirs, elle ajoutait: «Je connais ça, vous étiez distraite!..» et elle avait un sourire malicieux et ambigu qui me gênait et dont je ne compris pas tout de suite le sens. Puis elle m'entraîna à part, sous prétexte de voir ma robe au jour. Elle m'inspectait de la tête aux pieds, me faisait force compliments que je ne sentais pas sincères, car la robe que je portais avait été faite en province et ne devait pas satisfaire une femme de Paris et coquette. Elle me dit: «Vous êtes belle fille! allons, allons, je ne plains pas mon gredin de frère…» Et elle riait, et elle semblait étonnée que je ne rie pas comme elle. Elle sauta tout à coup à une certaine eau qui faisait merveille pour les soins de la peau, à l'hygiène qu'elle employait pour se faire maigrir, à un ténor qu'elle avait vu la veille à l'Opéra et qui était «si beau garçon, si beau garçon!..» au rouge qu'elle employait pour les lèvres, et elle me dit: «Oh! vous, vous n'en avez pas besoin, et, d'ailleurs, il ne tiendrait pas longtemps!..» et de rire, encore, à sa façon un peu vulgaire. J'étais assez incommodée, non pas tant de son genre de conversation, bien nouveau à mes oreilles, que de ne trouver rien du tout à lui dire; et mon amour-propre était molesté parce que j'avais sûrement l'air d'une petite sotte. Elle m'avait appelée d'emblée: «Madeleine… chère Madeleine»; moi, comme il m'échappait encore des «Madame», elle m'obligea à la nommer sans plus tarder «Emma». Puis elle me glissa à l'oreille:

– Comment appelez-vous votre mari dans l'intimité?

Je devins écarlate, parce qu'elle touchait brusquement un de mes soucis: je n'avais jamais pu encore appeler mon mari par son petit nom: «Achille», qui me déplaisait trop, et je n'avais point trouvé d'autre nom intime à lui donner parce que cela ne se trouve que quand on aime. J'eus peut-être l'air très malheureux, peut-être eut-elle pitié de moi, car elle n'était pas méchante; elle m'embrassa tendrement dans le cou en me disant:

– Dieu! que vous sentez bon!

La maman Serpe qui s'entretenait, à l'autre bout de la pièce avec son fils, nous lança:

– Ah! bien, je vois que la connaissance est faite!

Pour la maman, j'avais pu me convaincre, durant son court séjour à Chinon, que je n'aurais jamais à lui parler que de ses chiens, et spécialement de celui qui avait fait le voyage avec elle. J'eus la chance de le reconnaître parmi la «meute» et de l'appeler sans hésitation «Zuli». Ma belle-mère me trouva «décidément charmante». Elle le dit et le répéta, du moins, mais je sentais que pour elle comme pour sa fille, je n'étais qu'une jeune niaise, et qu'en dessous l'une et l'autre blâmaient mon mari d'avoir été chercher au fond de la province une jeune fille assez quelconque et sans fortune.

Ma belle-mère me parla de mon frère qu'elle avait trouvé, lors du mariage, «si joli garçon!» Elle répéta cette expression, voisine de celle que sa fille venait d'employer pour désigner le ténor, ce qui me donna à penser qu'elle était d'usage fréquent chez ces dames. Mon frère était-il encore à Tours, employé chez son carrossier? Avait-il commis quelque nouvelle fredaine? Et la mère et la fille d'éclater de rire à l'idée des premières folies de Paul, qui nous avaient fait tant pleurer nous autres, à la maison, qui avaient achevé de ruiner ma pauvre maman, et contribué pour beaucoup à mon mariage…

Pour terminer cette première visite, je commis, moi, une de ces sottises mémorables qui s'appellent «gaffes», si je ne me trompe, et qui acheva de poser la cloison entre la famille de mon mari et moi. En racontant l'emploi de ma matinée, je dis que mon mari avait eu la gentillesse de m'accompagner à la messe à Saint-François-de-Sales, – ce qui lui suscita des compliments hyperboliques, – je dis que c'était bien commode d'avoir une église aussi proche; et cette constatation ne trouvant pas d'écho, voilà que, prise de timidité, je lance la première question qui se présente à mon esprit:

– Et vous, de quelle paroisse êtes-vous?

La maman eut l'air aussi embarrassé que si on lui eût demandé la nature du terrain sur lequel reposait l'immeuble qu'elle habitait; Emma cita un nom de paroisse que sa mère s'empressa de nier énergiquement; elles se disputèrent, remontèrent à des souvenirs de mariage qui ne signifiaient rien parce qu'on avait, depuis lors, changé plusieurs fois d'appartement, de rue, de quartier. Par là, toutes deux prouvaient qu'elles n'allaient point à la messe; pourquoi ni l'une ni l'autre n'osa-t-elle dire: «Nous n'allons pas à la messe»? Je ne leur en eusse pas fait un crime: j'avais hérité, je crois, le vieux libéralisme de mon grand-père maternel et même de mon père, pourtant si ferme en ses idées; mais le curieux était que ces dames semblaient avoir honte de ne pas aller à la messe, en même temps qu'elles se moquaient certainement de moi, parce que je n'avais pas pensé qu'elles pussent ne point avoir de religion.

Je les quittai après des embrassements nombreux, mais qui ne remédiaient à rien. Bien que je n'eusse pas fait grand fond sur nos futures relations, bien que mon mari semblât plutôt les redouter, j'étais au désespoir comme je le suis toujours lorsque je me trouve en présence de quelqu'un avec qui il est clair que je ne pourrai jamais m'entendre.

Je demeurais muette dans le fiacre qui nous emportait chez mon beau-père, loin de sa famille, au quartier Latin.

Mon mari était d'une circonspection extrême; non seulement il ne se lançait jamais qu'à contre-cœur dans une conversation sur des sujets d'ordre moral, où il était malhabile et craignait sans cesse de se compromettre, mais il avait décidé, dans son for intérieur, de me laisser moi-même me débrouiller dans le chaos d'exemples que la vie de Paris devait me fournir, se fiant beaucoup au bon sens naturel qu'il se plaisait à reconnaître en moi, un peu aussi à mon ingénuité. De cette façon, il évitait, selon son expression, de me «raser» avec des sermons.

Le papa Serpe, lui, habitait, rue Monge, un tout petit appartement composé de deux pièces et d'une cuisine, au quatrième. Une femme de journée montait faire son lit, ses repas; il vivait seul, sur sa maigre retraite d'ancien chef de bureau; «ces messieurs de la Marine», comme il disait, venaient parfois lui faire une petite visite; quand il était ingambe, il descendait jusqu'au square, jusqu'aux quais, ou bien il allait, par la rue Clovis et le Panthéon, au jardin du Luxembourg. Ce pauvre bonhomme solitaire, et pas du tout déplaisant, m'émut d'une sincère pitié, et je témoignai à mon mari l'intention de venir souvent voir son père. Mais mon mari, à mon grand étonnement, et quoiqu'il fût fort respectueux de son père, ne le plaignait point, et il tenait le papa Serpe pour le plus heureux de la famille.

– Il vit en sage, me dit-il, et sans soucis d'aucune sorte.

A quelques paroles qui lui échappèrent par la suite, je devinai que le pauvre papa avait surtout été très malheureux en ménage, et que son état, par comparaison, lui semblait parfait depuis qu'il possédait la paix. Ce fut aussi à propos du papa Serpe qu'une particularité du caractère de mon mari se démêla: il était impitoyable pour les gens maladroits; il se moquait constamment de ceux qui n'avaient pas su arranger leur vie. A son avis, évidemment, son père, ou bien avait fait un mariage mal assorti, ou bien s'était montré incapable de gouverner son ménage.

Outre son père, sa mère et sa sœur, mon mari possédait à Paris ses cousins Voulasne. Cela avait été un vif dépit pour lui de ne point voir à Chinon, lors du mariage, ses cousins Voulasne. Il nous avait tant parlé d'eux! Depuis longtemps il décrivait à ma grand'mère éblouie leur hôtel de la rue Pergolèse, leur villa à Dinard; il nous affolait tous en nous racontant leur existence agitée à Paris, énumérant leurs voyages aux quatre coins du monde, entrepris pour un oui, pour un non; c'étaient de très riches cousins. Madame Voulasne, qu'il appelait «ma cousine Henriette», était une excellente femme, presque jeune encore, quoique mère de deux grandes filles de quinze et dix-sept ans, Isabelle et Irène, – cette dernière surnommée Pipette, sans que personne sût pourquoi, – «assurément, deux futures amies pour moi.» Quant au cousin Gustave, c'était «un tout à fait bon homme, ah! qui, par exemple, n'engendrait pas la mélancolie». Et, à propos de voyages «entrepris pour un oui, pour un non,» au moment où nous allions annoncer aux Voulasne la date assez prochaine de la cérémonie, les Voulasne informaient mon fiancé qu'ils partaient, mieux: qu'ils étaient partis pour une croisière en Norvège! Il est vrai qu'ils nous avaient envoyé de là-bas, avec des vues de fjords, des lettres si gaies! et fait envoyer chez nous à Paris le plus cossu de mes cadeaux: tout mon service d'argenterie. Nous avions bien échangé, mes nouvelles cousines et moi, de ces lettres aussi insignifiantes qu'il est possible entre femmes qui ne se sont jamais vues, mais rien n'avait consolé mon mari de cette croisière inopportune, soudainement entreprise quatre semaines avant son mariage.

La première fois que nous rencontrâmes les cousins Voulasne, rue Pergolèse, un bruit d'une nature extraordinaire et qui ne pouvait me rappeler que celui des fléaux battant le blé, nous frappa les oreilles dès l'entrée. Dans un large escalier où un domestique nous précédait, le vacarme s'accrut; nous levions des yeux effarés; le domestique faisait effort pour ne point sourire. Tout à coup mon mari s'écria: «Ah!.. c'est Pipette!..» Et nous vîmes au-dessus de nous, sur le premier palier, la plus jeune des demoiselles Voulasne.

Elle était chaussée d'immenses patins de bois, dont j'ignorais le nom, rapportés de Norvège; en essayant de glisser, elle avait dû bousculer tous les meubles, ou bien elle marchait comme avec des bottes de sept lieues. Et elle allait bel et bien s'élancer sur les marches. Mon mari se précipita pour l'en empêcher; mais elle, assurée du sauvetage, raidit les jambes, étendit les bras, et s'abandonna… Mon mari reçut la jeune Pipette contre sa poitrine, tandis qu'un des patins démesurés s'implantait entre les rinceaux de la rampe, si malencontreusement, qu'il fallut s'employer à délier les courroies qui l'attachaient à la cheville.

Pendant cette opération, mon mari, soutenant Pipette comme une gamine, me présentait à elle. Ah! bien, c'était une présentation dénuée de cérémonie!

Elle était d'ailleurs charmante, cette jeune Irène ou Pipette. La figure animée par le singulier exercice dont nous n'avions connu que le finale, ses yeux bleus, allongés, retroussés aux tempes, étincelaient comme ses cheveux de mousse blonde; elle avait le teint d'une fleur de pêcher. Elle m'apprit sans plus tarder que les instruments qu'elle venait de quitter se nommaient des «skis» et elle m'en dit l'usage dans les pays de neige.

– Isabelle, ajouta-t-elle, n'est pas fichue de se tenir debout là-dessus… Quant à Gustave et à Henriette, n'en parlons pas!..

– Qui ça, Gustave?.. Qui ça, Henriette?..

Mon mari me souffla que c'étaient le père et la mère de Pipette.

Je souris et songeai à la figure que ferait ma grand'mère si je lui apprenais que j'avais des cousines qui appelaient leur père Gustave et leur mère Henriette!

Enfin, on nous introduit dans un salon qui me paraît vaste et splendide, où j'avise tout de suite un très beau piano à queue, une partition ouverte sur le pupitre: quelle chance!.. une maison où l'on fait de la musique!.. Et mon mari qui ne m'avait pas dit cela!.. Quelle musique joue-t-on ici?.. Ah! voyons!.. Chansonnette chantée au Concert-Parisien par mademoiselle Dédé:








Et il y a sur ce magnifique Érard des piles de cahiers; pas un ne porte le nom des maîtres avec qui j'ai passé de si belles années d'enthousiasme… Mon mari me vantait les grandes dimensions de la pièce, la hauteur des fenêtres; c'était lui qui avait édifié la belle cheminée à hotte d'après un modèle du château de Blois. On entendait des pas à l'étage supérieur, et un lustre énorme faisait tintinnabuler ses pendeloques de cristal. Nous marchions sur des tapis épais; des portes à double battant étaient ouvertes sur d'autres pièces; on apercevait au loin un billard. Tout à coup un monsieur se trouva près de moi, sans que je l'eusse entendu venir, un homme grisonnant, de mine un peu chafouine, des moustaches de chat, relevées au fer, et qui dit:

– Bonjour, mon cher Serpe; présentez-moi donc, je vous prie, à votre charmante femme…

Mon mari me présenta, sans commentaire aucun:

– Monsieur Chauffin.

M. Chauffin, dont je n'avais jamais entendu parler, m'adressa un compliment.

Là-dessus Henriette et Gustave entrèrent, épanouis, joyeux, me donnant tout de suite l'idée d'enfants qui viennent de jouer. Pipette leur ressemblait à l'un et à l'autre.

Henriette vint à moi les bras tendus et m'embrassa ferme sur les deux joues; son mari, le visage souriant et rose, le crâne rond et brillant, me prit les deux mains et me dit sans façon que j'avais bien raison de venir habiter Paris. Ils étaient si francs, si jeunes et si gentils que ce n'étaient pas des gens à qui l'on pût songer à reprocher quelque chose: il ne fut aucunement question de leur absence au mariage. La fille aînée Isabelle était jolie, mais me parut, de toute la famille, la moins aimable. Elle s'avança, la lèvre un peu boudeuse, derrière son père, et me souhaita la bienvenue comme tout le monde, mais d'un air détaché et lointain. Pipette, qui avait décidément le diable au corps, souffla à l'oreille de mon mari:

– Les amours de mademoiselle ne vont pas!

Je l'entendis et ne pus m'empêcher de rire.

Sa mère, sans savoir de quoi il s'agissait, me dit:

– Elle vous scandalisera plus d'une fois, je vous en avertis…

– Mais, ma cousine, je vous prie de croire…

– Oh! oh! je sais, je sais! dit-elle, mon cousin a de la chance d'avoir su dénicher l'oiseau bleu dans le Jardin de la France… A Paris, vous verrez ce que c'est…

Moi, qui étais plutôt disposée à croire que tout était mieux à Paris qu'à Chinon, et qu'en particulier mon éducation offrait beaucoup de points critiquables, je commençai de protester en faveur des usages de Paris. Mais je m'aperçus vite que ces sortes de questions étaient totalement étrangères à la famille Voulasne: ni Gustave ni Henriette ne s'étaient jamais préoccupés de savoir si la méthode des religieuses ou des grand'mères provinciales était ou non supérieure à leur méthode à eux qui consistait à laisser pousser leurs filles au petit bonheur. Madame Voulasne me demanda si j'avais déjà été au théâtre depuis notre arrivée à Paris, si j'avais joué la comédie dans mon pays, et si je chantais. Alors, et aussitôt, M. Chauffin, qui était demeuré là, prit part à la conversation. On préparait chez les Voulasne une soirée pour le mois de décembre, où il s'agissait de jouer une «Revue de fin d'année». La maman y devait tenir le rôle de commère; chacune des filles y figurerait; on me montra les dessins des costumes qu'elles devaient revêtir; on me fit juge dans la question de savoir si Pipette ne pouvait pas s'y montrer en travesti: «Elle est si enfant, disait Henriette, je vous demande un peu si cela tire à conséquence!.. Il y a des gens, dit-elle, en se tournant vers Isabelle, l'aînée, la boudeuse, qui sont décidés à voir le mal partout…» Gustave, entre autres rôles qui lui étaient échus, se promettait grand plaisir de jouer le «kanguroo boxeur». Madame Voulasne m'entraîna à part pour me dire:

– Est-ce que vous ne seriez pas heureuse, ma chère cousine, d'entendre applaudir votre mari?.. Tâchez donc de le décider à faire assaut avec le kanguroo!..

Je dus promettre mon intervention, moyennant quoi je remarquai que je pénétrais dans les bonnes grâces des cousins Voulasne. Gustave lui-même, qui, au début, et malgré ses gentillesses, semblait un peu méfiant vis-à-vis d'une ex-jeune fille aussi bien élevée que moi, me fit mille grâces, me promit maints agréments dans sa maison, et, enfin, croyant m'être tout à fait agréable, me dit:

– Et puis, vous savez, ce n'est pas ici qu'on vous demandera jamais de jouer du Wagner!..

Et il riait, mon bon cousin Voulasne, et il était si satisfait de m'avoir dit cela, que c'en était touchant!

Les choses allaient si bien que l'on nous fit, séance tenante, les honneurs d'une répétition partielle.

D'un portefeuille de ministre, M. Chauffin, sans se départir de son flegme, tira des partitions corrigées à la main et des pages manuscrites, s'assit au beau piano et chantonna d'une voix grise et sale, où il mettait, disait-il, «toute la canaillerie voulue». Dans la revue, c'était lui qui composait les couplets.

Mon mari était radieux en quittant la rue Pergolèse; il me dit:

– Vous avez gagné les cousins, j'en suis bien aise!

– Qui est-ce donc, demandai-je, que ce monsieur Chauffin?

– Un ami qui leur a fait acheter l'hôtel où vous les avez vus, et qui les distrait.

– Mais à qui votre cousine faisait-elle allusion en disant: «Il y a des gens qui sont décidés à voir le mal partout?»

– C'est aux Du Toit. Les Du Toit ont un fils, nommé Albéric, qui aime Isabelle et qu'Isabelle aime davantage. Monsieur Du Toit est président du tribunal civil. Ce sont des gens d'une correction un peu rococo, qui ne se plaisent pas beaucoup chez les Voulasne, surtout depuis que les cousins sont lancés, mais qui y viennent cependant, parce que leur fidélité envers leurs anciennes relations est à toute épreuve. Ils blâment le travesti pour une jeune fille. Ma cousine ne peut pas les souffrir.

– Alors, la pauvre Isabelle qui aime son Albéric?

– Oh! le mariage se fera quand même, tôt ou tard; parce que les parents d'aujourd'hui ne s'opposent plus guère à un mariage qui plaît à leurs enfants…

Mais je dus exposer à mon mari la raison qui m'avait valu de «gagner» ses cousins. Lorsque je lui eus confessé la mission acceptée par moi, il fut tout chagrin. Il n'aimait pas à se costumer, à moins que ce ne fût, disait-il, «en personnage noble», à cause de sa situation. Déjà, à plusieurs reprises, il avait dû recourir à des stratagèmes pour échapper aux instances de ses cousins Voulasne qui refusaient obstinément d'admettre qu'on ne s'amusât pas là où ils prenaient, eux, leur plaisir.

– Ils m'en gardent une dent, disait-il; je suis sûr que c'est à cause de cela qu'ils ne sont pas venus au mariage…

Pendant des jours, il ne sut à quel parti se résoudre. Il me demandait mon avis, et j'étais bien embarrassée de le lui donner. Pour moi, l'idée de se déguiser en kanguroo me paraissait puérile ou ridicule, mais je ne jugeais pas selon l'opinion de Paris; je jugeais avec le dédain que mes parents, qui, sur les spectacles, n'étaient pas loin de penser comme Bossuet, professaient pour tout ce qui était susceptible de ravaler «la dignité de l'homme». Mais je sentais que de si grands motifs ne seraient pas de mise. Depuis mon mariage, je remarquais que les raisons de juger les choses et les gens diminuaient progressivement de gravité, et, accoutumée que j'étais à mesurer tous les actes par rapport à une certaine altitude, j'avais de plus en plus de peine à savoir que penser et que dire. Dès que ce n'est plus Dieu qui est le point de départ et l'aboutissement de tout, comme tout change!..

Jusqu'à présent, aux heures où je me trouvais seule avec mon mari, surtout aux repas et dans la soirée, le sujet de la conversation entre nous avait été presque uniquement notre installation, ce qu'elle avait d'incomplet, ce par quoi nous pourrions l'améliorer; le transport d'un meuble d'une place à une autre, le tamponnement d'une patère, le vide de telle encoignure où une console était indispensable, faisaient le principal objet des pensées d'un architecte ami du confortable; et j'avoue humblement que j'y prenais intérêt, en attendant mieux. L'affaire du kanguroo vint donner un peu d'ampleur à nos propos. Jamais les bons cousins Voulasne ne se doutèrent de l'angoisse où leur proposition nous plongea. Et cette angoisse était accrue chez mon mari par la crainte qu'il ne m'en demeurât une impression défavorable aux Voulasne. A tout prix, je le sentais bien, il tenait à ce que les Voulasne m'eussent conquise, comme j'avais conquis, affirmait-il, les Voulasne; aussi n'agitait-il la question du kanguroo qu'en y mêlant d'hyperboliques louanges de ses cousins, mais il ne pouvait se retenir d'agiter la question du kanguroo. J'en souriais, bien qu'elle m'ennuyât autant que lui, et par la difficulté présente et par ce qu'elle me faisait augurer de difficultés à venir. Nous devions revoir les Voulasne avant la fin de la semaine, et il fallait qu'à cette date une détermination fût prise.

J'osai pencher pour un refus bien net et fondé non sur une répugnance de mon mari ni de moi, mais sur l'esprit assez fâcheux des ateliers, que me dépeignait mon mari, où certaines mauvaises têtes se feraient un plaisir de tourner le «patron» en dérision pour peu qu'on le sût affublé d'une peau de bête. C'était mon mari lui-même qui m'avait, entre autres, fourni ce prétexte de s'abstenir. Mais quand j'eus l'air de l'adopter, il me fit:

– Non, non, ce n'est pas possible!

– Pas possible? Mais enfin, quoi? Vos cousins ne veulent pas votre perte?

– Ils ne pensent guère à cela!..

– Eh bien, alors?

– Mais ils ne pensent et ne penseront jamais qu'à une chose: c'est qu'ils désirent m'avoir en kanguroo!..

Une idée lui vint:

– Peut-être, pourrais-je éviter ce que la chose a de plus désobligeant, en figurant seulement en habit, en tenue de soirée, en gentleman, enfin?.. Quelques coups de poing échangés avec Voulasne, lui, costumé comme il lui plaira… cela serait inoffensif?..

Il avait eu d'abord plus peur de me déplaire à moi que de s'exposer à la risée de ses ateliers, mais plus encore qu'à ne pas me déplaire il tenait à ne pas manquer aux Voulasne.

Et dès la première entrevue, il leur proposa l'habit, la «tenue de gentleman». Henriette m'embrassa quatre fois; le cousin Gustave me pressa les mains comme des citrons. Il fut admis que c'était à mon intervention qu'on devait ce succès. L'habit? Mais c'était au contraire la solution la plus élégante. M. Chauffin, qui était là encore, le déclara; et voici comment il voyait la scène: «le kanguroo appuie par mégarde sa queue, qui, comme on sait, lui sert de pivot pour s'asseoir, sur le pied d'un monsieur. Bon. Celui-ci se retourne vivement et se dispose à lui jeter son gant à la figure… hein?.. lorsqu'il s'aperçoit qu'il a affaire à un animal ignorant les lois du duel et qui lui propose de boxer sur-le-champ… Quoi?.. Qu'en dites-vous?..»

La joie des Voulasne était si bonne à contempler que j'en oubliai un instant l'inquiétante faiblesse de mon mari à leur égard et le servage qu'elle nous promettait. Ce n'étaient, en tout cas, pas de méchantes gens; c'étaient des gens pour qui la vie se réduisait à des jeux, à de continuelles parties de plaisir; et ils avaient peut-être toute l'inconscience et toute la bonhomie égoïste et cruelle des enfants dont ils pratiquaient les passe-temps.

Les Voulasne ne savaient plus, cette fois, comment me manifester leur gratitude. Ce n'était pas assez, aujourd'hui, de me promettre, comme la dernière fois, qu'on ne me demanderait jamais chez eux de jouer du Wagner; ils se concertèrent un moment avec leur ami Chauffin, puis ils parlèrent à mon mari avec des mines de confidence. Je vis mon mari froncer les sourcils, esquisser une grimace curieuse qui voulait ne pas être une grimace et qui, assurément, en était une; il dit à mi-voix:

– … C'est peut-être un peu tôt encore…

Mais Henriette, n'attendant pas la réponse, s'était déjà précipitée vers moi, disant:

– Cette chère petite, il faut bien lui faire connaître les agréments de Paris! N'est-ce pas, Madeleine, que vous voulez bien nous accompagner ce soir au Concert-Parisien… Ah! écoutez, mon cher cousin, dit-elle, comment voulez-vous que votre femme goûte notre revue, si elle n'a pas vu la grosse Dédé que j'imite dans «Moi, j'casse des noisettes?..»

L'argument n'admettait pas de réplique. Moi d'ailleurs, j'ignorais totalement ce que c'était que le Concert-Parisien. Pourquoi mon mari avait-il fait la grimace?.. En tout cas, et à cause même de la réputation que j'avais, je voulais ne pas passer pour bégueule. Je me contentai de répondre:

– Mais cela dépend de mon mari; s'il y consent, moi je suis toute disposée…

– Cette petite femme est un ange! s'écria Henriette, tenant la chose pour convenue sans consulter de nouveau mon mari.

Mon mari n'était pas plus content de me mener au Concert-Parisien que de figurer au programme de la revue des Voulasne, fût-ce sous le nom de Trois Astérisques; il n'était pas content de lui-même; il avait ce genre de tristesse morne, que j'ai tant connu depuis lors, pour mon propre compte, et qui provient d'avoir cédé à des gens qui n'eussent jamais compris pourquoi on ne leur a pas cédé. Tous les quatre, et M. Chauffin, les jeunes filles étant abandonnées, au grand désespoir de Pipette, nous occupâmes ce soir-là une loge au Concert-Parisien.

Je n'avais de ma vie pénétré dans une salle de spectacle. Malgré le préjugé de ma famille, et peut-être même à cause de leurs préventions austères, j'imaginais tout spectacle, et particulièrement de Paris, comme un miraculeux enchantement propre à ravir l'esprit, l'imagination et les sens. Le Concert-Parisien ne me donna absolument rien qui pût correspondre à mes illusions. Mon mari, d'une façon trop apparente, s'inquiétait de ce que je pusse être choquée outre mesure par les termes orduriers ou obscènes dont les chansons étaient, comme on dit, «émaillées». Ce n'était pas cela qui me faisait mal, mais c'était un mélange de doucereux et d'ignoble, de chuchotements sournois, d'airs de valses suaves, de dégoûtants hoquets; la lune, l'amour, la douleur, la mort… la crapule brochant sur le tout… Toutes les choses reconnues belles étaient, pour le ragoût du contraste, traînées dans le bourbier. Je crois sincèrement n'avoir jamais eu en moi rien de prude, malgré mon éducation qui le fut beaucoup; j'étais pleine de complaisance pour toutes les nouveautés, préparée aux plus déconcertantes; mais l'avilissement soutenu et de parti pris me paraissait la plus pénible entreprise qui se pût voir. L'abject était ce qui faisait infailliblement sourire; ce qui me semblait être le plus platement niais était ce qui déchaînait les applaudissements.

Je ne disais rien; je me tenais très bien; je sentais malgré moi les coins de ma bouche descendre, mais personne ne s'apercevait de cela; mon mari était derrière moi; Henriette, Gustave et M. Chauffin n'étaient là que pour s'imprégner des gestes, du ton, de l'attitude, enfin de toutes les finesses de leurs modèles, car si madame Voulasne devait chanter comme la grosse Dédé, Voulasne qui affectionnait décidément les travestissements, devait paraître non seulement en kanguroo, mais en femme, et sous les apparences d'une grande bringue véritablement endiablée, alors en vogue et dont le nom est à présent perdu. M. Chauffin ne trouvait pas ici son type, lui, et l'on nous promettait une autre soirée destinée à l'étudier dans un établissement de Montmartre. M. Chauffin traitait de l'art de ces infortunés diseurs d'ordures avec un sérieux doctoral. Je n'ai, depuis cette soirée, entendu personne, chez les Voulasne, prendre une question à cœur comme le faisait M. Chauffin pour les couplets de music-hall. Et les Voulasne, l'un comme l'autre, buvaient ses paroles; et mon mari ne sourcillait pas. Enfin il n'y avait pas jusqu'à cette atmosphère luxueuse des fauteuils et des loges, jusqu'à certaines chansons à allure justicière ou vengeresse, et jusqu'à des sortes d'hymnes patriotiques vociférés sur un mode auguste, singeant la cantate officielle et touchant les plus hauts gradins des sentiments sacrés, qui ne contribuassent à donner une apparence de cérémonial à tout ce qui s'accomplissait dans cette réunion, qui ne confirmât l'attitude de M. Chauffin, la foi des deux Voulasne, et qui ne signalât à mes yeux naïfs le caractère de divertissement national qu'accordait tout ce monde-là aux moindres pitreries exécutées dans un cadre à la mode.

C'était peut-être très bien, ce qu'on nous donnait à ce concert! C'était très probablement dit et chanté par des artistes excellents et dont le mérite n'échappait qu'à moi, nouvelle venue, imbue de préjugés; je ne voudrais pas insinuer le contraire; mais je déclare ce qui m'a frappée, moi qui tombais de la lune, et ce dont je ne pouvais absolument pas m'empêcher d'être incommodée, ou tout au moins étrangement stupéfaite, à savoir l'état d'esprit où devaient s'enliser tant de gens et de si divers, pour prendre plaisir à mêler, fût-ce avec tout l'art possible, quelques-uns des sentiments les plus élevés à une sélection de motifs pris exclusivement parmi ceux qui nous ravalent au plus bas degré de l'échelle des êtres. Tant pis si j'emploie de grands mots! mais vingt ans après cette singulière expérience, je me soulage de mon dégoût inexprimé sur l'heure.

Dans la bousculade de la sortie, j'entendis qu'Henriette disait à mon mari:

– Mes compliments! elle n'a pas bronché.

Et, en effet, je ne bronchai jamais. Et l'on me tint pour quelqu'un le jour où j'eus accompli, sans broncher, la «tournée» des cafés-concerts, cabarets, tavernes et «bouis-bouis», etc., dont la connaissance me mettait en état, selon l'expression de ma cousine Voulasne, «de pouvoir causer avec n'importe qui». J'acceptai cette épreuve un peu comme une brimade, mais autour de moi on la traitait comme une initiation, faute de quoi il semblait que je n'eusse pas été tout à fait femme.




IV


J'appris ainsi à connaître le milieu ou j'étais appelée à vivre, et à ne pas trouver trop mauvais que mon mari boxât sur la petite scène des Voulasne avec un kanguroo. Comparée à ce que j'avais vu durant six semaines, cette séance chez les Voulasne me parut innocente. Ma cousine Henriette s'y montra bien en élève docile et béatement admirative de la grosse Dédé; mon cousin Gustave et M. Chauffin y incarnèrent bien les types de quelques-uns des plus «pâles voyous» que nous eussions applaudis dans les «boîtes» les plus hardies de la Butte; mais M. Chauffin avait rimé des couplets totalement dépouillés de ce qui faisait ailleurs leur piquant, et édulcorés au goût d'un salon où il se trouvait des jeunes filles. C'était la transcription de l'ineptie énorme et de la révoltante trivialité en petits bouts-rimés inoffensifs et de bon ton: sinistre farce dont il fallait être, comme moi, une étrangère encore, pour saisir le burlesque et la misère, car, à mon tour, je ne vis personne «broncher».

On surélevait, en ces occasions, chez les Voulasne, le sol du petit salon qui formait ainsi la scène. C'était une scène minuscule et d'accès peu commode, mais qui rappelait d'autant mieux la plupart des théâtres à côté qu'il s'agissait précisément de singer. On se pressait, se tassait dans le salon, dans la salle à manger, et jusque dans la salle de billard, d'où l'on ne voyait rien.

Je me trouvai assise à côté d'un monsieur d'un certain âge, fort distingué, à qui un voisin d'arrière souffla mon nom; le monsieur se présenta alors à moi, puis me présenta sa famille groupée devant nous. C'étaient tous les Du Toit. Trois visages se retournèrent en même temps, celui de madame Du Toit, celui de son fils, Albéric, récemment inscrit au barreau, aimé d'Isabelle, et celui d'un autre jeune homme, nommé M. Juillet, un neveu. Ces deux jeunes gens se levèrent, comme mus par un ressort, et me firent un salut, en laissant tomber leur tête en avant, avec un parfait ensemble. Madame Du Toit fut d'une amabilité très marquée. C'était une femme de cinquante-cinq ans environ, à cheveux blancs. Je fus charmée de voir une femme à cheveux blancs: ne m'étais-je pas figuré qu'à Paris toutes les vieilles dames avaient, comme ma belle-mère, la prétention d'être éternellement jeunes! A ses façons, à ses paroles, à son empressement, je devinai que ce qu'on appelait «ma réputation» lui était connu et que son intime vœu eût été de voir son fils épouser quelqu'une de mes pareilles. Ses aménités ne laissaient pas d'être même un peu gênantes pour moi, car en faisant allusion à différents épisodes de ma biographie qu'elle connaissait par cœur, n'avait-elle pas l'air de reprocher au jeune Albéric de n'avoir pas su s'éprendre d'une jeune fille née dans le Jardin de la France, à Chinon, exactement, élevée au Sacré-Cœur de Marmoutier, nulle part ailleurs? Je pensais que ce garçon qui aimait Isabelle Voulasne, allait devenir pour moi un mortel ennemi. Mais non! Albéric était bien élevé lui aussi, il semblait acquiescer en tous points aux idées de sa maman; il me regardait, de confiance, avec une considération excessive.

Isabelle distribuait des programmes; et, chaque fois qu'elle passait devant notre rangée de chaises, ses beaux yeux ennuyés rencontraient ceux d'Albéric. Il était clair qu'elle s'acquittait de son rôle avec une nonchalance calculée, et que si tant de fois on lui signalait des personnes oubliées par elle, elle les avait oubliées pour se ménager l'occasion de repasser près d'Albéric. Il était non moins évident que, ni d'une part ni de l'autre, les parents n'étaient favorables au mariage des deux amoureux. Moi, qui me souvenais d'amours contrariées, je suivais avec sympathie le manège compliqué, dissimulé, passionné des tendres regards, et je ne pouvais m'empêcher de faire des vœux pour que ce mariage se conclût en dépit des obstacles.

Isabelle avait obtenu que sa sœur ne s'exhibât pas, ce soir, sur le tréteau de music-hall, en travesti. Pipette ne cachait ni son dépit, ni sa fureur au jeune avocat et à sa famille, le zèle austère de son aînée n'étant pour tous qu'un hommage aux mœurs «antiques», disait-on, des Du Toit. Antiques ou non, ma conviction était que les mœurs des Du Toit épargnaient, cette fois du moins, à la jeune Voulasne un divertissement qui lui eût été très défavorable.

Je fus humiliée d'être au milieu des Du Toit lorsqu'on applaudit l'assaut entre le kanguroo et M. Trois Astérisques. Il me semblait que ces Du Toit participaient à ma répugnance pour de telles plaisanteries, et tout mon orgueil de famille se hérissait… Je me souvenais d'avoir entendu, quand j'étais petite, une grande salle comble applaudir mon père; c'était lorsqu'il venait de faire un discours sur les sombres devoirs qui incombaient à la jeunesse, après la guerre, et deux hommes le soulevaient pour le mettre debout, parce que sa jambe fracassée par une balle était encore dans un appareil… Mon Dieu! on ne peut pas exiger que l'on n'applaudisse que les invalides glorieux ou les orateurs; mais ce rapprochement, entre les deux hommes qui me tenaient de plus près, mon mari et mon père, s'imposait par hasard à moi, malencontreusement…

On m'accabla de compliments sous le prétexte que mon mari avait eu «le plus joli succès». Personne n'était moins fier que moi du succès remporté par mon mari, et rien ne pouvait m'être plus désagréable, pour une première fois que je me trouvais à Paris dans une réunion assez nombreuse, que d'être remarquée à un pareil titre. J'aurais voulu me cacher sous terre, je me sentais pâlir et verdir de dépit. Pour comble de disgrâce, d'autres personnes m'entendant complimenter s'écrièrent alentour: «Comment! cette charmante jeune femme est madame Achille Serpe!..» et demandèrent à m'être présentées et me félicitèrent de plus belle. J'étais cousine des Voulasne, on ne me le laissait point oublier; de plus, mon mari avait un pied sur leur scène, et l'on me faisait sentir toute la responsabilité que j'endossais du présent spectacle.

– Et vous, madame, comment se fait-il que vous n'ayez pas accepté un rôle?.. Ah! je parie que c'est la timidité qui vous retient!.. Cela vous passera au bout de quelques mois de Paris… D'ailleurs, vous êtes excellente musicienne, m'a-t-on dit: par là, on peut toujours se rendre utile…

– Mais, objecta M. Juillet, le neveu des Du Toit, qui n'avait point parlé jusqu'ici, on peut avoir le talent de Rubinstein et manquer de ce qu'il faut pour accompagner: «Moi j'cass' des noisettes!..»

Ah! ah! il avait la dent un peu dure, ce M. Juillet; mais si son observation était d'une malignité sournoise envers la maison, elle témoignait une fine intuition de mes sentiments, et j'en fus frappée.

J'aurais bien voulu répondre quelque chose qui montrât à ce jeune homme que j'avais compris, que je lui savais gré de me deviner un peu; mais ce que je cherchais, je le trouvai un quart d'heure après. En attendant, je me contentai de rougir comme une sotte.

Aussitôt, mécontente de moi, voilà que je me retourne tout entière contre moi-même, et que je me reproche de manquer de complaisance pour les plaisirs de la maison Voulasne, et de n'être, moi, qu'une orgueilleuse gonflée de prétention. Que je me sentais mal à l'aise! Le spectacle auquel je venais d'assister m'attristait malgré moi, et parce que toute l'âme que l'on m'avait faite se révoltait contre de si piètres distractions; mais dédaigner ces puérilités, mépriser ce qui faisait l'agrément de bonnes gens sans malice, n'était-ce pas manquer de charité, de goût même, et peut-être d'intelligence?

Mon mari, ayant ôté son faux nez et quitté les coulisses, vint me rejoindre au moment où je subissais cette crise au milieu d'un cercle d'adulateurs. Les exclamations éclatèrent de nouveau et les félicitations recommencèrent.

Je croyais qu'il allait en rire et se moquer tout le premier du rôle qu'il avait joué, mais il recevait les compliments avec son sérieux ordinaire, et il se rengorgeait! Il ne douta pas un instant que, si j'avais eu, – et de concert avec lui, – des appréhensions touchant cette soirée, elles ne fussent évanouies, dissipées comme les siennes, par la magie d'un seul mot prononcé, mais du mot fatidique à Paris: le succès.

Je dus faire porter mes compliments, moi aussi, aux cousins Voulasne qui étouffaient sous une masse humaine claquant des mains, hurlant comme un peuple en délire. Ils partageaient le succès, mais le gros succès, eux, avec deux jeunes femmes, madame Kulm et madame de Lestaffet, que le coiffeur de l'Opéra, – s'il vous plaît! – avait grimées, mais à les égaler aux originaux, l'une en Grille-d'Égout et l'autre en La Goulue, – deux «chahuteuses» alors célèbres sur la Butte, – et qui avaient pris part, en face de M. Chauffin en «Valentin-le-Désossé», à un quadrille dit excentrique, digne, en vérité, de ceux que nous n'avions pas manqué d'aller voir, le mois précédent, à l'Élysée-Montmartre et même au Moulin de la Galette.

Il y avait peut-être une certaine rivalité entre madame de Lestaffet et madame Kulm, parce qu'on prétendait que La Goulue était plus jolie que Grille-d'Égout, mais cette vétille mise à part, je n'ai jamais vu, non, de ma vie je n'ai vu des êtres humains aussi parfaitement heureux, des gens donnant mieux l'apparence d'avoir accompli ce pourquoi ils étaient créés et mis au monde, et plus satisfaits et plus fiers de leur acte, plus dépourvus d'arrière-pensées, plus incapables de soupçonner qu'il pût y avoir action supérieure à la leur, que mesdames Kulm et de Lestaffet pour avoir dansé le quadrille propre aux filles de Montmartre, et que mes cousins Voulasne et leur ami Chauffin, pour s'être crus un instant confondus avec la grosse Dédé, le kanguroo boxeur ou Valentin-le-Désossé…

Le monde, évidemment, était nouveau pour moi, et l'on jugera ma stupeur bien naïve, mais rien, jusqu'à présent, ne m'avait paru extraordinaire; or, cela me parut extraordinaire. Je n'avais jamais assisté, en province, qu'à des réunions ayant pour but, soit de faire entendre de la musique, soit de favoriser des mariages: je n'avais jamais vu de grandes personnes s'amuser.

Tout l'épanouissement de ma cousine Henriette, on le put mesurer en le voyant s'affaisser comme un ballon crevé, une fleur ébouillantée, lorsque la famille Du Toit vint faire ses politesses. Henriette n'aimait pas les Du Toit qui lui représentaient des empêcheurs de danser en rond, mais aujourd'hui elle ne leur pardonnait pas d'avoir empêché Pipette de figurer sur le tréteau. Comment les Voulasne avaient-ils laissé se développer chez leur fille un amour qui menaçait de les river à jamais aux Du Toit? Mais, parce que les Voulasne, innocents comme des enfants, dans leurs plaisirs, «ne voyaient jamais de mal nulle part». Que de fois, depuis lors, ai-je entendu à propos des Voulasne répéter cette expression: «Ils ne voient jamais de mal nulle part!» Ils prenaient leurs ébats, toléraient que chacun prît les siens, sans en venir à croire que prendre ses ébats pût entraîner des conséquences sérieuses. Mais le sérieux naît sous les pas les plus légers, et la fille aînée des Voulasne était touchée par un amour avec lequel on ne badine point.

Isabelle aimait Albéric Du Toit; et depuis qu'elle avait pris en dédain les divertissements de la maison, elle manifestait une antipathie toute neuve pour M. Chauffin, l'organisateur des plaisirs, qui l'avait amusée jusqu'alors; elle affectait une tenue réservée, de graves pensers, un penchant pour «la grande musique», un vif mépris pour toute scène qui n'était point celle de la Comédie-Française. Elle s'assimilait par amour tout ce qu'elle connaissait des Du Toit, moins leur savoir-vivre, leur discrétion: et elle les compromettait et les rendait haïssables en agitant le drapeau de leurs opinions, qu'ils ne déployaient point eux-mêmes, et en dessinant la caricature de ce qu'ils auraient pu être s'ils n'avaient été, en réalité, de charmantes gens sans prétention, sans exigences, mais d'une vie opposée bout pour bout à celle que menaient les Voulasne.

Vu mon mariage tout récent, je ne devais point être séparée de mon mari au souper; mais, comme on se plaçait librement, nous fûmes environnés par les Du Toit, qui décidément s'intéressaient à moi. Ah!.. ma réputation!

M. Juillet avait offert le bras à Isabelle, mais le cher Albéric n'était pas loin. La jolie amoureuse, de qui je n'avais vu jusqu'ici que la moue, se montra pour moi pleine de prévenances. Je goûtai beaucoup la conversation de M. Du Toit, où il y avait de la solidité, de l'expérience, une disposition à s'élever au-dessus des menus faits qu'on raconte. De toutes les personnes que j'avais vues jusqu'ici à Paris, c'était lui qui me rappelait le plus mon grand-père, quand il avait à qui parler. M. Juillet, plus concentré, était un jeune agrégé qui sortait de l'École normale; il y avait de l'amertume en lui et je ne sais quel sombre feu; était-il rongé d'une inquiétude mortelle? relevait-il de quelque blessure? on se le fût demandé; avec cela une certaine finesse rieuse allant jusqu'à la folâtrerie tout à coup, pour s'enfoncer, l'instant d'après, et plus volontiers, dans les profondeurs. On lui prêtait de l'ironie, ce qui lui faisait beaucoup de tort. Il avait parfois des mots cinglants, c'est certain; mais il en avait aussi d'autres qui le rendaient agréable.

Le souper fut pour moi la meilleure partie de la soirée, et il eut été presque un plaisir, si je n'eusse senti que mon mari était sur les épines parce que nous étions là groupés avec les Du Toit qui, dans la maison, se trouvaient momentanément en disgrâce. Aussi s'efforçait-il, autant que possible, de lancer quelques mots par-dessus la tête des Du Toit, afin de prouver qu'il ne s'enfermait point dans leur compagnie, des mots que l'on pût même interpréter comme une demande de secours; et on lui en envoyait en retour qui produisaient un effet baroque par leur réalisme concret au milieu des propos déliés, érudits, moraux ou spirituels de M. Du Toit ou de M. Juillet. Je me souviens par exemple que la conversation, autour de nous, roulant sur ce sujet: «Quel est le plus précieux des biens?» et quelqu'un ayant dit: «L'espérance», M. Juillet nous citait le texte d'une bien belle inscription latine, recueillie par lui sur une dalle d'église: «Hic, in diem resurrectionis reservantur animae…» c'est-à-dire: «Ici sont réservées, pour le jour de la résurrection, les âmes d'un tel… etc.» et il nous faisait frissonner en nous soulignant la grandeur de cette expression qui tue l'horreur de la mort en nous imprégnant de la certitude d'un jour à venir, lorsqu'un mot, qui mettait en liesse la table voisine, dévasta comme une trombe la sereine image qui nous charmait. Il s'agissait d'un trou au maillot de madame de Lestaffet; il y avait eu, paraît-il, un trou au maillot de madame de Lestaffet; quelques témoins le décelaient; madame de Lestaffet l'avouait; et M. Chauffin improvisait déjà un couplet pour la revue prochaine, sur le trou au maillot de madame de Lestaffet. Cela ne prouve ni qu'il fût mauvais de s'égayer du trou au maillot de madame de Lestaffet, ni qu'il n'y ait place légitime pour des plaisirs différents de celui qu'on éprouve à déchiffrer de belles épitaphes! Mais ce choc demeura pour moi inoubliable parce que, m'étant tournée vers mon mari pour lui dire: «Est-ce beau, ces âmes qui ne sont point considérées comme mortes, mais comme mises de côté, provisoirement, dans l'attente d'un grand jour!.. Et quel langage!..» Je vis que si mon mari jugeait le «trou au maillot» d'un goût médiocre, il n'avait pourtant aucunement compris la sublimité du langage chrétien…

Toute troublée encore de ce petit incident, je me tenais tapie, silencieuse, un peu fatiguée, dans le coin du fiacre qui nous ramenait rue de Courcelles. Mon mari me dit:

– Eh bien! c'était, ma foi, très réussi…

– Certainement.

– Vous êtes-vous amusée, au moins?

– Les Du Toit ne m'ont pas déplu…

– Ah!.. les Du Toit, dit-il.

Puis il réfléchit un moment pour ajouter:

– Ils sont un peu ternes…

– Je ne trouve pas. Ce sont des gens qui savent beaucoup de choses, qui pensent à quelque chose; ils ont des idées, des sentiments…

– Ce sont de belles âmes! dit mon mari.

Je fus bien choquée; mon cœur palpitait; une force vive en moi se révoltait. Je demandai avec un certain effarement:

– Il est donc ridicule d'avoir une belle âme?

Il me dit, avec hésitation, parce qu'il était toujours très embarrassé pour exprimer des sujets d'ordre moral:

– C'est une question de milieu… Chez les Voulasne…

– Eh bien! fis-je un peu vivement, chez les Voulasne, est-ce que vous croyez que moi-même j'aie l'âme de madame de Lestaffet, ou de madame Kulm, ou de monsieur Chauffin?.. est-ce que vous seriez satisfait que l'on fît des couplets sur le maillot de votre femme?.. sur son maillot crevé?..

– J'en mourrais de honte! dit-il, ah! pour cela non, cela n'est pas dans mon caractère!..

Je voyais qu'il était sincère et que cette idée le faisait bondir. C'était une de celles auxquelles il devait toujours être le plus sensible: il n'eût jamais supporté que la tenue de sa femme fût prise en défaut.

– Madame Kulm, repris-je, madame de Lestaffet, voilà donc le genre de femmes qui s'harmonise au milieu Voulasne?..

Il était très ennuyé de l'effort que je lui demandais pour raisonner là-dessus. Il n'était pas accoutumé à cela; il n'y avait jamais songé. Il me dit simplement:

– La plupart des hommes que vous avez vus là, ce sont des hommes qui ont travaillé tout le jour: ils demandent à se distraire…

A mon tour de ne savoir que dire. Mais je pensais à mon père, autrefois, qui avait aussi travaillé tout le jour, préparé ou prononcé de grandes plaidoiries, présidé des conseils d'administration, ou composé tout un journal, et qui, le soir, ne songeait à se distraire que par de si belles causeries avec son beau-père, grand travailleur lui-même, ou avec ces messieurs de la ville, dont la distraction, à eux, était de l'entendre parler ou lire, et lire uniquement les plus beaux livres. Ah! il ne s'agissait pas de gaudrioles avec lui, et pourtant il savait rire et savait faire rire!.. Enfin, je pensais à ce M. Du Toit qui devait avoir de même beaucoup à travailler, et à ce M. Juillet, agrégé, et qui venait de passer sa thèse de doctorat… Je les citai à mon mari comme exemples de gens très occupés, et qui devaient certainement exiger un choix dans leurs distractions.

– Monsieur Du Toit, passe encore!.. Quant au neveu, pédanterie à part, il est pareil à beaucoup, je suppose…

Cela me fit mal, d'entendre parler ainsi d'un homme dont la qualité d'esprit m'avait tenue durant une heure en haleine. Je l'avais vu cultivé et grave, ce M. Juillet, sans le trouver pédant; et je l'avais entendu rire et presque gaminer avec Pipette, par exemple. J'eus le très grand tort de dire:

– Enfin, vos Voulasne, ils sont très gentils, oui, mais voilà presque deux mois que nous les fréquentons, et deux ou trois fois par semaine, n'est-ce pas? Eh bien! je n'ai pas entendu encore, ni d'eux ni de leur entourage, un seul mot qui les place au-dessus… mettons: de votre homme de peine, qui fréquente lui aussi, le dimanche, les cafés-concerts, les mêmes ou peu s'en faut, et chantonne pour ma femme de chambre, en frottant le parquet, les mêmes insanités dont vos cousins et leurs amis se délectent!..

Nous atteignions la maison; mon mari descendit de voiture, m'aida à mettre pied à terre et ne m'adressa pas la parole dans l'escalier. Une fois dans l'appartement, et le verrou tiré, il me dit:

– Madeleine, je serais désolé que vous vous abandonniez à un sentiment d'aigreur contre un genre de vie qui vous déconcerte, je n'en suis pas trop étonné; mais tout doit vous déconcerter un peu, parce que vous arrivez de Chinon, ne l'oublions pas. Patientez, que diable!..

Ma grand'mère m'avait fait jurer solennellement de ne jamais laisser la moindre difficulté entre mon futur mari et moi se traduire par des paroles. Elle m'avait dit: «Des sujets de mécontentement, mon enfant, il en naît, c'est inévitable, et dans les ménages les plus unis; mais évite à tout prix qu'ils soient confirmés par des paroles: tant que rien n'a été dit, tout peut être oublié; mais les mots prononcés, ce sont des marques au fer rouge.»

Peut-être en avais-je trop dit déjà! car les paroles que mon mari répondait à ma plainte faisaient l'effet, sur mon épiderme, d'un fer déjà bien chaud!.. C'était une leçon adressée à mon inexpérience, un avertissement pour l'avenir, et, sur un ton volontairement modéré, une sommation de ne franchir sous aucun prétexte certaine borne. La maison des Voulasne, c'était notre fonds.

Ah! si je n'avais pas été dressée, comme je l'ai été, par ma famille et mon couvent, ma vie conjugale était de ce jour-là flambée! On me dira, et il n'a pas manqué de gens pour me dire: «Mais si vous n'aviez pas subi l'éducation qui fut la vôtre, peut-être vous fussiez-vous beaucoup plu chez les Voulasne?..» Ah! bien, alors je ne regrette pas mon éducation et ses conséquences.




V


Le dimanche, mon mari, pour m'être agréable, m'accompagnait à la messe de la petite église Saint-François-de-Sales, à quatre pas de chez nous: on n'avait pour ainsi dire qu'à traverser le Parc Monceau. J'avais gardé du couvent un goût particulier pour la messe matinale: elle ne ressemble pas aux autres; elle est plus intime et plus simple; beaucoup de femmes y communient; enfin, j'ai toujours eu l'impression qu'on s'y retrouve plus sûrement entre vrais chrétiens. Mais mon mari avait eu, lui, de tout temps, l'habitude de faire la grasse matinée le dimanche. Je m'aperçus promptement qu'il lui en coûtait beaucoup de ne pouvoir demeurer au lit, à sa guise, au moins un jour par semaine, et je n'eus pas le courage de lui imposer ce sacrifice plus longtemps. Ce n'était que prévenir un retour à ses vieilles coutumes, qui se serait effectué sans que j'y misse la main, mais en proposant moi-même à mon mari de nous contenter de la messe de midi, je m'épargnai la disgrâce d'être abandonnée, toute seule, un prochain dimanche, à celle du matin. Nous prîmes donc l'habitude de n'aller qu'à la messe de midi, c'est-à-dire à une réunion de gens distraits, pressés de déjeuner, ou de courir aux matinées, et qui semblent faire au bon Dieu une suprême concession: on sent que de tous leurs devoirs religieux, ce bout de messe-là est le dernier. Je me moquais de ces catholiques négligents, dans les débuts; peu à peu, comme les autres, je m'accommodai très bien de cette formalité réduite pendant laquelle ma pensée n'avait ni le loisir ni même le désir de descendre jusqu'à cet arrière-fonds de nous-mêmes où le sens religieux se retrouve. Ma piété, naturellement, diminua. Quelquefois, pendant cette messe de midi, mes souvenirs d'enfance, de pension, de jeune fille affluaient, et liés tout à coup au présent, me donnaient de la vie une image si incohérente que j'en étais étourdie: une si grande part faite à Dieu au commencement de la vie, une si misérable portion dès que la vie semble avoir adopté son sens définitif!..

Il m'arriva, avec ce régime de la messe de midi, où le prêtre ne nous dit pas un mot, d'oublier les Quatre-Temps, les Vigiles; de grandes fêtes se présentaient, nous surprenaient, sans qu'on leur fît plus d'honneur qu'à un dimanche. Un jour, en m'apercevant d'un pareil oubli, je dis à mon mari:

– Eh bien! vous qui vous félicitiez d'avoir épousé une femme dévote!..

Ah! mais, c'est qu'il ne trouva pas du tout cela drôle! Oui, certes, il avait entendu épouser une femme dévote! Sans doute, il ne fallait pas que cette dévotion l'incommodât ni se fît remarquer; mais bien plus encore il redoutait qu'elle diminuât jusqu'à menacer de s'éteindre. Ce qu'il fallait, c'était que ma religion me permît de figurer au dehors comme les femmes qui n'ont point de religion, mais qu'au dedans elle conservât toute sa chaleur avec ses avantages. Pour Noël, il me fit cadeau de quatre jolis volumes admirablement reliés en maroquin; c'étaient les Sermons choisis de Bossuet, de Bourdaloue et de Massillon, et les petits traités de morale de Nicole.

Il fut le premier à m'engager à revoir une ancienne compagne de couvent que j'avais rencontrée dès mon arrivée à Paris, chez une couturière de la rue Tronchet. Elle s'appelait autrefois Charlotte Le Rouleau, et elle avait épousé un M. de Clamarion. Elle habitait rue Monsieur, sur la rive gauche, comme les Du Toit.

Lorsque, entre autres confidences de jeunes femmes, je racontai à madame de Clamarion la vie que j'avais menée depuis mon mariage, en compagnie de mes cousins Voulasne, elle en fut épouvantée; elle me tint pour tombée vivante dans l'Enfer; elle ne connaissait, quant à elle, rien de pareil. Moi qui avais cru, naïvement, que l'on menait toutes les jeunes mariées dans les cabarets montmartrois!.. Son mari, grâce à Dieu, disait-elle, lui avait épargné les mauvaises connaissances; elle fréquentait un monde «exquis», affirma-t-elle, confiné dans le vieux faubourg et qui entretenait peu de communication avec «la population interlope de l'autre rive». Je me sentais toute honteuse d'habiter près du Parc Monceau. La description que Charlotte me faisait de son monde, si calme, si hostile à l'esbrouffe américaine qui déjà nous envahissait, si conservateur des bonnes manières françaises, m'attendrissait. Je lui demandai ce que faisait son mari. Elle eut presque l'air froissé: «Oh! mais, rien!» dit-elle. Il chassait une partie de l'année; il tirait aux pigeons; il avait son cercle. La fortune, selon toute apparence, devait être des plus ordinaires, mais on espérait en l'héritage d'une certaine tante; et les parents Le Rouleau, je le savais, étaient riches.

Charlotte était désolée de ne point me faire embrasser son bébé, que l'on promenait aux Tuileries. Elle me montra des quantités de photographies d'un marmot joufflu, à six mois, à un an, à dix-huit mois; puis celle du papa, un blondin frisé, de figure quelconque, en brigadier au 2e cuirassiers, puis épaulant à Monte-Carlo, puis à cheval dans une allée du Bois.

– Je suis bien contente, ma petite Charlotte, de vous trouver heureuse!

Tout à coup, Charlotte me passe un bras autour du cou, m'embrasse et se met à pleurer:

– Ma pauvre Madeleine! me dit-elle, mon mari ne m'aime pas!..

– Comment! est-ce possible?.. après trois ans de mariage à peine!..

– Oh! oh! dit-elle, les années n'y font rien, allez… Il a une maîtresse… Oh!.. il l'avait déjà avant la naissance de mon petit… Vous voyez!..

A mon tour d'être abasourdie et de m'indigner:

– Il y a à Paris de ces créatures!..

Je m'étais fait, depuis que je courais les petits théâtres, une idée à moi des femmes qui me semblaient destinées à détourner nos maris.

– Oh! m'interrompit Charlotte, ce n'est pas ce que vous croyez, c'est la comtesse de P… une femme du meilleur monde, âgée quarante-cinq ans, maigre et laide, une amie intime de ma belle-mère, presque de son temps, d'ailleurs, et que je suis obligée de recevoir ici!..

– Est-il possible?

– Oui, dit-elle simplement, d'un certain ton d'aînée qui signifiait, je crois: «Vous verrez que c'est possible!»…

Mon instinct se révoltait; sans prononcer une parole, j'eus un mouvement que Charlotte devina, parce que nous avions longtemps vécu ensemble, et qui voulait dire: «Mais il n'y a donc pas moyen de se révolter contre cette situation?»

Elle me dit:

– Mes larmoiements, mes récriminations, si vous saviez comme ces hommes-là ont une façon de vous en faire comprendre le ridicule… et la vanité! Quand cela m'a soulevé le cœur par trop fort d'être contrainte à voir ici cette pimbêche, j'ai cru pouvoir m'en ouvrir à ma belle-mère; mais ma belle-mère m'a fait signe de ne pas continuer et elle m'a dit en propres termes: «Dans notre famille, ma chère enfant, l'usage est de fermer les yeux, de se taire et d'élever nos enfants de notre mieux…» L'usage… Ce mot-là vous rabat le caquet, je vous prie de le croire, quand on n'est, comme moi, qu'une petite bourgeoise…

Pauvre Charlotte!.. Trois ans auparavant, nous étions sur le même banc, au Sacré-Cœur, ignorantes et prêtes à tout. Mais elle avait un demi-million de dot, et moi rien; et voilà les destins différents qui s'emparent de nous en s'appuyant sur ces chiffres! Elle a fait, elle, le mariage qui comblait certainement tous ses vœux: joli garçon, beau nom, noble faubourg! Et la voilà qui, pour les quinze ou vingt mille francs de rentes qu'elle apporte à une famille appauvrie, a acquis tout juste le droit de servir chez une madame de Clamarion, rue Monsieur! Je ne me trouvai pas, par comparaison, si à plaindre.

Je fis à mon mari le récit de ma visite. Il montra beaucoup d'intérêt pour le cas de mon amie, et il dit:

– Voilà des femmes admirables!

J'espérais revoir Charlotte qui avait paru trouver un soulagement à se confier à moi. Elle vint, longtemps après ma visite, déposer une carte chez mon concierge, et quand j'essayai par deux fois de la revoir chez elle, il me fut répondu qu'elle était sortie. Nous n'étions pas du même monde. Ceci était si vrai que, de moi-même, sans songer à Charlotte, je quittai, peu après, sa couturière. J'ai rencontré madame de Clamarion, des années plus tard, à une vente de charité. Elle me parla très gentiment. Je la complimentai parce que je voyais souvent son nom, dans les journaux, à la tête d'une quantité d'œuvres où elle payait, c'était probable, plus de sa personne que de sa bourse. Elle me parut, en effet, complètement absorbée par cette besogne et par son fils unique; elle était mise sans aucune recherche, comme une femme qui a oublié son sexe. C'était une résignée et elle semblait avoir trouvé la paix, même un bonheur.

Je me doutais bien que mon mari souhaitait me voir fréquenter quelques-unes de ces femmes jugées par lui «admirables». Il le souhaitait parce qu'il comprenait que je trouverais peut-être près d'elles l'agrément qui me manquait ailleurs, et il le souhaitait parce qu'il tenait avant toute chose à ce que je ne m'écarte point du type de femme qu'il avait voulu en moi. C'étaient des femmes qui ne l'amusaient pas, mais qu'il jugeait indispensables à la maison. Malheureusement, il en connaissait peu. Madame de Clamarion, c'en était une qui nous échappait. Je pensais, moi, toujours aux Du Toit, qui m'avaient fait les avances les plus caractérisées; mais il y avait interdit sur les Du Toit, au moins aussi longtemps que leur conflit avec les Voulasne n'aurait pas reçu de solution.




VI


– Mais, dis-je un jour, en souriant, à mon mari, je m'aperçois que vous n'avez que de mauvaises fréquentations!..

Je ne voulais pas dire qu'il ne voyait qu'un monde inavouable, mais que, étant célibataire, il n'avait pas songé à se ménager les gens qu'on aime, une fois marié, à réunir à sa table. Et c'est un choix qu'il n'est pas si aisé d'improviser.

Voyait-il l'entourage de sa mère et de sa sœur? Et quel était, d'ailleurs, cet entourage? Impossible de le faire parler là-dessus; ce voile tendu sur son passé ne me fut découvert que par lambeaux qui tombèrent d'année en année. Les amis des Voulasne, voilà quels étaient ses amis. Eh bien! les allait-il renier, ou se disposait-il à me les faire adopter? Le loisir nous manquait déjà pour méditer ou discuter ensemble cette question, car, sans plus tarder, les amis des Voulasne nous priaient à dîner.

La plupart de ces messieurs étaient des industriels, des fabricants; il y avait un parfumeur, un chemisier, quelques gens de bourse, un commissaire-priseur, et parmi les intimes des Voulasne, des oisifs tout simplement. Leur éducation, en général, avait été rudimentaire; ils étaient à peu près illettrés, informés tout au plus des livres qui faisaient scandale, et n'ayant lu, d'un bout à l'autre, que les gauloiseries d'Armand Silvestre. Mais, comme tout Paris, ils connaissaient le théâtre. Ils me faisaient, à moi, l'effet d'êtres mal équarris, mais ils étaient pleins d'une grosse vie, d'un fort appétit, et leur audace était sans bornes. Leurs femmes étaient ou élégantes, et alors tout toilettes, ou franchement sacrifiées, réduites à néant, telle la pauvre madame Grajat, pour qui j'éprouvais une pitié profonde à cause de la vie désordonnée de son mari et de la misérable mine qu'elle faisait au milieu des papotages sur les couturiers, les courses, les coulisses, et toutes les sortes d'histoires amoureuses.

Grajat avait été un des témoins de mon mari lors du mariage; il était un de ses plus vieux amis, son «grand confrère». Grajat était un homme d'une cinquantaine d'années, mais d'aspect encore jeune, très robuste, grand, bel homme, avec des cheveux gris épais et drus comme un poil de brosse, des yeux d'un bleu céleste, angéliques, inquiétants, l'encolure d'un taureau, des mains de terrassier. Officier de la Légion d'honneur, inspecteur des travaux de la Ville, une fortune faite, il avait de l'argent dans cinq ou six théâtres, et une liaison affichée avec une artiste du Palais-Royal. Il était un adjudicataire important des travaux de l'Exposition universelle qui se préparait, et il avait procuré à mon mari quelques reconstitutions historiques, qui devaient, affirmait Grajat, surtout en ma présence, lui rapporter sinon de gros bénéfices, – car je ne sais quelle combinaison lui barrait le Pactole, – du moins beaucoup d'honneur, et la croix.

Il venait dîner à la maison une fois par semaine. Mon mari invitait avec Grajat quelques-uns de ses anciens camarades. Nous ne pouvions guère être plus de quatre ou cinq à table, car notre salle à manger était celle d'un ménage de poupée, et je n'avais, pour servir, qu'une petite femme de chambre, à la grande humiliation du maître de maison qui, plus que la croix, peut-être, ambitionnait les moyens d'avoir un domestique en livrée.

Entre ces messieurs, il n'était question, dans ce temps-là, quand ce n'était pas du général Boulanger, que de l'Exposition universelle. Il était question de l'Exposition universelle, non pas à un point de vue général, au point de vue du pays, par exemple, ou des sciences, ou des arts, ni même de l'architecture, mais au point de vue des affaires personnelles de tel et tel d'entre eux, en concurrence ou en conflit avec tel ou tel autre, et cela tout le temps du moins que la réunion était dominée par la personne considérable de Grajat. Il est vrai que si la personne considérable de Grajat n'était plus là, elle laissait une trace indélébile sur laquelle tous marchaient à la queue-leu-leu, suivant comme une piste la direction de l'aîné qui avait, en toutes ses entreprises, réussi.

Leur langage m'étonna longtemps par le contraste qu'il offrait avec celui des hommes que j'avais écoutés autour de ma famille. Ni mon grand-père ni mon père n'agissaient en vue de gagner de l'argent; ils avaient une profession dont ils s'acquittaient presque religieusement, en sachant se contenter de ce qu'elle rapportait; et leur esprit était tourné de telle sorte que l'intérêt national, général, ou l'intérêt moral, occupât en toutes circonstances le premier plan.

Grajat était «un entrepreneur»; son souci se bornait à exécuter des opérations fructueuses. Toute considération d'un ordre plus élevé eût entravé son élan. C'était un homme utile, indispensable peut-être, et tous ces messieurs, ses amis, qui se trouvaient autour de lui, à ma table, étaient aussi des hommes utiles, indispensables peut-être, à sa suite, et des hommes dont il serait un peu présomptueux à moi de dédaigner le rôle; mais aucun de ces messieurs, autour de Grajat, n'a jamais dit un mot qui pût me laisser seulement soupçonner qu'il pensait à rien hormis à ses honoraires, à ses affaires, et, pour moi, fille et petite-fille d'hommes voués à la vie morale, étaient et devaient demeurer, en dépit de ces amis de mon mari, entachés d'infériorité.

Nous retrouvions le même état d'esprit chez les Kulm, chez les Lestaffet, chez les Baillé-Calixte, d'autres amis encore des Voulasne, mais avec cette différence que les femmes, dans ces maisons, tenant une grande place et prétendant à l'élégance, chacun s'y efforçait aux belles manières, s'y parait de son mieux, on pourrait dire: s'y endimanchait tous les jours; avec cette différence aussi que, ces maisons étant opulentes, attiraient une clientèle nombreuse où les débris d'une société ancienne et plus polie se mêlaient, quêtant des emplois lucratifs, chantant, dansant, faisant mille pitreries, allant jusqu'à aimer pour obtenir une bouchée de pain.

Madame de Lestaffet d'origine slave, avait conservé, de ce premier chapitre, incertain, de sa biographie, un accent léger qui charmait dans sa bouche. Elle avait une physionomie peu expressive, mais sa grâce de bel animal était encore très puissante sur les hommes. Madame Kulm appartenait à une honorable famille parisienne; elle avait eu, jeune fille, une aventure beaucoup trop retentissante. Elle montrait une figure chiffonnée, un nez de trottin, des dents de souris, des yeux de gavroche crevant de malice. Ces messieurs se racontaient avec stupeur ses audaces. Elle avait le goût vulgaire et s'en flattait. «Avec elle, disaient ces messieurs, à la bonne heure, on est à l'aise!»

Quant à madame Baillé-Calixte, née Calixte, elle était fille d'un restaurateur connu. C'était une femme très instruite, la plus intelligente et de beaucoup, dans ces réunions. Elle avait pour son mari, et pour la situation de son mari, qu'elle confondait avec lui, un dévouement sans limites. Toutes ses inclinations, on le voyait, – on le voyait trop, dans ce monde-là, – étaient pour la vie bourgeoise la plus traditionnelle et conventionnelle, mais, une fois admis le principe qu'une femme peut servir son mari et la situation de son mari, elle ne concevait plus aucun discernement, aucun choix dans les moyens d'atteindre cette fin. Elle adoptait cette société non par penchant mais par vertu; elle l'adoptait de propos délibéré, et elle en adoptait tous les rites, ayant la terreur d'y être suspecte, d'y paraître déplacée. Son mari venait de donner toute l'ampleur d'une industrie à la fabrication des bicyclettes, il avait une foi d'apôtre dans le succès prochain des moyens mécaniques de locomotion. Madame Baillé-Calixte suivait son mari, et «travaillait» avec son mari, dans les milieux où celui-ci trouvait des hommes, des capitaux, et tout un public neuf, pour seconder ses entreprises. Madame Baillé-Calixte, excellente mère de famille, qui avait été la nourrice de ses quatre enfants, qui élevait ses filles avec un soin et des scrupules inouïs, adoptait le ton de madame Kulm et de madame de Lestaffet, se laissait dire des choses «colossales», et parfaitement serrer de près par les jeunes gens, dans l'angoisse qu'on l'accusât d'avoir des mœurs rétrogrades, enfin professait avec une éloquence de brevet supérieur ces théories anarchistes et cette philosophie de courtisanes, qui commençaient à s'insinuer à cette époque parmi nous.

Les Voulasne, eux, eux seuls, en tout cela, s'amusaient franchement et s'amusaient en toute innocence. Pour eux, point de soucis d'affaires, nulle ambition, pas davantage de coquetterie, de flirts, ni de vice non plus à satisfaire. Cousins entre eux, ils avaient joué l'un avec l'autre depuis l'enfance. C'étaient des gens, lui comme elle, dont les parents avaient, de longue date, amassé une fortune par le vieux procédé français du bas de laine, sans laisser soupçonner autour d'eux qu'ils pussent être autres que de petits rentiers vivant convenablement, rue de Turenne, dans le vieux quartier du Marais, sur un budget annuel qui ne dépassait pas dix mille francs. Et ils fussent demeurés là, toute leur vie, c'est probable, sans relations que quelques vieux amis de famille, dont étaient les Du Toit, si M. Chauffin ne leur eût démontré un beau jour, de connivence avec Grajat, qu'ils pourraient être logés dans un hôtel, et dans le plus riche quartier futur de Paris, tout en faisant une magnifique opération, le prix du terrain devant tripler en dix ans, et l'hôtel, tout construit, à demi meublé, étant laissé par-dessus compte. Aussitôt transplantés, installés et guidés par Chauffin ami des plaisirs, ces bonnes gens avaient ouvert les yeux à la vie comme des enfants à leur premier voyage. Changé le quartier, changée l'habitation, changés les témoins ordinaires de leur petite existence, et, surtout, décédés les derniers parents ascendants, il n'avait pas fallu plus de cinq ou six ans pour que le ménage adoptât le train de vie qui aujourd'hui était le sien. Tous deux, d'un naturel enjoué, heureux, un peu puéril, avaient lâché leurs anciens jeux, comme un gamin qu'on met dans une pension nouvelle, et ils appartenaient dorénavant à qui saurait leur indiquer de nouvelles façons de se divertir. Plus que personne, ils étaient disposés à se laisser éblouir par tout ce qui prenait un air de fête; et, sans profession, sans soucis, ils se croyaient, eux, perpétuellement à la fête, rien qu'à la fête, tout entiers à la fête. Ah! que leur façon d'y prendre part et de n'en voir, en bon public, que la face agréable et bonne, était touchante! Je commençais à leur rendre justice. C'étaient vraiment d'excellentes gens.

Lors d'un certain dîner chez les Kulm, on vit pour la première fois, je m'en souviens, une ombre ternir le front des excellents Voulasne. Et la chose était si insolite qu'elle ne put passer inaperçue de personne. Nous en savions la cause; d'autres la devinèrent. Leur fille, Isabelle, contrariée dans son amour pour Albéric Du Toit, menaçait de faire une maladie, sinon pis. Elle refusait de boire et de manger; refusait réunions, parties de plaisir; refusait de s'habiller; refusait même de quitter le lit; elle faisait grève. Les parents, dénués totalement d'autorité, n'ayant jamais accompli un acte de répression, et gâtés par la facilité des relations de parents à enfants tant qu'il ne s'agit entre eux que de plaisirs et tant que les plaisirs sont des jeux, se montraient plus décontenancés que si leur fille se fût compromise. Les bons Voulasne, qui ne croyaient certainement appliquer aucun principe à la vie, étaient en proie à un courroux tout pareil à celui de ma grand'mère Coëffeteau, lorsque je m'étais avisée, moi, d'aimer un jeune homme sans son assentiment: ils obéissaient, comme tout le monde, à de vieilles idées, et entre autres à celle qui veut que l'autorité s'exerce de haut en bas. Cet ordre étant détruit, si près d'eux, ils ne comprenaient plus rien à rien, donnaient leur langue au chat. Henriette hochait la tête, à tout propos, comme si, des jours à venir, pas un ne fût plus fait pour elle; Gustave, morne et boudeur, en voulait à tous de son désagrément domestique, comme un grand gamin qu'il était; et ce qui l'affectait, je crois, davantage, c'était que sa femme avait décidé, pour éloigner Isabelle des Du Toit, de partir pour le Midi, précipitamment, devançant la saison et le groupe d'amis qui servaient à y tuer le temps en leur compagnie. Il y avait, en outre, en perspective, un «dîner de têtes» chez les Baillé-Calixte, pour le Mardi Gras. Gustave eût consenti à tout mariage d'Isabelle qui lui eût permis, à lui, de ne pas quitter Paris demain et de préparer sa «tête» pour le prochain carnaval. Mais Henriette essayait de lui faire entendre que ce n'était pas un gai dîner qu'il manquerait, une fois uni aux Du Toit, mais dix, mais vingt dîners, car ils étaient gens à vous accommoder subrepticement à l'eau bénite, témoin Isabelle, en quelques mois rendue par eux, même à distance, méconnaissable…

J'étais, quant à moi, fort embarrassée, parce qu'Henriette non seulement m'autorisait à lui parler de son ennui, mais me comblait de ses confidences. Ce mariage n'était pas, évidemment, de ceux qu'on juge tout indiqués, étant donnée la dissemblance des mœurs dans l'une et dans l'autre famille; mais enfin, Isabelle était amoureuse… Je ne pouvais me défendre d'en souhaiter la réalisation, personnellement, puisque les Du Toit me plaisaient et puisque j'eusse donné beaucoup pour que leur influence balançât celle des Kulm, des Lestaffet, et des Grajat et Cie. Mon mari, lui, flattait sans vergogne les désirs de ses cousins. Madame Baillé-Calixte trouva moyen d'être initiée aux chuchoteries. On s'aperçut que les Kulm et les Lestaffet savaient tout. Puisqu'il en était ainsi, pourquoi ne pas tenir franchement conciliabule? Henriette Voulasne espérait précisément que l'opinion de ces messieurs déciderait son mari à boucler ses malles au plus vite.

A notre grand étonnement, Grajat, le dernier informé, au seul nom des Du Toit, entama, d'emblée, avec la décision foudroyante qui lui était coutumière, la louange du président, de sa femme, de son fils, de toute sa famille. Il ne prenait l'avis de personne, lui; il se moquait de se jeter à la traverse des intentions de monsieur ou de madame Voulasne; il avait, en cela comme en toutes choses, son idée à lui; quelle était-elle? Nous devions le savoir un jour. En tout cas, chacun pouvait remarquer qu'il mettait, à parler des Du Toit, le feu qu'il employait à traiter une affaire. Mon mari le tira par la manche, le pinça, l'attira à part, lui dit en propres termes qu'il contristait gravement ses cousins. Tous les témoins étaient incommodés de cette indécente ingérence dans une discussion de caractère intime et provoquée par une confidence.

Il se produisit dans les esprits un phénomène que j'ai observé maintes fois depuis, chez ce monde qui faisait fi des délicatesses d'épiderme: c'est qu'une opinion violente les pénétrait comme un caillou lancé dans la glaise. La force la plus hostile, pourvu qu'elle fût un peu rude, et bien assénée, s'imposait à eux comme à des êtres stupides. Tous ces gens avaient de la santé, de la vigueur, un élan de vie merveilleux; ils semblaient très forts; eh bien! leur organisme excellent était d'une insigne lâcheté. Ils capitulaient, faute d'arguments moraux. La balourdise de Grajat, qui avait paru incongrue, par le fait seul qu'elle se maintenait, et sur le ton péremptoire, se gagna des approbateurs. Ah! les grandes capacités de M. Du Toit, son crédit, son influence au Palais, nous furent révélés ce soir-là! Pour certains de ces messieurs, sans cesse à l'affût des puissances, les ressources que pouvait offrir la parenté du président Du Toit étaient d'un effet sûr; mais de cela les Voulasne, seuls, justement, auraient pu se moquer, insouciants, sans besoins, sans affaires, et qui, d'ailleurs, depuis toujours avaient eu à eux les Du Toit. Eh bien! les Voulasne subirent le mouvement que suscitait la volonté brutale de Grajat. Henriette, l'innocente Henriette en était abasourdie tout d'abord; puis, en très peu de temps, si pauvre était sa résistance, qu'on la vit rougissante, humiliée, presque honteuse… Alors, vraiment! tout le monde était d'avis qu'Isabelle fût unie aux Du Toit?.. Elle semblait, et son mari comme elle, nous regarder d'en bas, comme font les enfants. Elle et son mari regardèrent de même leur ami Chauffin.

Tout le monde était d'avis qu'Isabelle fût unie aux Du Toit.

Il y avait une pointe de comique dans l'attitude de nos bons cousins. Je ne pus m'empêcher de le faire remarquer à mon mari, aussitôt dans la voiture qui nous ramenait à la maison. Il fut très étonné. Rire des Voulasne, fût-ce sans malice, mon mari y était d'autant moins disposé qu'il obéissait comme eux à la direction de Grajat. Grajat lui avait beaucoup parlé, en particulier, vers la fin de la soirée. Que lui avait-il pu dire, pour que le mariage d'Isabelle Voulasne et d'Albéric Du Toit fût devenu chez nous comme un commandement de Dieu?

– Grajat?.. dis-je à mon mari, Grajat a tout simplement voulu m'être agréable, à moi personnellement, car il savait ma sympathie pour les Du Toit…

Mon mari ne prisa pas non plus cette allusion aux galanteries dont Grajat, en effet, me comblait depuis le jour de mon mariage, mais me comblait avec une liberté, une outrance, qui les rendait bénignes, insignifiantes.

J'aurais voulu qu'on m'accordât que j'avais bien jugé, du premier coup, les Du Toit, puisque, après moi, un homme comme Grajat les déclarait si précieux à posséder parmi ses proches. Ah! bien, ouiche! les raisons qu'avait Grajat de prôner le président du tribunal civil étaient d'une autre qualité!..

En attendant, me voilà d'accord avec Grajat, obligée à tenir Grajat pour un sauveteur, à lui manifester ma reconnaissance, à me montrer son alliée dans une entreprise conforme à mes vœux! Grajat, malgré ses galanteries, se souciait assez peu, je crois, que je lui fisse bonne ou mauvaise figure; on eût même dit que mon hostilité secrète le piquait favorablement; il me taquinait davantage ou me prodiguait plus de grâces, à sa façon, quand je lui opposais cette froideur glaciale qui me valut de lui le surnom de «Banquise». Lorsqu'il nous emmenait au théâtre, ou nous en ramenait, dans sa voiture, il ne manquait pas de dire: «La voiture de madame la Banquise est avancée», et c'était un mot qui déridait mon mari. Toutefois, comme je me défendais moins de ses loges ou de ses fauteuils depuis que nous menions même campagne, nous allions, grâce à lui, souvent avec lui, au moins deux fois la semaine au théâtre. Je serais mal venue à le regretter, car cela ne m'était ni désagréable, ni inutile, et s'il est vrai que sans son intervention nous serions allés tout de même au théâtre, je n'aurais cependant pas vu le quart des pièces que je connus à cette époque-là, car nous étions très économes.

Il va sans dire qu'un Grajat, même galant, n'allait pas me demander quels spectacles je préférais. Pour mon mari, d'ailleurs, tout coupon était le bienvenu, où qu'il vous donnât le droit d'aller, du moment qu'il était de faveur.

Va donc pour les théâtres auxquels Grajat s'intéresse! Va pour les pitreries qui font le bonheur des Voulasne!..

Et avec cela, mon mari tenait à ne point me laisser perdre le type qu'il aimait en moi, le type de la femme irréprochable, le type de ce qu'on nommait encore, dans ce temps-là, «la femme comme il faut». Ce n'était pas, chez lui, une exigence de forme tyrannique et qui se traduisît par des paroles précises, mais c'était une exigence plus tenace que celles qui s'expriment; je la sentais fondamentale, instinctive, peut-être même inconsciente.

Avec sa complaisance pour le goût de bouis-bouis des Voulasne, pour les spectacles pimentés de son ami Grajat, se douterait-on de la préférence de mon mari? C'était de voir et de me faire voir, en quelque pièce qu'elle jouât, mademoiselle Bartet, de la Comédie-Française, qui incarnait à ses yeux l'idéale figure de la femme distinguée. Pour aller voir mademoiselle Bartet, il payait ses fauteuils; il l'allait voir sans hésitation, si par hasard Grajat, les Voulasne ou son monde ordinaire lui manquaient. «Que faisons-nous ce soir?.. Si nous allions voir jouer Bartet?..» Alors par exemple, je partageais son plaisir. J'aimais autant que lui mademoiselle Bartet; j'aimais à le voir admirer cette femme exquise, et je me disais: «Pour qu'il l'admire, il faut qu'il comprenne ou sente et apprécie tout ce que cette artiste met de profond, de délicat et même de subtil dans le ton de sa voix, dans la réserve de ses attitudes et dans tout ce qu'elle laisse à deviner de son âme pudique et ardente. Celui qui est capable de s'enthousiasmer pour une si totale absence de mauvais goût, quel goût ne doit-il pas avoir? Et celui qui a ce goût-là, comment ne serait-il pas écœuré de ce que nous voyons en fait de spectacles ou en fait de gens, tous les jours? Pendant longtemps j'ai voulu croire que mon mari avait, lui aussi, une pudeur de montrer quelque chose de délicieux en lui-même. Pendant longtemps j'ai imaginé que sous son enveloppe si mate et si impénétrable, peut-être cachait-il une sensibilité effarouchable et d'autant plus charmante.

Je me souviens de lui avoir fait remarquer, un jour:

– Mais des femmes comme les héroïnes qu'incarne mademoiselle Bartet, c'est une puissante vie intérieure qui les fait, c'est une vie morale très élevée qui leur donne tant d'attraits en leur permettant de si bien parler de ce qui se passe en elles; des femmes si intéressantes, ce sont des femmes chez qui il se passe beaucoup de choses; il leur faut de la retenue, mais aussi de la passion, des émotions, noblement refrénées, mais qui résultent de conflits terribles, et il faut, par-dessus tout cela, l'usage d'un monde où l'esprit soit délié et cultivé, soit honoré par tous et mis au premier plan!..

Il ne disait pas non, il ne disait pas oui; il avait trop de mal à analyser les caractères et jusqu'à ses propres sentiments.




VII


Pour mon mari comme pour tous ceux qui l'entouraient, il s'agissait avant toute chose, à ce moment-là, de l'Exposition universelle qui allait s'ouvrir et sur laquelle, – c'était vraiment curieux, – tous comptaient comme sur un événement destiné à bouleverser le monde, pour le moins à apporter à la situation de chacun une modification incalculable. Ce qu'ils attendaient de cette Exposition me semblait être un peu l'issue d'un conte de fées; mais enfin, moi, j'arrivais à Paris, je ne savais rien de ce qui y est possible ou non, et surtout à des hommes d'affaires. On venait d'élever la Tour Eiffel, on n'avait jamais rien construit de si haut, et la réalisation de cette entreprise échauffait les esprits et leur laissait croire qu'ils assistaient à l'aurore de temps nouveaux, favorables à toutes les variétés du grandiose. Grajat avait «mis la main, disait-il, sur l'Alimentation». Il voyait, et il nous faisait voir, depuis des mois, les cinq parties du monde assemblées à Paris, agglomérées au Champ-de-Mars, assises à table, buvant et dévorant!.. Pour moi, née à Chinon, et familiarisée dès mon enfance avec les mangeailles de Gargantua, cette vision anticipée d'une réfection de toutes les nations n'était pas pour me paraître insensée, et me frappait même, je l'avoue, comme quelque accomplissement de paroles prophétiques. En outre, n'était-il pas question d'un banquet des trente-six mille maires? Il fallait entendre le grand, gros, puissant Grajat citer des nombres de couverts de table, de bouteilles, de tonneaux de vin ou de bière, et énumérer des noms de communes de France qui affluaient à sa mémoire, trois ou quatre minutes durant, sans qu'il reprît haleine, ce qui produisait un effet énorme.

Mon mari, grâce aux concessions obtenues par son cher Grajat sur le terrain de l'Exposition, avait assumé un travail de galérien. Depuis six mois, quatre employés supplémentaires étaient à sa solde dans les bureaux; il courait Paris tout le jour, en fiacre, pour les «Pavillons Grajat»; il renvoyait ses propres affaires à l'année suivante. Il fut si occupé dans les deux mois qui précédèrent l'ouverture, que nous dûmes renoncer à accompagner Grajat au théâtre. Et je m'émerveillais: «Mais comment Grajat peut-il trouver le temps, lui, de mener sa vie ordinaire?» C'est que Grajat se reposait sur quelques-uns de ces messieurs à lui dévoués, comme mon mari, et qui accomplissaient sa besogne.

N'en venions-nous pas à refuser des invitations jusque chez les Voulasne! Ce fut Grajat qui, à ce propos, vint nous rappeler nos devoirs. Nous ne savions seulement plus où en était le mariage d'Isabelle!.. Grajat secoua mon mari, d'importance. Que de tendresses pour Isabelle!.. Mais, au cours de l'algarade, je pus surprendre quelques mots qui rappelaient nettement à mon mari que le mariage d'Isabelle était plus important que ses travaux.

Ah! par exemple!.. Tout doucement, en lui versant une tasse de thé, je dis à notre tyran:

– Monsieur Grajat, vous avez un tant pour cent sur cette affaire, c'est bien sûr! Mais il faut que ce soit avec le diable que vous ayez traité, puisque ni la famille du jeune homme, ni celle de la jeune fille ne tiennent au mariage?

Il me regarda d'un air singulier où il y avait beaucoup d'étonnement, et il dit:

– Mais, c'est qu'elle ne rit pas! Elle vous insulte avec tout son sang-froid, la coquine…

– Avec tout mon sang-froid, monsieur Grajat.

Je l'avais gêné. Il modifia brusquement sa tactique: sans renoncer à son plaidoyer, il lui donna un tour badin et ne quitta plus le ton de la blague. Mais il était touché, il se sentait pénétré par quelqu'un qui échappait à sa domination, et que ce quelqu'un fût moi, il en demeurait hébété.

Mon mari nia, dès que nous fûmes en tête-à-tête, tout dessein suspect de la part de Grajat. Nous eûmes quelques petits différends à ce propos, mais ce qui contribua le mieux à les apaiser, en donnant à Grajat au moins une bonne raison d'être intervenu, c'est qu'il était grand temps pour nous de retourner chez nos cousins; c'est que les Voulasne ne comprenaient absolument pas que nous ayons pu avoir un motif de les négliger. Toutes les nécessités du monde n'y faisaient rien: nous avions manqué aux plaisirs ordinaires des Voulasne; et ils nous le passaient beaucoup moins que si nous les eussions abandonnés eux-mêmes dans le plus grand malheur. Nous n'avions point été du dîner de têtes! Comment? par quelles raisons humaines expliquer pareille abstention? Des travaux des travaux!.. Ces mots-là sonnaient creux aux oreilles des Voulasne. Qu'on ne les imagine pas, cependant, nos cousins, fâchés, ni froissés même! ce n'étaient point des gens susceptibles, et la rancune était chose bien grave pour eux. Ils étaient seulement désolés, moins peut-être pour eux que pour nous, et c'était gentil de leur part. Ils étaient désolés pour nous que nous nous fussions privés d'une fête à eux si agréable. Ils étaient désolés comme de bons amis qui voient que vous vous perdez volontairement ou par sottise; ils ne nous en voulaient pas, mais ils nous prenaient en pitié; ils nous estimaient moins.

De sorte que mon mari eut le droit de me dire:

– Sans l'intervention de Grajat!..

Sans l'intervention de Grajat en effet, nous risquions non seulement de nous déconsidérer aux yeux de nos cousins, mais de ne point nous aviser que nos cousins laissaient tout simplement dépérir Isabelle!.. Ils ne le faisaient pas par cruauté, par obstination, mais par étourderie, mais faute de loisir, oui, vraiment, faute de loisir pour s'occuper de quoi que ce fût hors de leurs incessants plaisirs.

Du jour où notre cousin Gustave n'avait plus été menacé de quitter Paris et de manquer son dîner de têtes, le monde lui était réapparu sous des couleurs si pures et si riantes, qu'il ne concevait pas que sa fille pût le voir sombre ou troublé. L'optimisme, lorsqu'il s'implante dans une âme, est si vigoureux, si vivace, si envahissant! L'impétuosité pour les plaisirs, c'est comme une horde de barbares, un torrent débordé, une coulée de lave! Cette nature neuve et presque primitive des Voulasne était pour moi un sujet non seulement d'étonnement, mais d'effroi. Je la sentais capable de tout dévaster plutôt que de faire halte un instant sur son chemin de fleurs. Depuis combien de générations ces gens-là et leurs ancêtres n'avaient-ils pris aucun agrément dans leur vieille maison du Marais? Depuis combien de temps plutôt, ce manque d'expansion heureuse, uniquement dû à la timidité puérile, à la terreur du «qu'en-dira-t-on», n'avait-il eu comme dérivatif aucune foi ardente, ou tout au moins comme régulateur, aucune règle tombée de haut?

C'étaient de très vieux Parisiens, et sédentaires, mais sans la moindre mémoire de leurs origines. Ils avaient conservé des mœurs publiques la soumission à certaines cérémonies extérieures du culte, comme le baptême, le mariage, les obsèques; mais, et sans qu'aucun principe adverse semblât introduit dans leur famille, ils étaient totalement dépourvus d'idées religieuses. Je remarquais fort ces particularités, parce que, malgré moi, je comparais toutes choses à ce que j'avais vu dans ma famille et dans ma province. Nous étions, nous aussi, des gens ignorants des plaisirs; mais nous les méprisions, sachant pourquoi; et c'était devenu pour nous une seconde nature de les tenir pour vils et pour vains; nous avions des compensations! eux, non.

A aborder le sujet du mariage nous étions autorisés par les confidences reçues six semaines auparavant, et par la discussion mémorable lors du dîner Lestaffet. Eh bien! aborder un sujet sérieux, fût-ce un sujet les intéressant de si près, avec Gustave et Henriette Voulasne, était la chose du monde qui, dès qu'on était en leur présence, dès qu'on les avait reconnus, paraissait la plus absurde, la plus chimérique, la plus folle à entreprendre. C'était, au beau milieu de sa récréation, aller empoigner un petit garçon par le col et lui parler des vertus théologales.

D'abord, il fallut les prendre à part, écarter Chauffin, ne pas parler devant les jeunes filles. Déjà notre air soucieux faisait très mal. Ils causaient de l'Exposition, des premières ascensions à la Tour, de l'immense kermesse qui allait durer dix mois. C'était comme une gigantesque réjouissance organisée pour eux…

Mon mari, osa dire:

– Je trouve Isabelle bien pâlotte…

Et moi, aussitôt après:

– Eh bien! et ce mariage?..

Le premier mouvement de nos cousins fut de chercher à fuir; de l'œil, l'un comme l'autre, ils appelaient au secours: l'ami Chauffin, leurs deux filles elles-mêmes avec qui, tout à l'heure, on était là si tranquille! Mais plus de Chauffin, plus de jeunes filles! Nos pauvres cousins, nous les tenions. Mon mari m'étonnait par sa décision; il fallait qu'il obéît aux injonctions de Grajat pour forcer ainsi ses chers Voulasne.

Une fois prise, Henriette ne fit pas du tout la mauvaise tête. Elle me dit:

– Oui, oui… les Du Toit ont fait leur demande…

– Eh bien?.. eh bien?..

– Eh bien! demandez à Gustave qui ne peut pas prendre une décision!

– Eh bien? eh bien? fîmes-nous, mon mari et moi, tournés du côté de Gustave.

Gustave se taisait, baissait l'oreille.

– Allons! voyons, mes chers cousins, nous étions tombés d'accord, l'autre soir, que ce mariage était excellent sous tous les rapports… Et les jeunes gens s'aiment. Isabelle en souffre, c'est évident…

Ici les deux parents protestèrent. Ni l'un ni l'autre ne consentaient à admettre que leur fille pût souffrir.

Gustave se trouva ragaillardi par cet accord inopiné avec sa femme et il formula la pensée qu'il ruminait, depuis que nous lui parlions du mariage de sa fille:

– Je voudrais bien, dit-il, que l'on m'indiquât sur le cadran les cinq minutes, oui, les cinq, où, depuis trois semaines, j'aurais pu réfléchir à une affaire de cette importance!

Sa candeur et sa sincérité étaient pures. Comme tous les gens qui n'ont absolument rien à faire, il n'avait pas une minute à lui.

– Eh bien! voyons, mon cousin, lui dis-je, ces cinq minutes, nous les avons devant nous, j'espère, car vous n'allez pas nous mettre à la porte!.. Si nous les employions à réfléchir ensemble… Ah! vous allez nous trouver indiscrets?..

Du tout, du tout! il ne nous trouvait pas indiscrets, et ma proposition même lui rendait un réel service. Nous reprîmes la conversation que nous avions eue chez les Lestaffet. Nous aboutîmes aux mêmes conclusions: contre ce mariage, aucune objection sérieuse. Mais Gustave disait:

– Isabelle est folle, folle à lier! Chez les Du Toit, mais c'est aller s'enterrer vive!

– Elle a déjà adopté l'esprit de la famille!

Gustave ouvrait de gros yeux hagards comme si je lui eusse parlé d'une chose de l'autre monde. Et il conclut:

– Il n'y a pas d'esprit qui consiste à s'embêter du matin au soir!

J'avais cru, tout d'abord, que l'instinctive défense contre les Du Toit était chez les Voulasne simplement égoïste, mais non! les Voulasne étaient convaincus que c'était sacrifier leur fille que la confier à une famille où l'on ne savait pas s'amuser. Il y avait une certaine bonté dans leur négligence à s'occuper de ce mariage, une bonté ingénue, puérile, leur genre de bonté à eux.

Impossible, lors de cette séance, de leur arracher le «oui» qui eût fait tant de bien à Isabelle.

Huit jours après, le mariage était décidé.

Comment! Que s'était-il passé?

Une simple entrevue entre le président et nos cousins, une entrevue au cours de laquelle ceux-ci, sans dire positivement non, sans dire positivement oui, opposaient des raisons dilatoires tellement peu fondées, que M. Du Toit, qui connaissait son monde, s'avisa de dire aux Voulasne: «Mais enfin, ce mariage ne serait pas, bien entendu, pour demain!.. Prenons notre temps!.. Qui nous empêcherait d'en fixer la date… voyons… par exemple… à la clôture de l'Exposition?.. Je dis: après la clôture…» Ces quelques mots produisaient l'effet d'un talisman. Le visage des Voulasne se rassérénait. Aussitôt, les Voulasne consentaient à tout. M. Du Toit avait deviné que ce qu'ils redoutaient, c'était, pour les pourparlers, pour les préparatifs, pour les emplettes, pour les formalités du mariage, d'être privés, ne fût-ce que vingt-quatre heures, des plaisirs de l'Exposition!




VIII


Je me vois encore entrant avec mon mari et les Voulasne, pour la première fois, à l'Exposition, avant l'ouverture officielle. C'était par la porte du quai d'Orsay; rien n'était terminé; il y avait des Aïssaouas, des Sénégalais, et toutes sortes de créatures, noirâtres, luisantes et grelottantes, qui pataugeaient dans la boue, empaquetées dans des châles démodés et des couvertures, et dont les yeux d'exilés faisaient peine à voir, comme ceux des pauvres bœufs qu'on aperçoit dans les fourgons sur les voies de garage. Et à partir du moment où nous eûmes franchi cette porte, il me semble que toute l'année ne fut plus qu'une foire, immense et partout répandue, qu'un mouvement de tous les objets posés sur le sol de Paris, qu'un bruit étourdissant, qu'un tintamarre où la tête se perdait…

Au monde que nous fréquentions, rien ne pouvait plus parfaitement convenir que cette cohue, que cette trépidation, que ce bariolage de couleurs, destinés à ne recevoir, durant une moitié d'année, aucun apaisement, aucun répit. Une occasion extraordinaire de se mouvoir sur place sans se quitter de vue les uns les autres, et d'avoir à parler de choses nouvelles, concrètes, faciles à juger sans se casser le front; un moyen de voir l'Étranger sans voyage et de satisfaire, en masse, ce goût de l'exotisme et cette curiosité de «l'homme le plus près possible de la bête» qui m'avait frappée et étonnée dès mon arrivée à Paris. Je n'éprouve pas, moi, ce goût-là; mes parents, en vieux chrétiens, conservaient pour l'animal un certain dédain et suspectaient les peuplades primitives à cause de leurs mœurs, ignorées d'eux, il est vrai, mais qui ne sauraient être bonnes, n'étant pas policées. Les Parisiens que je voyais avaient l'esprit tout à rebours; un même coup de vent les inclinait presque sans exception vers ce qu'ils nomment les êtres «conformes à la nature»; ils adoraient les bêtes et tout ce qui leur ressemble, et leur disposition était de voir en «l'homme sauvage» un modèle, parce que, – et bien à tort, à ce qu'il me semble, – ils se le figuraient vivant sans lois, et abandonné aux seules impulsions de l'instinct. Et puis, chacun avait l'idée qu'il allait contempler quelque chose de merveilleux; entre la Tour Eiffel et la Galerie des Machines, ces colosses tout à fait inédits, les fontaines lumineuses rejaillissaient sur les imaginations; on regardait, regardait tout le jour en piétinant des kilomètres de galeries, on regardait avec des yeux ahuris, dans l'attente de je ne sais quelle trouvaille, un peu plus fiévreux à mesure que venait la fatigue; et, parmi tant de produits et de si divers, des désirs insensés vous prenaient de posséder les objets les plus saugrenus, les plus inutilisables, ou d'obéir à l'appel de musiques inouïes, les plus barbares et même les plus désagréables, jusqu'à ce qu'on en vînt à tomber d'inanition dans quelque czarda à l'atmosphère poivrée, dans quelque kiosque de cacao hollandais, ou aux pieds d'un groupe de Lautars, dont l'orchestre vous tirait tous les nerfs du corps, un à un.





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Видео по теме - Une grande jeune femme se compare à Madeleine 1m42.

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  • константин александрович обрезанов:
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    21.08.2023
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