Книга - Le tour de la France par deux enfants

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Le tour de la France par deux enfants
G. Bruno




G. Bruno

Le tour de la France par deux enfants / Devoir et Patrie




PRÉFACE

La connaissance de la patrie est le fondement de toute véritable instruction civique.

On se plaint continuellement que nos enfants ne connaissent pas assez leur pays: s'ils le connaissaient mieux, dit-on avec raison, ils l'aimeraient encore davantage et pourraient encore mieux le servir. Mais nos maîtres savent combien il est difficile de donner à l'enfant l'idée nette de la patrie, ou même simplement de son territoire et de ses ressources. La patrie ne représente pour l'écolier qu'une chose abstraite à laquelle, plus souvent qu'on ne croit, il peut rester étranger pendant une assez longue période de la vie. Pour frapper son esprit, il faut lui rendre la patrie visible et vivante. Dans ce but, nous avons essayé de mettre à profit l'intérêt que les enfants portent aux récits de voyages. En leur racontant le voyage courageux de deux jeunes Lorrains à travers la France entière, nous avons voulu la leur faire pour ainsi dire voir et toucher; nous avons voulu leur montrer comment chacun des fils de la mère commune arrive à tirer profit des richesses de sa contrée et comment il sait, aux endroits mêmes où le sol est pauvre, le forcer par son industrie à produire le plus possible.

En même temps, ce récit place sous les yeux de l'enfant tous les devoirs en exemples, car les jeunes héros que nous y avons mis en scène ne parcourent pas la France en simples promeneurs désintéressés: ils ont des devoirs sérieux à remplir et des risques à courir. En les suivant le long de leur chemin, les écoliers sont initiés peu à peu à la vie pratique et à l'instruction civique en même temps qu'à la morale; ils acquièrent des notions usuelles sur l'économie industrielle et commerciale, sur l'agriculture, sur les principales sciences et leurs applications. Ils apprennent aussi, à propos des diverses provinces, les vies les plus intéressantes des grands hommes qu'elles ont vus naître: chaque invention faite par les hommes illustres, chaque progrès accompli grâce à eux devient pour l'enfant un exemple, une sorte de morale en action d'un nouveau genre, qui prend plus d'intérêt en se mêlant à la description des lieux mêmes où les grands hommes sont nés.

En groupant ainsi toutes les connaissances morales et civiques autour de l'idée de la France, nous avons voulu présenter aux enfants la patrie sous ses traits les plus nobles, et la leur montrer grande par l'honneur, par le travail, par le respect religieux du devoir et de la justice[1 - Pour le développement du cours et de morale sociale et d'instruction civique, voir la nouvelle édition de Francinet, entièrement refondue et complétée conformément aux nouveaux programmes.].




I. – Le départ d'André et de Julien



Rien ne soutient mieux notre courage que la pensée d'un devoir à remplir

Par un épais brouillard du mois de septembre deux enfants, deux frères, sortaient de la ville de Phalsbourg en Lorraine. Ils venaient de franchir la grande porte fortifiée qu'on appelle porte de France.

Chacun d'eux était chargé d'un petit paquet de voyageur, soigneusement attaché et retenu sur l'épaule par un bâton. Tous les deux marchaient rapidement, sans bruit; ils avaient l'air inquiet. Malgré l'obscurité déjà grande, ils cherchèrent plus d'obscurité encore et s'en allèrent cheminant à l'écart le long des fossés.

L'aîné des deux frères, André, âgé de quatorze ans, était un robuste garçon, si grand et si fort pour son âge qu'il paraissait avoir au moins deux années de plus. Il tenait par la main son frère Julien, un joli enfant de sept ans, frêle et délicat comme une fille, malgré cela courageux et intelligent plus que ne le sont d'ordinaire les jeunes garçons de cet âge. A leurs vêtements de deuil, à l'air de tristesse répandu sur leur visage, on aurait pu deviner qu'ils étaient orphelins. Lorsqu'ils se furent un peu éloignés de la ville, le grand frère s'adressa à l'enfant et, à voix très basse, comme s'il avait eu crainte que les arbres mêmes de la route ne l'entendissent:

– N'aie pas peur, mon petit Julien, dit-il; personne ne nous a vus sortir.

– Oh! je n'ai pas peur, André, dit Julien; nous faisons notre devoir, Dieu nous aidera.

– Je sais que tu es courageux, mon Julien, mais, avant d'être arrivés, nous aurons à marcher pendant plusieurs nuits; quand tu seras trop las, il faudra me le dire: je te porterai.

– Non, non, répliqua l'enfant; j'ai de bonnes jambes et je suis trop grand pour qu'on me porte.

Tous les deux continuèrent à marcher résolument sous la pluie froide qui commençait à tomber. La nuit, qui était venue, se faisait de plus en plus noire. Pas une étoile au ciel ne se levait pour leur sourire; le vent secouait les grands arbres en sifflant d'une voix lugubre et envoyait des rafales d'eau au visage des enfants. N'importe, ils allaient sans hésiter, la main dans la main.

A un détour du chemin, des pas se firent entendre. Aussitôt, sans bruit, les enfants se glissèrent dans un fossé et se cachèrent sous les buissons. Immobiles, ils laissèrent les passants traverser. Peu à peu, le bruit lourd des pas s'éloigna, sur la grande route; André et Julien reprirent alors leur marche avec une nouvelle ardeur.

Après plusieurs heures de fatigue et d'anxiété ils virent enfin, tout au loin, à travers les arbres, une petite lumière se montrer, faible et tremblante comme une étoile dans un ciel d'orage. Prenant par un chemin de traverse, ils coururent vers la chaumière éclairée.

Arrivés devant la porte, ils s'arrêtèrent interdits, n'osant frapper. Une timidité subite les retenait. Il était aisé de voir qu'ils n'avaient pas l'habitude de heurter aux portes pour demander quelque chose. Ils se serrèrent l'un contre l'autre, le cœur gros, tout tremblants. André rassembla son courage.

– Julien, dit-il, cette maison est celle d'Étienne le sabotier, un vieil ami de notre père: nous ne devons pas craindre de lui demander un service. Prions Dieu afin qu'il permette qu'on nous fasse bon accueil.

Et les deux enfants, frappant un coup timide, murmurèrent en leur cœur: – Notre Père, qui êtes aux cieux, donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien.




II. – Le souper chez Étienne le sabotier. L'hospitalité



Le nom d'un père honoré de tous est une fortune pour les enfants

– Qui est là? fit du dedans une grosse voix rude.

Au même instant, un aboiement formidable s'éleva d'une niche située non loin de la porte.

André prononça son nom:

– André Volden, dit-il d'un accent si mal assuré que les aboiements empêchèrent d'entendre cette réponse.

En même temps, le chien de montagne, sortant de sa niche et tirant sur sa chaîne, faisait mine de s'élancer sur les enfants.

– Mais qui frappe là, à pareille heure? reprit plus rudement la grosse voix.

– André Volden, répéta l'enfant; et Julien mêla sa voix à celle de son frère pour mieux se faire entendre.

Alors la porte s'ouvrit toute grande, et la lumière de la lampe, tombant d'à-plomb sur les petits voyageurs debout près du seuil, éclaira leurs vêtements trempés d'eau, leurs jeunes visages fatigués et interdits.

L'homme qui avait ouvert la porte, le père Étienne, les contemplait avec une sorte de stupeur:

– Mon Dieu! qu'y a-t-il, mes enfants? dit-il en adoucissant sa voix, d'où venez-vous? où est le père?

Et, avant même que les orphelins eussent eu le temps de répondre, il avait soulevé de terre le petit Julien et le serrait paternellement dans ses bras.

L'enfant, avec la vivacité de sentiment naturelle à son âge, embrassa de tout son cœur le vieil Étienne, et poussant un grand soupir: – Le père est au ciel, dit-il.

– Comment! s'écria Étienne avec émotion, mon brave Michel est mort?

– Oui, répondit l'enfant. Depuis la guerre, sa jambe blessée au siège de Phalsbourg n'était plus solide: il est tombé d'un échafaudage en travaillant à son métier de charpentier, et il s'est tué.

– Hélas! pauvre Michel! dit Étienne, qui avait des larmes aux yeux; et vous, enfants, qu'allez-vous devenir?

André voulut reprendre le récit du malheur qui leur était arrivé, mais le brave Étienne l'interrompit.

– Non, non, dit-il, je ne veux rien entendre maintenant, mes enfants; vous êtes mouillés par la pluie, il faut vous sécher au feu; vous devez avoir faim et soif, il faut manger.

Étienne aussitôt, faisant suivre d'actions ses paroles, installa les enfants devant le poêle et ranima le feu. En un clin-d'œil une bonne odeur d'oignons frits emplit la chambre, et bientôt la soupe bouillante fuma dans la soupière.

– Mangez, mes enfants, disait Étienne en fouettant les œufs pour l'omelette au lard.

Pendant que les enfants savouraient l'excellente soupe qui les réchauffait, le père Étienne confectionnait son omelette, et la femme du sabotier, enlevant un matelas de son lit, préparait un bon coucher aux petits voyageurs.

Le poêle ronflait gaîment. André, tout en mangeant, répondait aux questions du vieux camarade de son père et le mettait au courant de la situation.

Quant au petit Julien, il avait tant marché que ses jambes demandaient grâce et qu'il avait plus sommeil que faim. Il lutta d'abord avec courage pour ne pas fermer les yeux, mais la lutte ne fut pas de longue durée, et il finit par s'endormir avec la dernière bouchée dans la bouche.

Il dormait si profondément que la mère Étienne le déshabilla et le mit au lit sans réussir à l'éveiller.




III. – La dernière parole de Michel Volden. – L'amour fraternel et l'amour de la patrie



O mon frère, marchons toujours la main dans la main, unis par un même amour pour nos parents, notre patrie et Dieu

Pendant que Julien dormait, André s'était assis auprès du père Étienne. Il continuait le récit des événements qui les avaient obligés, lui et son frère, à quitter Phalsbourg où ils étaient nés. Revenons avec lui quelques mois en arrière.

On se trouvait alors en 1871, peu de temps après la dernière guerre avec la Prusse. A la suite de cette guerre l'Alsace et une partie de la Lorraine, y compris la ville de Phalsbourg, étaient devenues allemandes; les habitants qui voulaient rester Français étaient obligés de quitter leurs villes natales pour aller s'établir dans la vieille France.

Le père d'André et de Julien, un brave charpentier veuf de bonne heure, qui avait élevé ses fils dans l'amour de la patrie, songea comme tant d'autres Alsaciens et Lorrains à émigrer en France. Il tâcha donc de réunir quelques économies pour les frais du voyage, et il se mit à travailler avec plus d'ardeur que jamais. André, de son côté, travaillait courageusement en apprentissage chez un serrurier.

Tout était prêt pour le voyage, l'époque même du départ était fixée, lorsqu'un jour le charpentier vint à tomber d'un échafaudage. On le rapporta mourant chez lui.

Pendant que les voisins couraient chercher du secours, les deux frères restèrent seuls auprès du lit où leur père demeurait immobile comme un cadavre.

Le petit Julien avait pris dans sa main la main du mourant, et il la baisait doucement en répétant à travers ses larmes, de sa voix la plus tendre: Père!.. Père!..

Comme si cette voix si chère avait réveillé chez le blessé ce qui lui restait de vie, Michel Volden tressaillit, il essaya de parler, mais ce fut en vain; ses lèvres remuèrent sans qu'un mot pût sortir de sa bouche. Alors une vive anxiété se peignit sur ses traits. Il sembla réfléchir, comme s'il cherchait avec angoisse le moyen de faire comprendre à ses deux enfants ses derniers désirs; puis, après quelques instants, il fit un effort suprême et, soulevant la petite main caressante de Julien, il la posa dans celle de son frère aîné. Épuisé par cet effort, il regarda longuement ses deux fils d'une façon expressive, et son regard profond, et ses yeux tristes semblaient vouloir leur dire: – Aimez-vous l'un l'autre, pauvres enfants qui allez désormais rester seuls! Vivez toujours unis, sous l'œil de Dieu, comme vous voilà à cette heure devant moi, la main dans la main.

André comprit le regard paternel, il se pencha vers le mourant:

– Père, répondit-il, j'élèverai Julien et je veillerai sur lui comme vous l'eussiez fait vous-même. Je lui enseignerai, comme vous le faisiez, l'amour de Dieu et l'amour du devoir: tous les deux nous tâcherons de devenir bons et vertueux.

Le père essaya un faible sourire, mais son œil, triste encore, semblait attendre d'André quelque autre chose.

André le voyait inquiet et il cherchait à deviner; il se pencha jusqu'auprès des lèvres du moribond, l'interrogeant du regard. Un mot plus léger qu'un souffle arriva à l'oreille d'André: – France!

– Oh! s'écria le fils aîné avec élan, soyez tranquille, cher père, je vous promets que nous demeurerons les enfants de la France; nous quitterons Phalsbourg pour aller là-bas; nous resterons Français, quelque peine qu'il faille souffrir pour cela.

Un soupir de soulagement s'échappa des lèvres paternelles. La main froide de l'agonisant serra d'une faible étreinte les mains des deux enfants réunies dans la sienne, puis ses yeux se tournèrent vers la fenêtre ouverte par où se montrait un coin du grand ciel bleu: ses regards mourants s'éclairèrent d'une flamme plus pure; il semblait vouloir à présent ne plus songer qu'à Dieu. Son âme s'élevait vers lui dans une ardente et dernière prière, remettant à sa garde suprême les deux orphelins agenouillés auprès du lit.

Peu d'instants après, Michel Volden exhalait son dernier soupir.

Toute cette scène n'avait duré que quelques minutes; mais elle s'était imprimée en traits ineffaçables dans le cœur d'André et dans celui du petit Julien.

Quelque temps après la mort de leur père, les deux enfants avaient songé à passer en France comme ils le lui avaient promis. Mais il ne leur restait plus d'autre parent qu'un oncle demeurant à Marseille, et celui-ci n'avait répondu à aucune de leurs lettres; il n'y avait donc personne qui pût leur servir de tuteur. Dans ces circonstances, les Allemands refusaient aux jeunes gens orphelins la permission de partir, et les considéraient bon gré mal gré comme sujets de l'Allemagne. André et Julien n'avaient plus alors d'autre ressource, pour rester fidèles et à leur pays et au vœu de leur père, que de passer la frontière à l'insu des Allemands et de se diriger vers Marseille, où ils tâcheraient de retrouver leur oncle. Une fois qu'ils l'auraient retrouvé, ils le supplieraient de leur venir en aide et de régulariser leur situation en Alsace: car il restait encore une année entière accordée par la loi aux Alsaciens-Lorrains pour choisir leur patrie et déclarer s'ils voulaient demeurer Français ou devenir Allemands.

Tels étaient les motifs pour lesquels les deux enfants s'étaient mis en marche et étaient venus demander au père Étienne l'hospitalité.

Lorsque André eut achevé le récit des événements qu'on vient de lire, Étienne lui prit les deux mains avec émotion:

– Ton frère et toi, lui dit-il, vous êtes deux braves enfants, dignes de votre père, dignes de la vieille terre d'Alsace-Lorraine, dignes de la patrie française! Il y a bien des cœurs français en Alsace-Lorraine! on vous aidera; et pour commencer, André, tu as un protecteur dans l'ancien camarade de ton père.




IV. – Les soins de la mère Étienne. – Les papiers d'André. – Un don fait en secret. – La charité du pauvre



Ce qu'il y a de plus beau au monde, c'est la charité du pauvre

Le lendemain, de bon matin, Mme Étienne était sur pied.

En vraie mère de famille, elle visita les deux paquets de linge et d'habits que les deux voyageurs portaient sur l'épaule, et elle mit de bonnes pièces aux pantalons ou aux blouses qui en avaient besoin. En même temps elle avait allumé le poêle, ce meuble indispensable dans les pays froids du nord, qui sert tout à la fois à chauffer la maison et à préparer les aliments. Elle étendit tout autour les vêtements mouillés des enfants; lorsqu'ils furent secs, elle les brossa et les répara de son mieux. Tandis qu'elle pliait avec soin le gilet d'André, un petit papier bien enveloppé tomba d'une des poches.

– Oh! se dit l'excellente femme, ce doit être là qu'est renfermée toute la fortune de ces deux enfants; si, comme je le crains, la bourse est trop légère, on fera son possible pour y ajouter quelque chose.

Et elle développa le petit paquet. – Dix, vingt, trente, quarante francs, se dit-elle; que c'est peu pour aller si loin!.. la route est bien longue d'ici à Marseille. Et les jours de pluie, et les jours de neige! car l'hiver bientôt va venir… Les yeux de la mère Étienne étaient humides.

– Et dire qu'avec si peu de ressources ils n'ont point hésité à partir!.. O pauvre France! tu es bien malheureuse en ce moment, mais tu dois pourtant être fière de voir que, si jeunes, et pour rester tes fils, nos enfants montrent le courage des hommes… Seigneur Dieu, ajouta-t-elle, protège-les!.. fais qu'ils rencontrent durant leur longue route des cœurs compatissants, et que pendant les froides soirées de l'hiver ils trouvent une petite place au foyer de nos maisons.

Pendant qu'elle songeait ainsi en son cœur, elle s'était approchée de son armoire et elle atteignait sa petite réserve d'argent, bien petite, hélas! car le père et la mère Étienne avaient cruellement souffert des malheurs de la guerre. Néanmoins, elle y prit deux pièces de cinq francs et les joignit à celles d'André:

– Étienne sera content, dit-elle: il m'a recommandé de faire tout ce que je pourrais pour les enfants de son vieux camarade.

Quand elle eut glissé dans la bourse les pièces d'argent:

– Ce n'est pas le tout, dit-elle; examinons ce petit rouleau qui enveloppait la bourse, et voyons si nos orphelins ont songé à se procurer de bons papiers, attestant qu'ils sont d'honnêtes enfants et non des vagabonds sans feu ni lieu… Ah! voici d'abord le certificat du patron d'André:



«J'atteste que le jeune André Volden a travaillé chez moi dix-huit mois entiers sans que j'aie eu un seul reproche à lui faire. C'est un honnête garçon, laborieux et intelligent: je suis prêt à donner de lui tous les renseignements que l'on voudra. Voici mon adresse; on peut m'écrire sans crainte.

    Pierre Hetman.
    maître serrurier, établi depuis trente ans à Phalsbourg.»

– Bien, cela! dit Mme Étienne en repliant le certificat. Et ceci, qu'est-ce? Ah! c'est leur extrait d'âge, très bien. Enfin, voici une lettre de maître Hetman à son cousin, serrurier à Épinal, pour le prier d'occuper André un mois: André portera ensuite son livret d'ouvrier à la mairie d'Épinal et M. le maire y mettra sa signature. De mieux en mieux. Les chers enfants n'ont rien négligé: ils savent que tout ouvrier doit avoir un livret bien tenu et des certificats en règle. Allons, espérons en la Providence! tout ira bien.

Lorsque Julien et André s'éveillèrent, ils trouvèrent leurs habits en ordre et tout prêts à être mis; et cela leur parut merveilleusement bon, car les pauvres enfants, ayant perdu leur mère de bonne heure, n'étaient plus accoutumés à ces soins et à ces douces attentions maternelles.

Julien, dès qu'il fut habillé, peigné, le visage et les mains bien nets, courut avec reconnaissance embrasser Mme Étienne, et la remercia d'un si grand cœur qu'elle en fut tout émue.

– Cela est bel et bon, répondit-elle gaîment, mais il faut déjeuner. Vite, les enfants, prenez ce pain et ce fromage, et mangez.




V. – Les préparatifs d'Étienne le sabotier. – Les adieux. – Les enfants d'une même patrie



Les enfants d'une même patrie doivent s'aimer et se soutenir comme les enfants d'une même mère

Pendant qu'André et Julien mangeaient, Étienne entra.

– Enfants, dit le sabotier en se frottant les mains, je n'ai pas perdu mon temps: j'ai travaillé pour vous depuis ce matin. D'abord, je vous ai trouvé deux places dans la charrette d'un camarade qui va chercher des foins tout près de Saint-Quirin, village voisin de la frontière, où vous coucherez ce soir. On vous descendra à un quart d'heure du village. Cela économisera les petites jambes de Julien et les tiennes, André. Ensuite j'ai écrit un mot de billet que voici, pour vous recommander à une vieille connaissance que j'ai aux environs de Saint-Quirin, Fritz, ancien garde forestier de la commune. Vous serez reçus là à bras ouverts, les enfants, et vous y dormirez une bonne nuit. Enfin, ce qui vaut mieux encore, Fritz vous servira de guide le lendemain dans la montagne, et vous mènera hors de la frontière par des chemins où vous ne rencontrerez personne qui puisse vous voir. C'est un vieux chasseur que l'ami Fritz, un chasseur qui connaît tous les sentiers de la montagne et de la forêt. Soyez tranquilles, dans quarante-huit heures vous serez en France.

– Oh! monsieur Étienne, s'écria André, vous êtes bon pour nous comme un second père!

– Mes enfants, répondit Étienne, vous êtes les fils de mon meilleur ami, il est juste que je vous vienne en aide. Et puis, est-ce que tous les Français ne doivent pas être prêts à se soutenir entre eux? A votre tour, ajouta-t-il d'une voix grave, quand vous rencontrerez un enfant de la France en danger, vous l'aiderez comme je vous aide à cette heure, et ainsi vous aurez fait pour la patrie ce que nous faisons pour elle aujourd'hui.

En achevant ces paroles Étienne entra dans la pièce voisine, où était son atelier de sabotier, et, voulant réparer le temps perdu, il se mit à travailler avec activité. Le petit Julien l'avait suivi, et il prenait un grand plaisir à le voir creuser et façonner si lestement les bûches de hêtre de la montagne.

Vers le milieu de l'après-midi, la carriole dont avait parlé le père Étienne s'arrêta sur la grande route; le charretier, comme cela était convenu, siffla de tous ses poumons pour avertir les jeunes voyageurs.

A ce signal, André et Julien saisirent rapidement leur paquet de voyage; ils embrassèrent de tout leur cœur la mère Étienne, et aussitôt le sabotier les conduisit vers la carriole.

Après une nouvelle accolade, après les dernières et paternelles recommandations du brave homme, les enfants se casèrent dans le fond de la carriole, le charretier fit claquer son fouet et le cheval se mit au petit trot.

Le père Étienne, resté seul sur la grande route, suivait des yeux la voiture qui s'éloignait. Il se sentait à la fois tout triste et pourtant fier de voir les enfants partir.

– Brave et chère jeunesse, murmurait-il, va, cours porter à la patrie des cœurs de plus pour la chérir!

Et lorsque la voiture eut disparu, il revint chez lui lentement, songeur, pensant au père des deux orphelins, à son vieil ami d'enfance qui dormait son dernier sommeil sous la terre de Lorraine, tandis que ses deux fils s'en allaient seuls désormais au grand hasard de la vie. Alors une larme glissa des yeux du vieillard: – Juste Dieu, murmura-t-il, bénis et protège cette jeunesse innocente et sans appui!




VI. – Une déception. – La persévérance



Il n'est guère d'obstacle qu'on ne puisse surmonter avec de la persévérance

Une déception attendait nos jeunes amis à leur arrivée dans la maison isolée du garde Fritz, située aux environs de la forêt. Fritz, grand vieillard à barbe grise, d'une figure énergique, était étendu sur son lit qu'il n'avait pas quitté depuis plusieurs jours. Le vieux chasseur était tombé en descendant la montagne et s'était fait une fracture à la jambe.

– Voyez, mes enfants, dit-il après avoir lu la lettre; je ne puis bouger de mon lit. Comment pourrais-je vous conduire? Et je n'ai auprès de moi que ma vieille servante, qui ne marche pas beaucoup mieux que moi.

André fut consterné, mais il n'en voulut rien faire voir pour ne point inquiéter le petit Julien.

Toute la nuit il dormit peu. Le matin de bonne heure, avant même que Julien s'éveillât, il s'était levé pour réfléchir. Il se dirigea sans bruit vers le jardin du garde, voulant examiner le pays, qu'il n'avait vu que le soir à la brune.

Assis sur un banc au bord de la Sarre, qui coule le long du jardin entre deux haies de bouleaux et de saules, André se tourna vers le sud, et il regarda l'horizon borné par les prolongements de la chaîne des Vosges.

– C'est là, se dit-il, que se trouve la France, là que je dois la nuit prochaine emmener mon petit Julien, là qu'il faut que je découvre, sans aucun secours, un sentier assez peu fréquenté pour n'y rencontrer personne et passer librement la frontière. Mon Dieu, comment ferai-je?

Et il continuait de regarder avec tristesse les montagnes qui le séparaient de la France, et qui se dressaient devant lui comme une muraille infranchissable.

Des pensées de découragement lui venaient; mais André était persévérant: au lieu de se laisser accabler par les difficultés qui se présentaient, il ne songea qu'à les combattre.

Tout à coup il se souvint d'avoir vu dans la chambre du garde forestier une grande carte du département, pendue à la muraille: c'était une de ces belles cartes dessinées par l'état-major de l'armée française, et où se trouvent indiqués jusqu'aux plus petits chemins.

– Je vais toujours l'étudier, se dit André. A quoi me servirait d'avoir été jusqu'à treize ans le meilleur élève de l'école de Phalsbourg, si je ne parvenais à me reconnaître à l'aide d'une carte? Allons! du courage! n'ai-je pas promis à mon père d'en avoir? Je dois passer la frontière et je la passerai.




VII. – La carte tracée par André. – Comment il tire parti de ce qu'il a appris a l'école



Quand on apprend quelque chose, on ne sait jamais tout le profit qu'on en pourra retirer un jour

Le garde Fritz approuva la résolution et la fermeté d'André. – A la bonne heure! dit-il. Quand on veut être un homme, il faut apprendre à se tirer d'affaire soi-même. Voyons, mon jeune ami, décrochez-moi la carte: si je ne puis marcher, du moins je puis parler. Vous avez si bonne volonté et je connais si bien le pays, que je pourrai vous expliquer votre chemin.

Alors tous deux, penchés sur la carte, étudièrent le pays.

Julien, de son côté, s'était assis sagement auprès d'eux, s'efforçant de retenir ce qu'il pourrait. Le garde parlait, montrant du doigt les routes, les sentiers, les raccourcis, faisant la description minutieuse de tous les détails du chemin. André écoutait; puis il essaya de répéter les explications; enfin il dessina lui-même tant bien que mal sa route sur un papier, avec les différents accidents de terrain qui lui serviraient comme de jalons pour s'y reconnaître.

«Ici, écrivait-il, une fontaine; là, un groupe de hêtres à travers les sapins; plus loin, un torrent avec le gué pour le franchir, un roc à pic que contourne le sentier, une tour en ruines.»

Enfin rien de ce qui pouvait aider le jeune voyageur ne fut négligé. – Tout ira bien, lui disait Fritz, si vous ne vous hâtez pas trop. Rappelez-vous que, quand on se trompe de chemin dans les bois ou les montagnes, il faut revenir tranquillement sur ses pas, sans perdre la tête et sans se précipiter: c'est le moyen de retrouver bientôt le vrai sentier.

Quand la brune fut venue, André et Julien se remirent en route, après avoir remercié de tout leur cœur le garde Fritz, qui de son lit leur répétait en guise d'adieu:

«Courage, courage! avec du courage et du sang-froid on vient à bout de tout.»




VIII. – Le sentier à travers la foret. – Les enseignements du frère ainé. – La grande Ourse et l'étoile polaire



Le frère aîné doit instruire le plus jeune par son exemple et, s'il le peut, par ses leçons

A l'ouest, derrière les Vosges, le soleil venait de se coucher; la campagne s'obscurcissait. Sur les hautes cimes de la montagne, au loin, brillaient les dernières lueurs du crépuscule, et les noirs sapins, agitant leurs bras au souffle du vent d'automne, s'assombrissaient de plus en plus.

Les deux frères avançaient sur le sentier, se tenant par la main; bientôt ils entrèrent au milieu des bois qui couvrent toute cette contrée.

Julien marchait la tête penchée, d'un air sérieux, sans mot dire. – A quoi songes-tu, mon Julien? demanda André.

– Je tâche de bien me rappeler tout ce que disait le garde, fit l'enfant, car j'ai écouté le mieux que j'ai pu.

– Ne t'inquiète pas, Julien; je sais bien la route, et nous ne nous égarerons pas.

– D'ailleurs, reprit l'enfant de sa voix douce et résignée, si l'on s'égare, on reviendra tranquillement sur ses pas, sans avoir peur, comme le garde a dit de le faire, n'est-ce pas, André?

– Oui, oui, Julien, mais nous allons tâcher de ne pas nous égarer.

– Pour cela, tu sais, André, il faut regarder les étoiles à chaque carrefour; le garde l'a dit, je t'y ferai penser.

– Bravo, Julien, répondit André, je vois que tu n'as rien perdu de la leçon du garde; si nous sommes deux à nous souvenir, la route se fera plus facilement.

– Oui, dit l'enfant; mais je ne connais pas les étoiles par leur nom, et je n'ai pas compris ce que c'est que le grand Chariot.

– Je te l'expliquerai quand nous nous arrêterons.

Tout en devisant ainsi à voix basse, les deux frères avançaient et la nuit se faisait plus noire.

André avait tant étudié le pays toute la journée, qu'il lui semblait le reconnaître comme s'il y avait déjà passé. Malgré cela, il ne pouvait se défendre d'une certaine émotion: c'était la première fois qu'il suivait ainsi les sentiers de la montagne, et cela dans l'obscurité du soir. Toutefois c'était un courageux enfant, et qui n'oubliait jamais sa tâche de frère aîné: songeant que le petit Julien devait être plus ému que lui encore en face des grands bois sombres, André s'efforçait de surmonter les impressions de son âge, afin d'enhardir son jeune frère par son exemple et d'accomplir courageusement avec lui son devoir.

A un carrefour ils s'arrêtèrent. André regarda le ciel derrière lui.

– Vois, dit-il à son frère, ces sept étoiles brillantes, dont quatre sont en carré comme les quatre roues d'un char, et trois autres par devant, comme le cocher et les chevaux: c'est ce qu'on appelle le grand Chariot ou encore la grande Ourse; non loin se trouve une étoile assez brillante aussi, et qu'on voit toujours immobile exactement au nord: on l'appelle pour cela l'étoile polaire. Grâce à cette étoile, on peut toujours reconnaître sa route dans la nuit. La vois-tu bien? Elle est juste derrière nous: cela prouve que nous sommes dans notre chemin; nous marchons vers le sud, c'est-à-dire vers la France.

André, qui ne négligeait point les occasions d'instruire son frère en causant, lui enseigna aussi vers quel point la lune se lèverait bientôt, et à la pensée qu'elle allait éclairer leur route, les enfants se réjouirent de tout leur cœur.




IX. – Le nuage sur la montagne. – Inquiétude des deux enfants



Le courage ne consiste pas à ne point être ému en face d'un danger, mais à surmonter son émotion: c'est pour cela qu'un enfant peut être aussi courageux qu'un homme

Après un petit temps de repos ils se remirent en route. Mais tout à coup l'obscurité augmenta. Julien effrayé se serra plus près de son grand frère.

Bientôt les étoiles qui les avaient guidés jusqu'alors disparurent. Un nuage s'était formé au sommet de la montagne, et, grossissant peu à peu, il l'avait enveloppée tout entière. Les enfants eux-mêmes se trouvèrent bientôt au milieu de ce nuage. Entourés de toutes parts d'un brouillard épais, ils ne voyaient plus devant eux.

Ils s'arrêtèrent, bien inquiets; mais tous deux, pour ne pas s'affliger l'un l'autre, n'osèrent se le dire.

– Donne-moi ton paquet, dit André à Julien; je le joindrai au mien; ton bâton sera libre, il me servira à tâter la route comme font les aveugles, afin que nous ne nous heurtions pas aux racines ou aux pierres. J'irai devant; tu tiendras ma blouse, car mes deux mains vont être embarrassées; mais je t'avertirai, je te guiderai de mon mieux. N'aie pas peur, mon Julien. Tu ne vas plus avoir rien à porter, tu pourras marcher facilement.

– Oui, dit l'enfant d'une voix tremblante qu'il s'efforçait de rendre calme.

Ils se remirent en marche, lentement, avec précaution. Malgré cela, André à un moment se heurta contre une de ces grosses pierres qui couvrent les chemins de montagne; il tomba, et faillit rouler du haut des rochers, entraînant avec lui le petit Julien.

Les deux enfants comprirent alors le danger qu'ils couraient.

– Asseyons-nous, dit André tout ému, en attirant Julien près de lui.

– André, s'écria Julien, nous avons des allumettes et un bout de bougie. Le garde a dit de ne les allumer que dans un grand besoin; crois-tu qu'il serait dangereux de les allumer maintenant?

– Non, mon Julien; la brume est si épaisse que notre lumière ne risque pas d'être aperçue et d'attirer l'attention des soldats allemands qui gardent la frontière.

André, en achevant ces mots, alluma sa petite bougie, et Julien fut bien étonné de voir quelle faible et tremblante lueur elle répandait au milieu de l'épais brouillard. Pourtant on se remit en marche aussitôt, car il fallait être en France avant le lever du soleil. Julien, qui n'était plus embarrassé de son paquet, prit la bougie d'une main, et la protégeant de l'autre contre le vent, il avança, non sans trébucher souvent sur le chemin pierreux.

Ce qu'André craignait surtout, c'était de s'être égaré au milieu de la brume. Au bout de quelques instants il prit le papier sur lequel il avait marqué le plan de sa route, et, suivant du regard la ligne qui devait lui indiquer son chemin, il se demanda: «Est-ce bien cette ligne que je suis?»

Puis il dit à Julien: – Si nous avons marché sans nous tromper, nous devons être assez près d'une vieille tour en ruines; mais je ne la vois point. Toi qui as d'excellents yeux, regarde toi-même, Julien.

Julien regarda, mais il ne vit rien non plus.

Ils reprirent leur marche, cherchant avec anxiété à percer du regard les ténèbres. Mais ils n'apercevaient toujours point la vieille tour. De plus la bougie touchait à sa fin; elle s'éteignit. Les deux enfants n'avaient plus qu'un parti à prendre: s'arrêter, attendre.




X. – La halte sous le sapin. – La prière avant le sommeil. – André reprend courage



Enfants, la vie entière pourrait être comparée à un voyage où l'on rencontre sans cesse des difficultés nouvelles

André s'approcha d'un grand sapin dont les branches s'étendaient en parasol et pouvaient leur servir d'abri contre la rosée nocturne.

– Viens, dit-il à son jeune frère, viens près de moi: nous serons bien là pour attendre.

Julien s'approcha, silencieux; André s'aperçut que, sous l'humidité glaciale du brouillard, l'enfant frissonnait; ses petites mains étaient tout engourdies par le froid.

– Pauvre petit, murmura André, assieds-toi sur mes genoux: je vais te couvrir avec les vêtements renfermés dans notre paquet de voyage; cela te réchauffera, et si tu peux dormir en attendant que le brouillard se lève, tu reprendras des forces pour la longue route qu'il nous reste à faire.

L'enfant était si las qu'il ne fit aucune objection. Il passa un de ses bras autour du cou de son frère, et déjà ses yeux fatigués se fermaient lorsqu'il lui revint une pensée.

– André, dit-il, puisque je vais dormir, je vais faire ma prière du soir.

– Oui, mon Julien, nous la dirons ensemble.

Et les deux orphelins, perdus au milieu de cette grande et triste solitude de la montagne, élevèrent dans une même prière leurs jeunes cœurs vers le ciel.

Peu de temps après, Julien s'était endormi. Sa petite tête reposait confiante sur l'épaule d'André; le frère aîné, de son mieux, protégeait l'enfant contre la fraîcheur de la nuit, et il écoutait sa respiration tranquille: ce bruit léger troublait seul le silence qui les enveloppait.

André, malgré lui, sentit une grande tristesse lui monter au cœur. – Réussirons-nous jamais à arriver en France? se disait-il. Quelquefois les brouillards dans la montagne durent plusieurs jours. Qu'allons-nous devenir si celui-ci tarde à se dissiper?

Une fatigue extrême s'était emparée de lui. La bise glaciale, qui faisait frissonner les pins, le faisait lui aussi trembler sur le sol où il était assis. Parfois le vent soulevait autour de lui les feuilles tombées à terre: inquiet, André dressait la tête, craignant que ce ne fût le bruit de pas ennemis et que quelqu'un tout à coup ne se dressât en face de lui pour lui dire en langue allemande: – Que faites-vous ici? Qui êtes-vous? Où allez-vous?

Ainsi le découragement l'envahissait. Mais alors un cher souvenir s'éleva en son cœur et vint à son aide. Il se rappela le regard profond de son père mourant, lorsqu'il avait placé la main de Julien dans la sienne pour le lui confier; il crut entendre encore ce mot plus faible qu'un souffle passer sur les lèvres paternelles: France. Et lui aussi le redit tout bas ce mot: France! patrie!.. Et il se sentit honteux de son découragement.

– Enfant que je suis, s'écria-t-il, est-ce que la vie n'est pas faite tout entière d'obstacles à vaincre? Comment donc enseignerai-je à mon petit Julien à devenir courageux, si moi-même je ne sais pas me conduire en homme?

Réconforté par ce souvenir plus puissant que tous les obstacles, priant l'âme de son père de leur venir en aide dans ce voyage vers la patrie perdue, il sut mettre à attendre le même courage qu'il avait mis à agir.




XI. – Le brouillard se dissipe. – Arrivée d'André et de Julien sur la terre française



Quand on a été séparé de sa patrie, on comprend mieux encore combien elle vous est chère

Peu à peu la douce tranquillité du sommeil de Julien sembla gagner André, lui aussi. Dans l'immobilité qu'il gardait pour ne pas éveiller l'enfant, il sentit ses yeux s'appesantir par la fatigue. Il eut beau lutter avec fermeté contre le sommeil, malgré lui ses paupières se fermèrent à demi.

Après un temps assez long, comme il était à moitié plongé dans une sorte de rêve, il lui sembla, à travers ses paupières demi-closes, apercevoir une faible clarté. Il tressaillit, secouant par un dernier effort le sommeil qui l'envahissait, il ouvrit les yeux tout grands. Le brouillard était encore autour de lui, mais il était devenu à demi lumineux. De pâles rayons pénétraient à travers la brume: la lune venait de se lever.

Bientôt la brume elle-même devint moins épaisse, elle se dissipa comme un mauvais rêve. A travers chacune des branches du vieux sapin, les étoiles brillantes se montrèrent dans toute leur splendeur, et à peu de distance la vieille tour qu'André avait tant cherchée se dressa devant lui inondée de lumière.

Le cœur d'André battit de joie. Il serra son jeune frère dans ses bras.

– Réveille-toi, mon Julien, s'écria-t-il; regarde! le brouillard et l'obscurité sont dissipés; nous allons pouvoir enfin repartir.

Julien ouvrit les yeux; en voyant ce ciel lumineux, il se mit à sourire naïvement, et frappant ses petites mains l'une contre l'autre, il sauta de plaisir.

– Que Dieu est bon! dit-il, et que la montagne est belle à présent que la voilà toute éclairée par ces jolis rayons de lune!.. Ah! voici la vieille tour; André, nous n'avons pas perdu la bonne route, partons vite.

Aussitôt on refit les paquets de voyage. Cette gaie lumière avait fait oublier les fatigues précédentes. Les deux enfants reprirent allègrement leur bâton; tout en marchant, on mangea une petite croûte de pain, et on se rafraîchit en partageant une pomme que la mère Étienne avait mise dans la poche de Julien.

Les enfants continuèrent à marcher courageusement tout le reste de la nuit, et aussi vite qu'ils pouvaient. Le ciel était si lumineux que la route était devenue facile à reconnaître. Leur seule préoccupation était à présent d'échapper aux surveillants de la frontière, jusqu'à ce qu'on eût franchi le col de la montagne qui sépare en cet endroit la France des pays devenus allemands. Les jeunes voyageurs s'avançaient avec attention, sans bruit, passant comme des ombres à travers ce pays boisé.

Ce fut vers le matin qu'ils atteignirent enfin le col.

Alors, se trouvant sur l'autre versant de la montagne, les deux enfants virent tout à coup s'étendre à leurs pieds les campagnes françaises, éclairées par les premières lueurs de l'aurore. C'était là ce pays aimé vers lequel ils s'étaient dirigés au prix de tant d'efforts.

Le cœur ému, songeant qu'ils étaient enfin sur le sol de la France et que le vœu de leur père était accompli, ils s'agenouillèrent pieusement sur cette terre de la patrie qu'ils venaient de conquérir par leur courage et leur volonté persévérante; ils élevèrent leur âme vers le ciel, et tout bas remerciant Dieu, ils murmurèrent:

– France aimée, nous sommes tes fils, et nous voulons toute notre vie rester dignes de toi!

Lorsque le soleil parut, empourprant les cimes des Vosges, ils étaient déjà loin de la frontière, hors de tout danger; et se tenant toujours par la main ils marchaient joyeusement sur une route française, marquant le pas comme de jeunes conscrits.




XII. – L'ordre dans les vêtements et la propreté. – L'hospitalité de la fermière lorraine



Voulez-vous qu'au premier coup d'œil on pense du bien de vous? Soyez propres et décents, les plus pauvres peuvent toujours l'être

Après plusieurs temps de repos suivis de marches courageuses, les deux enfants aperçurent enfin vers midi la petite pointe du clocher de Celles. Fritz leur avait laissé un mot de recommandation pour la veuve d'un cultivateur de ce village, et ils se réjouissaient d'arriver. Mais, avant de se présenter au village, André se souvint des conseils que Mme Étienne leur avait donnés.

«Mes enfants, leur avait-elle dit, partout où vous allez passer, personne ne vous connaîtra; ayez donc bien soin de vous tenir propres et décents, afin qu'on ne puisse vous prendre pour des mendiants ou des vagabonds. Si pauvre que l'on soit, on peut toujours être propre. L'eau ne manque pas en France, et rien n'excuse la malpropreté.»

– Julien, dit André à son frère, n'oublions pas les conseils de la bonne mère Étienne; mettons-nous bien propres avant de nous présenter chez les amis du garde.

– Oui, dit l'enfant, courons au bord de cette jolie rivière qui coule près de la route; nous nous laverons le visage et les mains.

– Ensuite, répondit André, je brosserai tes habits avec mon mouchoir, nous rangerons bien nos cheveux, nous frotterons nos souliers avec de l'herbe pour les nettoyer, et comme cela nous n'aurons pas l'air de deux vagabonds.

Aussitôt dit, aussitôt fait. En un clin d'œil ils eurent réparé le désordre causé par une nuit et une demi-journée de voyage dans les bois à travers la montagne.

Lorsqu'ils eurent fini leur toilette, André jeta un dernier coup d'œil sur son jeune frère, et il fut tout fier de voir la bonne mine de Julien, son air bien élevé et raisonnable.

Tous les deux alors se présentèrent dans le village et cherchèrent la maison de la veuve dont ils avaient l'adresse. On leur indiqua une ferme située à l'extrémité du village. En entrant dans la cour, ils virent un grand troupeau de belles oies lorraines, qui se réveillèrent en sursaut au bruit de leurs pas et les saluèrent de leurs cris. Ils s'avancèrent vers la porte de la maison, suivis du troupeau et accompagnés d'un bruyant tapage.

La fermière vint sur le pas de sa porte et regarda les enfants qui s'approchaient d'elle, chapeau à la main.

Dès le premier coup d'œil la ménagère, femme d'ordre et de soin, fut bien prévenue en faveur des enfants qu'elle voyait si propres et si soigneux de leur personne. Aussi, lorsqu'elle eut lu le billet de Fritz, elle fut tout à fait gagnée à leur cause.

«Quoi! pensa-t-elle, ces enfants ont fait seuls et la nuit une route si longue dans la montagne! Voilà de jeunes cœurs bien courageux et dignes qu'on leur vienne en aide.»

Elle les accueillit aussitôt avec empressement, et comme on se mettait à table, elle les plaça auprès d'elle.

Le dîner était frugal, mais l'accueil de la ménagère était si cordial et nos jeunes voyageurs si fatigués, qu'ils mangèrent du meilleur appétit la soupe aux choux et la salade de pommes de terre.




XIII. – L'empressement à rendre service pour service. – La pêche



Vous a-t-on rendu un service, cherchez tout de suite ce que vous pourriez faire pour obliger à votre tour celui qui vous a obligé

Tout en mangeant, André observait que la maison avait l'air fort pauvre. Sans la grande propreté qui faisait tout reluire autour d'eux, on eût deviné la misère.

Après le dîner, chacun des membres de la famille se leva bien vite pour retourner à son travail, les jeunes enfants vers l'école, les aînés aux champs.

Quoique André fût tout à fait las, il proposa ses services et ceux de Julien avec empressement, car il aurait bien voulu dédommager son hôtesse de l'hospitalité qu'elle leur offrait; mais la fermière n'y voulut jamais consentir.

– Reposez-vous, mes enfants, disait-elle; sinon vous me fâcherez.

Pendant que le débat avait lieu, le petit Julien n'en perdait pas un mot; il devinait le sentiment d'André, et lui aussi aurait voulu être le moins possible à la charge de la fermière.

Tout à coup l'enfant avisa deux lignes pendues à la muraille: – Oh! dit-il, regarde, André, quelles belles lignes! Il faut nous reposer en pêchant. N'est-ce pas, madame, vous voulez bien nous permettre de pêcher? Nous serions si contents si nous pouvions rapporter de quoi faire une bonne friture!

– Allons, mon enfant, dit la veuve, je le veux bien. Tenez, voici les lignes.

Un quart d'heure après, les deux enfants, munis d'appâts, se dirigeaient vers la rivière avec leurs lignes et un petit panier pour mettre le poisson si l'on en prenait.

André était bon pêcheur; plus d'une fois, le dimanche, il avait en quelques heures pourvu au dîner du soir. Julien était moins habile, mais il faisait ce qu'il pouvait. On s'assit plein d'espoir à l'ombre des saules, dans une belle prairie comme il y en a beaucoup en Lorraine.

Cependant carpes et brochets n'arrivaient guère, et Julien sentait le sommeil le prendre à rester ainsi immobile, la ligne à la main, après une nuit de marche et de fatigue. Il ne tarda pas à se lever.

– André, dit-il, j'ai peur, si je reste assis sans rien dire, de m'endormir comme un paresseux qui n'est bon à rien; je ne veux pas parler pour ne pas effrayer le poisson, mais je vais prendre mon couteau et aller chercher de la salade: cela me réveillera.

Pendant que l'enfant faisait une provision de salade sauvage, jeune et tendre, André continua de pêcher avec persévérance, tant et si bien que le panier commençait à s'emplir de truites et d'autres poissons lorsque Julien revint: le petit garçon était bien joyeux.

– Quel bonheur! André, disait-il, nous allons donc, nous aussi, pouvoir offrir quelque chose à la fermière.

Au moment où les enfants de la fermière revenaient de l'école, André et Julien entrèrent, apportant le panier presque rempli de poissons encore frétillants, et la salade bien nettoyée.

On fit fête aux jeunes orphelins. La veuve était touchée des efforts d'André et de Julien pour la dédommager de l'hospitalité qu'elle leur offrait.

– Chers enfants, leur dit-elle, il n'y a qu'une demi-journée que je vous connais; mais je vous aime déjà de tout mon cœur. Cette nuit, vous vous êtes montrés courageux comme deux hommes, et aujourd'hui, quoique fatigués, vous avez tenu à me montrer votre reconnaissance de l'accueil que je vous faisais. Vous êtes de braves enfants, et si vous continuez ainsi, vous vous ferez aimer partout où vous irez; car le courage et la reconnaissance gagnent tous les cœurs.




XIV. – La vache. – Le lait. – La poignée de sel. – Nécessité d'une bonne nourriture pour les animaux



Des animaux bien soignés font la richesse de l'agriculture, et une riche agriculture fait la prospérité du pays

Le reste de l'après-midi se passa gaîment. – Puisque vous avez tant envie d'être utiles, dit la fermière lorraine aux deux orphelins, je vais vous occuper à présent. Vous, André, je vous prie, surveillez mes enfants: ils arrivent de la classe, et ils ont leurs devoirs à faire. Pendant que vous me remplacerez auprès d'eux, Julien va venir avec moi: nous soignerons la vache et nous ferons le beurre pour le marché de demain.

– Oui, oui, dit le petit garçon; et il sautait de plaisir à l'idée de voir la vache, car il aimait beaucoup les animaux.

– Prenez ce petit banc en bois et cette tasse, lui dit la fermière; moi, j'emporte mon chaudron pour traire la vache.

Julien prit le banc, et arriva tout sautant à l'étable.

– Oh! s'écria-t-il en entrant, qu'elle est jolie cette petite vache noire, avec ses taches blanches sur le front et sur le dos! Comme son poil est lustré et ses cornes brillantes! Et quels grands yeux aimables elle a! Je voudrais bien savoir comment elle se nomme.

– Nous l'appelons Bretonne, dit la fermière en atteignant une botte de ce foin aromatique qu'on recueille dans les montagnes, et qui donne au lait un goût si parfumé; elle y ajouta de la paille.

– Tenez, Julien, dit-elle, portez-lui cela; elle est douce parce que nous l'avons toujours traitée doucement; elle ne vous fera pas de mal.

Julien prit le fourrage et l'étala devant le râtelier de Bretonne; pendant ce temps la fermière s'était assise sur le petit banc, son chaudron à ses pieds, et elle commençait à traire la vache. Le lait tombait, blanc et écumeux, dans le chaudron en fer battu, brillant comme de l'argent.

– Julien, dit la fermière, apportez votre tasse; je veux que vous me disiez si le lait de Bretonne est à votre gré.

L'enfant tendit sa tasse, et quand elle fut remplie, il la vida sans se faire prier. – Que cela est bon, le lait tout chaud et frais tiré! dit-il. Voilà la première fois que j'en goûte.

– Puisque vous êtes content du lait de Bretonne, cherchez dans la poche de mon tablier, dit la veuve sans s'interrompre de sa besogne; ne trouvez-vous pas une poignée de sel, Julien?

– Oui, que faut-il donc en faire?

– Prenez-le dans votre main, et présentez-le à Bretonne, vous lui ferez grand plaisir.

– Quoi! fît l'enfant en voyant la vache passer sa langue avec gourmandise sur le sel qu'il lui présentait dans la main, elle aime le sel comme du sucre!

– Oui, mon enfant, tous les animaux l'aiment, et le sel les entretient en bonne santé; nous aussi nous avons besoin de sel pour vivre, et si nous en étions privés, nous tomberions malades. Vous admiriez tout à l'heure le poil lustré de Bretonne et ses yeux brillants. Eh bien, si elle a cette bonne mine, c'est qu'elle est bien nourrie, bien soignée, et qu'on lui donne tout ce qu'il lui faut.

– Alors vous lui donnez du sel tous les jours?

– Pas à la main, ce serait trop long. Nous faisons fondre le sel dans l'eau, et nous arrosons le fourrage avec cette eau salée au moment de le lui présenter.

– Qu'est-ce qu'on lui fait encore après cela pour qu'elle ait cette jolie mine?

– On la tient proprement, Julien. Voyez-vous comme sa litière est sèche et propre. Pour qu'une vache donne beaucoup de lait et qu'elle se porte bien, il lui faut une litière souvent renouvelée. Si je la laissais sur un fumier humide comme font bien des fermières, son lait diminuerait vite et serait plus clair. Voyez aussi comme l'étable est haute d'étage: elle a trois mètres du sol au plafond. Les fenêtres sont placées tout en haut et donnent de l'air aux bêtes sans les exposer au froid. Certes, Bretonne est bien logée.

– Pourquoi l'appelle-t-on Bretonne? dit Julien, qui s'intéressait de plus en plus à la bonne vache.

– C'est qu'elle est de race bretonne en effet, dit la fermière en se levant, car elle avait fini de la traire. La Bretagne est bien loin, mais cette bonne petite race est répandue par toute la France. Voyez, Bretonne n'est pas grande; aussi elle n'est pas coûteuse à nourrir, et nous, qui ne sommes pas riches, nous avons besoin de ne pas trop dépenser. Son lait contient aussi plus de beurre que celui des autres races, et j'ai des pratiques qui me prennent tout le beurre que je fais. Et puis, la race bretonne est robuste, très utile dans les pays montagneux; au besoin je puis faire travailler ma petite vache sans qu'elle en souffre. Elle sait labourer ou traîner un char avec courage.

– Bonne Bretonne! dit Julien en caressant une dernière fois la vache.

L'enfant prit le petit banc, et tandis que la laitière emportait le lourd chaudron de lait, on se dirigea vers la laiterie.




XV. – Une visite à la laiterie. – La crème. – Le beurre. – Ce qu'une vache fournit de beurre par jour



Un bon agriculteur doit se rendre compte de ce que chaque chose lui coûte et lui rapporte

– Quel joli plancher, propre et bien carrelé! dit Julien en entrant dans la laiterie. Tiens, les fenêtres et toutes les ouvertures sont garnies d'un treillis de fer, comme une prison; pourquoi donc, madame?

– C'est pour que les mouches, les rats et les souris ne puissent entrer. Avant les malheurs de la guerre nous étions plus à l'aise: j'avais six vaches au lieu d'une, je faisais beaucoup de beurre; aussi ma laiterie comme mon étable est soigneusement installée. Voyez, ce carrelage dont elle est recouverte permet de la laver à grande eau, et cette eau s'écoule par les rigoles que voici. Il faut au lait une grande propreté, et tout doit reluire chez une fermière qui sait son métier.

– Comme il fait frais ici! reprit Julien en s'avançant dans la salle un peu sombre, autour de laquelle étaient rangées des jattes de lait.

– Mon enfant, il faut qu'il fasse frais dans une laiterie. S'il faisait chaud, le lait aigrirait, et la crème n'aurait pas le temps de monter à la surface. Regardez ces grands pots: ils sont tout couverts d'une épaisse croûte blanche que je vais enlever avec ma cuiller pour la mettre dans la baratte: c'est la crème. Passez le doigt sur ma cuiller, et goûtez.

Julien goûta.

– C'est meilleur encore que le lait, cette bonne crème.

– Je le crois bien, dit la fermière. Maintenant, avec cette crème, nous allons faire le beurre.

Et versant dans la baratte toute la crème qu'elle avait recueillie, elle se mit à battre avec courage.

Au bout de quelque temps, elle s'arrêta, et levant le couvercle: – Voyez, Julien, dit-elle. L'enfant regarda et vit flotter dans la baratte de légers flocons jaune paille, qui étaient déjà nombreux. – Oh! dit-il enchanté, voilà le beurre qui se fait.

Pendant qu'on causait, le beurre s'acheva. La fermière l'égoutta et le lava avec soin, car le beurre bien égoutté et lavé se conserve mieux. Puis elle le mit en boules et chargea Julien de dessiner avec la pointe du couteau de petits losanges sur le dessus.

Il s'appliqua consciencieusement à cette besogne, et le beurre avait bonne mine quand Julien eut achevé son dessin.

– Mais, s'écria-t-il, toute la crème n'est pas devenue du beurre; qu'est-ce que tout cela qui reste?

– C'est le petit-lait. On le donnera aux porcs délayé avec de la farine pour les engraisser. Au besoin, j'en fais aussi de la soupe quand nous n'avons pas grand'chose à manger.

– Il faut donc bien du lait pour faire le beurre? demanda Julien tout surpris.

– Eh oui, cher enfant. Quinze litres de lait de Bretonne ne font qu'un kilogramme de beurre, et pourtant Bretonne, comme les vaches de sa race, est une merveille. Il y a d'autres vaches dont il faut jusqu'à vingt-cinq litres pour faire un kilogramme de beurre. Mais, Julien, vous allez devenir savant dans les choses de la ferme comme si vous vouliez être un jour fermier, vous aussi.

L'enfant rougit de plaisir. – Vrai, dit-il, c'est un métier que j'aimerais mieux que tous les autres. Mais, dites-moi encore, je vous prie, combien Bretonne vous donne-t-elle de lait par jour?

– Sept litres au plus, l'un dans l'autre.

– Alors il faut donc plus de deux jours à Bretonne pour vous donner un kilogramme de beurre?

– Précisément. Mais comme vous comptez bien, mon enfant! Il y a plaisir à causer avec vous.

Un instant après, la fermière sortit de la laiterie avec le jeune garçon, et tous deux portaient à la main de belles boules de beurre, enveloppées dans des feuilles de vigne que Julien était allé cueillir.




XVI. – Les conseils de la fermière avant le départ. – Les rivières de la Lorraine. – Le souvenir de la terre natale



Que le souvenir de notre pays natal, uni à celui de nos parents, soit toujours vivant en nos cœurs

Pendant que la fermière lorraine avait fait le beurre en compagnie de Julien, ses enfants avaient achevé leurs devoirs sous la direction d'André. La veuve les envoya tous jouer et se mit à préparer le souper.

On fit une grande partie de barres, ce qui excita l'appétit de toute cette jeunesse: la friture et la salade parurent excellentes; mais André et Julien, qui se ressentaient de leur course de nuit, trouvèrent bien meilleur encore le bon lit que la fermière leur avait préparé; ils dormirent d'un seul somme jusqu'au lendemain.

Ils auraient dormi plus longtemps sans doute si la fermière n'avait pris soin de les éveiller.

– Levez-vous, enfants; je connais, à deux heures d'ici, un cultivateur qui va chaque semaine à Épinal; il vous prendra dans sa voiture si vous allez le trouver assez matin.

Julien et André sortirent du lit: quoiqu'il leur semblât n'avoir pas dormi la moitié de leur content, ils ne se le firent pas dire deux fois et s'habillèrent à la hâte. Ils se lavèrent à grande eau le visage et les mains, ce qui acheva de les éveiller et de les rendre dispos. Puis ils firent leur prière tous deux et poliment allèrent dire bonjour à la fermière.

Elle leur mit à chacun une écuelle de soupe de lait entre les mains. Ils eurent bientôt mangé, et au bout de peu de temps ils étaient prêts à partir, tenant leur paquet de vêtements et leur bâton.

Tous deux, avant de se mettre en route, allèrent remercier la fermière qui les avait traités comme ses enfants.

– Mes amis, leur répondit-elle, si j'ai eu plaisir à vous aider, c'est que vous m'avez paru dignes d'intérêt par vos bonnes qualités. Si vous continuez à être de braves enfants, désireux de travailler et de rendre service pour service, vous trouverez de l'aide partout: car on aime à secourir ceux qui en sont dignes, tandis qu'on craint d'obliger ceux qui pourraient devenir une charge par leur indolence.

En achevant ces paroles elle embrassa les enfants, et tous deux, la remerciant de nouveau, s'élancèrent rapidement sur la route.

Le soleil n'était pas encore levé, mais une jolie lueur rose empourprait les sommets arrondis des Vosges et annonçait qu'il allait bientôt paraître. La route, formant un défilé entre de hautes collines, suivait tout le temps le bord de l'eau, et les petits oiseaux gazouillaient joyeusement sur les buissons de la rivière.

Nos jeunes voyageurs étaient ravis du beau temps qui s'annonçait, mais ils étaient encore plus satisfaits des bonnes paroles que la fermière leur avait dites au départ, et le petit Julien, qui trouvait en lui-même qu'il est bien facile d'être reconnaissant, s'étonnait qu'on leur en sût tant de gré. Il marchait gaîment, tenant André par la main et sautant de temps à autre comme un petit pinson.

– Où va donc, s'écria-t-il, cette jolie rivière qui coule tout le temps à côté de notre route entre des rochers hauts comme des murailles?

– Tu sais bien, Julien, que les petites rivières vont aux grandes, les grandes aux fleuves, et les fleuves à la mer.

– Oui, mais je voulais demander dans quel pays elle ira.

– Elle ira retrouver la Meurthe, qui se jette elle-même dans la Moselle. Tu te rappelles, Julien, quel pays arrosent la Meurthe et la Moselle?

– Oui, dit l'enfant devenant triste soudain, je sais que la Meurthe et la Moselle sont des rivières de la Lorraine. La Moselle passe en Alsace-Lorraine où nous sommes nés, où nous n'irons plus, et où notre père est resté pour toujours.

Et le petit garçon semblait réfléchir. Tout à coup il quitta la main d'André: il avait vu dans l'herbe les jolies clochettes d'une fleur d'automne; il en fit un bouquet, le lia avec de l'herbe, et le jetant avec un doux sourire dans l'eau limpide de la rivière: «Peut-être s'en ira-t-il jusque là-bas?»

André murmura doucement: «Peut-être.» Et, pris lui aussi d'un cher ressouvenir pour la terre natale, il détacha une branche de chêne et l'envoya rejoindre le bouquet de Julien.

Puis ils continuèrent leur route, suivant de l'œil le bouquet et la branche qui descendaient la rivière, et sans rien dire ils pensaient en leur cœur: «Petite fleur des Vosges, petite branche de chêne, va, cours, que les flots t'emportent vers la terre natale comme un dernier adieu, comme une dernière couronne aux morts qui dorment dans son sein.»




XVII. – Arrivée d'André et de Julien à Épinal. – Le moyen de gagner la confiance



Voulez-vous mériter la confiance de ceux qui ne vous connaissent pas? travaillez. On estime toujours ceux qui travaillent

Le soir, grâce à la voiture du fermier, les enfants arrivèrent à Épinal, où André se proposait de travailler un mois pour obtenir un bon certificat de son patron et du maire de la ville.

Épinal est une petite ville animée, chef-lieu du département des Vosges. Les enfants traversèrent sur un pont la Moselle qui arrose la ville et s'y divise en plusieurs bras. Ils furent d'abord embarrassés au milieu de toutes les rues qui s'entre-croisaient; mais, après s'être informés poliment de leur chemin, ils arrivèrent chez une parente de la fermière qui leur avait donné la veille l'hospitalité à Celles.

Ils lui dirent qu'ils venaient de la part de la fermière et lui demandèrent de les prendre en pension, c'est-à-dire de les loger et de les nourrir, pendant le mois qu'ils allaient passer à Épinal. André eut soin d'ajouter qu'ils avaient quelques économies et paieraient le prix que la bonne dame fixerait.

Mme Gertrude (c'est ainsi qu'on l'appelait) fit les plus grandes difficultés. C'était une petite vieille voûtée, ridée, mais l'œil vif et observateur. Elle était assise auprès de la fenêtre devant une machine à coudre, le pied posé sur la pédale de la machine et la main sur l'étoffe pour la diriger. Elle interrompit son travail afin de questionner les enfants, parut hésitante:

– Je suis trop âgée, dit-elle, pour prendre un pareil embarras.

Puis, rajustant ses lunettes, pour observer encore mieux les enfants inconnus qui lui arrivaient et qu'elle avait laissés tout le temps debout sur le seuil de sa porte, elle finit par dire:

– Entrez toujours, je vous coucherai ce soir; après cela nous verrons, vous et moi, ce que nous avons de mieux à faire.

Les deux enfants fort interdits entrèrent dans la maison de la vieille dame. Elle ouvrit un cabinet où il y avait un grand lit, deux chaises et une petite table.

– C'est l'ancienne chambre de mon fils, dit-elle; mon fils est mort dans la dernière guerre.

Elle s'arrêta, poussant un long soupir. – Prenez sa chambre pour ce soir, ajouta-t-elle; plus tard nous verrons.

Elle referma la porte brusquement et s'éloigna, les laissant fort attristés de l'accueil qui leur était fait. Julien surtout était confondu, car il voyait que la vieille dame se méfiait d'eux; il se jeta au cou de son frère.

– Oh! André, s'écria-t-il, il vaudrait mieux aller ailleurs. Nous serons trop malheureux de passer un mois chez quelqu'un qui nous prend, bien sûr, pour des vagabonds… Pourtant, ajouta l'enfant, nous sommes bien propres, et nous nous étions présentés si poliment!

– Julien, dit André courageusement, ailleurs ce serait sans doute tout pareil, puisque personne à Épinal ne nous connaît. Ici, au moins, nous sommes sûrs d'être chez une brave et digne femme, car la fermière nous l'a dit. Tu sais bien, Julien, qu'il ne faut pas juger les gens sur la mine. Au lieu de nous désoler, faisons tout ce que nous pourrons afin de gagner sa confiance… Pour commencer, puisqu'il n'est pas encore sept heures, je vais lui demander où demeure le maître serrurier pour lequel j'ai une recommandation. J'irai le voir tout de suite, et si j'obtiens de l'ouvrage, la dame Gertrude verra bien que nous sommes d'honnêtes enfants qui voulons travailler et gagner son estime. Tu sais bien, Julien, qu'on estime toujours ceux qui travaillent.

– Et moi? dit Julien.

– Toi, mon frère, reste à m'attendre: je crois que cela vaut mieux.

Et André partit dans la direction que lui indiqua la mère Gertrude, tandis que Julien, poussant un gros soupir, regardait son frère s'éloigner.

– Oh! combien nous serons heureux, pensait-il, quand nous aurons retrouvé notre oncle, que nous aurons une maison et que nous ne serons plus ainsi seuls comme deux enfants à l'abandon. Rien ne vaut la maison de la famille.




XVIII. – La cruche de la mère Gertrude. – L'obligeance



Combien il est facile de se faire aimer de tous ceux qui nous entourent! Il suffit pour cela d'un peu d'obligeance et de bonne volonté

Julien, tout craintif, n'osait s'approcher de dame Gertrude, qui, sans s'occuper de l'enfant, s'était remise à sa machine à coudre et travaillait avec activité, car elle ne perdait jamais une minute. Enfin la petite vieille se leva, rangea son ouvrage avec soin, et prit sa cruche pour aller à la fontaine. Elle passa près de Julien sans rien dire, marchant toute voûtée, à pas lents, et respirant d'un air fatigué.

L'enfant, en la regardant passer ainsi, faible et cassée, se sentit ému. Il était habitué à respecter les vieillards, et obligeant de son naturel. Il sut donc vaincre la crainte qu'elle lui inspirait, il fit deux pas en courant pour la rattraper et, tout rougissant, il lui demanda:

– Voulez-vous, Madame, que j'aille vous chercher de l'eau?

La petite vieille surprise releva la tête: – C'est que, dit-elle, j'ai peur que vous ne cassiez ma cruche.

– Oh! que non, dit l'enfant; je vais bien faire attention, soyez tranquille.

Et lestement il partit à la fontaine. Il revint bientôt, portant avec précaution la précieuse cruche, qui, bien sûr, était plus vieille que lui; car la mère Gertrude était si soigneuse qu'elle ne cassait jamais rien: aussi son antique mobilier avait-il l'air presque aussi respectable qu'elle-même. La machine à coudre était le seul objet moderne qui tranchât au milieu du reste.

Julien n'avait pas empli la cruche jusqu'aux bords, crainte de mouiller ses vêtements; en arrivant, il la posa bien doucement pour ne pas répandre d'eau sur le plancher reluisant. La mère Gertrude l'observait du coin de l'œil avec plaisir.

– Bon! dit-elle, vous êtes soigneux et de plus serviable: vous aimez à épargner de la peine aux vieilles gens; c'est bien, mon enfant.

Et la petite vieille sourit si amicalement à Julien qu'il se sentit tout réconforté.




XIX. – Les deux pièces de cinq francs. – Un bienfait délicat



«Que votre main gauche ignore ce qu'a donné votre main droite.»

Lorsque André rentra une heure plus tard, il trouva Julien bien affairé. Assis en face de la mère Gertrude, il lui aidait à écosser sa récolte de haricots; car la bonne dame avait un bout de jardin, derrière sa maison, et, l'été ayant été favorable, elle avait fait une belle récolte de haricots, pois, fèves, lentilles et autres plantes légumineuses.

André fut émerveillé de voir l'enfant et la vieille dame causer tous deux comme d'anciennes connaissances. La défiance de Mme Gertrude n'avait pu tenir devant le gentil caractère de Julien; André acheva de rompre la glace en annonçant qu'il avait de l'ouvrage pour le lendemain même, et que son nouveau patron lui avait promis de faire entrer Julien à l'école.

Mme Gertrude parut alors aussi satisfaite que les enfants eux-mêmes. Elle trempa la soupe, qui était cuite à point, et les trois nouveaux amis soupèrent ensemble avec plus d'entrain qu'on n'eût pu le croire une heure auparavant.

Après le dîner, André rangea ses vêtements de travail tout prêts pour le lendemain. Il mit bien en ordre, dans le placard de leur chambre, le linge de son frère et le sien. De son côté, Julien rangeait aussi ses affaires, c'est-à-dire son carton d'écolier, ses plumes, son papier et ses livres, qu'il avait eu bien soin d'emporter dans son paquet de voyage.

Quand tout fut en ordre, André prit dans la poche de son gilet le petit paquet qui renfermait leurs économies, pour le porter à Mme Gertrude et la prier de le leur garder.

En le dépliant, il fut tout étonné d'y trouver deux belles pièces de cinq francs qu'il n'y avait point mises.

– Comment cela peut-il se faire? pensa-t-il.

Puis il se rappela qu'au départ la mère Étienne avait remis en ordre leurs habits et leurs paquets. – C'est elle, se dit-il, qui, sans que nous le sachions, a voulu augmenter ainsi notre petit avoir. Bonne mère Étienne! elle n'est pas riche pourtant, et ces deux pièces ont dû lui coûter bien de la peine à gagner. Comme elle a su nous venir en aide sans même nous le dire, de peur sans doute de nous humilier!

Tout en pensant cela, André fut si touché qu'il faillit se mettre à pleurer.




XX. – La reconnaissance. – La lettre d'André et de Julien à la mère Étienne



On n'est jamais si heureux de savoir écrire que quand on peut, par une lettre, montrer à un absent son affection ou sa reconnaissance

André ne fut pas longtemps à songer au bienfait délicat de la mère Étienne sans chercher comment il pourrait lui en témoigner sa reconnaissance.

– Oh! dit-il, je ne puis faire qu'une seule chose en ce moment, c'est de lui écrire tout de suite pour la remercier, et je n'y manquerai pas; toi aussi, Julien, tu vas lui écrire quelques lignes.

– Oui, certes, dit l'enfant tout joyeux de penser qu'il savait écrire et qu'il pourrait, lui aussi, remercier la mère Étienne. Mais, André, ajouta-t-il, nous n'avons point de papier à lettre.

– Nous en achèterons tout de suite, reprit André. Il ne faut jamais être paresseux à écrire quand on doit le faire, et c'est pour nous un devoir d'écrire à Mme Étienne, de lui dire combien nous lui sommes reconnaissants.

– Attends, s'écria Julien avec vivacité, nous allons prendre une feuille de mon cahier.

– C'est cela, dit André en prenant le cahier que lui tendait l'enfant et en déchirant proprement une feuille. La mère Étienne sait bien que nous ne sommes pas riches, elle ne regardera pas au papier, mais aux pensées qui seront dessus.

– Et de l'encre?.. et un timbre-poste? dit Julien; nous n'en avons pas.

– Eh bien, nous allons en acheter.

André prit une de ses pièces de cinq francs pour aller la changer; mais Mme Gertrude, bien qu'elle fût occupée à laver sa vaisselle et à ranger son ménage, avait néanmoins à peu près tout entendu et tout compris; elle s'y opposa.

– Non, non, dit-elle, toute pièce changée est vite dépensée. Économisons, mes enfants; cela vaut mieux. J'ai là un vieil encrier où il reste encore quelque peu d'encre; on va mettre une goutte d'eau, on remuera… Voyez, cela va à merveille. Quant au timbre, j'en ai un de réserve dans mon armoire, je vais vous le donner; nous arrangerons cela plus tard.

Les enfants obéirent, et ils firent gentiment leur lettre tous les deux. Ensuite, ils prièrent MmeGertrude de la lire, lui demandant si elle était bien comme cela.

La bonne dame était plus instruite qu'elle n'en avait l'air. Dans son jeune temps, avant de se marier, elle avait été institutrice, et elle était fort savante. Elle mit donc ses lunettes et lut attentivement les deux lettres. Quand elle eut fini, elle essuya ses yeux qui étaient humides, et ouvrant ses bras aux deux orphelins:

– Venez m'embrasser, dit-elle. Je vois à la façon dont vos lettres sont tournées que vous êtes deux bons cœurs, deux enfants bien élevés et qui savent reconnaître un bienfait. J'ai l'air méfiante parce que je suis bien vieille et que j'ai été souvent trompée; mais j'aime la jeunesse, et à présent que je vois ce que vous valez tous les deux, je sens que je m'attache à vous. Chers enfants, quand on fait son devoir, on est toujours sûr de gagner l'estime des honnêtes gens.

On se coucha après cette expansion. Nos jeunes orphelins, en s'endormant dans l'ancien lit du fils de la vieille dame, étaient plus heureux peut-être d'avoir conquis de vive force la sympathie de leur hôtesse que si elle la leur eût accordée du premier coup; car il y a plus de plaisir à mériter la confiance par ses efforts qu'à l'obtenir sans peine.




XXI. – André ouvrier. Les cours d'adultes. – Julien écolier. Les bibliothèques scolaires et les lectures du soir. – Ce que fait la France pour l'instruction de ses enfants



Après qu'on a travaillé, le plus utile des délassements est une lecture qui vous instruit. L'âge de s'instruire n'est jamais passé

Deux jours après leur arrivée à Épinal, grâce à l'activité d'André, grâce à celle de Mme Gertrude, nos enfants étaient complètement installés. André travaillait toute la journée à l'atelier de son patron, faisant rougir au feu de la forge le fer qu'il façonnait ensuite sur l'enclume, et qui devenait entre ses mains tantôt une clef, tantôt un ressort de serrure, un verrou, un bec de cane. A ses moments perdus le jeune serrurier, voulant se rendre utile à la mère Gertrude, fit la revue de toutes les serrures et ferrures de la maison: il joua si bien du marteau et de la lime qu'il remit tout à neuf, au grand étonnement de la bonne vieille.

Mais tout cela ne fut pas long à faire, car la maison de la mère Gertrude n'était pas grande; aussi il ne tarda pas à se trouver inoccupé le soir, au retour de l'atelier.

– André, lui dit Mme Gertrude, vous n'allez plus à l'école vous voilà maintenant un jeune ouvrier; mais ce n'est point une raison, n'est-ce pas, pour cesser de vous instruire? Tous les soirs M. l'instituteur fait un cours gratuit pour les adultes; bien des ouvriers de la ville se réunissent auprès de lui, et il leur enseigne ce qu'ils n'ont pu apprendre à l'école. Il faut y aller, André. Que de choses on peut apprendre à tout âge en s'appliquant deux heures par jour!

André fit ce que lui conseillait la mère Gertrude, et désormais il alla chaque soir au cours d'adultes.

Julien, de son côté, suivait l'école bien régulièrement. Entre les heures de classe, quand son devoir était fait, au lieu d'aller vagabonder dans la rue, il rendait à la mère Gertrude tous les services qu'il pouvait. Il partait à la fontaine, il faisait les commissions, il descendait le bois du grenier, il sarclait les herbes folles du jardin.

– Cet enfant, c'est mon bras droit! disait la bonne femme avec admiration.

Le fait est que Julien l'aimait de tout son cœur, et le soir, à la veillée, quand elle lui racontait quelque histoire en écossant les haricots, il ne perdait pas une de ses paroles.

– Eh mais, Julien, lui dit-elle un jour, vous aimez les histoires, et je vous ai dit toutes celles qui me sont restées dans la mémoire; si vous m'en lisiez quelques-unes à présent, quelles bonnes soirées nous passerions!

– Oui, dit Julien, mais les livres coûtent cher et nous n'en avons point.

– Et la bibliothèque de l'école, petit Julien, vous l'oubliez. A l'école, il y a des livres que M. l'instituteur prête aux écoliers laborieux. Voyons, dès demain, nous irons le prier de vous prêter quelques livres à votre portée.

Le lendemain soir ce fut une vraie fête pour l'enfant. Il arriva tenant à la main un livre plein d'histoires, dans lequel il fit ce jour-là et les jours suivants la lecture à haute voix.

Julien lisait très joliment: il s'arrêtait aux points et aux virgules, il faisait sentir les s et les t devant les voyelles, et au lieu de nasiller comme font les petits garçons qui ne savent pas lire, il prononçait distinctement les mots d'une voix toujours claire. Quand il trouvait un mot difficile à comprendre, la bonne vieille institutrice, qui n'avait point oublié la profession de ses jeunes années, le lui expliquait rapidement.

Après la lecture elle l'interrogeait sur tout ce qu'il venait de lire, et Julien répondait de son mieux. Le temps passait donc plus vite encore que de coutume. Julien était tout heureux d'employer lui aussi ses soirées à s'instruire et de suivre l'exemple que lui donnait son frère aîné.

– Oh! dit un jour Julien quand l'heure fut venue de se coucher, c'est une bien belle chose d'avoir toute une bibliothèque où l'on peut emprunter des livres! Madame Gertrude, nous les lirons tous, n'est-ce pas?

– Je ne demande pas mieux, répondit en souriant la mère Gertrude. Mais dites-moi, Julien, qui a fait les frais de tous ces livres dont la bibliothèque de l'école est remplie, et à qui devez-vous, en définitive, ce plaisir de la lecture? Y avez-vous réfléchi?

– Non, dit l'enfant, je n'y songeais pas.

– Julien, les écoles, les cours d'adultes, les bibliothèques scolaires sont des bienfaits de votre patrie. La France veut que tous ses enfants soient dignes d'elle, et chaque jour elle augmente le nombre de ses écoles et de ses cours, elle fonde de nouvelles bibliothèques, et elle prépare des maîtres savants pour diriger la jeunesse.

– Oh! dit Julien, j'aime la France de tout mon cœur! Je voudrais qu'elle fût la première nation du monde.

– Alors, Julien, songez à une chose: c'est que l'honneur de la patrie dépend de ce que valent ses enfants. Appliquez-vous au travail, instruisez-vous, soyez bon et généreux; que tous les enfants de la France en fassent autant, et notre patrie sera la première de toutes les nations.




XXII. – Le récit d'André. – Les chiffons changés en papier. – Les papeteries des Vosges



Si vous parcouriez la France, que de merveilles vous admireriez dans l'industrie des hommes, à côté des beautés de la nature!

Les jours où il n'y avait pas de classe d'adultes, André passait la soirée avec son frère et la mère Gertrude. Le temps alors s'écoulait encore plus gaîment que de coutume, car André avait toujours quelque chose à raconter.

Un soir, il arriva tout joyeux de l'atelier.

– Julien, dit-il, à son frère, si tu avais pu voir ce que j'ai vu aujourd'hui, cela t'aurait bien intéressé.

– Qu'as-tu donc vu? fit l'enfant en s'approchant pour mieux écouter.

La mère Gertrude elle-même, qui était en train de tailler le pain pour la soupe, s'interrompit et releva ses lunettes en signe d'attention.

– Imaginez-vous, dit André, que j'ai accompagné le premier ouvrier du patron qui allait faire une réparation dans une usine. Cet ouvrier, qui est savant, connaît les machines et ne s'en étonnait guère; mais moi, c'est la première fois que j'en voyais marcher; aussi cela me faisait l'effet d'un rêve.

– Pourquoi donc, André? s'écria Julien.

– Racontez-nous ce que vous avez vu, reprit la mère Gertrude, ce sera comme si nous étions allés avec vous; pendant ce temps je tremperai la soupe.

– Eh bien, reprit André, nous sommes allés à une grande papeterie; il paraît qu'il y en a plusieurs aux environs d'Épinal. Tu sais, Julien, que le papier est fait avec des chiffons réduits en pâte.

– Oui, dit Julien, avec de vieux chiffons, de la paille et d'autres choses.

– Eh bien, reprit André, j'ai vu aujourd'hui des chiffons devenir du papier, et cela se faisait tout seul: les ouvriers n'avaient qu'à regarder et à surveiller la machine. Au fond de la salle, les chiffons étaient dans de grandes cuves, où j'entendais remuer une sorte de maillet qui les broyait pour en faire de la bouillie.

– C'était donc comme dans la baratte de la fermière?

– Justement; mais le marteau remuait tout seul. Je voyais ensuite la bouillie jaillir de la cuve et tomber sur des tamis percés de mille petits trous: ces tamis s'agitaient comme si une main invisible les eût secoués. Alors, peu à peu, la bouillie s'égouttait. Ensuite elle s'engageait entre des rouleaux, qui sont chauffés à l'intérieur tout exprès pour la dessécher, et elle passait de rouleau en rouleau. M'écoutes-tu, Julien?

– Oui, André, et je crois voir tout ce que tu me dis. Cela faisait comme lorsque Mme Gertrude prépare un gâteau avec de la pâte: elle se sert d'un rouleau pour étendre la pâte et l'amincir.

– C'est cela même; seulement les rouleaux de la papeterie tournaient tout seuls sans qu'on pût deviner qui les mettait en mouvement. Puis, sais-tu ce qui sortait à la fin de toute cette rangée de rouleaux? C'était une interminable bande de papier blanc, qui se déroulait sans cesse comme un large ruban. La machine elle-même coupait cette bande comme avec des ciseaux, et les feuilles de papier tombaient alors toutes faites: les ouvriers n'avaient qu'à les ramasser. N'est-ce pas merveilleux, Julien? à un bout de la grande salle, on voit des chiffons et une bouillie blanche; à l'autre bout, des feuilles de papier sur lesquelles on pourrait tout de suite écrire; et il ne faut pas plus de deux minutes pour que la bouillie se change ainsi en papier.

– Oh! j'aimerais bien voir cela, moi aussi, dit Julien.

– On m'a dit, reprit André, que tout le long de la France nous rencontrerions bien d'autres machines aussi belles et aussi commodes, qui font toutes seules la besogne des ouvriers et travaillent à leur place, et je m'en suis revenu émerveillé de l'industrie des hommes.




XXIII. – Les moyens que l'homme emploie pour mettre en mouvement ses machines. – Un ouvrier inventeur



La prétendue baguette des fées était moins puissante que ne l'est aujourd'hui la science des hommes

Julien avait écouté de toutes ses oreilles le récit d'André.

– Mais pourtant, dit-il, ces machines ne peuvent pas aller toutes seules. Bien sûr, il y avait quelque part des ouvriers que tu n'as pas vus, et qui les mettaient en mouvement, comme le rémouleur quand il fait tourner sa roue de toutes ses forces.

– Je t'assure, Julien, qu'il n'y avait pas d'ouvriers à remuer les machines, et cependant elles ne s'arrêtaient pas une minute.

– Alors, dit la mère Gertrude gaîment, cela ressemblait à un conte de fées.

– Justement, dit André; en voyant cela je songeais à un conte où l'on parlait d'un vieux château habité par les fées: dans ce château, les portes s'ouvraient et se fermaient toutes seules; à l'intérieur, on entendait de la musique et il n'y avait point de musiciens: les archets des violons couraient sur les cordes et les faisaient chanter sans qu'on pût voir la main qui les poussait.

Julien était plongé dans de grandes réflexions: il cherchait ce qui pouvait mouvoir la machine, car il savait bien qu'il n'y a pas de fées. Le sourire de la mère Gertrude indiquait qu'elle était dans le secret, et ses petits yeux gris qui brillaient à travers ses lunettes semblaient dire à l'enfant:

– Eh bien, Julien, n'avez-vous pas déjà deviné?

– A quoi pensais-je donc: s'écria Julien, c'est la vapeur qui remuait les machines.

– Point du tout, dit André.

Julien demeura confondu. La mère Gertrude souriait de plus en plus malignement. – Eh! eh! Julien, dit-elle, nous avons peut-être des fées à Épinal… Mais en attendant que vous les interrogiez, il faut souper et j'aurais besoin d'un peu d'eau; voulez-vous, Julien, aller bien vite à la fontaine?

L'enfant prit la cruche d'un air préoccupé.

– Surtout, dit la bonne mère Gertrude, ne cassez pas ma cruche, et rappelez-vous que, dans tous les contes, c'est à la fontaine que l'on rencontre les fées.

– Bon! dit aussitôt le petit garçon en sautant de plaisir, vous m'avez fait deviner: c'est l'eau qui doit faire marcher les machines à Épinal.

– Allons, bravo! dit André. C'est l'eau de la Moselle qui passe par dessous l'usine et y fait tourner des roues comme dans un moulin; ces roues en font tourner d'autres, et la machine tout entière se met en mouvement.

– Vous voyez bien, dit la mère Gertrude à Julien, qu'il n'y avait point besoin de bras pour faire tourner les roues. Rappelez-vous, Julien, qu'il y a trois choses principales dont l'homme se sert pour mouvoir ses machines: l'eau, comme dans la papeterie d'Épinal; puis la vapeur et le vent. C'est ce qu'on nomme les forces motrices.

– Tu ne sais pas, Julien, reprit André, qui a imaginé la belle machine à faire le papier? On me l'a dit là-bas; c'est un simple ouvrier, un ouvrier papetier nommé Louis Robert. Il avait travaillé depuis son enfance; mais au lieu de faire, comme bien d'autres, sa besogne machinalement, il cherchait à tout comprendre, à s'instruire par tous les moyens, à perfectionner les instruments dont il se servait. C'est ainsi qu'il en vint à inventer cette grande machine que j'ai vue faire tant de travail en si peu de temps.

– Eh bien! André, dit la mère Gertrude, qui apportait en ce moment la soupière fumante, l'histoire du papetier Robert ne vous donne-t-elle pas envie, à vous aussi, de devenir un ouvrier habile dans votre métier?

– Oh! Madame, je ferai bien tout ce que je pourrai pour cela, et le courage ne me manquera ni pour travailler ni pour m'instruire.

– Ni à moi non plus, s'écria Julien.

– Maintenant, mettons-nous à table, dit la mère Gertrude.




XXIV. – La foire d'Épinal. – Les produits de la Lorraine. – Verres, cristaux et glaces. – Les images et les papiers peints. – Les instruments de musique



On regarde une chose avec plus d'intérêt quand on sait d'où elle vient et qui l'a faite

– Julien, dit un jour la mère Gertrude, c'est aujourd'hui la foire d'Épinal. Il fait beau temps, et vous n'avez pas de classe: venez avec moi. Nous irons acheter ma provision d'oignons et de châtaignes pour l'année, et nous la rapporterons tous les deux.

Julien, bien content, prit deux sacs sous son bras, Mme Gertrude un panier, et l'on partit pour la foire, en ayant bien soin de se ranger sur les trottoirs, car il passait sans cesse des bestiaux, des voitures et une grande foule de monde.

Les magasins avaient leurs plus beaux étalages: Julien et la mère Gertrude s'arrêtaient de temps en temps pour les regarder. On parcourut ensuite le marché pour se mettre au courant des prix, et après les débats nécessaires on fit les achats: on emplit un sac d'oignons, l'autre de châtaignes, et le panier de pommes.

Mais tout cela était lourd à porter. L'enfant et la bonne vieille avisèrent un banc à l'écart sur une place, et l'on s'assit pour se reposer en mangeant une belle pomme que la marchande avait offerte à Julien.

– Que de choses il y a à la foire! dit Julien, qui était enchanté de sa promenade. Je trouve cela bien amusant de voir tant de monde et tant d'étalages de toute sorte.

– Moi aussi, dit gaîment la mère Gertrude, j'aime à voir la foire bien approvisionnée; cela prouve combien tout le monde travaille dans notre pays de Lorraine, et combien la vieille terre des Vosges est fertile.

– Tiens, dit Julien, je n'avais pas songé à cela.

– Eh bien, il faut y songer, Julien. Voyons, dites-moi ce que vous avez remarqué de beau à la foire, et vous allez voir qu'il y a en ce moment à Épinal comme un échantillon des travaux de toute la Lorraine.

– D'abord, dit Julien, je me suis beaucoup amusé à regarder le grand magasin de verrerie; au soleil, cela brillait comme des étoiles. Et puis, la marchande, d'une chiquenaude, faisait sonner si joliment ses verres! «Quel fin cristal! disait-elle, écoutez.» Et en effet, Madame Gertrude, c'était une vraie musique.

– Savez-vous d'où venaient toutes ces verreries, Julien? Savez-vous où l'on a fabriqué les belles glaces d'un seul morceau où tout à l'heure, devant le magasin, nous nous regardions tous les deux, vous, frais et rose comme la jeunesse qui arrive, moi, ridée et tout en double, comme une petite vieille qui s'en va?

Julien réfléchit. – Oh! dit-il, je sais cela, car c'est dans la Meurthe, où je suis né, que ces belles choses se font. Je sais qu'il y a une grande cristallerie à Baccarat.

– Vous voyez qu'on sait travailler en Lorraine; savez-vous pourquoi on fait tant de verreries chez nous?

– Oh! pour cela, non, Madame Gertrude.

– C'est que nous avons beaucoup de forêts; eh bien, c'est dans les cendres du bois qu'on trouve la potasse, qui, fondue avec du sable sert à faire les verres fins et les glaces.

– Je ne me doutais pas, s'écria Julien, que le bois de nos forêts servit à faire le verre. Mais, dites-moi, Madame Gertrude, d'où viennent donc toutes ces images grandes et petites qu'un marchand avait étalées à la foire, le long d'un mur, et que vous m'avez laissé regarder tout à mon aise? Je n'en avais jamais vu autant. Toute l'histoire du petit Poucet était là en images, et la Belle et la Bête, et l'Oiseau bleu! Il y avait aussi de ces soldats qu'on découpe et qu'on colle sur des cartons pour les ranger en bataille sur la table. Il y avait des portraits de grands hommes. C'était bien amusant.

– Mon enfant, tout cela se fabrique ici même, à Épinal. Le papier qu'André a vu faire sera peut-être recouvert de ces dessins coloriés, qui s'en iront ensuite par toute la France pour amuser les enfants. Nos papeteries, nos imageries, nos fabriques de papiers peints pour tapisseries sont connues partout. Nous avons aussi dans notre département la petite ville de Mirecourt, où se fabrique une très grande quantité d'instruments de musique, des violons, des flûtes, des clarinettes, des orgues de Barbarie comme celui qui joue là-bas sur un coin de la place.

– Madame Gertrude, je connais tous ces instruments de musique, car il y a eu à Phalsbourg un concours d'orphéons et de fanfares, et je suis allé entendre les musiciens. C'était très beau, je vous assure. Quand nous serons plus grands, André et moi, nous ferons partie d'un orphéon.

– Vous aurez raison, mes enfants; la musique est une distraction intelligente: elle élève nos cœurs en exprimant les grands sentiments de l'âme, l'amour de la famille, de la patrie et de Dieu; aussi est-il bien à désirer qu'elle se répande de plus en plus dans notre pays.




XXV. – Le travail des femmes lorraines. – Les broderies. – Les fleurs artificielles de Nancy



Que chaque habitant et chaque province de la France travaillent, selon leurs forces, à la prospérité de la patrie

– Julien, continua Mme Gertrude, les hommes ne sont pas seuls à bien travailler en Lorraine.

– Oui, dit Julien, les femmes lorraines savent faire de jolies broderies, et j'en ai vu à bien des étalages aujourd'hui; mais je n'entends rien à cela, moi.

– D'autres que vous s'y entendent, Julien; les broderies de Nancy, d'Épinal et de toute la Lorraine se vendent dans le monde entier. Les navires en emportent des cargaisons jusque dans les Indes; c'est le travail de nos paysannes, de nos filles du peuple qu'on se dispute ainsi. Nous avons 35,000 brodeuses en Lorraine. Mais, si vous ne regardez pas volontiers les broderies et les dentelles, je vous ai vu pourtant vous arrêter fort en admiration devant une vitrine de fleurs artificielles.

– Oh! c'est vrai, dit Julien, il y a un rosier dans un pot qui ressemble si bien à un rosier pour de bon, que je n'aurais jamais voulu croire qu'il fût en papier, si ce n'était vous, Madame Gertrude, qui me l'avez assuré.

– D'où viennent ces fleurs, Julien?

– Je n'en sais rien du tout, mais elles sont bien jolies.

– Elles viennent de l'ancienne capitale de la Lorraine, de Nancy, une grande et belle ville de soixante mille âmes. Nancy est la seule ville de France qui rivalise avec Paris pour les fleurs artificielles. Vous le voyez, Julien, les femmes de Lorraine sont laborieuses, et leur bon goût est renommé. Du reste, elles sont instruites: presque toutes savent lire et écrire. Les trois départements de la Lorraine sont parmi les plus instruits et les plus industrieux de la France.

– Mais, dit le petit garçon, on fait bien d'autres choses en Lorraine que des glaces, des fleurs et des broderies.

– Oh! certainement, Julien; mais je n'ai voulu vous parler que des industries où nous tenons le premier rang en France et en Europe. Travailler est déjà bien, mon enfant; mais travailler avec tant d'art et de conscience que notre patrie puisse tenir le premier rang au milieu des autres nations, c'est un honneur dont on peut être fier, n'est-ce pas, Julien?

– Oh! oui, dit l'enfant, et je suis content de savoir qu'il en est ainsi de notre Lorraine.




XXVI. – La modestie. – Histoire du peintre Claude le Lorrain



«Voulez-vous qu'on pense et qu'on dise du bien de vous, n'en dites point vous-même.»

Un jour Julien arriva de l'école bien satisfait, car il avait été le premier de sa classe, et il avait beaucoup de bons points.

– Puisque vous avez si joliment travaillé, Julien, dit Mme Gertrude, venez vous distraire avec moi. Je vais chercher de l'ouvrage au magasin qui me donne des coutures; il fait beau temps, nous suivrons les promenades d'Épinal.

Julien tout joyeux s'empressa de poser son carton d'écolier à sa place; Mme Gertrude mit son châle, on ferma la porte à clef et on partit.

Chemin faisant, Julien, bien fier d'avoir été le premier, se redressait de toute sa petite taille. Il ne manqua point de dire à Mme Gertrude que pourtant il était parmi les plus jeunes de sa division. Il raconta même, en passant devant la maison d'un camarade, que le petit garçon qui demeurait là et qui avait deux ans de plus que lui n'en était pas moins le dernier de la classe.

Enfin, je ne sais comment cela se fit (c'était sans doute l'enthousiasme du succès), mais Julien sortit de son naturel aimable et modeste jusqu'à se moquer du jeune camarade en question, et il le déclara tout à fait sot.

– Eh mais, Julien, dit Mme Gertrude, est-ce que vous seriez vaniteux, par hasard? Je ne vous connaissais pas ce défaut-là, mon enfant, et j'aurais bien du chagrin de vous le voir prendre.

– Mon Dieu, Madame Gertrude, quand on est le premier à l'école, est-ce qu'on ne doit pas en être fier?

– Mon enfant, vous pouvez être content d'avoir le premier rang en classe sans pour cela vous moquer des autres. Songez d'ailleurs que, si vous êtes moins sot qu'un autre, ce n'est pas une raison d'en tirer vanité: avez-vous oublié, Julien, que ce n'est point vous qui vous êtes fait ce que vous êtes? Et d'ailleurs, mon garçon, rien ne me prouve que le camarade dont vous vous moquez n'ait pas cent fois plus d'esprit que vous-même. Tenez, je veux vous dire une histoire qui rabaissera peut-être votre vanité d'écolier.

En même temps, la bonne dame Gertrude fit arrêter Julien en face d'une statue devant laquelle ils passaient tous les deux.

– Voyez-vous cette statue, Julien? dit-elle; eh bien, regardez-la comme il faut: c'est celle du plus grand peintre de paysages qui ait jamais existé. Il s'appelait Claude Gelée, et on l'a surnommé le Lorrain en l'honneur de son pays, car il est né dans ce département et en est une des gloires. Ce petit Claude était fils de simples domestiques. Dans son enfance on le croyait presque imbécile, tant son intelligence était lente et tant il avait de peine à apprendre. Ses camarades d'école se moquaient alors de lui, comme vous faisiez tout à l'heure, Julien, et cependant leur nom à tous est resté inconnu, tandis que celui du petit Claude est devenu célèbre dans le monde entier. Que cela vous apprenne, mon ami, à ne plus vous moquer de personne et à ne pas vous croire au-dessus de vos camarades.

Julien rougit un peu embarrassé, et la bonne vieille reprit:

– Le pauvre enfant qui était si mal partagé de la nature eut encore le malheur de perdre son père et sa mère dès l'âge de douze ans. Resté orphelin, on le mit en apprentissage chez un pâtissier, mais il ne put jamais apprendre à faire de bonne pâtisserie. Son frère aîné, qui était dessinateur, voulut lui enseigner le dessin: il ne put y réussir.

Enfin un parent du jeune Claude l'emmena à Rome.

C'était en Italie et à Rome que se trouvaient alors les plus grands peintres. Le petit Claude fut placé à Rome au service d'un peintre pour apprêter ses repas et aussi pour broyer ses couleurs. Il était là broyant sur du marbre du blanc, du bleu, du rouge, et il voyait ensuite, grâce au pinceau de son maître, toutes ces couleurs s'étendre sur la toile et former de magnifiques tableaux.

Peu à peu il prit goût à la peinture, et son maître lui donna quelques leçons.

Lorsque Claude venait à sortir de la ville et qu'il parcourait la campagne, il restait des heures entières à regarder les paysages, les arbres, les prairies, le soleil qui s'élevait ou se couchait sur les montagnes. Il se rappelait les paysages de sa chère Lorraine, qu'il avait tant de fois regardés des heures entières sans mot dire, alors que ses camarades d'école jouaient étourdiment sans rien remarquer des belles choses de la nature et se moquaient de son air endormi.

Claude était maintenant sorti de ce long sommeil où s'était écoulée son enfance. Il essaya de transporter sur les tableaux les paysages qui le frappaient, et il y réussit si bien que, dès l'âge de vingt-cinq ans, il s'était rendu illustre. Il travailla beaucoup et devint très riche, car ses tableaux se vendaient à des prix fort élevés. De nos jours, leur valeur n'a fait qu'augmenter avec le temps, et on estime à un demi-million quatre tableaux de Claude le Lorrain qui ornent aujourd'hui le palais de Saint-Pétersbourg. Ceux que nous avons à Paris, au musée du Louvre, sont d'un prix inestimable. Eh bien, Julien, que pensez-vous de ce récit?

– Oh! Madame Gertrude, répondit l'enfant, qui avait honte de sa faute, embrassez-moi, je vous en prie, et oubliez les sottises que j'ai dites tout à l'heure. Jamais plus, je vous le promets, je ne me moquerai de personne.

– A la bonne heure, petit Julien! et quand vous serez tenté de le faire, rappelez-vous notre grand peintre de Lorraine, et que son souvenir vous rende modeste.




XXVII. – Les grands hommes de guerre de la Lorraine. – Histoire de Jeanne Darc[2 - L'orthographe ancienne du nom Jeanne Darc a été conservée.]



«N'attaquez pas les premiers; mais si on vient vous attaquer, défendez-vous hardiment, et vous serez les maîtres.» Jeanne Darc

Le samedi suivant, Julien fut encore le premier; il était si content, qu'il sautait de plaisir en revenant de l'école.

Mme Gertrude était assise à sa fenêtre devant sa machine à coudre. La fenêtre était ouverte, car il faisait beau temps.

En relevant la tête Mme Gertrude aperçut de loin le petit garçon: à son air satisfait elle devina vite qu'il avait de bonnes nouvelles; elle lui sourit donc; l'enfant aussitôt éleva en l'air ses bons points et accourut à toutes jambes pour les lui mettre dans la main. Cette fois il ne dit rien pour se glorifier, mais le cœur lui battait d'émotion.

– Vous êtes un brave enfant, Julien; embrassez-moi, et dites-moi ce qui vous ferait le plus de plaisir, car je veux vous récompenser.

Julien rougit, et lorsqu'il eut embrassé la bonne dame:

– Peut-être bien, Madame Gertrude, qu'en cherchant dans votre mémoire vous y retrouveriez encore une histoire à me raconter, comme celle de Claude le Lorrain.

– Mon Dieu, Julien, puisque vous aimez tant la Lorraine et que j'ai commencé à vous parler des grands hommes qu'elle a donnés à la patrie, je veux bien continuer.

Julien approcha sa petite chaise pour mieux entendre; car la machine à coudre faisait du bruit et il ne voulait pas perdre une parole.

– Vous saurez d'abord, Julien, que, toutes les fois qu'il s'est agi de défendre la France, la Lorraine a fourni des hommes résolus et de grands capitaines. Vous vous rappelez que la Lorraine est placée sur la frontière française: nous sommes donc, nous autres Lorrains, comme l'avant-garde vigilante de la patrie, et nous n'avons pas manqué à notre rôle: nous avons donné à la France de grands généraux pour la défendre. Nancy a vu naître Drouot, fils d'un pauvre boulanger, célèbre par ses vertus privées comme par ses vertus militaires, et que Napoléon Ier appelait le sage. Bar-le-Duc, le chef-lieu du département de la Meuse, nous a donné Oudinot, qui fut blessé trente-cinq fois dans les batailles, et Exelmans, autre modèle de bravoure. Le général Chevert, de Verdun, défendit une ville avec quelques centaines d'hommes seulement et donna l'exemple d'une valeur inflexible. Et votre ville de Phalsbourg, petit Julien, elle a vu naître le maréchal Lobeau, encore le fils d'un boulanger, qui devint un de nos meilleurs généraux et dont on disait: «il est invariable comme le devoir.»

Mais si les hommes, en Lorraine, se sont illustrés à défendre la patrie, sachez qu'une femme de la Lorraine, une jeune fille du peuple, Jeanne Darc s'est rendue encore plus célèbre. Écoutez son histoire.

I. Jeanne Darc était née à Domremy, dans le département des Vosges où nous sommes, et elle n'avait jamais quitté son village.

Bien souvent, tandis que ses doigts agiles dévidaient la quenouille de lin, elle avait entendu dans la maison de son père raconter la grande misère qui régnait alors au pays de France. Depuis quatre-vingts ans la guerre et la famine duraient. Les Anglais étaient maîtres de presque toute la France; ils s'étaient avancés jusqu'à Orléans et avaient mis le siège devant cette ville; ils pillaient et rançonnaient le pauvre monde. Les ouvriers n'avaient point de travail, les maisons abandonnées s'effondraient, et les campagnes désertes étaient parcourues par les brigands. Le roi Charles VII, trop indifférent aux misères de son peuple, fuyait devant l'ennemi, oubliant dans les plaisirs et les fêtes la honte de l'invasion.

Lorsque la simple fille songeait à ces tristes choses, une grande pitié la prenait. Elle pleurait, priant de tout son cœur Dieu et les saintes du paradis de venir en aide à ce peuple de France que tout semblait avoir abandonné.

Un jour, à l'heure de midi, tandis qu'elle priait dans le jardin de son père, elle crut entendre une voix s'élever: – Jeanne, va trouver le roi de France; demande-lui une armée, et tu délivreras Orléans.

Jeanne était timide et douce; elle se mit à fondre en larmes. Mais d'autres voix continuèrent à lui ordonner de partir, lui promettant qu'elle chasserait les Anglais.

Persuadée enfin que Dieu l'avait choisie pour délivrer la patrie elle se résolut à partir.

Tout d'abord elle fut traitée de folle, mais la ferme douceur de ses réponses parvint à convaincre les plus incrédules. Le roi lui-même finit par croire à la mission de Jeanne, et lui confia une armée.

A ce moment les Anglais étaient encore devant Orléans, et toute la France avait les yeux fixés sur la malheureuse ville, qui résistait avec courage, mais qui allait bientôt manquer de vivres. Jeanne, à la tête de sa petite armée, pénétra dans Orléans malgré les Anglais. Elle amenait avec elle un convoi de vivres et de munitions.

Les courages se ranimèrent. Alors Jeanne, entraînant le peuple à sa suite, sortit de la ville pour attaquer les Anglais.

Dès la première rencontre, elle fut blessée et tomba de cheval. Déjà le peuple, la croyant morte, prenait la fuite: mais elle, arrachant courageusement la flèche restée dans la plaie et remontant à cheval, courut vers les retranchements des Anglais. Elle marchait au premier rang et enflammait ses soldats par son intrépidité: toute l'armée la suivit, et les Anglais furent chassés. Peu de jours après, ils étaient forcés de lever le siège.

Après Orléans, Jeanne se dirigea vers Reims, où elle voulait faire sacrer le roi. D'Orléans à Reims la route était longue, couverte d'ennemis. Jeanne les battit à chaque rencontre, et son armée entra victorieuse à Reims, où le roi fut sacré dans la grande cathédrale.

Jeanne déclara alors que sa mission était finie et qu'elle devait retourner à la maison de son père. Mais le roi n'y voulut pas consentir et la retint en lui laissant le commandement de l'armée.

II. Bientôt Jeanne fut blessée à Compiègne, prise par trahison et vendue aux Anglais qui l'achetèrent dix mille livres. Puis les Anglais la conduisirent à Rouen, où ils l'emprisonnèrent.

Le procès dura longtemps. Les juges faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour embarrasser Jeanne, pour la faire se contredire et se condamner elle-même. Mais elle, répondant toujours avec droiture et sans détours, savait éviter leurs embûches.

– Est-ce que Dieu hait les Anglais? lui demandait-on. – Je n'en sais rien, répondit-elle; ce que je sais, c'est qu'ils seront tous mis hors de France, sauf ceux qui y périront.

On lui demandait encore comment elle faisait pour vaincre:

– Je disais: «Entrez hardiment parmi les Anglais,» et j'y entrais moi-même.

– Jamais, ajouta-t-elle, je n'ai vu couler le sang de la France sans que mes cheveux se levassent.

Après ce long procès, après des tourments et des outrages de toute sorte, elle fut condamnée à être brûlée vive sur la place de Rouen.

En écoutant cette sentence barbare, la pauvre fille se prit à pleurer. «Rouen! Rouen! disait-elle, mourrai-je ici?» – Mais bientôt ce grand cœur reprit courage.

Elle marcha au supplice tranquillement; pas un mot de reproche ne s'échappa de ses lèvres ni contre le roi qui l'avait lâchement abandonnée, ni contre les juges iniques qui l'avaient condamnée.

Quand elle fut attachée sur le bûcher, on alluma. Le Frère qui avait accompagné Jeanne Darc était resté à côté d'elle, et tous les deux étaient environnés par des tourbillons de fumée. Jeanne, songeant comme toujours plus aux autres qu'à elle-même, eut peur pour lui, non pour elle, et lui dit de descendre.

Alors il descendit et elle resta seule au milieu des flammes qui commençaient à l'envelopper. Elle pressait entre ses bras une petite croix de bois. On l'entendit crier: Jésus! Jésus! et elle mourut.

Le peuple pleurait: quelques Anglais essayaient de rire, d'autres se frappaient la poitrine, disant: – Nous sommes perdus; nous avons brûlé une sainte.

Jeanne Darc, mon enfant, est l'une des gloires les plus pures de la patrie.

Les autres nations ont eu de grands capitaines qu'ils peuvent opposer aux nôtres. Aucune nation n'a eu une héroïne qui puisse se comparer à cette humble paysanne de Lorraine, à cette noble fille du peuple de France.

Dame Gertrude se tut; Julien poussa un gros soupir, car il était ému, et comme il gardait le silence en réfléchissant tristement, on n'entendait plus que le bruit monotone de la machine à coudre.

Au bout d'un moment, Julien sortit de ses réflexions.

Oh! Mme Gertrude, s'écria-t-il, que j'aime cette pauvre Jeanne, et que je vous remercie de m'avoir dit son histoire!




XXVIII. – Les bons certificats d'André. – La mairie. – L'honnêteté et l'économie



Si tu es honnête, laborieux et économe, aie confiance dans l'avenir

Cependant le temps s'écoulait: il y avait un mois qu'André et Julien étaient à Épinal; on songeait déjà au départ. Le patron d'André, qui n'avait que des louanges à faire du jeune garçon, lui avait procuré des papiers en règle, un livret bien en ordre, un certificat signé de lui-même avec le sceau de la mairie, puis l'attestation du maire de la ville déclarant qu'André et Julien étaient de braves et honnêtes enfants, et qu'ils avaient passé laborieusement leur temps à Épinal, l'un à l'école, l'autre chez son patron. La mère Gertrude avait voulu, elle aussi, se porter garante des jeunes orphelins, et de sa plus belle écriture elle avait joint son témoignage à celui de M. l'instituteur, à ceux du patron d'André et du maire.

Nos jeunes garçons étaient bien contents. – Comme c'est bon, disait André, d'avoir l'estime de tous ceux avec lesquels on vit! – Et Julien frappait de joie dans ses deux mains en regardant les précieux papiers.

Quand il fut question de régler le prix de la pension chez la mère Gertrude, elle leur dit:

– Mes enfants, voilà un mois que nous sommes ensemble, je suis économe, comme vous savez; aussi j'ai déployé toutes mes finesses pour que nous ne dépensions pas trop d'argent. André m'a remis chaque semaine ce qu'il gagnait; je me suis arrangée pour ne pas tout dépenser. Voilà deux belles pièces de cinq francs qui restent sur les journées d'André, et nous allons les joindre à la petite réserve que vous m'avez confiée en arrivant. – Oh! Madame Gertrude, dit André, il n'est pas possible que vous ayez si peu dépensé pour nous; à ce compte-là vous devez être en perte et nous serions trop riches.

– Non, non, dit obstinément l'excellente petite vieille; soyez tranquille, André, je ne suis point en perte, et j'ai eu tant de plaisir à vous avoir avec moi que ma vieille maison va me paraître vide à présent et mes années plus lourdes à porter. Hélas! la belle jeunesse ressemble au soleil, elle réchauffe tout ce qui l'entoure.

– Oh! Madame Gertrude, dit Julien ému en l'embrassant de tout son cœur, nous penserons souvent à vous et nous vous écrirons quand nous aurons rejoint notre oncle.

– Oui, mes enfants, il faudra m'écrire; et si vous vous trouviez dans l'embarras, adressez-vous à moi. Je ne suis pas riche, mais je suis si économe que je trouve toujours moyen de mettre quelques petites choses de côté. L'économie a cela de bon, voyez-vous, que non seulement elle vous empêche de devenir à charge aux autres, mais encore elle vous permet de secourir à l'occasion ceux qui souffrent.

– Madame Gertrude, nous allons tâcher de faire comme vous, dirent les deux enfants: nous allons être bien économes. Nous sommes tout fiers d'avoir tant d'argent!.. cela nous donne bon courage et bon espoir.




XXIX. – La Haute-Saône et Vesoul. – Le voiturier jovial. – La confiance imprudente



Ne vous fiez pas étourdiment à ceux que vous ne connaissez point. On ne se repent jamais d'avoir été prudent

Depuis que le jour du départ était fixé, la mère Gertrude s'était mise en quête pour trouver aux enfants l'occasion d'une voiture. Après bien des peines et au prix d'une légère gratification, elle découvrit un voiturier qui allait à Vesoul et le décida à prendre les enfants avec lui.

Le lendemain, de grand matin, elle les conduisit à la place où le voiturier avait donné rendez-vous, et après s'être embrassés plus d'une fois, on se sépara les larmes aux yeux et le cœur bien gros.

Il était à peine quatre heures du matin lorsque la voiture quitta Épinal; aussi le soir même les enfants étaient à Vesoul, c'est-à-dire en Franche-Comté. Vesoul est une petite ville de dix mille âmes située au pied d'une haute colline dans une vallée fertile et verdoyante. Le département de la Haute-Saône, dont elle est le chef-lieu, est peut-être le plus riche de France en mines de fer, et de nombreux ouvriers travaillent à arracher le minerai de fer dans les profondes galeries creusées sous le sol.

André et Julien ne connaissaient personne à Vesoul: là, il n'y avait plus pour eux d'amis; il fallut payer pour le lit et la nuit, entamer la petite réserve pour acheter à déjeuner, et ne plus compter que sur ses jambes pour faire la route.

Malgré cela, après avoir dormi une bonne nuit, les enfants le lendemain partirent gaîment de Vesoul et prirent la grande route de Besançon. Le soleil brillait: de petits nuages flottaient en l'air à une grande hauteur.

– Nous aurons beau temps! dit Julien.

– Oui, répondit André, si ces nuages se maintiennent aussi hauts qu'ils le sont à présent.

Les deux enfants espéraient coucher à moitié chemin et arriver à Besançon le lendemain soir. Malheureusement, après quelques kilomètres de marche, ils virent le ciel se couvrir de nuages, André s'arrêta un instant pour observer l'horizon.

Les nuages avaient grossi et s'étaient arrondis comme des balles de coton; quelques-uns étaient bas et noirâtres.

– Hâtons le pas, Julien, dit André, car les nuages semblent annoncer la pluie.

Bientôt, en effet, les deux enfants sentirent de grosses gouttes. Apercevant un hangar abandonné qui se trouvait au bord de la route, ils s'y abritèrent et attendirent patiemment que la pluie cessât. Plusieurs heures se passèrent; mais la pluie tombait toujours avec violence.

– Quel malheur! pensait André, voilà un jour de retard. Il nous faudra aller coucher au petit village que j'aperçois d'ici. Et s'il pleut encore demain!..

A ce moment, Julien vit passer sur la route une carriole qui s'en allait dans la direction de Besançon. C'était un boisselier de Besançon qui revenait d'une foire où il était allé vendre des boisseaux, des litres en bois de chêne, des seaux, soufflets et tamis. Il avait aussi dans sa voiture des objets de vannerie, paniers et corbeilles de toute sorte. Il allait vite, car sa marchandise n'était pas lourde.

– Mon Dieu! André, s'écria Julien, si nous demandions à ce voiturier de nous prendre avec lui en payant quelque chose: cela ne vaudrait-il pas mieux? – Essayons, dit André.

Ils coururent et poliment expliquèrent au conducteur l'embarras où la pluie les mettait. Le voiturier avait l'air souriant, le visage fort enluminé, les manières joviales, mais un peu grossières.

– Montez, mes gaillards, dit-il, et donnez-moi quinze sous; vous serez ce soir à Besançon.

André hésita un instant.

– Est-il bien sage, pensait-il, de nous confier à un homme que nous ne connaissons pas et dont les manières n'inspirent pas grand respect?

Mais au même moment la pluie et le vent redoublèrent, et la carriole protégée par une bonne toile cirée promettait aux enfants un abri bien agréable. André se décida à tenter l'aventure. Il donna ses quinze sous, non sans un peu d'inquiétude, et s'installa avec Julien au fond de la carriole, parmi les boisseaux et les corbeilles. Le cocher fouetta son cheval hardiment, et l'on arriva bientôt à un village: on le traversa au bruit retentissant des clic clac, et en galopant si fort que la carriole allait de droite et de gauche avec mille cahots.

Julien était ravi: – Comme on marche vite! dit-il tout bas à André; nous serons ce soir de bonne heure à Besançon. Cela vaut bien quinze sous, vraiment.

Mais l'enthousiasme du cocher et l'ardeur du cheval tombèrent subitement devant la dernière maison du village, qui était une auberge. Là, des buveurs attablés chantaient bruyamment.

– Eh! eh! les enfants, dit le joyeux voiturier, il faut se rafraîchir un peu… Ici le vin est bon… Une bouteille de vin ne fait jamais de mal.

– Merci, monsieur, dit André tout interdit, car il s'aperçut que leur conducteur, en sautant par terre, avait chancelé comme un homme qui a bu déjà, et il commençait à soupçonner que les belles couleurs du jovial cocher tenaient sans doute à la boisson.

– Mon Dieu! dit-il tout bas à Julien, nous avons agi comme des étourdis et des imprudents en nous adressant au premier venu et en lui donnant notre argent. Je crains bien que nous n'ayons à nous en repentir. Cet homme a l'air pris de vin.

Le petit Julien confus garda le silence.




XXX. – Le cabaret. – L'ivrognerie



Les ivrognes sont un fléau pour leur pays, pour leur famille et pour tous ceux qui les entourent

Le voiturier avait attaché son cheval à la porte de l'auberge, et sans plus s'occuper des enfants restés dans la carriole, il était allé s'attabler avec les gens qui buvaient. Bientôt, on entendit sa grosse voix se mêler aux cris et aux rires des ivrognes. Dans le cabaret, empesté par les vapeurs du vin et la fumée du tabac, c'était un tumulte assourdissant. A mesure que les verres se vidaient, les chants et les rires firent place aux disputes, et l'on voyait, à travers les carreaux blanchis, s'agiter en gesticulant les ombres des buveurs.

– Que mon père avait raison, s'écria André, de fuir les cabarets comme la peste! Certes, notre conducteur serait bien mieux chez lui à cette heure, avec sa femme et ses enfants, que dans ce cabaret enfumé où il est en train de dépenser nos quinze sous.

– Et nous donc, ajouta Julien, nous serions bien mieux à Besançon!

– Le temps passait; les bouteilles de vin se succédaient sur la table, et le voiturier ne sortait point de l'auberge: on eût dit qu'il se croyait au but de son voyage.

La pluie tombait à verse et coulait en ruisseaux bruyants sur la toile cirée de la voiture et sur les harnais du cheval. Le pauvre animal, de temps à autre, se secouait patiemment comme un être habitué depuis longtemps à tout subir.

André n'y tint plus. Il sortit de la carriole et, entrant dans l'auberge, il rappela au voiturier poliment, mais avec fermeté, l'heure qu'il était.

– Eh bien! dit l'homme d'une voix avinée, si vous êtes plus pressé que moi, partez devant, vagabond.

André allait riposter avec énergie, mais l'aubergiste le tira par le bras.

– Taisez-vous, dit-il, cet homme est, à jeun, le plus doux du monde; mais, quand il a bu, il n'y a pas de brute pareille: il assomme son cheval de coups, et il en ferait autant du premier venu qui le contredirait.

– Mais, dit André, je l'ai payé d'avance pour nous emmener ce soir à Besançon.

– Vous avez eu tort, dit sèchement l'aubergiste. Pourquoi payez-vous d'avance des gens que vous ne connaissez pas? Et maintenant vous aurez tort de nouveau si vous voulez raisonner avec un homme qui n'a plus sa raison.

André, tout pensif, retourna trouver Julien au fond de la carriole. Les deux enfants, bien désolés, décidèrent qu'il fallait reprendre leurs paquets sur leur dos et se remettre en marche malgré la pluie, pour faire à pied les seize kilomètres qui leur restaient, plutôt que de continuer la route avec un homme ivre et brutal.

Au même moment le charretier sortit de l'auberge, sa pipe à la main, jurant comme un forcené contre la pluie, contre son cheval, contre les deux enfants, contre lui-même. Il monta dans sa carriole avant que les enfants surpris eussent eu le temps d'en descendre, et sangla son cheval d'un coup de fouet. La carriole se remit en marche au grand galop, vacillant par bonds d'un côté, puis de l'autre, tant le cheval excité à force de coups marchait vite.

Le petit Julien était transi de peur: il eût voulu être à cent lieues de là. André lui-même, prévenu par l'aubergiste, n'était pas rassuré et n'osait souffler mot. Les deux enfants, se serrant l'un contre l'autre au fond de la voiture, n'avaient qu'un désir: se faire oublier de l'ivrogne, qui ne cessait de vociférer comme un furieux. A chaque passant qu'on rencontrait il adressait des injures et des menaces; il jurait d'une voix chevrotante qu'il ferait un mauvais coup parce qu'un vaurien l'avait insulté à l'auberge.

Plus d'une heure se passa ainsi. Les deux enfants épouvantés et silencieux réfléchissaient tristement. – «Mon Dieu! pensait André, que l'ivresse est un vice horrible et honteux!»

Pour le petit Julien, il était si désolé de se voir en cette vilaine compagnie, que tout lui eût paru préférable à ce supplice. Il se rappelait presque avec regret la nuit passée sur la montagne au milieu du brouillard sous la conduite de son frère, et elle lui semblait plus douce mille fois que ce voyage en la société d'un homme devenu pareil à une brute.

Il pensait aussi à leur petite maison de Phalsbourg, où ils retrouvaient leur père le soir après la journée de travail, et il se disait:

– Oh! combien sont heureux ceux qui ont une famille, une maison où on les aime, et qui ne sont pas forcés de voyager sans cesse avec des gens qu'ils ne connaissent point.




XXXI. – L'ivrogne endormi. – Une louable action des deux enfants. – La fraternité humaine



Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fît

Une grande heure se passa ainsi dans l'anxiété. Le cheval allait comme le vent, car les coups pleuvaient sur lui plus drus que grêle.

Enfin à la longue l'ivrogne, appesanti par le vin, cessa de jurer et de fouetter; il se renversa en arrière sur son siège et finit par s'endormir du lourd sommeil de l'ivresse. Aussitôt le cheval, de lui-même, comme s'il devinait cet incident prévu, ralentit le pas peu à peu: bientôt même il s'arrêta tout à fait, heureux sans doute de souffler à l'aise après la course folle qu'il venait d'exécuter.

L'ivrogne ne bougea point: il ronflait à poings fermés.

Alors nos enfants, pris d'une même idée tous les deux, se levèrent sans bruit, saisissant leurs petits paquets de voyageurs et leurs bâtons. Ils enjambèrent doucement par dessus le voiturier, et d'un saut s'élancèrent sur la grande route, courant à cœur joie, tout aises d'être enfin en liberté.

– Oh! André, s'écria Julien, j'aimerais mieux marcher à pied toute ma vie, par les montagnes et les grands bois, que d'être en compagnie d'un ivrogne, eût-il une calèche de prince.

– Sois tranquille, Julien, nous profiterons de la leçon désormais, et nous ne nous remettrons plus aux mains du premier venu.

Pendant ce temps le cheval, surpris en entendant sauter les enfants, s'était mis à marcher et les avait devancés. Comme le voiturier dormait toujours, la voiture s'en allait au hasard, effleurant les fossés et les arbres de la route.

Par un moment, une des roues passa sur un tas de pierres; la carriole chancela prête à verser dans le fossé, qui, à cet endroit, était profond.

– Mon Dieu! dit André, il va arriver malheur à cet homme.

– Tant pis pour lui, dit Julien, qui gardait rancune à l'ivrogne; il n'aura que ce qu'il mérite.

André reprit doucement: – Peut-être sa femme et ses enfants l'attendent-ils en ce moment, Julien; peut-être, si nous l'abandonnons ainsi, le verront-ils rapporter chez eux blessé, sanglant, comme l'était notre père.

En entendant ces paroles, Julien se jeta au cou de son frère: – Tu es meilleur que moi, André, s'écria-t-il; mais comment faire?

– Marchons à côté du cheval, nous le tiendrons par la bride. Si le voiturier s'éveille, nous nous sauverons.

– Et s'il ne s'éveille point?

– Nous verrons alors ce qu'il y a de mieux à faire. En tout cas, nous avons commis une étourderie ce matin en nous liant avec lui si rapidement; ne faisons pas ce soir une mauvaise action en l'abandonnant sur la grande route. Un honnête homme ne laisse point sans secours un autre homme en danger, quel qu'il soit. Nous sommes tous frères.




XXXII. – Une rencontre sur la route. – Les gendarmes. – Loi Grammont, protectrice des animaux



Quand on n'a rien à se reprocher, on n'a point sujet d'avoir peur

Les deux enfants hâtèrent le pas et rejoignirent le cheval; ils marchèrent auprès de lui, le dirigeant et l'empêchant de heurter la voiture aux tas de pierres.

Ils allèrent ainsi longtemps, et l'ivrogne ne s'éveillait point. Julien était exténué de fatigue, car le pas du cheval était difficile à suivre pour ses petites jambes, mais il avait repris son courage habituel. – Ce que nous faisons est bien, pensait-il, il faut donc marcher bravement.

Enfin nos enfants aperçurent deux gendarmes qui arrivaient à cheval derrière eux. André, aussitôt, s'avança à leur rencontre, et simplement il leur raconta ce qui était arrivé, leur demandant conseil sur ce qu'il y avait de mieux à faire.

Les gendarmes, d'un ton sévère, commencèrent par dire à André de montrer ses papiers. Il les leur présenta aussitôt. Lorsqu'ils les eurent vérifiés, ils se radoucirent.

– Allons, dit l'un d'eux, qui avait un fort accent alsacien, vous êtes de braves enfants, et j'en suis bien aise, car je suis du pays moi aussi.

Les gendarmes descendirent de cheval et secouèrent l'ivrogne; mais ils ne purent le réveiller. – Il est ivre-mort, dirent-ils.

– Enfants, reprit l'Alsacien, nous allons ramener l'homme, ne vous en inquiétez pas; nous savons qui il est, nous lui avons déjà fait un procès pour la brutalité avec laquelle il traite son cheval, car la loi défend de maltraiter les animaux. Mais vous, où allez-vous coucher?

– Je ne sais pas, monsieur, dit André; nous nous arrêterons au premier village.

– Parbleu! s'écria l'autre gendarme, puisque les enfants ont payé pour aller à Besançon et que nous ramenons la carriole jusque-là, qu'ils remontent; nous ferons route ensemble, et si l'ivrogne s'éveillait, nous sommes là pour le surveiller: ils n'ont rien à craindre.

Les gendarmes poussèrent l'ivrogne tout au fond de la carriole. André et Julien s'assirent devant sur le banc du cocher.

– Prenez les guides, mon garçon, dit à André le gendarme alsacien, et conduisez; nous remontons à cheval et nous vous suivrons.

André ne savait guère conduire; mais le gendarme lui expliqua comment faire, et il s'appliqua si bien que tout alla à merveille. On arriva à Besançon le plus gaîment du monde. Julien remarqua que cette ville est une place forte et qu'elle est tout entourée par le Doubs, sauf d'un côté; mais, de ce côté-là, la citadelle se dresse sur une grande masse de rochers pour défendre la ville. Julien, quoique bien jeune, avait déjà assisté au siège de Phalsbourg: aussi les places fortes l'intéressaient. Il admira beaucoup Besançon, et, en lui-même, il était content de voir que la France avait l'air bien protégée de ce côté.

Le gendarme alsacien recommanda ses jeunes compatriotes chez une brave femme qui leur donna un lit à bon marché.

– Oh! André, s'écria alors naïvement le petit Julien, je ne me serais pas douté combien ces deux gendarmes devaient être bons pour nous; j'aurais plutôt eu peur d'eux.

– Julien, répondit doucement André, quand on fait ce qu'on doit et qu'on n'a rien à se reprocher, on n'a jamais sujet d'avoir peur, et on peut être sûr d'avoir tout le monde pour soi.




XXXIII. – Une proposition de travail faite à André. – Le parapluie de Julien



Celui qui se fait reconnaître pour un honnête garçon trouve aide et sympathie partout où il passe

Le lendemain, au moment où les enfants achevaient de s'habiller, leur hôtesse entr'ouvrit la porte.

– Jeunes gens, leur dit-elle, vous allez, paraît-il, jusqu'à Marseille; peut-être seriez-vous bien aises d'avoir une occasion de faire la route jusqu'à Saint-Étienne, sans qu'il vous en coûtât rien que la peine de travailler pendant un mois. Il y a soixante lieues d'ici à Saint-Étienne: c'est un fameux bout de chemin.

– Madame, dit André, pourvu que ce soit en compagnie de braves gens, nous ne demandons qu'à travailler.

– Soyez tranquilles, dit l'hôtesse; celui qui vous emploiera est un ami des gendarmes qui vous ont recommandés à moi hier soir. C'est un bien honnête homme, mais proche de ses intérêts. Descendez, vous lui parlerez.

André et Julien descendirent dans la cuisine et se trouvèrent en face d'un grand montagnard jurassien qui, le dos à la cheminée, se chauffait debout, vis-à-vis de la porte par où arrivaient les enfants.

Il les regarda rapidement et parut satisfait de son examen.

– Voici ce qu'il y a, dit-il à André. Tous les ans, à cette époque, je faisais avec ma femme une tournée de Besançon à Saint-Étienne pour vendre et transporter les marchandises du pays; mais cette année-ci ma femme est malade: elle vient de me donner un fils, et je vais avoir de la peine à faire mes affaires tout seul. Pourtant ce n'est pas le moment de se reposer, puisque j'ai une bouche de plus à nourrir. Si vous voulez tous les deux travailler avec moi de bonne volonté, je me charge de vous pour quinze jours. Au bout de ces quinze jours vous serez à Saint-Étienne. Je vous coucherai et je vous nourrirai tout le long du chemin, mais je ne puis vous payer.

Le petit Julien ouvrait de grands yeux et souriait à l'étranger.

– Monsieur, dit André en montrant Julien, mon frère n'a pas huit ans, il ne peut guère faire autre chose que des commissions.

– Justement, dit le Jurassien, il ne fera pas autre chose. Vous qui êtes grand et fort, vous m'aiderez à charger ma voiture, à soigner le cheval et à vendre.

– Volontiers, dit André; mais si vous pouviez ajouter quelque chose, ne fût-ce que cinq francs, nous serions bien aises.

– Pas un centime, dit l'homme, c'est à prendre ou à laisser.

Julien sourit gentiment: – Oh! fit-il, vous me donnerez bien un parapluie, n'est-ce pas? si je vous contente bien: cela fait que nous pourrons voyager après cela même par la pluie.

Le marchand ne put s'empêcher de rire à cette demande de l'enfant. – Allons, dit-il, mon petit homme, tu auras ton parapluie si les affaires marchent bien.




XXXIV. – Le cheval. – Qualités d'un bon cheval. – Soins à donner aux chevaux



Un bon animal ne coûte pas plus à nourrir qu'un mauvais et rapporte beaucoup plus

Le lendemain de bon matin M. Gertal (c'était le nom du Jurassien) éveilla les deux enfants. André mit ses habits de travail. – Venez avec moi, dit M. Gertal, je vais vous montrer à soigner mon cheval Pierrot; je tiens à ce qu'il soit bien soigné, car il me coûte cher et me rend de grands services, et puis c'est pour moi un compagnon fidèle.

André descendit à l'écurie avec son nouveau patron, et Julien, qui aimait les animaux, ne manqua pas de le suivre.

Pierrot était un bel et bon animal; sa robe bai brun, signe de vivacité et de courage, son œil grand, sa tête assez petite et ses reins solides indiquaient que M. Gertal l'avait choisi en connaisseur. Pierrot n'avait jamais été maltraité; aussi était-il doux et Julien lui-même pouvait en approcher sans danger.

Le cheval fut étrillé et brossé avec soin.

– Voyez-vous, mes enfants, disait M. Gertal, la propreté est pour les animaux ce qu'elle est pour l'homme, le meilleur moyen d'entretenir la santé. – Tout en parlant ainsi, M. Gertal dirigeait l'étrille et la brosse avec courage, et on voyait à chaque coup de l'étrille la poussière tomber abondante par terre, tandis que le poil devenait plus luisant.

– Vraiment, dit le petit Julien, Pierrot comprend sans doute que c'est pour son bien, car il a l'air trop content.

– Oui certes, cela le soulage, et il le sent bien. Vois-tu, Julien, la peau des animaux, comme celle de l'homme, est percée d'une multitude de petits trous appelés pores, par lesquels s'échappe la sueur, et la sueur sert à purifier le sang. Quand la poussière et la malpropreté bouchent ces milliers de petits trous, le sang se vicie et la santé s'altère chez les animaux comme chez l'homme. Il y a un vieux proverbe qui dit: «Le jeu de l'étrille équivaut à un picotin d'avoine; la main engraisse autant que la nourriture.»

La toilette de Pierrot finie, on le conduisit à l'abreuvoir.

– André, dit M. Gertal, tu le ramèneras au pas et non en le faisant trotter comme font tant de garçons étourdis. Un cheval qui revient de l'abreuvoir doit toujours être ramené tranquillement, pour bien digérer l'eau qu'il a bue.

Lorsque Pierrot revint de l'abreuvoir, on lui donna sa ration d'avoine.

– Tiens! dit Julien, on a fait boire Pierrot avant de lui donner à manger.

– Oui certes, on doit faire boire le cheval avant de lui donner l'avoine; retiens cela, petit, car c'est une chose importante que bien des gens ignorent. Si au contraire le cheval boit après avoir mangé l'avoine, l'eau entraîne les grains hors de l'estomac avant qu'ils soient digérés complètement, et l'animal est mal nourri. Remarque-le aussi, je ne vais atteler Pierrot qu'une heure après son dîner, parce que je le ferai trotter et qu'on ne doit pas faire trotter un cheval qui vient de manger, si on veut qu'il digère bien sa nourriture.

– Est-ce que tout le monde prend ces précautions, monsieur Gertal?

– Non, et il y en a bien d'autres encore que l'on néglige. Les uns remettent sur le cheval le harnais mouillé, qui le refroidit; d'autres négligent de jeter sur son dos une couverture de laine quand ils sont forcés de le faire arrêter et qu'il est en sueur; d'autres le mènent boire quand il est en transpiration, ou lui donnent de l'eau trop fraîche. Tous ceux qui font ainsi agissent contre leurs intérêts. Un cheval mal soigné ne tarde pas à perdre sa vigueur et à tomber malade: c'est une grosse perte, surtout pour les petits marchands comme moi. En toutes choses, le chemin de la ruine, mes enfants, c'est la négligence.




XXXV. – Les montagnes du Jura. – Les salines. – Les grands troupeaux des communes conduits par un seul pâtre. – Associations des paysans jurassiens



Que de peines nous nous épargnerions les uns aux autres, si nous savions toujours nous entendre et nous associer dans le travail!

Après déjeuner, on quitta Besançon. Pierrot marchait bon train comme un animal vigoureux et bien soigné. Julien et André regardaient avec grand plaisir le pays montagneux de la Franche-Comté, car ils étaient assis tous les deux à côté du patron sur le devant de la voiture, d'où ils découvraient l'horizon.

A chaque étape du voyage, on déchargeait la voiture, et chacun, suivant ses forces, le patron aussi, allait porter dans les divers magasins les marchandises qu'on avait amenées. Il fallait faire bien des courses fatigantes, et souvent assez tard dans la soirée; mais le patron était juste: il nourrissait bien les enfants, et on dormait dans de bons lits. Nos deux orphelins étaient si heureux de gagner leur nourriture et leur voyage qu'ils en oubliaient la fatigue.





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notes



1


Pour le développement du cours et de morale sociale et d'instruction civique, voir la nouvelle édition de Francinet, entièrement refondue et complétée conformément aux nouveaux programmes.




2


L'orthographe ancienne du nom Jeanne Darc a été conservée.



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