Книга - La Becquée

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La Becquée
René Boylesve






La Becquée





À LOUIS GANDERAX


en témoignage de haute estime.

«Après avoir vu clairement que le travail des livres et la recherche de l'expression nous conduit tous au paradoxe, j'ai résolu de ne sacrifier jamais qu'à la conviction et à la vérité, afin que cet élément de sincérité complète et profonde dominât dans mes livres et leur donnât le caractère sacré que doit donner la présence divine du vrai, ce caractère qui fait venir des larmes sur le bord de nos yeux lorsqu'un enfant nous atteste ce qu'il a vu.»

(ALFRED DE VIGNY, Journal d'un poète.)

On me dit qu'il est imprudent de publier un roman qui ne traite pas des moeurs de Paris; d'autre prétendent que le roman de moeurs, fussent-elles parisiennes, a vécu. Ces opinions m'inquiéteraient beaucoup si je m'étais proposé, en écrivant mon livre, de séduire un certain public; mais, si je m'étais proposé cela, je serais encore bien plus inquiet de la valeur de mon livre…

Pour moi, écrire, c'est apaiser une fringale. Mon sujet pourra plaire ou non, mais je suis sûr d'y avoir mis un feu qui touchera quelqu'un.

_Je suis retourné, un jour, dans le pays où j'ai été enfant, où mes parents sont morts et où ils étaient nés. J'ai poussé la grille du jardin et la porte d'entrée; j'ai ouvert des placards; j'ai marché dans un long corridor; et la maison déserte se repeuplait et s'animait dans ma mémoire. J'ai été si ému par tout ce que je revoyais que, même longtemps après mon retour à Paris où l'on oublie tout, l'ébranlement de mon petit voyage persista et me parut d'un ordre supérieur à la plupart de mes souvenirs. C'est, je le crois, parce qu'il était fait d'un élément dépassant de haut mes émotions personnelles, et que les scènes et les figures que l'air natal m'évoquait étaient les scènes et les figures communes à la famille provinciale française qui a élevé les hommes âgés aujourd'hui d'environ trente ans.

J'ai pensé que ce caractère était digne d'être rapporté et j'ai tâché de le rendre en historien fidèle et en bon poète, j'espère: deux qualités sans lesquelles il est bien vain d'écrire des romans._

R.B.




LA BECQUÉE




«Ressemblans aux petits oysellets qui ne peuvent encore voler, et qui baillent tousjours attendans la becquée d'autruy.»

    AMYOT.




I

L'ÉVÉNEMENT


Les petites Pergeline montrèrent le nez en riant: elles ne se tenaient pas de joie lorsqu'elles avaient pu entrer sans sonner, et parvenir à pas de loup, par le corridor, jusqu'à l'entrée de la cour.

Mais elles prirent aussitôt la figure penchée de toutes les personnes qui se présentaient à la maison:

– Mon «pauvre» Riquet, est-ce qu'on peut monter dire bonjour à ta «pauvre» maman?

La bonne, Adèle, qui allait puiser de l'eau, répondit pour moi:

– Bien sûr que oui, mesdemoiselles. Madame a voulu se lever pour voir passer monsieur en militaire. Vous la trouverez sur son fauteuil en attendant le tambour… Et chez vous? toujours pas de nouvelles de ce «pauvre» M. Paul?

Les deux jeunes filles levèrent les sourcils et les bras:

– Rien. Mais les Prussiens sont à Tours; ils ont lancé un obus contre l'Hôtel de Ville, et un autre qui a tué trois personnes, rue Royale.

– À Tours! mon bon Jésus! si près de chez nous! N'allez pas répéter ça là-haut; madame a une peur!..

Elles tournèrent les talons, chacune un doigt aux lèvres.

Adèle accrocha l'anse de son seau à la boucle humide du puits mitoyen, et sollicita d'une main la chaîne qui se dévida rapidement en faisant grincer la poulie. À ces cris d'oiseau, il était rare que la servante du capitaine Chevreau ne se montrât pas de l'autre côté; et les deux femmes causaient pendant que le seau buvait. Quelquefois, on apercevait le vieil officier retraité fumant la pipe ou sciant du bois dans sa cour.

La domestique voisine entre-bâilla en effet la porte du puits. Elle avait l'oeil émerillonné; elle nouait les brides d'un bonnet propre:

– Ils sont partis du bout de la ville, dit-elle. Dans cinq minutes, ils vont passer sous les fenêtres!.. C'est monsieur qui les commande tous!.. Une, deusse! une, deusse! faut voir!.. et de la musique, et des rataplans!..

– Montez vite, me dit Adèle.

La malade était assise près d'une fenêtre. Elle portait un peignoir de laine rayé de blanc et de bleu. Elle avait une figure régulière et douce; elle se plaignait du poids de ses cheveux; ses yeux semblaient toujours vous regarder de loin; on n'osait pas toucher ses tempes, en l'embrassant, tant la peau était mince sur les fins ruisseaux des veines.

Elle m'attira et me tint longtemps près de sa joue, tandis que Marguerite Pergeline et sa soeur Georgette, les mains posées en araignées sur les vitres, épiaient le passage de la garde nationale.

Les deux jeunes filles sautèrent. On entendait le roulement du tambour et le filet de voix bravache du clairon tournant la rue. Les fenêtres s'ouvrirent, malgré le froid. L'horloger Papillaud, que l'on voyait, derrière la buée, travailler entre deux globes de pendule, quitta sa loupe, et vint, en boitant, se ranger devant sa boutique; les murs se garnirent de femmes, l'enfant au bras, de vieux bonshommes, la goutte au nez; on se bousculait contre la grille de la boucherie; le maître clerc de mon père, long garçon malingre, nous souriait, niché à demi dans le ventre ouvert d'un boeuf à l'étal.

– Les voilà! les voilà!

Une écume de gamins coiffés de chapeaux de gendarme en papier, brandissant des sabres de fer-blanc, des lattes, des manches à balais, était poussée par le couple tonitruant du tambour et du clairon.

Un éclat: un déchirement de l'atmosphère, une pétarade de notes martiales, cassa toutes les figures et les laissa un moment grimaçantes. Suivait une lourde masse d'espèces de soldats sans couleur, qui pilait le sol, avec des jambes de plomb. Le capitaine Chevreau, l'épée fulgurante, bedonnait, en tête.

– Comme c'est beau! dit Georgette.

– Oh! oui, dit Marguerite.

Elles nommaient un à un ces messieurs, qu'elles reconnaissaient.

– Madame Nadaud, voilà votre mari!.. Riquet, mais regarde donc ton papa!

Il nous favorisait d'un coup d'oeil oblique, et inclinait courtoisement vers nous la pointe de son sabre. Il portait un képi à galon blanc, d'un effet curieux au-dessus de ses favoris de notaire. Je réfléchissais de toutes mes forces:

– Alors, c'est ça, la guerre?

– La guerre, dit Georgette, c'est bien autre chose que ça! Tu n'as donc jamais vu Paul en uniforme?

Sa soeur aînée fit signe de se taire devant la malade. On essayait de lui cacher les progrès de l'invasion, dont chaque étape nouvelle l'étouffait.

En quittant la fenêtre, nous la trouvâmes retombée dans son fauteuil. Elle grelottait et pleurait. On me renvoya comme toutes les fois que les choses tournaient au sérieux:

– Allons, va jouer, mon petit bonhomme, et sois sage.

Derrière mon dos, Marguerite disait:

– De quoi vous tourmentez-vous? il faut bien qu'on apprenne à ces messieurs le maniement du fusil: ce n'est pas une raison pour qu'ils s'en servent.

Et Georgette:

– Rassurez-vous, madame, on affirme que l'obus de Tours sera le dernier tiré…

Dans l'escalier, je criais à la bonne:

– Adèle! tu sais que Georgette a dit ce que tu lui avais défendu!..

Adèle traversait le corridor en coup de vent:

– Monsieur Henri! voilà la calèche de Courance, avec votre grand'tante Planté!

Je vis trois doigts de bas blanc au-dessus de la bottine qui tâtait le marche-pied, et puis la tête de Félicie Planté se releva. Elle faisait des yeux de poule pourchassée:

– Ma pauvre Adèle! j'avais à causer avec monsieur, et voilà-t-il pas que je le rencontre au milieu de cette chair à canon! Quand va-t-il rentrer, à présent?

– Hé! là là, ma'me Planté, qui est-ce qui serait en état de vous le dire? Ils vont tirer sur la route de la Ville-aux-Dames.

– C'est cela! de sorte que nous aurons l'avantage de traverser de nouveau ce tohu-bohu en retournant à Courance! La jument a failli s'emporter…

Sur le siège, Fridolin aspirait l'air, du coin de la lèvre: il savait le faire siffler par une petite brèche entre les dents. C'est ainsi qu'il préparait ses paroles.

– J'en demande bien pardon à madame. Ça serait-il l'heure de rencontrer Bismarck, je réponds de ma jument.

Félicie entra. Lorsqu'elle fut dans l'ombre du corridor, elle pinça la manche d'Adèle:

– Ma fille, il ne s'agit pas de perdre de temps. Vous allez me faire un paquet de l'argenterie, entendez-vous? Comptez-la, et mettez-moi les chiffres sur un bout de papier. Il faut enterrer tout ce qui a de la valeur. J'aurais voulu voir monsieur pour les bijoux de madame…

– Vous allez la voir, ma'me Planté. Elle est avec les demoiselles Pergeline. Et ne lui parlez point de tout ça, bien entendu… Hé! là là, mon Dieu, faut-il!..

Adèle continua de gémir en ficelant les cuillers, les fourchettes, les couteaux à fruits, des compotiers, la truelle à poisson, ma timbale… Elle s'interrompait pour aller au puits. La poulie chantait comme un moineau au coucher du soleil, et la bonne du capitaine était informée.

Georgette et Marguerite descendirent, avec la permission de m'emmener chez elles pour me faire aller à la balançoire. Le sol de leur jardin avait la coriacité du roc; on voyait, çà et là, dans les plates-bandes, de malheureux choux gelés. Mes amies me lançaient très haut, mais elles m'arrêtaient vite, de peur que je n'eusse mal au coeur; et elles montaient à ma place, toutes les deux, nez à nez, et pour longtemps, en parlant mariage.

– Quand est-ce que vous aurez fini?

– Bientôt.

Mais elles ployaient les genoux pour s'élancer de nouveau: leurs robes formaient tour à tour une grande pointe derrière les jambes, et le vent froid leur rougissait les joues.

Madame Pergeline, leur mère, me composa une tartine de mirabelles, et m'apprit qu'on se disposait à m'emballer avec l'argenterie pour me transporter à Courance.

– Vois-tu, mon petit, tu commences à faire trop de bruit dans la maison, pour ta pauvre maman. Et puis, on ne sait pas ce qui peut arriver…

Quand je rentrai, la calèche était encore à la porte, et Fridolin, selon sa coutume, adressait à un groupe d'hommes des expressions à lui toutes particulières, sentencieuses et comme découpées dans l'airain. Je trouvai Félicie en compagnie de mon père qui me toucha l'oreille et me dit:

– C'est toi, gamin?

Félicie frappait, du poing, une petite table:

– Si vous avez quatre sous, disait-elle, achetez de la terre, ils ne l'emporteront pas à leur semelle!

Il objectait qu'on l'accuserait d'avoir profité de la panique. Félicie s'agitait:

– Si j'avais seulement un rouge liard, moi!.. Mais, en dehors des fermages de Courance, pas ça, voyez-vous, pas ça!

Mon père sourit, en notaire qui connaissait la propriété de Courance, et un peu en héritier.

– Voulez-vous que nous échangions votre fortune et la mienne?

– Ah! vous croyez que c'est brillant, vous? avec toutes les bouches que j'ai à nourrir: mes deux tantes Adélaïde et Victoire; la vieille tante Gillot; ma soeur, Célina, depuis la ruine de cet écervelé de Fantin, – lequel me tombera sur les bras un jour ou l'autre; – le frère de votre femme, Philibert, qui crie la faim à Paris; sans compter la fille du métayer Pidoux, que mon mari s'est mis en tête d'élever comme une princesse!..

On avait allumé la lampe. De Félicie, on ne voyait guère que la main extrêmement blanche, fine, aux fibres mobiles, aux vaisseaux saillants, et qui battait avec entêtement la table. Mon père était un peu coquet: il avait gardé son sabre; et chacun de ses mouvements nous valait un cliquetis insolite.

– J'emmène le petit, dit Félicie. Avez-vous les bijoux?

– Mais non! ils sont dans l'armoire, en face de «son» lit.

– Voyons?.. Pendant que l'enfant lui dira adieu, faites donc semblant de prendre un mouchoir.

Nous montâmes à la chambre, en marchant sur la pointe des pieds. Dès la porte, nous entendîmes ma mère sangloter. Elle était au lit; elle s'épongeait les yeux; et le chagrin lui tirait par en bas les deux coins de la bouche.

On m'approcha du lit. Je me sentis pris à la taille par ce bras blanc qu'on m'abandonnait le matin pour jouer, quand je venais dire bonjour. Il me souleva, je ne sais comment; je me trouvai sur le lit, dans les larmes et dans les baisers.

– Mon pauvre petit, pourvu que je te revoie!..

– Oui, maman.

On disait derrière nous:

– Ce n'est pas une séparation éternelle…

– Que sera-ce plus tard, quand il ira au collège?

– Et quand il sera soldat!

La bouche qui pressait mes cheveux balbutia au milieu des hoquets:

– Au moins, es-tu content d'aller à Courance?

Je répondis:

– Oui.

Et je lui aurais fait tant de plaisir en lui disant: «Cela m'ennuie de te quitter!» Mais j'ai pensé à dire cela vingt ans plus tard.

Félicie et mon père m'arrachèrent, et me portèrent jusque sur le palier.

– Et les bijoux? demanda la tante.

– Sacrédié! je les ai oubliés.

Le long du chemin, dans la nuit, je ne songeais qu'au plaisir de coucher à Courance. Cela ne m'était arrivé qu'une fois, un soir qu'il pleuvait trop pour revenir à Beaumont. Et je me rappelais le petit lit, dans la chambre de Valentine Pidoux, qui était chargée de veiller sur moi. Cinq ou six fois elle me réveillait pour me demander si la pluie m'empêchait de dormir. Mais, le matin, par exemple, quel beau soleil, et comme tout était plus grand et plus clair que chez nous! La fenêtre donnait sur des touffes de lilas humides: les grappes fleuries venaient si près, qu'en se penchant on pouvait s'y mouiller la figure. Et, juste au-dessous, on voyait le bonnet blanc et le dos bombé de la Boscotte assise sur une chaise, les pieds sur un tabouret, et ourlant des serviettes. Fridolin chauffait le four; la fumée rousse conservait l'odeur de la flambée de genévriers et de bruyères. La cuisinière, Clarisse, portait sur sa tête des panerées de pâte bien levée, mobile comme une chair grasse. On entendait les coqs, les moineaux, les pigeons, les aboiements du chien Mirabeau, et le beuglement des veaux dans l'étable. Sous le grand marronnier blanc, tout en fleur, il y avait un tas de sable pour jouer, et on savait qu'on pourrait boire du lait frais à plein bol. Enfin, une à une, arrivaient mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, deux vieilles filles jumelles, mes arrière-grand'tantes, grand'mère Fantin et Félicie, qui criaient d'en bas:

– Valentine! Valentine! est-ce que le petit a bien dormi?

Après quoi, on voyait l'oncle Planté, le mari de Félicie, habillé de velours à côtes, gagner la campagne par la petite porte jaune. Il ne comptait guère dans la maison, parce que Félicie lui préférait M. Laballue, un vieil ami qu'on appelait Sucre-d'Orge, à cause de son bon caractère. L'oncle Planté partait, au temps de la chasse, avec son fusil et son chien; battait les landes et les bois, et rentrait le plus souvent bredouille, en jurant comme un charretier. Le reste de l'année, il jardinait, à moins qu'il ne s'enfermât dans un pavillon à lui, où l'on disait qu'il triait des graines. On l'aimait beaucoup en secret, malgré sa rudesse; et ceux qui tenaient à ses faveurs ménageaient Valentine.

Valentine était l'aînée des dix enfants du métayer voisin, âgée de dix-huit ans, dodue, gâtée par le bien-être.

– Il faudra apprendre à vous habiller tout seul, me dit-elle, dès le premier soir, parce que, vous comprenez, moi, je ne suffirais pas à tout l'ouvrage avec mes dix doigts.

Je trouvai la même chambre, mais le printemps manquait. On nous fit brûler des javelles.

– C'est toujours ça de gagné, dit Valentine; si vous ne couchiez pas là, madame me défendrait d'allumer…

En revanche, madame lui avait bien recommandé d'éteindre la bougie avant de se déshabiller elle-même. Mais cela était contraire à ses habitudes. Je lui dis, entre les draps:

– Il ne faut pas te gêner…

Une jambe croisée sur le genou, à la caresse des dernières flammes, elle ôtait tranquillement son bas, après avoir à peu près tout ôté. Elle le jeta et me tira la langue.

Le lendemain, Félicie partit encore pour Beaumont, avec la calèche; elle emmenait grand'mère Fantin, sa soeur, qui devait y rester près de la malade. Quand elle revint, elle parlait d'une consultation du docteur Léveillé, en hochant la tête. Elle prononça une phrase que l'on répéta souvent dans la suite: «Le premier casque à pointe qu'elle verra lui entrera dans le coeur.» Mais elle avait les bijoux.

On ouvrit un puits perdu situé devant le perron de la maison neuve. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde tendaient les paquets d'argenterie enveloppés de linge; Félicie tenait la feuille d'inventaire, et pointait, à l'aide d'un crayon qui trouait le papier contre la paume de sa main. On remplit ainsi trois caisses que Fridolin cloua, ficela et cacheta. Puis on les descendit dans la fosse, comme des cercueils d'enfants. Deux essieux de tombereau rouillés furent croisés à l'orifice et recouverts de planches épaisses. Enfin, on jeta de la terre.

Pendant longtemps, lorsqu'on passait à cet endroit, chacun frappait du talon pour éprouver le sol.

Des semaines s'écoulèrent; le printemps revint. On ne parlait jamais des sujets graves devant moi; je m'amusais beaucoup; et il n'arriva rien.

Un matin, de bonne heure, Félicie poussa la porte de notre chambre. Elle avait le teint brouillé, les yeux fiévreux. On crut que c'était le jour de ses névralgies. Mais elle ordonna à Valentine de m'emmener avec elle, et d'aller cueillir des morilles. Valentine objecta qu'il n'avait pas plu, la nuit, et qu'on ne trouverait pas de morilles.

– C'est bon! c'est bon! je sais ce que je dis, faites-moi le plaisir de partir tout de suite.

Puis elle parla à l'oreille de Valentine, qui leva les sourcils, me regarda et ne dit plus mot.

Pendant qu'elle traversait la cuisine, Clarisse et la Boscotte se précipitèrent sur Valentine, lui parlèrent bas, et me regardèrent. Nous sortîmes par la porte jaune: on était aussitôt dans les champs. Valentine courut vers une de ses soeurs, toute droite et tricotant un bas, au milieu des dindons, sur un terrain pelé. Elle lui parla à l'oreille, et, quand je passai près d'elle, la petite me regarda, comme les femmes.

Nous atteignîmes un cours d'eau, presque toujours à sec, qui traversait la propriété et lui donnait son nom: la Courance. Elle étendait en zigzag son lit inégal, tantôt raviné, profond ou rempli de sable, tantôt uni, à fleur de terre et tapissé d'une herbe fraîche. On ne passait près des buissons qui la bordaient qu'en les frappant de la canne afin de mettre en fuite les couleuvres. Et l'on s'entendait tout à coup héler d'en haut par un garçon ou par une fille de ferme juchés sur le pommeau d'un orme au tronc bossu, occupés à arracher les feuilles au long des tiges nouvelles.

Valentine était préoccupée et ne cherchait point de morilles. Je marchais devant elle; je courais; et je revenais sur mes pas, comme un chien en promenade. Je lui demandai:

– Pourquoi est-ce que tu es toute rouge?

– Ce n'est pas vrai! je ne suis pas rouge.

– Si, tu es rouge.

Ses yeux brillaient; elle avait envie de dire quelque chose. Elle soupira:

– Ah! si on ne me l'avait pas défendu!..

– Qu'est-ce qu'on t'a défendu?

– Mais, de vous le dire, donc!

– De me dire quoi?

– Ah! voilà!

– Pourquoi est-ce qu'on t'a défendu de me le dire?

– Parce que les grands malheurs, ça n'est pas fait pour les enfants.

– C'est un grand malheur qui est arrivé.

– Qui est-ce qui vous a dit ça?

– C'est toi. Qu'est-ce que c'est, un grand malheur?

– Ça dépend.

– Est-ce que c'est d'être ruiné comme grand-père Fantin?..

– Oh! il s'en fait de la bile, votre grand-père Fantin!..

– Oui, avec grand-père Fantin on ne peut pas savoir, puisque tante Félicie dit que ce n'est qu'un saltimbanque; mais vois grand'mère: elle dit que c'est triste de vivre aux crochets des autres. Est-ce que c'est papa qui est ruiné? est-ce que c'est tante Félicie? est-ce que c'est l'oncle Goislard? Est-ce que c'est madame Leduc? Non; madame Leduc, c'est la plus riche de toute la famille.

– Vous croyez ça? La dernière fois qu'elle est venue, et qu'on a mis la maison sens dessus dessous pour elle, elle avait des trous à ses bas!..

– Ah!.. À moins que ce ne soit quelqu'un qui est mort?

– Peut-être.

– C'est mademoiselle Gillot?

– Pourquoi?

– Parce que c'est la plus vieille.

– Il n'y a pas que les vieux qui meurent.

– Non, mais alors il faut qu'on soit tout à fait malade.

– Qu'est-ce que vous appelez être tout à fait malade?

– C'est quand le curé vient.

À ce moment, j'eus pour la première fois peur d'apprendre quelque chose de très désagréable, et je sentis que j'aimais autant ne pas m'en occuper. Je fis observer à Valentine:

– Puisqu'on te l'a défendu, il ne faut pas le dire.

Un chien aboyait, vers la ferme d'Épinay. Valentine m'arrêta par le bras.

– Écoutez! On entend les voitures.

Sa figure était coquelicot. Elle se hissa, un pied contre la verrue d'un orme, et elle regardait sur la route de Beaumont.

Je la tirai par sa jupe:

– Moi, je veux voir!

– Vous le voulez?

– Oui.

– Vous ne direz pas, après, que c'est ma faute?

Elle m'avait déjà soulevé, et je voyais comme elle. Dans l'intervalle du frais feuillage des noyers, au delà d'un champ d'avoine, on distinguait très bien les voitures montant au pas la côte, à la sortie du parc de Courance. La calèche allait la première, menée par Fridolin. Dans le break découvert, on reconnaissait Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde avec la Boscotte, toutes enfouies sous des voiles noirs, et l'oncle Planté qui ne se déplaçait jamais.

– C'est arrivé ce matin à cinq heures et demie, dit Valentine.

Nous étions, elle et moi, aussi rouges que si l'on nous eût pris à manger du miel à l'office; et je ne pouvais rien dire du tout. Pourtant, les voitures passaient à portée de la voix, et d'ordinaire on eût crié: «Bonjour! bonjour! où allez-vous donc?» Je sentais contre mon front quelque chose de trop gros, qui ne parvenait pas à se loger dans ma cervelle d'enfant. Valentine me déposa à terre. Je pris un air très affairé; je marchais en soulevant du bout du pied le plus de cailloux possible, et je donnais de grands coups de baguette contre les buissons.

Valentine fut longtemps aussi sans parler. Enfin, elle me dit:

– Vous avez l'air de bouder.

Je marchais toujours du pas d'un monsieur sérieux, sans me retourner, sans faire plus de chemin qu'il ne fallait. Désormais, j'aurais cru indécent de courir.




II

LES FIGURES


Le jour suivant, on ouvrit la maison neuve, pour recevoir la famille.

Beaucoup ignoraient ces appartements, car on n'en usait que dans les circonstances solennelles, ou quand venait madame Leduc.

Je jouais devant le perron, à l'endroit même où se dissimulait le puits perdu, quand j'entendis secouer intérieurement les persiennes blanches. Le bois craqua comme si la porte se déchirait par le milieu; je vis un trou noir, étroit et haut, qui s'élargit: et Fridolin apparut, les bras en croix, repoussant de droite et de gauche les lames ajourées qui se pliaient en accordéon.

Il me salua, la casquette très bas, et dit: «Bonjour, Monsieur Henri», sur le ton d'un respect inusité, que j'attribuai à mes premiers vêtements de deuil. Je m'élançai pour voir le petit salon:

– Prenez garde! s'écria Fridolin, on glisse comme sur la pelure d'orange.

Il était en chaussettes de tricot bleu, et il relevait tous les doigts de pied en marchant sur le parquet froid. Je fus étonné de ne trouver au petit salon rien d'extraordinaire. Fridolin se baissait et tâtait les plinthes du revers de la main. Il aspira de l'air par sa brèche et prononça:

– Ne me parlez pas de l'humidité! la vermine est moins ravageuse.

Dans le grand salon, il dit, aussitôt l'irruption de la lumière:

– C'est princier.

Le meuble était de velours rouge. La pendule de la cheminée représentait une femme couchée; les candélabres de bronze étaient surmontés de cigognes qui faisaient leur possible pour se débarrasser d'un serpent enroulé à leur patte.

La salle à manger n'offrait de toutes parts qu'un miroir d'acajou; et partout où Fridolin, d'un coup de manche, enlevait la poussière, sur le buffet, sur la table, au dossier des chaises, je me dépêchais d'aller souffler de grands halos de buée, pour le plaisir de les voir se rétrécir et disparaître, comme sur les glaces, en laissant, au milieu, une petite goutte d'eau. Fridolin déclara:

– Ce n'est pas pour faire valoir celui-ci plutôt que celui-là; mais il y a davantage de «richesse» chez votre grand'tante Planté, que dans le château de monsieur le marquis de la Frelandière.

Il ajouta, en faisant tourner son bras droit comme une immense girouette:

– Il n'y a point de mal à dire ce que je vais vous dire… Le malheur qui est arrivé vous rendra maître de tout ça quarante ans plus tôt.

Malgré mon extrême jeunesse, j'étais déjà au courant de ces affaires d'héritage, tant les questions de fortune revenaient souvent dans les conversations de la famille. Combien de fois n'avais-je pas entendu Félicie dire à ma mère: «Quand je n'y serai plus, tu feras ici ce que tu voudras!» À propos de quoi la voix douce de celle qui venait de mourir insinuait régulièrement: «Et ce malheureux Philibert? – Oh! ton frère! ton frère!.. c'est un grand dadais.»

Je demandai à Fridolin:

– Alors, mon oncle Philibert, lui, il n'aura rien?

La lèvre de Fridolin se retroussa sur l'endroit des dents où l'air sifflait; il raidit sa main abaissée horizontalement, et faucha dans l'espace quelque chose comme une plante parasite, qu'il semblait voir, et qui, à ses yeux, dut tomber.

– Celui-là, dit-il, c'est un «dévoyé».

Il y avait sur le compte de Philibert une histoire que je ne démêlai que plus tard et fil à fil, parce qu'on m'envoyait toujours promener quand il s'agissait de lui. Sa vie était un mauvais exemple, et il habitait Paris. Je savais qu'il dessinait, peignait des tableaux, et ne «réussissait pas». Lorsqu'à son sujet quelqu'un risquait: «Et dire qu'il a tant d'esprit!» Félicie vous fermait la bouche d'un: «Ça lui fait un beau gras de jambe!»

Philibert arriva, précisément, le soir de ce même jour, en compagnie de son père, c'est-à-dire mon grand-père Fantin, qu'on appelait Casimir. Ils avaient dû se contenter de la carriole de Pidoux, sous prétexte que la calèche et le break attendaient au train suivant Madame Leduc et ses bagages. Philibert était très maigre et avait beaucoup de chagrin. Le grand-père Fantin descendit du véhicule avec une larme à chaque oeil, mais il en versait pour n'importe quoi. On s'embrassa sous le marronnier de la cour. Personne n'osait parler le premier. On disait seulement: «Ma pauvre Félicie!..» «Mon pauvre Casimir!..» «Ma pauvre tante Adélaïde!..» «Votre pauvre femme a tenu à passer la nuit là-bas…» Grand-père demanda:

– Et le «pauvre» enfant, est-ce qu'il sait?

Je me détournai en rougissant. Les deux nouveaux venus m'embrassèrent.

Casimir n'était pas plus en odeur de sainteté que Philibert. Il avait «mangé» la fortune de sa femme, et Félicie se souvenait d'avoir payé ses dettes. Elle le disait capable d'engloutir la mer et ses poissons; elle le redoutait comme un fléau, et elle avait fait des pieds et des mains, après ses désastres, pour obtenir qu'il fût hébergé chez l'oncle Goislard, à Langeais, loin d'elle.

À la tombée de la nuit, on distingua le bruit des deux voitures, et tout le monde s'agita pour recevoir Madame Leduc.

Elle était la soeur de Casimir, mais personne ne lui donnait de titre de parenté, si ce n'était en sa présence et l'on disait «Madame Leduc», à cause de son grand air. L'oncle Planté était seul à se permettre, à son endroit, une facétie qui manquait rarement de succès: en parlant d'elle il disait «la duchesse». Mais, tout en souriant alors, on regardait du côté des portes qui ont plus d'oreilles que les murs, tant on craignait que Madame Leduc n'eût vent de cette petite liberté.

Fridolin ne la faisait point descendre, comme le commun des mortels, sous le marronnier de la cour; il la menait, au trot depuis la grille, par un détour élégant, sur l'esplanade sablée, devant la maison neuve; et il n'arrêtait la calèche que juste au pied du perron. Là, on se trouvait réunis à l'avance, et le coeur battant un peu, ainsi que pour la réception d'un prince.

– Mon Dieu! soupira Félicie, pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé en route!.. Ordinairement nous allons au-devant d'elle, mais aujourd'hui, en vérité, on ne sait où donner de la tête…

Madame Leduc montra le nez hors de la portière, et dit:

– Est-ce que je couche à l'auberge?

Un souffle glacé passa sur les épaules. Madame Leduc devait avoir été froissée.

– À l'auberge! s'écria Félicie, que voulez-vous dire?

– Mais, reprit madame Leduc, votre dépêche est un peu laconique:

«Trouverez voiture gare», un point, c'est tout. Vous concevez…

Heureusement, grand-père, qui était très démonstratif, l'avait déjà embrassée en poussant de petits gloussements de tendresse. Elle passa ainsi de l'un à l'autre: «Mon pauvre Casimir!.. Ma pauvre Félicie, etc.». Et l'acrimonie du premier moment se trouva noyée dans les larmes.

Grâce à la présence de madame Leduc, on dîna dans la salle à manger d'acajou et l'on passa la soirée dans le salon de velours rouge. L'oncle Planté était de mauvaise humeur parce qu'à cause de la «duchesse» on employait Valentine à la cuisine, et parce qu'il n'osait ni jurer ni bourrer sa pipe. Chacun se surveillait de peur de laisser échapper une expression qui pût être mal interprétée, non Casimir, toutefois, qui allait toujours de l'avant. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde bâillaient à qui mieux mieux; Philibert crayonnait; Félicie allait et venait, en invoquant, à chaque entrée ou sortie, le prétexte d'ordres à donner. Madame Leduc parlait des calamités publiques et de son fils qui était «dans la magistrature». Au grossissement qu'elle donnait à ces mots, je compris que les Prussiens avaient mis fin à la guerre pour permettre à ce fils de recouvrer «ses fonctions de substitut». Le «Sacré Coeur de Jésus», les «zouaves pontificaux», les «communards», et le «comte de Chambord», étaient les termes qu'elle employait le plus souvent. Et toutes les fois qu'on risquait une allusion à la cérémonie du lendemain ou au malheur qui nous réunissait là, on me regardait comme si ce malheur eût été sur moi.

Valentine me fit raconter, en me couchant, ce qui s'était passé au grand salon:

– D'abord, ce n'est pas la peine de faire ma prière, parce que madame Leduc l'a récitée, tout haut, pour tout le monde, et en latin, tu sais, comme ça: «Bo, bo, bo, bo, bo… bo, bo, bo, bo, bo…», et puis, à un moment, c'est le grand-père Fantin qui lui répondait comme ça: «Bou, bou, bou, bou, bou… bou, bou, bou, bou, bou…»

– Et votre tante Félicie, qu'est-ce qu'elle a dit de ça?

– Tante Félicie, elle n'a rien dit, parce qu'elle a peur de madame Leduc; mais l'oncle Planté est sorti en bougonnant: «Sacrés faiseurs de simagrées!»

Valentine était au lit qu'elle répétait encore, en contrefaisant la voix de madame Leduc et de son frère: «Bo, bo, bo, bo, bo… bou, bou, bou, bou, bou…»

Elle ne m'éveilla, le lendemain, que très tard. Et quand je descendis, il n'y avait plus personne à la maison, que la cuisinière Clarisse et madame François, la gouvernante du curé de la Ville-aux-Dames, qu'on employait dans tout le pays, pour les grands repas.

Valentine me dit confidentiellement:

– On ne vous a pas emmené, parce que vous êtes trop impressionnable.

Madame François racontait des histoires à perte d'haleine en tournant ses sauces, et elle était très comique de sa personne, ayant une petite voix flûtée, un bout de nez pointu et luisant, et des lunettes bleues larges comme des pièces de cinq francs; en outre, on savait qu'elle portait une perruque et une crinoline. Monsieur le curé Fombonne, son maître actuel, était mêlé à toutes ses aventures, ainsi que plusieurs de ses confrères. Du même ton qu'elle m'eût confié: «Il y aura de la crème», elle m'annonça que Monsieur le curé serait du déjeuner.

La grille était restée ouverte après le départ des voitures, et des chiens étrangers erraient dans le jardin, la queue basse, le museau reniflant le sol. Je fis observer ce désordre à Valentine:

– Si tante Félicie voyait ça!..

Elle me répondit:

– Ce n'est pas aujourd'hui un jour comme un autre.

On arriva par paquets noirs vers midi. La calèche était pleine. Le break était plein. Je reconnus mon père dans son tilbury avec Casimir. Après, venait le cabriolet de Monsieur Laballue, le bon ami de Félicie, qui avait pris à côté de lui Monsieur le curé de la Ville-aux-Dames. Et on attendit encore Philibert, vingt minutes, avant de se mettre à table, car il n'avait pu trouver de place dans tout cela. Il revint seul et à pied.

Mon père pleura beaucoup lorsqu'il m'embrassa. Félicie, témoin de sa douleur, lui dit en me montrant du doigt:

– Maintenant, c'est pour cet enfant-là que nous devons défendre notre bien.

Il comprit, à travers ses larmes, le sens avantageux de ces paroles, et saisit la main de la tante.

Le temps était magnifique, et même un peu chaud. On avait fermé les persiennes de la salle à manger pour éviter le soleil qui, par une longue fente, réduisait ses rayons en une sorte de cloison lumineuse, où une poussière dorée dansait la sarabande.

Les mouches salissaient les desserts, et il venait parfois une abeille se poser lourdement au bord des compotiers.

Madame Leduc, ainsi qu'il fallait s'y attendre, avait pris le haut de la conversation. Elle abondait en idées nobles et généreuses, et on la savait capable de les mettre en pratique. Elle prêchait la dignité de l'institution familiale, la solidarité nécessaire de ses membres; et elle traversait la France de part en part pour assister au baptême, au mariage, aux obsèques d'un arrière-cousin. Pour un anniversaire, pour une rougeole, pour l'espoir d'une grossesse, elle vous écrivait des lettres à la manière d'une Sévigné. Elle prodiguait les conseils, elle ouvrait sa bourse; à tout le moins, on était assuré qu'elle priait pour vous. On trouvait sa vie édifiante. «Non! prétendait monsieur Laballue, en allumant ses petits yeux gris, car elle fait douter de la justice de Dieu… – Comment cela? – Parce qu'en récompense il aurait dû lui donner pour deux liards de bonne grâce!» C'était cela, en effet, qui lui manquait. Si flatté que l'on fût d'approuver ses théories, le coeur ne s'y prenait point.

Au fond, elle n'amusait personne, mais chacun sentait que c'était ce qui convenait aujourd'hui.

Cependant, lorsque, après avoir parlé de notre «perte cruelle», avec une éloquence trop aisée, elle nous invita à remercier la Providence pour «avoir distingué notre famille par une épreuve particulière», on fut gêné.

Monsieur le curé Fombonne sauva la situation:

– Remercions la Providence, dit-il, de nous accorder notre pain quotidien… et d'inspirer à la cuisinière de madame Planté des matelotes aussi réussies.

– Mais ce n'est pas ma cuisinière qui mérite des éloges, dit Félicie, Monsieur le curé, c'est la vôtre!

– Jamais de la vie! Je n'ai pas mangé, depuis quinze ans, de matelote pareille, au presbytère.

– Nous en aurons le coeur net; Valentine, appelez donc madame François.

On vit entrer, tout étourdie par la pénombre, la célèbre cuisinière du curé de la Ville-aux-Dames. Elle relevait son tablier d'un bras serré jusqu'au poignet par une fausse manche de lustrine, et étalait une main avec modestie contre la bavette blanche épinglée méticuleusement sur son sein. Son petit nez fureteur, au-dessous des conserves bleues, allait de droite et de gauche, et elle ressemblait assez à la tête d'une belette ou d'un rat sortis de l'ombre et surpris de voir de la compagnie.

– Eh bien! madame François, voilà monsieur le curé qui ne veut pas croire que c'est vous qui avez fait la matelote?..

Sa voix menue sembla venir d'un petit trou de flûte:

– Eh! mon Dieu! madame Planté, comme disait défunt monsieur le curé de Chaumussay, ne faut-il point toujours confesser la vérité? C'est bien moi qui ai fait la matelote.

– Saperlipopette! s'écria le curé Fombonne, comment se fait-il que vous ne m'en ayez jamais mis une au point comme celle-là?

Madame François agita sa figure futée; elle semblait sourire par le bout du nez, car on ne lui voyait pas les yeux sous ses disques d'azur, et sa bouche était close respectueusement. Elle avait l'air de ne point vouloir parler, et cependant elle parla:

– Monsieur le curé, dit-elle, en comprendra facilement la raison…

C'est que le vin de madame Planté est bien meilleur que le sien.

Elle jouit de son succès et se retira, tandis que Félicie disait à l'oreille du curé:

– Je vous en enverrai quelques bouteilles.

Le bon curé prêtait volontiers sa servante, en se laissant inviter dans les maisons où elle était rémunérée à souhait, et l'un et l'autre y trouvaient avantage.

Grand-père Fantin, qui était plus gourmand que le curé Fombonne, profita de la circonstance pour raconter l'histoire d'une certaine dinde à la chipolata, qu'il avait mangée pendant l'Exposition universelle de 1867. Elle avait pour but d'amener ceci: «Lord Bolingbroke, en me gratifiant d'un vigoureux shake hand, me dit: «Fantin, vous croyez connaître la chipolata? La première fois que vous viendrez à Londres, faites-moi donc l'amitié… etc.»

Quand grand-père Fantin entamait cette histoire, chacun s'évertuait à la couper net et le plus tôt possible, d'abord parce qu'on la savait comme son pater, ensuite parce qu'il était pénible de le voir étaler les fastueuses relations qu'il s'enorgueillissait d'avoir eues dans le temps même où il faisait les affaires les plus déplorables. Après lord Bolingbroke, venait immanquablement Napoléon III. Sa Majesté s'était fort intéressée à un projet de charrue à vapeur, et en serrant la main de l'ingénieux inventeur, aussi violemment que le noble anglais, elle lui avait affirmé d'une voix émue: «Fantin, Nous avons l'oeil sur vous.»

Il parlait de ces choses avec une inconscience absolue, tandis qu'autour de lui les mémoires retraçaient la terrible aventure: la faillite à la fermeture de l'Exposition, la ruine, la prison pour dettes; ma grand'mère, ici présente, mendiant un emploi à Paris; la jeune fille, la morte d'hier, un mariage manqué, accourant, toute seule, implorer la charité des parents de province!.. Lord Bolingbroke, Sa Majesté, la dinde à la chipolata: la nature heureuse de Casimir n'avait retenu que ces mots sonores et ces mirages.

Les jours où l'on négligeait les cérémonies, Félicie l'interrompait en disant: «Casimir, passons à la période contemporaine.»

Car on divisait la vie de grand-père Fantin en quatre périodes, comme un règne. Chacune débutait comme un âge d'or, et se terminait par une catastrophe. La première était la période africaine: il y était question de chênes-lièges, d'Arabes en révolte, de campements sous la tente et de cris de chacals; une série d'éblouissements suivis d'un brusque retour, de la vente du mobilier, des livres et de la dernière chemise. La seconde période était celle de Londres en 1855. On y entendait tinter des «Palais de Cristal», des «jeune reine pleine de fraîcheur…» et des «prince consort», etc. La troisième était baptisée période de la chipolata. Enfin la quatrième, qui durait encore, était celle du vieil oncle Goislard, ou «l'oncle à la mode de Bretagne», dont Casimir convoitait l'héritage, et, en attendant, usait les redingotes «malheureusement un peu étroites». Et comme on ne connaissait guère l'oncle Goislard que par les narrations de grand-père Fantin, c'était encore des féeries que ce nom évoquait. Chez l'oncle Goislard, les dîners étaient de trente couverts, les dames nombreuses, jeunes, belles et toujours «en peau», à moins que ce ne fût «outrageusement décolletées»; elles portaient des noms magnifiques et demeuraient dans des châteaux.

Trois ou quatre personnes, pour passer à un sujet anodin, s'écrièrent ensemble:

– Et avec tout cela qu'est-ce que devient donc mademoiselle Gillot?

– Demandez-le à M. le curé de la Ville-aux-Dames, dit Félicie; il la voit plus souvent que nous, car elle se fait de plus en plus sauvage et ne vient même plus à la maison… à moins qu'il ne fasse de l'orage, du grand vent…

– Ou qu'il n'y ait une éclipse?

– Oui, elle vient aussi quand elle a lu dans ses almanachs l'annonce d'une éclipse de lune ou de soleil. Sa terreur est de mourir au milieu d'un cataclysme. Elle se monte la tête dans la solitude. J'ai essayé d'introduire chez elle une petite bonne. Ah! bien, oui! Pas un être humain n'a pénétré depuis trois ans dans la pièce qu'elle occupe chez Pidoux!

– Le dimanche, dit le curé Fombonne, mademoiselle Gillot, qui est aimée des animaux comme un saint François d'Assise, est suivie jusqu'à la Ville-aux-Dames par une douzaine de perdreaux apprivoisés. Ils se tiennent sous ses jupons pendant la grand'messe, et leur conduite est exemplaire. Ce sont mes plus fidèles paroissiens.

– Mais aussi, monsieur le curé, faut-il avouer que votre servante les gâte!

– Madame François se contente de déposer sous la chaise de mademoiselle Gillot quelques oeufs de fourmis, qu'apprécient les petites bêtes… Il est vrai que votre respectable tante ne s'est jamais doutée du subterfuge. À voir ses perdreaux si sages, elle les croit bons chrétiens.

Madame Leduc pinçait les lèvres, parce qu'elle était très choquée des innocentes plaisanteries du curé. Elle ne concevait pas non plus qu'une personne de la famille vécût à la façon de la vieille mademoiselle Gillot. Mais mademoiselle Gillot, presque centenaire, gardait les habitudes de simplicité reçues dans sa jeunesse, et ce qu'elle nommait «le luxe» de Courance l'incommodait. Elle portait un bonnet blanc, comme les ancêtres, et quand elle venait, il fallait la croix et la bannière pour l'attirer plus loin que la cuisine.

Ce fut, pour chacun, une occasion de proclamer ses principes sur la famille. Enfin, on quitta la table, d'accord sur ce point que, si la France était appelée à se relever de ses désastres, elle le devrait à l'union, sanctifiée par l'amour et le désintéressement, de tous les citoyens autour du foyer.

Mon père offrit son bras à Félicie et, aussitôt à part, lui souffla:

– Il y avait un testament…

Philibert m'entraînait; il fut rejoint, au petit salon, par son père, dont le teint flambait:

– Un mot, mon garçon.

Grand-père Fantin lui prit la main, la lui serra, la lui tapota de caresses maternelles.

– Qu'est-ce qu'il y a? demanda Philibert.

– Je te le donne en cent!

– Finis, je t'en prie.

La voix de Casimir s'émietta tout à coup en trémolo, comme s'il eût tiré un registre à l'harmonium:

– Ta pauvre soeur, mon ami… ta pauvre soeur!..

– Eh bien?

– Elle nous a laissé, à chacun…

– Ah! elle nous a laissé quelque chose?

– Vingt mille francs!

Ses lèvres se retroussèrent aux deux coins, en toit de pagode.

Je sentis trembler la grande main de Philibert, qui tenait la mienne. Il me lâcha, porta son mouchoir à ses yeux, et s'en alla dans le corridor.

Grand-père Fantin haussa les épaules. Les vingt mille francs lui causaient, à lui, un tout autre effet. Il allait, dandinant et hanchant de droite et de gauche; il encensait tout venant des basques trop longues de l'étroite redingote. La nouvelle se répandait. Monsieur Laballue lui dit:

– Ça va mettre du beurre dans vos épinards.

Madame Leduc lui demanda:

– Qu'est-ce que tu vas faire de ça?

Puis elle s'acharna après lui. Elle lui tortillait un bouton de gilet; elle époussetait ses revers à coup de mignonnes chiquenaudes; elle finit par l'entraîner dehors.

Monsieur le curé Fombonne, étalé sur un siège, fumait comme un propriétaire. Je m'empressai d'aller le dire à Félicie, au grand salon.

Elle avait d'autres chats à fouetter.

Elle était tellement en colère qu'elle baissa à peine le ton quand j'entrai:

– Vingt mille francs à ton mari! Mais, malheureuse, tu ne comprends donc pas que c'est de l'argent jeté à la rivière! À la rivière! qu'est-ce que je dis? Mais il n'a jamais eu liard en poche sans le risquer dans une aventure! Veux-tu que je t'apprenne ce que ça nous coûtera, les vingt mille francs de Casimir? Ça nous en coûtera cent mille!..

– Il m'a juré de les placer, disait grand'mère.

– Et tu crois ça, toi? Tu le crois encore, après trente-cinq ans qu'il te nourrit de balivernes!

– Je t'assure qu'il a toujours été sincère. Ce n'est pas sa faute s'il n'a pas eu de chance…

– C'est comme cela que vous raisonnez, vous autres: «Il n'a pas eu de chance!» Et il en aura peut-être davantage demain, n'est-ce pas? La chance, c'est d'avoir quelque chose dans la caboche; et quand on n'a pas encore senti sa cervelle à l'âge qu'il a, il est permis de supposer que ce qu'on porte entre les deux épaules, c'est un grelot!.. Ah! il va toucher vingt mille francs! eh bien, écoute-moi, Célina: avant six mois, je parie ma tête que tu seras là, à te traîner à mes pieds pour me prier de boucher les nouveaux trous que ton benêt de mari aura creusés…

Elle marchait à grands pas dans la pièce demi-obscure, elle faisait rouler les chaises et les fauteuils sur le parquet, pour les aligner; puis elle en bouleversait l'ordonnance, et en imaginait une nouvelle. Cela produisait un bruit sourd, presque continu, pareil à des orages lointains. Grand'mère n'osait souffler. Félicie se répondit à elle-même:

– La famille!.. la famille!.. ils s'imaginent avoir tout dit, dès qu'ils ont eu de ce mot-là plein la bouche. Mais, quand la fortune a sombré, qu'est-ce qu'elle devient, la famille? Je vous le demande un peu! C'est très joli, ma parole, d'être tous réunis autour d'une même table et de s'y frotter les coudes les uns contre les autres; mais à la condition qu'il y ait quelqu'un qui paie le dîner!

Et elle alla vers la fenêtre; elle l'ouvrit. Il vint, au travers des volets, une bouffée d'air chaud qui sentait la verveine.

– C'est comme Philibert! poursuivit-elle; il ne sait seulement pas ce que c'est que l'argent, il ne va faire de cela qu'une bouchée!

– Pauvre garçon! avec toutes ses charges!..

On me regarda. Comme toutes les fois qu'il s'agissait de Philibert, on n'insista pas.

J'étais venu m'asseoir sur le rebord de la fenêtre. On entendait, avec le grand bourdonnement de tout ce qui vole dans le soleil, le murmure des voix de Casimir et de sa soeur assis non loin de là, sous les noisetiers. Je poussai la persienne pour les voir, et une phrase de grand'père Fantin nous arriva toute chaude:

– Notre coeur nous interdit de te laisser dans le pétrin…

Félicie bondit, et elle s'approcha de la fenêtre.

Madame Leduc, à grands gestes de la main, abattait la voix de Casimir, et l'on ne distingua plus rien que des mots de loin en loin: «Ce n'est pas que nous soyons gênés… malheureuse guerre… pèlerinage votif à Sainte-Anne d'Auray… pension… ma petite-fille au Sacré-Coeur…» Mais grand'père semblait faire exprès de prononcer très haut: «Mon argent… te tirer d'embarras… moi aussi, j'ai connu la misère… que diable! patientons jusqu'à la mort de l'oncle Goislard… mon argent… quant à ta détresse… mon argent…» Et on voyait le bras de Madame Leduc agité comme si elle chassait de la fumée: «Mais tais-toi donc! mais tais-toi donc!»

Félicie tomba dans un fauteuil.

– Ah bien! dit-elle, il ne manquait plus que cela!

– Qu'est-ce qu'il y a?

– Il y a que Madame Leduc demande de l'argent à ton mari!

– Ce n'est pas possible!

– Là, là, sous les noisetiers; j'ai entendu, de mes oreilles entendu… Avec le train qu'elle mène, elle devait en arriver là. La malheureuse est au bout de son rouleau.

– Demander de l'argent à Casimir! répétait grand'mère, pour la première fois qu'il en a!

Je fus très heureux de trouver à placer mon mot:

– Tante, Valentine m'a dit que quand Madame Leduc est venue à Courance, l'année dernière, elle avait des trous à ses bas.

On me mit à la porte.




III

LE «DÉVOYÉ»


Lorsqu'on me disait de m'en aller, je me réfugiais dans le corridor. Il était très long et desservait toutes les pièces du rez-de-chaussée: la vieille maison, la maison neuve, et jusqu'au pavillon de l'oncle Planté, qu'en raison de son éloignement on appelait «le bout du monde». Ce corridor était dallé de briques; il y faisait frais; le moindre pas y résonnait; on y respirait une odeur de pomme et de miel, qui venait des placards; on y entendait les pigeons de la métairie roucouler ou s'envoler à grand bruit d'ailes, et il y avait aussi là-bas, là-bas, tout au fond, près de la porte du pavillon, l'horloge du bout du monde, dont le tic tac assourdissant était renommé à Courance.

Valentine sortait du pavillon. Elle m'embrassa en me demandant:

– Est-ce que je sens la pipe?

– Oui.

– Alors, vous êtes un petit menteur, parce que ce n'est pas vrai.

Je restai dans le corridor, à dessiner des bonshommes le long du mur, pendant qu'on ne me voyait pas.

Mais je cachai mon crayon, lorsque j'aperçus Philibert et sa mère.

Il disait, en tenant la main à plat, devant lui, comme lorsqu'on parle de la taille d'un enfant.

– La voilà haute comme cela, aujourd'hui.

– Déjà! dit grand'mère. Alors ça ne l'empêche pas de grandir?

Et il fut question d'un «corset orthopédique», qui coûterait au moins trois cents francs. Philibert ajouta:

– Enfin! maintenant, nous allons pouvoir le lui payer!..

Ils me virent et ne dirent plus rien.

Philibert me prit dans ses bras et m'enleva très haut. Il était grand; il avait un nez qui n'en finissait pas, et quelques poils blancs par-ci par-là, dans les cheveux et dans la barbe.

– Si nous allions faire une petite promenade avec cet enfant-là?

– Tâche, au moins, qu'il n'attrape pas chaud!

Nous descendîmes par l'allée des ormes qui formait une longue cathédrale de feuillage jusqu'à la grille. Après, on montait doucement par des chemins bordés de noyers; on atteignait, sur la gauche, une route que la nature du terrain teintait de rose, comme si on y eût pilé du corail.

Philibert me disait:

– Quand tu seras grand, qu'est-ce que tu veux faire? Être notaire comme ton papa?

– Tante Félicie veut que je reste ici, mais moi, je sais bien ce que je voudrais.

– Qu'est-ce que tu voudrais?

– Aller beaucoup en chemin de fer.

– Ah! ça t'amuse donc?

– Je ne sais pas, parce que je n'y suis jamais allé.

Quand nous fûmes arrivés aux sapins d'Épinay, il me dit de m'asseoir, et il tira de sa poche un album. Le remblai du fossé, à la lisière du bois, formait une petite chaîne de montagnes tapissée de mousse sèche et d'aiguilles polies, et c'était un jeu agréable de se laisser descendre rapidement jusqu'en bas.

– Mon petit, dit Philibert, tu vas éreinter ton fond de culotte…

– Qu'est-ce que ça fait? Regarde donc le tien: il est tout blanc.

Les enfants sont de petites bêtes cruelles, car je savais le mal que ma repartie devait causer à Philibert. Il était venu avec un unique pantalon noir, un peu fripé, et, quand il relevait le pan de sa redingote pour s'asseoir, on voyait que le drap était mince et luisant. Il ne m'en voulut pas; il soupira par son grand nez en feuilletant l'album, et j'allai m'installer près de lui.

Il y avait, à la première page, une dame que l'on apercevait de profil et qui pinçait légèrement sa robe, d'une main garnie de menus paquets.

– C'est, dit Philibert, une dame qui attend l'omnibus.

Puis vint l'omnibus, plein de personnages drôles. Après, vint une petite fille qui sautait à la corde.

– Qui est-ce? qui est-ce, dis?

Il passa aux feuilles suivantes, sans répondre. Mais je retrouvai plusieurs fois la tête de la même petite fille, couchée.

– C'est toujours celle que tu ne veux pas dire qui c'est? pas? On la reconnaît bien. Mais pourquoi est-elle couchée? Est-ce qu'elle est morte?

Il ferma brusquement l'album et dit:

– Allons, fiche-moi la paix! Occupe-toi de quelque chose.

Je m'assis à nouveau sur la crête de la montagne glissante, et, cette fois, sans l'avoir voulu, je me sentis dégringoler sur les aiguilles de pin, jusqu'au bas du fossé.

Et je me mis à rire, stupidement, à l'idée que Philibert allait croire que je l'avais fait exprès pour lui désobéir. En effet, il me regarda et dit, en haussant les épaules:

– Gamin!

De l'endroit où nous étions, on apercevait, dans un fond, côte à côte, les toits d'ardoises de Courance et les deux pignons de la vieille maison, couverts en tuile moussue. Le marronnier de la cour, énorme et rond comme un ballon qui va partir, cachait les communs et la métairie de Pidoux. On eût dit que le jardin était planté d'arbres aussi épais qu'une forêt, et je cherchais en vain à y retrouver les endroits où l'on me criait si souvent: «Veux-tu bien aller à l'ombre, tu vas attraper un coup de soleil!»

On pouvait suivre la Courance à ses gros buissons fréquentés des couleuvres, et à ses troncs d'ormes pelés, jusque vers l'horizon, où elle allait doucement se coucher dans le lit de la petite rivière d'Esve, entre les peupliers. Les bois étaient sur les hauteurs, et le reste de la vallée divisé en petits champs inégaux de seigles grêles, de blés sensibles au vent, ou de trèfle incarnat qui ressemble à un étalage de rubis sur une grande pièce de velours.

Nous n'étions pas loin d'Épinay: les poules en liberté venaient jusqu'auprès de nous picorer, gratter la terre, et elles semblaient converser entre elles avec des intonations de bonnes femmes irritables.

– On dirait grand'mère, en démêlant ses laines.

Philibert était étendu tout de son long, le nez en l'air. Il m'indiqua du doigt la cime des sapins:

– Et là-haut la jolie musique?..

Le vent s'élevait et faisait bruire au-dessus de nos têtes le feuillage des arbres centenaires. Cela ressemblait aux sons d'orgues lointaines. Je connaissais cela. Ma mère, une fois, m'avait dit, ici même: «Écoute! ce sont les églises du ciel qu'on entend…» Je m'en souvins et je fus sur le point de le répéter. Mais je n'osai pas parler de la disparue.

Nous fûmes distraits par une chanson d'une autre espèce. Le fermier d'Épinay, Pénilleau, arrivait de Beaumont, en titubant sur la route de corail. Et nous l'entendions de loin hurler la Marseillaise.

– Je dirai à tante Félicie qu'il a chanté ça.

– Tu vois bien qu'il ne sait pas ce qu'il fait, dit Philibert: il est plein comme un tonneau. Ce n'est pourtant pas fête aujourd'hui.

– C'est qu'il a été ce matin à la cérémonie, comme tous les fermiers.

– Ah!

Nous regardâmes l'ivrogne qui nous salua très poliment en passant devant nous. Mais il fut longtemps à essayer en vain de retrouver sa tête pour y replacer son chapeau. Et Philibert et moi, nous ne pûmes nous empêcher de rire.

Pénilleau n'avait cependant pas perdu tous les sens, car il désigna du bras le sentier, au bord de la Courance, et fit:

– De la tenue, Pénilleau! v'là la bourgeoise!

On voyait, entre des troncs d'ormes, passer le chapeau de Félicie.

C'était un chapeau cabriolet, en belle paille dorée par le temps, et que ses dimensions inusitées avaient rendu célèbre dans le pays. On le distinguait de fort loin: les fermières se préparaient à la visite de la propriétaire; les braconniers fuyaient; et les vieilles femmes qui possèdent des chèvres, sans un lopin de pâturage, se hâtaient de rassembler sur la route communale leur troupeau épars dans les taillis. Félicie faisait sa tournée chaque jour, par la pluie, le soleil ou le vent. Il ne naissait pas un agneau sur ses terres qu'elle n'en eût connaissance avant d'aller au lit.

Devant le chapeau, marchait grand-père Fantin; M. Laballue venait par derrière. Tout le monde savait que, lorsque madame Planté prenait le sentier de la Courance, c'était pour gagner, sur la gauche, la ferme de la Chaume, et terminer sa promenade par le Dolmen. Nous descendîmes la rejoindre. Elle me plongea un doigt dans le dos:

– Allons, marche avec nous, posément.

Elle cognait sur les buissons avec une canne à pomme fourchue et ornée d'une espèce d'ongle d'or. M. Laballue lui en avait fait cadeau, aussi l'appelait-on «la canne de Sucre-d'Orge»; et Félicie ne l'oubliait jamais en sortant.

Casimir parlait des blés, des sarrasins, des colzas, de la «culture intensive», des «guanos du Pérou». Il ne possédait aucune notion sérieuse d'agriculture. Félicie haussait les épaules, et M. Laballue, qui était lauréat des concours régionaux, glissait de temps à autre vers son amie un regard d'intelligence: «Ne vous fâchez pas; votre beau-frère dit des bêtises, mais cela nous distrait un peu…» Abusé par leur silence, l'ancien ami de lord Bolingbroke s'élançait, prenait un ton de professeur, croyait leur enseigner quelque chose. Il alla jusqu'à proposer, en se retournant tout à coup:

– Voulez-vous que je voie vos fermiers? je leur indiquerai…

Mais Félicie l'arrêta court:

– Ah! mais non, par exemple! Faites-moi donc le plaisir de vous occuper de ce qui vous regarde!..

Sans M. Laballue qui répandait la douceur, elle se fût mise en colère. Elle était bonne, mais vive, et toujours prête à partir, surtout quand il s'agissait de son bien.

C'était l'heure charmante des débuts de l'été, où l'on sent que le soir va succéder au jour. L'air agitait le feuillage odorant des noyers, et les oiseaux commençaient à regagner les arbres. Nous montions le mauvais chemin de la Chaume; on donnait son attention à ne point se tourner le pied dans les ornières; la campagne semblait déserte comme le dimanche, parce qu'on ne touche pas à la terre les jours de deuil; et nos cinq ombres noires étaient assez chagrines. Pourtant, je me souviens que quelque chose de léger et d'heureux frétillait ou dansait dans le profil d'une maigre avoine où dominaient les bleuets et les coquelicots.

Félicie heurta la porte à claire-voie de la ferme, et souleva en vain le loquet intérieur. Un chien s'éveilla, fit fuir les poules, et accourut, furieux et aboyant. Il s'empêtra dans la paille humide de la cour, et arriva, le dos en brosse et tous crocs dehors.

– Tes maîtres ne sont donc pas encore rentrés, mon bon Parisien? dit Félicie.

Parisien rabattit la crête de son échine en reconnaissant «la bourgeoise»; il allongea ses pattes de devant, le train de derrière en l'air, et balançant en manière de parade le panache de sa queue couleur de feu; puis il bâilla familièrement. Un chat sortit par un trou noir, au bas d'une porte, prit le vent, monta à l'échelle; et, avec l'aisance d'une plume qui vole, fut presque aussitôt au haut du toit.

– Allons-nous-en! dit Félicie mécontente; quand ces gens-là vont à la ville, la journée en est!

Elle exprima ses doléances sur les mille tracas des propriétaires, et nous mena au Dolmen.

L'herbe, les ronces, les chardons envahissaient en liberté la grande pierre et un très vieux noyer, à demi mort, entrelaçait au-dessus, en guise de dais, les jolies courbes de ses branches. On s'asseyait ou s'adossait comme on pouvait contre la table inclinée. J'étais excessivement fier de connaître par coeur certaines cavités qui me permettaient de l'escalader et d'aller me planter au plus haut.

– Ne va pas me dégringoler sur la tête, au moins!

Et je regardais le chapeau, au-dessous de moi, sur lequel il ne fallait pas tomber. Il ressemblait, de là, à la toiture d'osier de ces fauteuils de jardin où s'abritent les personnes délicates. Il oscillait, tantôt à droite et tantôt à gauche, et, par ce léger mouvement de la tête, Félicie parcourait du regard presque toute l'étendue des quatre cents hectares de Courance. Elle encadrait chaque ferme, une à une, entre les bords de la capote de paille; elle inclinait la capote, et ce qu'elle voyait était à elle; elle l'inclinait encore, et c'était toujours sa terre, et cela s'appelait toujours Courance, sauf au couchant où s'avançait ce qu'on nommait «la Semelle de Gruteau».

Il était rare que quelqu'un ne dit pas à côté d'elle:

– Ah! nom d'un petit bonhomme! quel beau domaine vous avez là, madame Planté!

Elle répondait avec modestie:

– Ce qui lui donne de la valeur, c'est qu'il est d'un seul tenant.

Sa vie s'était employée à arrondir l'héritage familial. Elle pointait du bout de sa canne les enclaves achetées une à une; les trous bouchés par elle et les zones conquises sur les voisins. Elle savait la contenance et la nature de chaque petit rectangle découpé si net par la diversité des cultures, et le nom qu'il portait sur le cadastre, et son rendement.

Philibert, qui ne parlait pas beaucoup, hasarda une opinion d'artiste. Il montrait la maison de Courance et les six fermes étalées en demi-cercle:

– Voulez-vous savoir ce que c'est que votre bibelot, ma tante? c'est un éventail. Voilà les six lames ouvertes avec les fermes à leurs extrémités, comme vignettes; la route de Beaumont, toute rose, c'est le ruban qui les relie par en haut, tandis que votre main tient le tout en fixant fermement la cheville…

– Oh! toi! ce ne sont pas les idées qui te manquent!

Philibert alla un peu plus loin pour dessiner notre groupe.

Félicie releva sa canne vers la rivière d'Esve qui glissait comme une couleuvre entre les peupliers:

– Voilà le défaut de la cuirasse! dit-elle; c'est ce satané moulin de Gruteau: des prairies de première qualité et le dos du petit coteau, un peu sec, par exemple, mais où l'on planterait des vignes. Et ça forme un pied qui s'avance sur moi jusqu'au talon; c'est facile à voir sur le plan.

– Pourquoi ne l'achetez-vous pas? dit Casimir.

– Vous en parlez bien à votre aise! je n'ai plus un sou vaillant, hormis ma propriété.

Grand-père Fantin entama un parallèle entre la propriété française et l'anglaise, et il vanta les perfectionnements du crédit dont il avait été témoin outre-Manche.

– Vous voulez Gruteau, dit-il: pourquoi n'empruntez-vous pas?

– Une hypothèque sur ma propriété? Jamais! jamais! entendez-vous, jamais!.. Et puis, que vos Anglais fassent donc chez eux ce qu'il leur plaît. «Chacun chez soi», voilà ma devise.

– La leur est: «Partout chez moi», et ils la mettent en pratique. Monsieur le curé de la Ville-aux-Dames ne nous rapportait-il pas, il y a une heure, que des insulaires ont acheté le château de La Roche, au bord de la Creuse? Si je ne me trompe, c'est sur votre paroisse… Comment s'appellent-ils donc?..

– Les Pope, dit Félicie. Ce sont des Américains; des parpaillots. S'il n'y a que moi pour aller leur faire la révérence!..

– Ils sont charmants, fit M. Laballue. Il y a parmi eux trois ou quatre jeunes femmes fort jolies, dont une créole.

Du haut de mon perchoir, je m'écriai:

– Qu'est-ce que c'est que ça, tante, des créoles?

– Des femmes qui passent leur vie dans des hamacs, qui fument, qui sont malpropres et qui ne savent pas tenir leur ménage.

– Ma bonne amie! ma bonne amie! s'écria M. Laballue, je vous assure que vous exagérez!

– Ta, ta, ta!.. je sais ce que je dis. Dans tous les cas, ce ne sont pas des gens à fréquenter. Ah bien! nous en prendrions, des moeurs!

– Sur le paquebot qui nous ramena d'Algérie, en 1832, dit Casimir, se trouvait une superbe créature née à l'île Bourbon…

– Descends, mon petit, fit Félicie, allons, va jouer un peu plus loin!

Je m'en allai retrouver Philibert, parce que, toutes les fois que grand-père Fantin commençait à parler d'une dame, il disait des choses inconvenantes. On voyait très bien cela d'avance à ses yeux. Quelquefois, je m'éloignais avant qu'on m'en eût donné l'ordre. Je n'avais pas tourné le dos, que M. Laballue faisait: «Oh! oh! oh!..» à cause de l'histoire, et j'entendis Félicie qui disait:

– Casimir, vous devriez avoir honte, un jour comme celui-ci!

Peu après, je rapportai en triomphe le dessin de Philibert. Félicie regarda et soupira:

– Le pauvre garçon sera toujours bon à amuser les enfants!

M. Laballue prit la défense de Philibert:

– Je vous affirme que c'est très original… Si, si, ma chère amie; il y a là quelque chose…

L'album en mains, je revins avec la ténacité méchante des enfants sur le sujet qui m'avait préoccupé:

– Tante, as-tu vu la petite fille qui saute à la corde? Tu sais, c'est la même qui est couchée plus loin. Oncle Philibert ne veut pas dire qui c'est… Tiens, la voilà! Est-ce que tu sais qui c'est, toi?

Quand elle l'eut vue, elle referma l'album et elle cria:

– Philibert, fais-moi donc le plaisir de reprendre tes élucubrations… et puis, si j'ai un conseil à te donner, c'est de ne pas laisser traîner les paperasses!

Nous demeurâmes encore là quelque temps, car Félicie n'abandonnait cet endroit qu'à regret. Avec les premières ombres du soir, on vit courir les carrioles des fermes sur la route de Beaumont.

– Enfin! dit Félicie, les voilà!

À tel et tel embranchement, elles quittaient la route pour s'enfoncer dans une allée de noyers. Alors, elles disparaissaient, mais on les suivait à leur bruit grandissant. Et Félicie disait:

– Voilà Cornet… Ça, ce sont les gens de chez Pénilleau… Je reconnais le coup de fouet du père Moreau.

Des vols de courlis s'élevèrent, à longs cris, du côté de la rivière. Une pie attardée jacassait dans un arbre… De loin nous parvenait un bruit d'essieux: clic clac, clic clac. Un garçon de ferme sifflait. Des chiens aboyaient. Nous vîmes passer près de nous des vieilles femmes courbées sous un sac de toile bise; elles s'arrêtaient, le temps de nous reconnaître, et murmuraient des mots inintelligibles. Philibert nous fit remarquer les troncs des sapins d'Épinay qui étaient couleur gelée de groseille et qui s'assombrirent tout à coup. Félicie me dit de mettre mon foulard, et la cloche de Courance sonna l'heure du dîner.




IV

UN HOMME VEUF


On me ramena à Beaumont, vers la fin de l'été, parce que mon père s'ennuyait trop. Grand'mère vint s'y installer en même temps et prendre la direction du ménage.

Je n'eus rien de plus pressé que de courir chez mesdemoiselles Pergeline, et je leur annonçai:

– Vous savez, maintenant, moi, j'ai une petite cousine!

– Comment, une cousine? où l'as-tu trouvée?

Mes deux amies étaient en deuil, comme moi, car elles avaient perdu leur frère Paul à la guerre; et il y avait son uniforme étendu sur un lit, dans une chambre où l'on entrait comme à l'église.

– D'abord, il ne faut pas le dire! C'est une cousine dont on ne parle pas.

Elles me saisirent chacune par une main, et m'emmenèrent dans le jardin, sous la tonnelle. Elles portaient de longs sarraus noirs, agrafés dans le dos.

– C'est que le noir est si chaud, par cette température! disaient-elles; alors, sous ces fourreaux-là, n'est-ce pas? on peut ne rien mettre du tout, et on est à l'aise… Allons! qu'est-ce que c'est que cette cousine? Tu n'as pas d'oncle marié. C'est une petite-fille de madame Leduc?

– Non, il n'est pas défendu de parler des petites-filles de madame Leduc.

– Oh! mais… qu'est-ce qu'il veut dire? en voilà, un roman!

Marguerite, l'aînée, s'étant assise sous la tonnelle, me prit sur ses genoux, et elle donna un coup à son chapeau de paille pour qu'il ne me chatouillât pas la figure.

– Comment s'appelle-t-elle, ta nouvelle cousine?

– Je ne sais pas.

– Ah! ah! tu es un petit farceur!.. tu n'as pas plus de cousine qu'il n'y en a dans le creux de ma main.

– Si. Autrefois, elle sautait à la corde; maintenant, elle est couchée parce qu'il lui est arrivé un accident, et on lui achètera un corset qui coûte au moins trois cents francs…

– Pauvre petite! Quelle espèce d'accident lui est-il arrivé?

– Je ne sais pas.

– Mais d'où sort-elle? Elle a poussé, comme ça, sous un chou? Ton oncle Philibert n'est pas marié…

– Ça ne fait rien.

Elles se regardèrent toutes les deux.

– Il a une femme qui n'est pas sa femme…

– Oh!

– C'est pour cela qu'il est un «dévoyé», et il n'aura rien dans l'héritage de tante Félicie.

Elles joignirent les mains:

– Mais qu'est-ce que tu nous racontes là? C'est absolument insensé!

Avec qui causais-tu donc, quand tu étais à Courance?

– Avec Valentine.

– Et c'est Valentine qui t'a appris ces histoires?

– Elle ne voulait pas, mais je lui ai dit: «Si tu ne veux pas, moi, je dirai à tante Félicie que tu sens la pipe.»

– Comment! elle fume la pipe?

– Non, c'est l'oncle Planté.

– Ah!

Georgette, les coudes aux genoux et le menton gentiment assis sur le petit pliant que formaient les paumes des mains jointes, fit tout à coup:

– Eh bien, tout ça, c'est du joli!

– Tu y comprends quelque chose? demanda sa soeur.

– Je comprends qu'il faut se méfier de ces gamins-là qui vont mettre leur nez partout.

Elle se pencha à l'oreille de Marguerite pour lui parler tout bas. Je fus vexé: je me jetai sur elle en lui allongeant une grande tape au hasard.

Elle se retourna avec une grimace qui lui découvrait les dents et le bout de la langue; et elle arrondit la main sur sa gorge, du côté droit, comme lorsqu'on tâte avec précaution une pêche d'espalier qui semble mûre.

– Le vilain brutal! Tu devrais bien commencer à t'apercevoir que nous ne sommes pas des garçons!

– Ce que tu nous as dit là n'est pas bien, fit Marguerite. Tu as de la chance d'avoir eu aussi, toi, un grand malheur, parce que sans cela on t'aurait grondé… D'abord, quand on sait quelque chose qu'il ne faut pas dire, on ne le dit pas.

De peur que nous ne fussions fâchés, elles me firent aller à la balançoire; mais, dès qu'elles m'eurent bien lancé, elles me plantèrent là et coururent au-devant de leur mère qui rentrait. Madame Pergeline vint m'embrasser et me dit, d'un air très grave, un doigt devant la bouche:

– Mon enfant, si vous avez appris des choses en cachette de vos parents, il faut bien vous garder de les répéter, parce que votre papa serait très mécontent.

Elle prévoyait juste, madame Pergeline.

Un matin, mon père fit une scène à sa belle-mère pendant le déjeuner.

Il avait su au bureau de tabac que «les histoires de Philibert» couraient la ville; et ce qu'il jugeait le plus scandaleux, c'était que «le petit» fût informé de l'existence de «l'enfant naturelle» et s'en vantât dans les maisons où il allait.

Grand'mère étouffait son chagrin; elle disait:

– Voyons! voyons! ne vous emportez pas. Tout se sait à la longue; on ne peut rien tenir caché; mais il faut aussi avoir pitié des malheureux. Le pauvre Philibert a eu sa jeunesse brisée par les mauvaises affaires de son père. Il n'a jamais pu obtenir de situation qui lui permît de se marier. Je ne le défends pas, non, certes! je suis la première à souffrir de ce qui est. Mais l'enfant est l'intelligence même, paraît-il. Elle est belle comme le jour, et elle n'a devant elle que quelques années à vivre… Personne ne s'est informé de leur misère pendant le siège, personne, puisque cela vous brûle la bouche à tous, de prononcer leur nom. Oh! Félicie m'a remis de l'argent pour eux, à plusieurs reprises, elle a été généreuse, mais sans jamais demander seulement: «Où sont-ils? que font-ils? courent-ils un danger?» On a toujours tort de vivre irrégulièrement, mais on en est bien puni.

– Quand on s'est retranché de la famille, de la société, on n'a plus droit à leur appui. Il faut faire comme tout le monde.

– Ah! ce n'est pas toujours facile. Vous n'avez pas vécu à Paris, vous!

– Qui est-ce qui le forçait à vivre à Paris?

– Mais il avait une vocation, ce garçon; puisqu'il voulait faire de la peinture…

– Ta, ta, ta!.. des bêtises!

Ce fut la première difficulté entre grand'mère et son gendre, mais elle se représenta très souvent; il en naquit d'autres. Tout était prétexte à querelles. Se disputer devenait une habitude.

Mon père demeurait des journées entières dans son cabinet, ou bien il allait chez son prédécesseur, M. Clérambourg.

M. Clérambourg était un homme assez vieux, qui ne riait jamais et laissait tomber du bout des lèvres des paroles piquantes comme des flèches. Il passait pour un puits de science. Il donnait des conseils gratuits, et évitait au pays beaucoup de procès. Il faisait une peur terrible à grand'mère, et elle prétendait que mon père se desséchait le coeur près de lui.

– Inutile de vous demander où il faut vous envoyer chercher s'il vient des clients?

– Je vais chez Clérambourg.

– Après tout, cela vaut peut-être autant que de séjourner au bureau de tabac…

– Qu'entendez-vous par séjourner au bureau de tabac?

– J'entends qu'un homme dans votre situation, et si fraîchement veuf, devrait éviter de se montrer si souvent dans un magasin où tous les freluquets se donnent rendez-vous autour d'une personne…

Il partait en haussant les épaules. Et la belle-mère allait à la fenêtre le surveiller, par acquit de conscience, jusqu'au coin de la rue.

Que de fois madame Pergeline, qui était au courant de nos soucis, prodigua à sa voisine des expressions compatissantes, dans le genre de celles-ci: «Ah! vous pouvez vous flatter d'avoir un gendre qui est joliment élégant!.. Ah! cela, on peut le dire: il n'y en a pas un comme lui en ville pour faire retourner les têtes!..»

Ou bien grand'mère demandait à son gendre pourquoi il allait si souvent au château de la Frelandière.

C'était une coquetterie de mon père, dont les parents avaient été laboureurs, d'être reçu chez le marquis de la Frelandière. Il faisait alors laver la victoria et prenait une cravate blanche ornée d'une fine fleur de lis en jais. Il dissimulait sa serviette d'homme d'affaires. On le retenait parfois à déjeuner au château.

– Et aujourd'hui, interrogeait grand'mère avec malice, avez-vous au moins vu ces dames?

– La marquise? faisait mon père, un peu embarrassé.

– La marquise, la comtesse, la vicomtesse… est-ce que je sais? Les avez-vous vues, oui ou non?

– Mais certainement, je les ai saluées dans le parc.

– Elles n'ont donc pas déjeuné avec vous?

– Vous comprenez, quand le marquis a à causer d'affaires…

– Ah çà! mais, mon ami, on vous fait déjeuner à l'office!..

Ce genre de taquinerie l'exaspérait particulièrement. Il jetait sa serviette sur la table et s'en allait.

Il nous arriva, un soir, dans un état d'agitation peu ordinaire.

– Eh bien, dit-il, je viens d'en apprendre de belles! Savez-vous à quoi s'occupe en ce moment votre mari? oui, votre mari, M. Casimir Fantin!

Grand'mère frissonna. Elle avait appris de son mari tant de choses désastreuses!

– Non, vous ne devineriez pas!.. il est tout bonnement en train de négocier un emprunt pour acheter le moulin de Gruteau.

– Le moulin de Gruteau? Mais c'est fou! Mais Félicie le guigne depuis trente ans; elle n'a jamais pu trouver le moyen de l'acheter.

– Il paraît qu'il l'a trouvé, lui. Il n'y a que les meurt-de-faim pour avaler les bouchées doubles. Il a écrit, de Langeais, à Clérambourg; il lui demande des conseils.

– Oh! si ça vient par Clérambourg!..

– Clérambourg a cru devoir me prévenir afin que nous puissions à temps éviter un désastre.

– Mon Dieu! mon Dieu! ne parlons pas de cela à Félicie, elle en mourrait.

Cette alerte fournit aux deux ennemis un motif d'union momentanée, et l'on combina de concert les stratagèmes propres à empêcher ce diable de grand-père Fantin de se relancer en de nouvelles aventures. Il fut décidé que l'on accepterait, enfin, l'invitation qu'adressait chaque année le vieil oncle Goislard, et que nous irions, grand'mère et moi, pendant une ou deux semaines, à Langeais, tenter de faire avorter le projet.

Il y eut certainement quelque chose de providentiel dans ce voyage, car, sans cette raison de quitter Beaumont, nous nous en éloignions, peu après, de la façon la plus regrettable.

Nous avions eu des pluies d'automne. La cour était sombre; le feuillage des chasselas roses du mur mitoyen luisait sous les averses; des jours se passaient à regarder les grosses gouttes rejaillir sur le pavé, en jets d'eau fluets. Les gouttières jasaient, d'une voix d'arrière-gorge, comme des commères infatigables. Un clerc, le col relevé, son mouchoir sur la tête, se dirigeait, en courant, vers une porte trouée en as de coeur; on voyait de grands parapluies bleus, ruisselants, monter sur deux jambes mouillées l'escalier extérieur de l'étude. Adèle allait de sa cuisine au puits, son jupon en guise de capeline; et la bonne du capitaine manquait souvent d'obéir au signal du chant plaintif de la poulie. Marguerite et Georgette venaient, en voisines, dire bonjour. Le deuil leur allait à ravir et on leur adressait des compliments sur leur taille; elles parlaient toujours mariage. Grand'mère pleurait souvent; et maintenant que je savais tout, elle m'entretenait quelquefois de la petite cousine malheureuse que j'avais à Paris.





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