Книга - Le chemin qui descend

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Le chemin qui descend
Henri Ardel






Le chemin qui descend





I


Assise sur le rebord de la fenêtre large ouverte, le vent de mer soulevant les boucles courtes autour de son front, Claude, la tête un peu penchée, lisait la lettre dont l'enveloppe était tombée par terre, à ses pieds.

«Alors, enfant, c'est convenu, je t'attends jeudi, égoïstement contente que la fin de septembre ramène au gîte la voyageuse. Notre home est si calme! Trop calme sans voix jeune, sans violon, sans livre abandonné jusque dans mon cabinet… Trop d'ordre, en vérité…

«Tu ris, petite fille; et tu penses que six semaines de solitude ont transformé ta grande amie, à ce point qu'au docteur Élisabeth Ronal ne suffisent plus ses malades et les malheureux de toute sorte qu'elle est si heureuse, pourtant, de voir s'agripper à elle. C'est que ce docteur a pour vous, petite, un cœur de maman, vous le savez bien!

«C'est pourquoi, elle désire fort votre retour; et se préoccupe de votre hiver… Une fille de dix-huit ans bien sonnés, ayant le droit et le devoir de commencer à se débrouiller dans la vie, quand… – faut-il le regretter?.. j'estime que non… – quand cette vie ne lui offre pas une route toute tracée, sablée d'or. Je pense, en effet, que c'est l'effort, bravement accepté et accompli, qui crée l'être de valeur. Et, à tous égards, je suis ambitieuse pour toi, mon enfant selon l'affection.

«Mais, de toutes ces graves questions, nous allons causer bientôt…

«Bonsoir, chérie. Je te laisse parce que j'ai encore beaucoup à «paperasser» avant de pouvoir aller dormir. Et je suis un brin lasse. Car, tantôt, il est venu au dispensaire beaucoup de misère et de souffrances; et nous avons dû nous dépenser pour soigner, apaiser, soutenir…

«Un tendre baiser, ma petite fille, et bon retour!»

Lentement, le geste machinal, Claude plia le papier et releva la tête; son regard cherchait l'horizon, d'où le vent d'équinoxe entraînait, sur la plage déserte, de grosses vagues limoneuses qui venaient s'écraser sur le galet. La mer était toute proche; au delà des prairies où paissaient des vaches paresseuses; après la route grimpant vers Landemer que bordaient de vieux arbres magnifiquement déjetés et tordus par le souffle du large.

Les yeux de Claude enveloppaient le paysage qu'elle avait aimé, et soudain, elle murmura lentement:

– Partir… Oui, je vais partir… Que cela me paraît dur!.. Est-ce l'effet des vacances?.. Comme je me sens lâche!

Elle avait croisé les mains autour de son genou; et, immobile, le visage vers la mer, elle songeait. Des images, des souvenirs, des pensées imprécises erraient, confus, en son cerveau; pareils à des ombres qu'elle regardait presque curieusement, – interrogative un peu, aussi. Et attentive devant ce monde mystérieux qu'elle apercevait au plus profond de son âme, elle devenait étrangère aux choses extérieures. Elle n'entendait même pas l'éclat des rires, les voix aiguës des fillettes jouant dans la prairie allongée vers la route qui passait plus bas… Les fillettes de la colonie de vacances auxquelles la présidente de l'œuvre, la vieille marquise de Ryeux, donnait l'hospitalité dans l'une de ses fermes, aménagée à cet effet; celle qui hébergeait aussi Claude et sa compagne, Mlle de Villebon, surveillante volontaire de la bande des vingt-cinq gamines.

Mais une rafale emporta brusquement, des mains de Claude, la lettre qu'elle tenait encore et la jeta à terre. Aussitôt alors, d'un bond souple de créature très jeune, elle se mit debout. Ramassant les feuillets, elle les posa sur la table, passablement encombrée. Beaucoup de livres; des cahiers de musique; un buvard fermé près de l'encrier; et, dans un vase de grès, veiné de flammes, deux lourdes roses thé dont la senteur forte s'épandait dans la chambre, où librement entrait l'air vif, saturé d'odeurs salines.

Elle était très humble, cette chambre, meublée par les fermiers, qui, aux jours d'été, la louaient aux étrangers désireux de payer peu… Un pauvre lit de noyer; des chaises de paille; une vaste armoire normande; aux murs, un pâle papier gris, enguirlandé de bleuets fanés où des rectangles plus foncés indiquaient de naïves réparations, et la place des pitoyables lithographies que Claude avait bien vite enlevées.

Et dans ce cadre, modestement laid, – qui pour faire oublier sa laideur offrait la vision d'un superbe horizon de mer, – dans ce cadre, des raffinements inattendus, œuvre de son hôte passagère: la bande harmonieuse d'un voile indien cachant le marbre fendu de la cheminée; tout un jeu de brosses d'écaille, chiffrées de filigrane d'or; des flacons coiffés d'argent sur un tapis de linon, incrusté de guipure; un violon; et sur la commode, revêtue elle aussi d'une toile rousse ajourée, quelques photographies de musiciens que dominait la tête tourmentée de Beethoven; puis une reproduction en gravure de l'«Orphée» de Gustave Moreau. Mais pas un portrait qui pût dévoiler la vie de cœur de Claude Suzore; pas même celui de la grande amie qui l'avait élevée, orpheline, remplaçant sa mère morte toute jeune.

La lettre mise dans son buvard, elle demeurait debout, les yeux vers la mer. Elle avait noué ses mains croisées derrière la nuque, renversant un peu la tête et le buste. Et la glace verdissante reflétait le jet svelte d'une forme souple extrêmement, sous la blouse lâche et la jupe unie qui modelait la ligne des hanches… Ainsi, dans l'eau obscure du miroir, apparut le visage qui ne se laissait pas facilement oublier car il avait l'originalité, un peu ambiguë, de certaines têtes d'adolescent chez les maîtres italiens… Cela, à cause, peut-être, des boucles courtes, d'un châtain cuivré, qui échappaient aux bandeaux, séparés par la raie de côté, tandis que la masse des cheveux se tordait, lourde, sur la nuque. Dans la chaude blancheur de la peau, les sourcils s'allongeaient, – en un trait si net qu'il en était presque dur, – au-dessus des prunelles larges et sombres qui ne livraient point l'intimité de l'âme; des prunelles un peu dédaigneuses comme l'étaient, au repos, les lèvres volontaires, que la vie jeune empourprait.

Comme elle tournait à demi la tête, Claude rencontra son image. Alors, sans un mouvement, elle la considéra, comme elle eût contemplé celle d'une étrangère qu'elle aurait soudain interrogée. Puis, tout ensemble railleuse et grave, elle marmotta:

– Oui, Claude, ma chère, c'est fini le bon temps de la liberté! De nouveau, vous allez vous retrouver à l'attache… Que va-t-il faire de vous, l'hiver qui vient?..

En elle, frémissait encore l'espèce de révolte qui, tout à coup, avait jailli de quelque mystérieux abîme en son âme, quand la lettre d'Élisabeth Ronal avait éveillé la brusque vision des entraves, des obligations, des difficultés de toute sorte qu'allait lui imposer la nécessité de tracer son sillage d'artiste… Puisqu'elle était de celles qui doivent faire leur vie…

Non qu'elle hésitât jamais devant la peine. L'exemple et l'éducation d'Élisabeth Ronal l'avaient bien trempée; et un orgueil inné lui faisait aimer l'idée directrice de sa vie, «ne rien devoir qu'à elle-même». Dans le cabinet de travail de cette amie d'enfance de sa mère, qui l'élevait, petite fille isolée ne pouvant porter le nom de son père, elle avait entendu soulever, remuer, discuter bien des questions, par des esprits la plupart très supérieurs; analyser le rôle de la femme, de la jeune fille du vingtième siècle, consciente de ses responsabilités librement acceptées; de ses droits, égaux à ceux de l'homme, qui, pour elle, pouvait être un allié, jamais un maître, – sinon un maître intellectuel, un éducateur de par sa valeur morale.

Très intelligente, passionnément avide d'apprendre, elle avait mené, très jeune, la vie d'une étudiante dont le cerveau possède d'inlassables curiosités. Cloîtrée avec joie dans le travail, aux heures où elle n'appartenait pas toute à son violon et au Conservatoire, elle s'en allait, insatiable d'entendre, suivre en Sorbonne les leçons faites par les personnalités qui l'attiraient; écoutant cours et conférences, comme jadis les Hébreux recevaient la manne vivifiante; mais accueillant la parole entendue avec une audacieuse indépendance de jugement.

Et encore, elle aidait le docteur Élisabeth au dispensaire – dont celle-ci était directrice, – mêlée au groupe des infirmières volontaires, toutes des femmes du monde. Souvent, elle lui avait été un précieux secrétaire.

Non, ce n'était pas devant les perspectives de sa laborieuse existence que se rebellait en elle un obscur instinct. Mais on eût dit que les deux derniers mois, où elle venait de vivre uniquement à sa guise, avaient éveillé en elle une soif de liberté que, jusqu'alors, elle n'avait jamais connue, même en ses précédentes vacances.

Tout à coup, sa pensée, habituée à l'analyse psychologique, découvrait l'existence d'une Claude nouvelle, venue elle ne savait d'où, à qui le devoir semblait une belle boîte vide dans laquelle il était bien naïf d'enfermer sa vie.

Une Claude nouvelle qui considérait, stupéfaite, telle une étrangère, l'autre Claude, l'ancienne, celle qui avait quitté Paris au début d'août, lasse de l'âpre labeur de l'année, spontanément cherché.

La nouvelle Claude, elle, était flâneuse; elle adorait courir les chemins de falaise; y ouvrir, à sa fantaisie seulement, sans méthode, le livre qu'elle emportait toujours; ou même, demeurer inactive, la pensée nonchalante, à contempler la course des vagues, les neiges de l'écume, les jeux changeants de la lumière sur la houle des eaux, sur les branches que cuivrait l'automne approchant.

Cette Claude-là pensait avec une soudaine répulsion au pauvre quartier de Charonne où elle devait vivre, de par le choix de Mme Ronal qui voulait demeurer parmi les humbles, auxquels, toute, elle s'était consacrée. Cette Claude-là était avide d'une atmosphère d'élégance, de beauté autour d'elle. Pour elle-même, elle eût voulu faire de la musique, pour sa propre jouissance, pour l'Art seul… Non pour gagner sa vie, dépendant du public qu'elle méprisait, surtout quand c'était un public de gens du monde… Et pourtant, ces gens du monde, elle en avait besoin pour «arriver». Or, si impérieusement, elle voulait arriver! Alors… alors…

Le flot tumultueux de sa pensée bondissait en elle une fois encore, tandis que, sans un mouvement, elle considérait, distraite, son image, dans la glace étroite.

Puis, soudain, elle haussa les épaules, le visage volontaire. A quoi bon gaspiller en réflexions vaines quelques-unes des précieuses minutes de liberté qui lui restaient encore… Mieux valait s'en aller, une fois de plus, errer dans ces sentiers qu'elle aimait.

– Ce que va être l'hiver, je le verrai bien. C'est toujours intéressant, l'imprévu. Comme Élisabeth me trouverait lâche, aujourd'hui!

Vive, elle mettait sa longue veste de tricot, enfonçait, sans un regard vers la glace, le polo de laine émeraude sur ses boucles courtes; puis elle descendit, en courant comme une gamine, les marches de l'escalier de bois qui résonnaient sous le heurt de son pied.




II


Au seuil de la maison, qui était campée sur la hauteur, une rafale l'enveloppa, dont elle huma la saveur de sel, d'eau, de verdure… Aussi, y flottait une odeur de terre humide qui montait du jardinet où tremblaient les fleurs de septembre, mordues par la rude brise.

Mais cette rudesse même enivrait l'être jeune de Claude; et un éclair de plaisir avait flambé dans ses prunelles quand elle avait senti sur son visage le souffle violent. La bouche avide, elle murmura:

– Que c'est bon! Oh! que c'est bon!

Et vraiment, il semblait que cet âpre vent de mer eût, pour elle, la volupté d'une caresse.

Rapidement, elle allait gagner la route. Mais, au passage, une voix l'appela:

– Claude!.. Vous sortez?

C'était Mlle de Villebon qui surveillait les petites, dispersées dans la prairie qu'elle-même arpentait de long en large, car il faisait trop froid pour qu'elle pût demeurer assise. Elle était grande et lourde, avec un visage doux, des yeux clairs et très bons.

Comme Claude se rapprochait, arrêtée par son appel, elle répéta:

– Vous sortez?

– Oui… je m'en vais voir la mer…

– Peut-être, alors, vous pourriez entrer au château, dire à Mme de Ryeux que c'est inutile qu'elle envoie le docteur, demain, pour Adèle Poulain, qui n'a plus de fièvre du tout. Elle avait dû goûter trop de pommes sur la route, hier, à la promenade.

– Peut-être, fit Claude avec une paisible indifférence. Chère mademoiselle de Villebon, je vous promets de monter au Bois-fleuri demain, à la première heure, si vous le souhaitez. Mais aujourd'hui, laissez-moi aller me promener pendant que le jour le permet encore. Le crépuscule vient si vite, maintenant!

– C'est vrai! Bientôt je vais faire rentrer les enfants. Il ne fait pas chaud.

– Il fait même très froid dans cette prairie. Mademoiselle Cécile, vous devez être gelée!

– Je marche, Claude.

– Mais c'est très fatigant de piétiner ainsi. Vous devriez emmener vos petites, trotter sur la route, faire un bon footing.

Douce, Mlle de Villebon répliqua:

– Elles s'amuseraient beaucoup moins!

Claude l'enveloppa d'un indéfinissable regard:

– Mademoiselle Cécile, vous êtes une femme prodigieuse! Quand je pense que, sans y être obligée, pour l'amour de Dieu et de vos semblables, vous donnez ainsi votre temps, votre peine, votre cerveau et votre cœur… je ne parle pas de votre fortune!.. à toutes ces gamines qui ne vous en auront aucun gré, quand je pense cela, je me sens sombrer dans un abîme d'humilité.

Mlle de Villebon avait rougi, embarrassée par ces paroles jugées, par elle, bien trop flatteuses; et presque comme si elle se fût excusée, elle dit timidement:

– Claude, ces petites m'intéressent beaucoup!

– Parce que le ciel vous a gratifiée d'une très belle âme!.. Que n'a-t-il été aussi généreux à mon égard!.. Je suis navrée d'être obligée de me reconnaître une créature tout à fait inférieure, depuis que je viens de lire la lettre d'Élisabeth qui évoquait le spectre de l'austère Devoir… Avec une majuscule, comme il convient au nom des divinités, accablant sans pitié la pauvre humanité.

– Vous vous calomniez, Claude. Le docteur vous a écrit?

– Pour me rappeler qu'elle m'attend jeudi, oui… Donc que mes vacances sont finies, bien finies! Évidemment, un jour ou l'autre, il me fallait aller reprendre la chaîne. Mais je suis comme les enfants. Il me paraissait que ce jour ne viendrait jamais!

Du bout de son pied, mince dans le cuir fauve, elle tourmentait l'herbe flétrie. D'un geste garçonnier, elle avait croisé ses deux mains derrière son dos.

– Oh! Claude, cette chaîne n'est pas lourde!

– Peut-être… Mais tout de même, c'est une chaîne!

De nouveau, le masque volontaire devenait dur.

– Je vais être prisonnière de la stupide nécessité de gagner ma vie, de dépendre de la critique, des journalistes, du public, surtout de l'inepte public des gens du monde; être contrainte de travailler pour eux; de jouer devant eux pour qu'ils me payent… – oh! horreur!.. – en espèces sonnantes, la musique que je voudrais faire pour moi seule… tout au plus, pour quelques élus. Je devrai leur faire entendre des abominations musicales, des œuvres infimes à en pleurer! parce que ce sont les seules qu'ils puissent comprendre… Donc…

– Oh! Claude, que vous êtes méchante et injuste pour les gens du monde!

Mlle de Villebon avait parlé d'un accent si désolé que Claude se mit à rire; et, une seconde, elle eut ainsi une mine de petite fille amusée par une taquinerie qu'elle a réussie.

– Suis-je vraiment méchante? chère bonne mademoiselle. Injuste?.. Non sûrement! Pour vous faire plaisir, je vous accorde, dans la phalange que vous défendez, une créature compétente en matière d'art, sur… Voyons… sur?.. mettons trente… Les autres?.. la nullité, l'ignorance même. Pour quelques-uns, les amateurs instinctifs, des lueurs plus ou moins vagues… Et pour tous, pour presque tous… des prétentions… risibles! Vous savez, mademoiselle, voilà deux ans que mon violon et moi, nous fréquentons les «thés» dans de somptueux salons, remplis de belles madames et de messieurs aux cravates impeccables. Deux ans que j'y regarde autour de moi. Ah! bonne mademoiselle Cécile, les pauvres que tous ces gens très chics!

– Claude, vous êtes une petite anarchiste!

La jeune fille se prit à rire. A côté de Mlle de Villebon, elle s'était mise à marcher, à travers la prairie où le vent de mer balayait des feuilles desséchées.

– Une anarchiste?.. Oh! pas du tout… Je ne prétends rien bouleverser… Seulement j'enrage d'être contrainte de chercher – et de subir – les applaudissements de ces gens-là, parce qu'il le faut pour ma carrière… Car ils ont une qualité… Voyez, je reconnais la vérité… Quand ils agréent une artiste, ils lui sont un excellent tremplin. Et je veux, oh! oui, je veux le succès… comme je veux tant d'autres choses encore!.. Même des choses impossibles à atteindre, semble-t-il… que j'aurai pourtant!

Mlle de Villebon avait coulé vers elle un regard un peu effaré. Très rarement, Claude Suzore livrait sa pensée. Mais Mlle de Villebon ne comptait guère pour elle; à peu près autant que les gamines de la colonie de vacances. Aussi, en sa présence, il lui arrivait de songer tout haut; et quelquefois déjà, elle avait eu des boutades qui désorientaient la compagne à qui l'avait confiée Élisabeth Ronal, pour le séjour à Landemer. Très candide, Mlle de Villebon était incapable de démêler si Claude parlait ou non sérieusement; mais elle était consciente de sa sincérité d'accent. Qu'y avait-il au fond de cette âme fermée où, par instants, semblaient résonner des grondements d'orage!..

Elles firent quelques pas en silence. Claude s'absorbait en elle-même, soudain oublieuse d'une présence étrangère près d'elle; et à peine, elle s'aperçut que Mlle de Villebon la quittait pour remettre la paix entre deux petites, hérissées l'une contre l'autre pour un coup de croquet incertain. Le calme rétabli, elle revint, d'ailleurs, vers la jeune fille, adossée à un arbre, avec de larges prunelles qui regardaient dans l'invisible monde de son âme. Et une exclamation résuma sa confuse impression:

– Quelle drôle de petite fille vous êtes, Claude.

La jeune fille eut un imperceptible tressaillement de créature ramenée de loin, et l'énigmatique sourire souleva un peu ses lèvres, fermes et souples:

– Ah! mademoiselle, chère mademoiselle à la belle âme, j'ai bien peur de n'être plus du tout une petite fille! Le Conservatoire et la vie se sont réunis pour faire de moi, tout au moins, une grande fille! Ne bondissez pas, mademoiselle Cécile, mais je crains bien que, de nous deux, je sois peut-être la plus vieille, quoique mes dix-huit ans viennent de sonner.

– Ah! que ce serait malheureux! Claude.

– Malheureux?.. Pourquoi?.. Au contraire… Puisque la destinée m'oblige à me débrouiller, dès maintenant, dans le monde, il est bienfaisant que j'aie appris… sans le chercher!.. à voir un peu, déjà, ce qu'il est, pour de vrai! Vous, mademoiselle Cécile, vous vivez en compagnie de votre idéal, de vos patronages, de vos pauvres… Vous ignorez… vous pouvez ignorer un tas de menues et de grandes choses vilaines, mesquines, décevantes ou même trop… tentantes, pour les pauvres étudiantes et artistes dépourvues de fortune; par suite, obligées de connaître tous les moyens de gagner leur vie!..

– Mais, Claude, je vous assure que je sais très bien le prix de l'argent, dit Mlle de Villebon, du ton contrit dont elle se fût excusée d'un défaut.

Presque âprement, Claude, tout de suite, riposta:

– Mais non, vous ne savez pas, mademoiselle Cécile; vous ne pouvez pas savoir! Toujours vous avez eu la fortune. Et puis, vous êtes une personne très sage… Vous n'avez pas de désirs égoïstes… Vous ne pensez qu'à donner, au lieu d'avoir l'impérieuse envie d'acquérir, de posséder comme les heureux qui n'ont jamais à se préoccuper de l'odieux souci d'argent… qui peuvent s'offrir tout ce qu'ils veulent, faire ce qui leur plaît… ne dépendre que d'eux-mêmes… Ah! mademoiselle Cécile, vous ne connaissez pas votre bonheur!

Presque humble, Mlle de Villebon baissait la tête:

– Je crois, en effet, Claude, que le ciel a été très généreux à mon égard; et c'est pourquoi, je tâche de le reconnaître en donnant, autant que je puis, à ceux qui n'ont pas… Mais il me semble que, sous une autre forme, vous aussi, avez été gâtée par Dieu!

– Gâtée!.. En quoi?.. Oh! mademoiselle, montrez-le-moi vite… Que je connaisse un bonheur que j'ignore!

– Vous avez reçu l'intelligence, le talent… Un talent merveilleux qui vous rend déjà presque célèbre…

– Oh! oui, presque, souligna Claude railleuse… J'ai du talent, soit. Un talent qui, en effet, serait pour moi un trésor… sans prix! si je n'étais obligée d'en faire un gagne-pain… Ce qui me le gâche!

Saisie, Mlle de Villebon regardait sa jeune compagne dont la voix un peu grave, aux notes de contralto, sonnait brève, avec un accent presque violent.

– Mais, Claude, qu'avez-vous donc, aujourd'hui, à tant médire de votre destinée? A Paris, je ne vous ai jamais entendue rien articuler de pareil! Vous paraissiez ravie de vos études, violon et autres. Vous sembliez accepter de très bonne grâce votre vie simple, studieuse… et méritante, auprès du docteur Ronal… Vous vous intéressiez à ses malades, à ses pauvres… Vous aidiez au dispensaire, où vous êtes une des meilleures infirmières… Alors, qu'y a-t-il de changé?..

Claude écoutait, toujours appuyée au tronc rugueux de l'arbre, son ongle déchiquetant l'écorce; et, encore une fois, son regard avait fui vers l'horizon de la mer où, dans le ciel gris d'automne, le vent précipitait la course éperdue des nuées.

Quand Mlle de Villebon se tut, il y eut un léger silence. Toutes deux songeaient… Puis la voix, un peu lente, ainsi que l'on pense tout haut, Claude prononça, avec le même accent d'ironie:

– Vous avez raison, mademoiselle Cécile, j'étais ainsi, il y a deux mois, et peut-être… sans doute, je redeviendrai la même à Paris, parce que, je commence à le craindre, je ne suis qu'un reflet… Quand brûle près de moi la belle flamme d'Élisabeth, j'en subis le rayonnement. Alors je trouve, en effet, très simple, très honorable, même très glorieux, de tracer moi-même mon chemin, sans souci de ma peine, de me prêter à ceux qui ont besoin de moi… Je suis persuadée que je dois m'efforcer de valoir, – on me l'enseigne depuis ma jeunesse!.. Je m'applique docilement à me diriger dans le sens qu'Élisabeth m'indique… Je la vois, à toute heure, forte, dévouée, réalisant ce prodige de trouver son bonheur à ne vivre que pour les autres… Alors je suis entraînée par son exemple… Et, moi aussi, dans ma petite sphère, je parais une personne… pleine de vertus…

Elle s'arrêta une seconde; son ironie devenait plus mordante encore, imprégnée d'amertume:

– …Seulement, depuis six grandes semaines, je suis loin de la flamme, livrée à moi-même… Et cette moi-là, qui est sans doute la vraie, ne ressemble plus guère à celle qu'Élisabeth a créée…

– Comme vous vous calomniez! Claude, protesta de nouveau Mlle de Villebon, qui avait écouté attentive, un peu saisie, cherchant à deviner si Claude plaisantait ou non.

Et de nouveau aussi, la voix jeune s'éleva, railleuse, presque rude:

– Me calomnier!.. Hélas! je ne le crois pas, chère mademoiselle. Vous savez, j'ai suivi beaucoup de cours de psychologie. J'ai appris à explorer, non pas seulement l'âme des autres, mais la mienne aussi… Et c'est pourquoi, avec humiliation… j'y découvre un pitoyable regret de n'être pas assez fortunée pour m'offrir de belles choses, voyager, faire de la musique pour mon seul plaisir, être absolument indépendante, oh! cela surtout!.. réaliser tant de désirs… de toute sorte, que je sens s'éveiller chaque jour plus vivants, plus impérieux… Ah! oui, j'aperçois dans mon cerveau et dans mon cœur beaucoup de choses… intéressantes peut-être, mais inquiétantes aussi…

– Claude, tous, plus ou moins, nous dépendons des êtres, des circonstances; même des choses aussi…

– Plus ou moins, oui… Pour moi, c'est plus! Mais je ne sais pourquoi je vous accable ainsi, mademoiselle Cécile, de mes très inutiles réflexions!.. Excusez-moi. Je me sauve bien vite me promener; et, demain matin, à la première heure, je grimpe – c'est promis! – chez Mme de Ryeux.

Mlle de Villebon inclina la tête avec un geste de remerciement. Mais avant qu'elle eût parlé, Claude avait ouvert la barrière qui fermait l'entrée de la prairie et, en courant, elle descendait la côte.




III


Ainsi qu'elle s'y était engagée, mais assez avant dans la matinée, – il était plus de dix heures et demie, – Claude montait vers le Bois-fleuri, la propriété haut perchée, qui dans l'entour de son parc, dominait Landemer. La marquise de Ryeux était une très charitable et très pieuse vieille dame qui subventionnait largement le dispensaire dont la direction était confiée au docteur Élisabeth Ronal.

C'est ainsi que Claude était venue gîter à Landemer, sous l'aile de Mlle de Villebon, autre fidèle du dispensaire et de ses œuvres multiples; une dévouée qui, rebelle au mariage, retenue auprès d'un père infirme dont la mort la laissait seule, s'était alors adonnée aux œuvres pies, leur consacrant la plus grande part de sa fortune.

Claude lui avait dit vrai, comme toujours, en parlant avec sa sincérité hautaine, la veille. Hors de l'atmosphère qu'Élisabeth créait autour d'elle, Mlle de Villebon lui apparaissait comme une façon de phénomène dont la mentalité lui était singulièrement étrangère. Quant à Mme de Ryeux, c'était pour elle, une respectable vieille dame, cordialement ennuyeuse, guère intelligente.

Aussi, elle avait dû faire effort pour s'en aller lui porter le message de Mlle de Villebon, laissant son violon qu'elle avait travaillé avec amour depuis le matin.

Dehors, elle se consola instantanément de cette course forcée, car la matinée était délicieuse. Encore des rafales, mais un large ciel pur d'un bleu lavé, où couraient, haletantes, balayées par le vent, de grosses nuées floconneuses… Un ruissellement de soleil sur les feuilles rousses, sur l'herbe humide que courbait le bon souffle salé; et jusqu'à l'horizon, une mer houleuse, couleur d'opale, dont les vagues venaient, dans une poussière de neige, battre le rivage de galets.

A son ordinaire, Claude marchait vite, parce qu'elle était à l'âge où la marche est un vol. Et si violemment, elle jouissait de la saveur un peu âpre de ce matin de septembre, qu'elle ne pensait à rien d'autre. Elle oubliait le départ si proche, l'avenir incertain, autant que la beauté de ce ciel tourmenté où le soleil semblait une clarté fugitive.

De même, elle avait oublié un petit incident qui l'avait amusée un instant, tout à l'heure, tandis qu'elle finissait de jouer un adagio de Franck… Du dehors, un invisible promeneur criant: «Bravo! Bravo!» avec un accent d'enthousiasme et de conviction, flatteur comme les plus flatteurs applaudissements qu'elle eût reçus.

Et, certes, si jeune fût-elle, déjà elle avait été acclamée, depuis le jour de son prix triomphal, au Conservatoire; et ensuite, dans les divers milieux mondains, ou purement artistiques, qui s'étaient ouverts à sa jeune carrière. Car elle était prodigieusement douée, fille d'une mère qui s'était révélée une rare artiste pendant une courte apparition au théâtre, interrompue par la mort. Et, de plus, elle avait été une travailleuse dirigée par l'inflexible volonté d'arriver. D'ailleurs, elle aimait l'art pour l'art. Même sans la nécessité de parvenir, elle se fût donnée à la musique avec la même fougue qui mettait dans son jeu une flamme dont la puissance échauffait les plus profanes.

Dans ses premiers succès, il y avait eu aussi une part pour son type d'étrange gamine, son masque d'éphèbe, couronné de boucles lourdes, le mince visage, sévère et un peu dédaigneux, semblant éclairé par quelque obscur foyer qui épandait son reflet dans l'ombre chaude des prunelles, dans le dessin frémissant des lèvres. Devant le public, elles ne souriaient guère ces lèvres, ardemment pourpres; elles s'ouvraient à peine dans le monde; surtout pour répondre aux félicitations, qui semblaient la laisser très indifférente; comme si elle eût joué pour elle seule, pour réaliser un idéal qui lui était cher.

Élevée par une créature d'élite, de volonté forte et douce, qui aimait ses frères comme les autres s'aiment eux-mêmes, elle l'avait vue, par ses actes bien plus que par ses paroles, lui enseigner que la femme, surtout quand elle est pauvre, doit tracer bravement son sillon, sans escompter l'appui de l'homme qui, neuf fois sur dix, le lui accorde en égoïste.

Dans une atmosphère d'altruisme, de science, de devoir, de féminisme aussi, elle avait ainsi grandi, entendant frémir autour d'elle le monde des idées, qu'elle accueillait avec une avidité insatiable.

Le souci des humbles lui apparaissait tout naturel… Et cependant, c'était par un effort vers la loi du dévouement, sans cesse prêchée par Élisabeth Ronal, qu'elle s'était résignée, en cette matinée de septembre, à quitter son violon, pour porter des nouvelles des petites pensionnaires à leur bienfaitrice.

– Puis-je voir Mme de Ryeux, un moment? Voulez-vous lui demander si elle veut bien me recevoir? dit-elle au domestique apparu au tintement de la cloche d'arrivée.

– Si Mademoiselle veut entrer, je vais m'informer.

Claude pénétra dans le petit salon, clair sous ses tentures de Jouy, et resta debout devant la fenêtre, regardant la course des vagues qui bondissaient jusqu'aux plus lointaines profondeurs de l'horizon.

– Que Mademoiselle veuille bien me suivre; Madame la marquise est au premier, dans la bibliothèque.

Claude obéit. Le domestique ouvrit une porte et elle se trouva dans la vaste pièce, pareille à une galerie, où dans la haute cheminée d'antan, crépitait une belle flambée de bois.

Mme de Ryeux n'était pas seule. Devant elle, qui était assise près de la cheminée, occupée à tricoter dans sa bergère, se tenait un homme jeune que Claude ne connaissait pas; hardiment campé, la silhouette élégante, malgré sa robustesse, des cheveux coupés en brosse au-dessus du front, bruns mais striés de blanc. La moustache était plus claire sur les lèvres dessinées d'un trait presque violent, comme le menton carré, soigneusement rasé.

Mme de Ryeux accueillit Claude avec un sourire de grand'mère.

– Bonjour, ma petite fille. Venez vous chauffer. Il fait froid ce matin…

– Je ne m'en suis pas aperçue, madame, fit Claude, souriant un peu de l'idée de la vieille dame, qu'il pût «faire froid» par cette radieuse matinée d'automne. Elle trouvait, au contraire, trop chaude l'atmosphère de la pièce qu'éclairait l'ardente flambée.

– Heureuse enfant! Ah! la belle chose que la jeunesse! N'est-ce pas? Raymond.

Elle se tournait à demi vers son compagnon.

– C'est vrai, vous êtes toute rose, ma petite. Ah! mais j'oublie de vous présenter mon fils, qui m'a fait, hier, le plaisir de venir me surprendre; tout seul, hélas! ne m'amenant pas sa femme.

M. de Ryeux s'inclinait, correct, et son regard tout ensemble vif, ironique et d'une hardiesse caressante, se posa sur Claude qui lui rendit un coup d'œil non moins désinvolte, avec de l'indifférence en plus. Elle pensait:

– Comment cet homme, qui a une mine de condottiere, peut-il être le fils de cette vieille dame moutonnière?

Lui, répondait à la réflexion de sa mère:

– Ma femme ne goûte pas du tout les courses en auto; et comme c'est ainsi, ma mère, que je venais vous voir, elle est restée paisiblement à Deauville.

– C'est que, aussi, Raymond, tu vas d'une telle allure!.. C'est effrayant!

– Mère, c'est la seule allure qui soit amusante… N'est-ce pas? mademoiselle.

Il se tournait vers Claude qui, restée debout, écoutait vaguement les paroles de la mère et du fils, toute droite dans sa veste de tricot couleur d'émeraude, sa tête bouclée coiffée du simple polo de même nuance.

Interpellée, elle dit, la voix un peu brève:

– Vous me demandez, monsieur, ce que j'ignore. Jamais je ne vais en auto… Et pour cause!

Cette fois, elle souriait un peu.

– Je suis sûr que vous seriez une fervente automobiliste.

– Sûr?.. Parce que?

– Parce que vous êtes jeune, parce que vous avez un air très… résolu et des yeux qui doivent être avides de voir.

– Raymond, Raymond, interrompit Mme de Ryeux, tu es très indiscret d'inspecter ainsi la personne de Claude! Tout au plus, il t'est permis de regarder ses mains qui savent faire chanter le violon, de manière à me donner des distractions quand je l'entends le dimanche, à la grand'messe.

– Ah! vous jouez du violon, mademoiselle… mademoiselle…

– Mlle Claude Suzore, acheva Mme de Ryeux. C'est vrai, je n'avais pas fini les présentations…

Une curiosité luisait soudain dans les prunelles de Raymond de Ryeux.

– Peut-être vous allez trouver à votre tour, mademoiselle, comme ma mère, que je suis indiscret, si je me permets de vous adresser une question… Mais maintenant que j'ai l'honneur de vous connaître et vous sais musicienne, je jurerais que c'est vous que j'ai entendue jouer ce matin, dans une maison pas bien loin d'ici, devant laquelle piaillaient les jeunes protégées de ma mère… Est-ce que je me trompe?

Claude se souvint de l'invisible promeneur qui lui avait lancé un si enthousiaste bravo et que, dédaigneuse, elle n'avait pas cherché à entrevoir. Le rapprochement l'amusa, et, encore une fois, un léger sourire détendit la ligne fière de la bouche.

– Vous pourriez jurer sans grand risque, monsieur; il n'y a pas beaucoup de violonistes à Capelle…

– Et il n'y en a pas beaucoup, ailleurs, qui jouent comme je vous ai entendue jouer…

Il dit cela tranquillement, comme un fait établi, sans que rien, dans son accent, fît un compliment de ses paroles. Et, le ton non moins détaché, Claude rétablit:

– Oh! que si, il y en a beaucoup!

– Pas à votre âge… Car vous devez être très jeune…

Cette fois, Claude ne répondit pas; et ce fut Mme de Ryeux qui, de sa voix frêle, expliqua:

– C'est vrai, elle est très jeune. Avez-vous même vos dix-huit ans? Claude.

– Oui, madame, depuis le mois dernier.

L'accent était un peu bref, car il lui était désagréable d'être ainsi mise en jeu.

Brisant la conversation, elle dit rapidement:

– J'étais venue, madame, de la part de Mlle de Villebon vous dire qu'il était inutile de déranger le docteur pour la petite Adèle Poulain. Elle est tout à fait remise.

– Bien, très bien, alors… Je vais faire téléphoner au Docteur. Veux-tu t'en charger? Raymond. Il devait passer tantôt à Capelle.

– Très volontiers, ma mère. Mais s'il ne devait venir que cet après-midi, je puis l'avertir en allant à Jobourg.

– Mieux vaudrait peut-être téléphoner tout de même… Ah! tu vas à Jobourg? Tu auras le temps, en ne partant qu'après le déjeuner?..

– Avec l'auto?.. Ce n'est rien, ma mère. Vous connaissez Jobourg? mademoiselle.

De nouveau, il se tournait vers Claude qui s'apprêtait à partir – comme s'il eût voulu la retenir.

– Non, c'est trop loin, même pour une bonne marcheuse de mon espèce, et je n'avais pas de bicyclette à ma disposition.

Paisible et bonne, Mme de Ryeux intervint:

– C'est vrai, cette petite n'a eu guère les occasions et le moyen de visiter le pays. Sais-tu, Raymond, tu devrais l'emmener!.. Je suis sûre que ça l'enchanterait.

M. de Ryeux et Claude échangèrent un coup d'œil stupéfait, devant l'imprévu de la proposition. Un éclair avait lui, une seconde, dans les yeux de Claude, mais s'éteignit aussitôt. S'il s'était agi d'une course sous la conduite d'un simple chauffeur de profession, elle eût accepté tout de suite!.. Et avec quel délice!.. Mais ce qui lui était offert, c'était une promenade, en tête à tête avec un conducteur homme du monde en l'honneur duquel, poliment, elle devrait faire des frais, causer.. Or, Claude était bien trop indépendante pour se résigner à une contrainte de ce genre afin d'acheter un plaisir, – qui, d'ailleurs, en ces conditions, eût cessé d'être un plaisir… Aussi, elle demeura silencieuse tandis que M. de Ryeux, qui ne semblait avoir aucune appréhension analogue à la sienne, répliquait alertement, revenu de la première surprise:

– Mais très volontiers, j'emmènerai Mademoiselle, si elle veut bien se confier à moi!.. Cela m'amuserait beaucoup aussi, pour ma part.

Claude sentait la tentation se réveiller. Mais, se raidissant contre l'obscur désir, elle dit un peu railleuse:

– Vous vous illusionnez! monsieur. Je ne suis pas du tout une agréable compagne de promenade… Je ne parle pas quand je m'amuse!

– Et cela vous amuserait, ce petit tour en auto?

Avec une franchise indifférente, elle confessa:

– Oui, puisque vous allez d'une allure folle, et que je sais, superbe, la pointe de Jobourg!

Il sourit. Une petite flamme courte luisait dans ses yeux.

– Alors tout est bien… Mademoiselle, je vous enlève, comme ma mère m'y engage. Moi non plus, je ne parle pas quand je suis dans mon personnage de chauffeur. Donc, nos deux silences s'accommoderont fort bien de leur voisinage… Et la promenade est décidée, puisque ma mère en a eu la bonne idée!

A ce soin qu'il avait de faire intervenir la vieille marquise, Claude devina qu'il redoutait chez elle quelque scrupule de convenance; une hésitation à s'en aller ainsi, seule, avec un inconnu, encore que cet inconnu dût lui paraître presque un «monsieur d'âge». Elle avait dix-huit ans et lui, devait frôler la quarantaine. Évidemment, il ne pouvait savoir qu'elle avait toute la liberté d'action d'une fille habituée à ne compter que sur sa propre protection. Du moment qu'elle ne serait pas astreinte à l'obligation de causer, elle se réjouissait comme une gamine de cette aubaine inouïe et elle consentait.

Mais c'est à Mme de Ryeux, que, soudain, les scrupules venaient. Hésitante, elle commençait:

– Vous ne pensez pas, ma petite fille, que Mme Ronal trouverait peu convenable une promenade en ces conditions?

Claude se mit à rire:

– Oh! madame, Élisabeth est incapable d'avoir une pareille idée… Elle me laisse toujours libre d'aller où, et avec qui, je juge pouvoir le faire.

Raymond de Ryeux écoutait attentif et intéressé. Il comprenait très bien que cette singulière gamine ne parlait pas ainsi par bravade, mais articulait simplement un fait. Elle était une vraie fille du vingtième siècle, usant avec une tranquillité fière de l'indépendance qui lui paraissait aussi naturelle que l'obéissance à ses sœurs, jadis.

Mme de Ryeux, rassurée, continuait:

– D'ailleurs, Raymond pourrait être un respectable père de famille, si le Ciel avait exaucé mes prières; et près de vous, mon enfant, il est presque un vieux monsieur.

– Ma mère, vous me comblez! fit-il sur un ton de badinage, qui voilait, à peine, une impatience que Claude perçut, amusée.

Que son compagnon fût vieux ou jeune, il ne lui importait guère à elle-même, très dédaigneuse à l'égard des hommes; sauf le cas où ils avaient une supériorité cérébrale. Celui-ci appartenait tout platement à la vaine phalange des gens du monde. Donc, pour elle, il comptait bien moins que son auto elle-même. Et avec une sincérité tranquille, elle répliqua:

– Madame, soyez sans inquiétude. Élisabeth trouverait sûrement que je n'ai aucune raison pour ne pas profiter de votre bonne invitation.

– Parfait! Alors la chose est convenue. Raymond, tu iras prendre cette petite… à quelle heure?

– Pour que nous profitions du soleil, il faudrait partir vers une heure et demie. Cela vous conviendrait-il? mademoiselle.

– Très bien. Je serai prête. Au revoir, madame, et merci. Je rentre prévenir Mlle de Villebon que, seulement à la fin de l'après-midi, je pourrai l'aider à surveiller les petites.

– C'est bien… Au revoir, ma petite amie. Raymond, tu la reconduis?

– Ne prenez pas la peine, monsieur; c'est bien inutile! Allez plutôt téléphoner au docteur qui pourrait bien finir par se déranger en pure perte. Je me reconduirai moi-même.

– Mademoiselle, vous voulez que je me comporte comme un mufle!

– Vous êtes cérémonieux, monsieur. Tant pis!.. Je vous avoue que, pour ma part, je pratique fort mal les cérémonies!

Il avait ouvert la porte devant elle; et sans souci de sa protestation, il descendait à ses côtés les degrés du perron. Le souffle de la mer les enveloppa, plaquant autour du jeune corps de Claude, la laine souple de sa veste. Elle avait glissé les deux mains dans les poches tricotées et se reprenait à humer avidement l'air vif qui fouettait de rose la blancheur ivoirine du visage, soulevant les boucles autour du front.

– Vous aimez la campagne… la mer… n'est-ce pas? mademoiselle.

– Qui vous fait supposer cela?

– La façon gourmande dont vos lèvres boivent la rude brise que nous envoie le large.

Elle dit, d'un indéfinissable ton qui laissait douter si elle était sincère ou raillait:

– J'aime tout ce qui est violent! Au revoir, monsieur. A tout à l'heure!

Elle s'arrêta une seconde; et cette fois, un vrai sourire effaça l'expression un peu hautaine toujours du visage:

– Vous me trouvez, peut-être, affreusement indiscrète, – à mon tour!.. – d'avoir ainsi accepté l'invitation de madame votre mère. Mais cette invitation a pris ma sagesse par surprise et elle était si séduisante, que je n'ai pas eu le courage de résister à la tentation!

– J'en suis ravi! s'exclama-t-il, avec une sincérité qu'elle discerna et dont elle ne s'étonna pas. Elle savait très bien – les faits l'avaient instruite!.. – qu'elle attirait les hommes, justement peut-être parce qu'ils se sentaient sans action sur elle.

– … Ce sera charmant pour moi, d'avoir une compagne!

– Une compagne silencieuse, souligna-t-elle. Je ne serai pas gênante.

– Près d'un chauffeur silencieux. Je ne serai pas gênant. C'est entendu; soyez sans inquiétude. Je vous présente mes hommages, mademoiselle.

– Tout comme si nous étions dans quelque salon, acheva-t-elle, moqueuse imperceptiblement. A bientôt, monsieur.

Elle ne lui tendait pas sa main toujours blottie dans la poche de sa vareuse; et elle souriait à peine, sans soupçon de la saveur qu'avait son visage d'androgyne pour le goût blasé de M. de Ryeux.

Ils étaient devant la grille. Près d'eux, le vent courbait les glaïeuls d'un massif et arrachait des feuilles qui volaient en tremblant à travers le ciel très bleu.

Raymond de Ryeux ouvrit la haute porte de la grille, voyant le geste qu'elle ébauchait pour en prendre le bouton.

Elle eut un signe de tête. Lui, un profond salut. Et elle descendit la route.




IV


Elle partait ravie du plaisir imprévu; car elle pressentait que cet homme, de mine audacieuse, devait, ainsi que le lui reprochait sa mère, se plaire aux courses folles qui distillent l'ivresse du danger. Et c'était vrai qu'elle aimait tout ce qui était violent. Sa maîtrise d'elle-même voilait une source vive de passion.

Dans la prairie, elle retrouva Mlle de Villebon qui, paisible et consciencieuse, surveillait, comme chaque jour, les ébats de son troupeau. Les petites bondissaient, criaient, venaient la harceler de leurs disputes, de leurs questions, voire même de leurs effusions qu'elle accueillait avec une inépuisable patience. De même que la veille, elle reçut par un sourire de bienvenue, Claude qui arrivait en coup de vent, toute fraîche des vives caresses de la brise.

– Bonjour, Claude. Vous n'avez pas oublié d'aller chez Mme de Ryeux?..

– Chère mademoiselle Cécile, je ne l'ai pas oublié… et j'en ai été récompensée. Mme de Ryeux m'envoie, tantôt, à Jobourg en auto, avec son fils. C'est délicieux, cette promenade!

– En auto?.. A Jobourg?.. Avec son fils?.. Comment, Raymond de Ryeux est ici?

– Juste!.. Vous le connaissez?

– Oui… Oh! oui… Certes oui… je le connais…

Claude la regarda, curieuse, voyant qu'elle s'arrêtait.

– Mademoiselle, de quel ton singulier vous me répondez!.. C'est un monsieur bon à rien? n'est-ce pas… J'entends un monsieur qui ne fait rien, autrement dit qui ne compte pas!

Mlle de Villebon eut l'air un peu scandalisée.

– Mais si, il fait quelque chose. Il a une très importante écurie de courses!

– Ce n'est pas une occupation très intellectuelle… Mais enfin, on fait ce que l'on peut… A quoi réfléchissez-vous? mademoiselle Cécile… Vous avez une mine préoccupée…

Mlle de Villebon parut hésiter et ne répondit pas. Elle regardait vers un groupe de trois petites qui semblaient comploter quelque malice à l'égard des autres.

Claude, impatiente, répéta:

– Que pensez-vous donc, mademoiselle, qui vous rend ainsi songeuse subitement?

– Je pense que…

– Quoi donc? Dites!

– Je pense que… que… M. de Ryeux n'est peut-être pas… tout à fait, le chaperon qu'il vous faudrait comme compagnon de promenade… Ce n'est pas bien convenable que vous alliez avec lui…

Un sourire malicieux souleva les lèvres de Claude.

– Chère mademoiselle, est-ce que vous imagineriez encore que je m'occupe jamais de ce qui est ou non convenable, pour parler comme vous. C'est un luxe de fille riche, ça! Mme de Ryeux, qui m'a invitée, n'avait pas l'air, d'ailleurs, de penser rien de pareil!

– Mme de Ryeux est si bonne qu'elle ne soupçonne jamais le mal.

Taquine, Claude lança:

– Vous n'êtes pas «si bonne», à ce que je vois!

Mlle de Villebon devint pourpre.

– Claude… mais, Claude… je vous confie, dans votre intérêt… une réflexion qui m'est venue… J'ai entendu beaucoup parler, naturellement, de Raymond de Ryeux qui est un peu parent avec notre famille. C'est un homme très honorable, bien entendu. Mais… mais… je crois qu'il n'est pas un mari… bien fidèle!

– Ah! vraiment? Il est comme les autres, alors. Ce n'est pas bien étonnant. C'est peut-être la faute de sa femme? De quelle espèce est-elle?

– Une personne très élégante, blonde, un peu forte, mais jolie… qui va beaucoup dans le monde…

– Et un peu sotte, n'est-il pas vrai? finit Claude.

– Oh! Claude, quelle idée!.. Pourquoi supposez-vous cela?

– Mademoiselle, c'est votre signalement qui m'a donné cette idée… impertinente…

– Vous ne savez rien d'elle! Alors…

– Oh! non, rien du tout!.. Je suppose seulement. Il doit être plus intelligent qu'elle!.. Du reste, ça m'est égal! Je ne comprends pas très bien pourquoi, en somme, vous ne le trouvez pas pour moi un mentor assez sérieux, car enfin il m'a eu l'air de posséder l'âge canonique. Sa mère m'a annoncé qu'il pourrait être père de plusieurs enfants.

– Il n'en a pas!

– Oui, mais il pourrait en avoir! Je vous cite Mme de Ryeux. Alors, c'est tout comme, et je puis me fier à lui, ainsi qu'à un père. Bonne mademoiselle, ne soyez plus scandalisée… Et allons déjeuner! car mon protecteur viendra m'enlever à une heure et demie.

– Bien… bien… Claude. Je vais ramener, pour midi, les enfants. Voulez-vous avertir Pauline, afin que son déjeuner soit prêt?

– Oui, mademoiselle.

Et Claude, de son pas ailé, partit si bien houspiller la lente et humble servante, qu'à l'heure dite, – à peu près!.. – le premier plat apparaissait dans la grande salle basse où Mlle de Villebon et Claude présidaient le repas des vingt fillettes affamées; Mlle de Villebon s'évertuant à les discipliner, tandis que Claude, distraite, intervenait seulement quand une incorrection trop grave la faisait sortir de son indifférence.

Le service de la grosse Pauline n'était pas rapide, et Claude commençait à croquer ses noix quand, sur la route, gronda le roulement de l'auto. Sans se troubler, elle continua d'enlever la peau d'une belle noix fraîche et en mordit la chair bien blanche. Alors seulement, elle grimpa dans sa chambre, tout en recommandant à Pauline d'annoncer qu'elle descendait.

Elle ne fut, d'ailleurs, pas longue à se préparer; et au bout de quelques minutes, elle revenait emprisonnée dans sa veste de laine, un long voile serrant le petit bonnet émeraude d'où s'échappaient quelques boucles vagabondes sur le front.

Elle eut un rapide adieu pour Mlle de Villebon qui retenait, au seuil de la salle, le troupeau des petites se bousculant pour voir… Et elle apparut dans le jardinet. Devant la barrière, stationnaient l'auto et son conducteur qui attendait, arpentant la route, le pas impatient.

Il eut un sourire à la vue de Claude, à laquelle, carrément, il tendit la main.

– J'avais toujours peur que vous ne changiez d'avis. Maintenant je suis sûr de vous emmener!.. Est-ce que vous n'avez pas un manteau plus chaud?.. Vous allez avoir froid!

Mais elle secoua la tête:

– Je n'ai jamais froid. D'ailleurs, voyez, je suis une personne prudente, quoi que vous supposiez; j'ai emporté mon plaid.

– Bien. Et puis, moi, j'ai des couvertures. Alors, filons vite, pour profiter du soleil.

Il l'installait avec ce soin et cette adresse des hommes habitués à servir les femmes, allongeant sur ses genoux une vaste fourrure. Puis il interrogea:

– Vous êtes bien ainsi?

– Très bien…

– Alors, en route!

Elle répéta: «En route!» sans tourner la tête vers lui; car ses yeux cherchaient, par delà les vieux arbres tors, l'immensité houleuse…

– Vous voulez aller très vite? j'imagine, interrogea-t-il.

– Oui, quand il n'y a rien à voir!

– Bon, entendu!.. Vous doutez-vous que je suis enchanté de l'idée de ma mère?

Elle riposta, imperceptiblement ironique:

– Vous êtes enchanté à peu de frais!.. Je vous ai prévenu que j'étais une ennuyeuse compagne!

– Je n'en suis pas, cependant, convaincu encore… Enfin, on verra bien, comme disent les bonnes gens prudents… Nous montons la côte de Landemer à une sage vitesse, puisqu'elle est jolie… C'est votre avis?

– Oh! oui!

Il n'insista pas. Et la voiture se prit à filer assez vite pour que la sensation de vol vînt griser Claude; pas assez, pour qu'elle ne pût distinguer que des images confuses. Le vent fouettait son visage, soulevant les boucles autour du voile dont les longs pans voletaient éperdument.

Elle regardait avec de larges prunelles, sans un mouvement, ni une exclamation. Ils traversèrent Landemer. Dans les creux des falaises, les bruyères roussissaient. Des fleurs d'or piquaient les buissons épineux des ajoncs. La brise violente courbait les branches, arrachait les feuilles brûlées par l'été, dressait en crêtes neigeuses les vagues qu'elle poussait au large.

Ils laissèrent derrière eux le village où les dernières maisons s'égrenaient sur le haut de la falaise… Et ce fut la route en corniche qui fuyait droite, au-dessus de la mer.

– Alors, maintenant, de la vitesse? fit-il brièvement, un peu tourné vers elle; et, une seconde, il y eut, dans ses prunelles, un éclair, tandis que ses yeux se posaient sur le jeune visage où, dans le pâle ivoire de la chair, les lèvres semblaient deux fleurs de sang.

Elle l'effleura d'un regard que rendait un peu vague l'ivresse du mouvement.

– Oui, c'est cela, vite!

Et alors, ainsi qu'elle l'avait souhaité, ce fut la course vertigineuse, la volupté du danger frôlé, les nerfs exaspérés, tout l'être vibrant sous le choc brutal du vent. Droite, elle regardait presque haletante, ses joues mordues par le souffle de la mer qui lui jetait aux lèvres une saveur de sel et d'eau. Comme des images de rêve, elle voyait fuir des plaines désertes; sur la route, quelques charrettes dont les conducteurs les saluaient d'exclamations furieuses… Puis Gruchy apparut, ses petites maisons écrasées, mélancoliques, dans leurs murs de pierre grise; avec leurs jardinets où, sur un banc, somnolaient des vieux qui se chauffaient au soleil d'automne et relevaient à demi la tête, au bruit de l'auto faisant accourir la bande des gamins aux joues écarlates et barbouillées.

Puis, encore, ce fut la lande, la route nue, la ligne lointaine de la mer, bleue comme le ciel de septembre où l'équinoxe amenait, sans relâche, des nuées lourdes d'un blanc d'argent… Et la silhouette grandissante du phare se découpa sur l'immensité des eaux.

Dans la solitude de la falaise, peuplée par quelques moutons noirs en quête d'une herbe courte, il se dessinait à chaque minute davantage, en lignes plus puissantes qui précisaient les détails de sa masse.

Et seulement alors, Raymond de Ryeux ralentit la course de sa machine, avec une autorité de maître. Plus lentement, elle roula; et il semblait, par contraste, qu'elle n'avançait plus… Puis, enfin, elle s'arrêta devant la barrière qui enserrait le phare et les constructions accroupies à sa base.

– Voilà! Nous sommes arrivés! dit Raymond de Ryeux, se tournant vers sa compagne. Êtes-vous contente? Était-ce bien ce que vous désiriez?..

– C'était exquis! fit-elle: et elle respira largement; une ondée de sang montait à ses joues pâlies un peu.

– Vous n'avez pas eu peur?

– Je n'y ai pas pensé… Vous donnez une telle sensation de sécurité! Vous conduisez très bien.

Il n'y avait nul accent complimenteur dans sa voix; elle énonçait un fait évident, ainsi que lui, le matin, quand il avait parlé de son talent de violoniste.

Tout de même, cette approbation lui fut sensible; elle en eut soudain l'intuition, encore qu'il n'en témoignât rien. Il interrogea seulement:

– Nous laissons un moment l'auto, voulez-vous?.. Il faut que vous voyiez bien la côte…

– Oui, très volontiers.

Il avait sauté à terre et lui tendait la main. Elle se dressa, d'un mouvement un peu incertain de créature qui rentre dans la réalité, et se cambra une seconde, en arrière, d'un geste inconscient. Puis, sans toucher la main qu'il lui offrait, elle sauta à son tour et, au hasard, fit quelques pas, frappant le sol de ses pieds engourdis par l'immobilité.

– Oh! c'est bon de remuer! s'exclama-t-elle joyeusement.

Elle s'avançait vers l'extrémité de la falaise, laissant derrière elle le phare, dont le gardien les regardait, distrait par leur visite soudaine. Au bas de la gigantesque muraille de pierre, la mer jetait sur les roches, des torrents de mousse écumeuse; la côte profilait, loin, sa ligne dentelée, très précise, car il n'y avait pas de brume. Le ciel, balayé par les rafales, était d'un bleu violent, presque aigu.

Raymond de Ryeux arrêta sa compagne par une interrogation drôlement lancée.

– Est-ce que vous vous amusez encore? mademoiselle Suzore. J'espère bien que non.

– Pourquoi?

– Parce que je ne m'«amuse» plus à conduire, moi… Alors, j'aimerais bien causer…

– Quelle singulière idée! fit-elle, moqueuse.

– Ce serait plus gai!

– Croyez-vous?.. Soit… Parlons. Commencez.

– Vous m'intimidez… Vous êtes si peu encourageante!

Ils se mirent à rire. En dépit des quelques sillons blancs qui rayaient ses cheveux sur les tempes, il était bien encore un homme jeune, et il en avait toute l'apparence, surtout en ce moment où ses yeux de loup, pailletés d'or, étincelaient brillants de gaieté, dans le visage fouetté de sang par le rude vent qui avait avivé la couleur des lèvres, – les lèvres gourmandes, saines et fortes, sûrement habiles à la morsure et à la caresse du baiser.

Claude en eut l'impression; et avec son hardiesse paisible de fille avertie, elle pensa, ainsi qu'elle eût jugé quelque lutteur antique:

– C'est un beau mâle que M. Raymond de Ryeux! Il doit, en effet, avoir du succès!

Puis elle continua tout haut:

– Nous allons jusqu'à la plage…

– Vous savez que le sentier est très difficile, taillé à peu près à pic dans la falaise!

– Qu'est-ce que cela fait? dit-elle, insouciante. Ce sera plus amusant!

Il insista:

– Vous n'allez pas vous tuer?.. Avoir le vertige?

Dans les yeux qui s'attachaient à son visage, elle planta ses larges prunelles qui ignoraient la peur des êtres et des choses:

– Jamais je n'ai le vertige. J'ai une tête très solide. Pourquoi en doutez-vous? Ai-je donc l'air d'une femmelette?

– Pas du tout. Vous avez plutôt la mine d'un jeune garçon très résolu.

– Je ne me doutais pas que j'étais si masculine!

– J'ai dit que vous aviez une mine résolue de jeune garçon; mais je ne vous trouve pas masculine!.. Oh! non, pas du tout!

Elle eut une imperceptible contraction des sourcils, hérissée tout de suite, devant la banalité du compliment possible. Et sans répondre, elle s'engagea dans l'étroit sentier qui dévalait jusqu'aux roches du rivage.

C'était vrai que le chemin constituait un vrai casse-cou; très étroit, pierreux, campé au bord du vide, abrupt de plus en plus, à mesure qu'il s'enfonçait vers le sable.

Mais Claude ne s'en embarrassait guère; le pied sûr, elle descendait, souple et ferme, de cette allure vive qui lui était propre, sans s'occuper de son compagnon qui la suivait en silence, attentif à la surveiller; lui aussi, avec une adresse d'alpiniste.

– Prenez garde! lui jeta-t-il seulement comme ils approchaient de la plage. Ici cela devient tout à fait laborieux! Voulez-vous ma main?

– Ce serait bien inutile; merci!.. Je suis accoutumée à me tirer d'affaire toute seule.

Elle descendait, sans peine apparente, en effet, à travers les éboulis, les degrés de plus en plus hauts qui formaient des semblants de marches… D'un dernier bond, elle sauta sur le sable enfin atteint; et, se retournant, attendit son compagnon qui arrivait derrière elle, plus lent mais le pied aussi adroit, l'allure aussi libre.

Il sourit de la voir qui le regardait avec une attention un peu curieuse au fond des prunelles et l'accueillait d'une exclamation moqueuse:

– Eh bien, malgré vos craintes, nous ne sommes morts ni l'un ni l'autre… Et nous sommes fiers de nous! n'est-ce pas?

– Très fiers! approuva-t-il du même ton qu'elle avait eu. Mais vous aviez raison, vous n'avez pas besoin de secours… Est-ce que dans la vie, comme dans les sentiers de falaise, vous ne comptez que sur vous seule?

– Mais… heureusement!.. oui.

– Même dans votre carrière?

– Dans ma carrière, je compte beaucoup sur moi-même… Mais je sais qu'il me faut aussi compter, non pas sur, mais avec les autres.

– Et vous comptez?..

– Que vous êtes curieux!

– Oh! vraiment?.. Je suis confus alors…

Il le disait, mais l'était si peu que Claude se mit à rire:

– Oui, vraiment… Mais vous venez de me procurer une telle promenade, que je vous dois bien une réponse en guise de remerciement. Eh bien, les gens très sages… – comprenez, très avisés!.. – qu'il m'arrive comme à tout le monde de fréquenter, prétendent que je manque de souplesse et devrais apprendre l'art des courbettes. Mais j'espère bien que je l'ignorerai toujours! Je suis pour cela à bonne école, auprès d'Élisabeth Ronal. Depuis ma petite enfance, je la vois prêcher et pratiquer l'indépendance que je trouve, comme elle, le bien par excellence.

Entre ses dents, elle l'entendit murmurer:

– L'indépendance! Est-ce que jamais l'on est indépendant?..

– Bah! quand on le veut fortement!.. Regardez comme la mer nous en donne l'exemple… Comme elle vient vers nous, impérieuse, sans s'occuper de nos chétives présences, qu'elle culbuterait sans même les soupçonner en allant droit vers son but…

– Oui… mais nous ne sommes pas la mer! fit-il un peu ironique.

– Non, nous sommes des volontés conscientes.

Il la regarda curieusement. Elle ne prenait plus garde à lui. Elle s'avançait vers la mer, à travers le chaos des roches, insouciante du sol détrempé par le choc furieux des vagues qui s'écrasaient sur leurs têtes déchiquetées. Tout au bord de l'eau haletante, elle s'arrêta seulement, les mains tendues vers la poussière d'écume qui jaillissait des remous; ses yeux erraient sur l'immense horizon où, lointaines, des voiles passaient, blanches dans la lumière.

Une rafale plus violente fit sauter jusqu'à son visage quelques gouttelettes qui mouillèrent sa bouche. Alors, instinctivement, elle promena le bout de sa langue sur ses lèvres humides, pour recueillir la saveur de la mer.

– Vous avez soif? questionna près d'elle la voix railleuse de Raymond de Ryeux. Alors, nous pouvons remonter. J'ai fait placer votre goûter dans l'auto.

Elle se mit à rire:

– Quelle bonne idée vous avez eue là! Remontons… Prosaïquement, j'ai une faim dévorante!.. Vous, pas?

– Moi?.. Eh bien… moi, aussi!.. Je vous préviens que la remontée va être plus dure encore que la descente. Aussi, je passe en avant.

– Soit, si vous voulez..

Il avait raison, l'escalade était laborieuse; car il ne s'agissait plus de sauter, mais de se hisser sur les vagues degrés, si hauts que, très difficilement, une femme pouvait les gravir. Raymond de Ryeux, qui montait le premier, entendit soudain le rire de Claude. Avec une mine dépitée, elle regardait l'obstacle à franchir, un fragment de roche qui barrait le sentier et qu'il fallait escalader… Il redescendit de quelques pas et se rapprocha d'elle.

– Voyons, ne soyez pas orgueilleuse! Donnez-moi la main. Nous irons ainsi beaucoup plus vite… Montrez-vous une enfant obéissante!

Une enfant!.. A cette appellation paternelle, l'indéfinissable sourire courut sur ses lèvres. Si peu, elle était, et se savait une enfant, même auprès de cet homme, qui avait cependant le double de son âge! Et taquine, elle jeta:

– J'aime mieux aller seule, je vous l'ai déjà dit.

Mais au même instant où elle parlait, une grosse pierre s'ébranlait sous son pied. Une seconde, elle chancela. Aussitôt, elle sentit sa main saisie par la main ferme de Raymond de Ryeux, et de telle sorte, qu'elle comprit qu'il ne la lâcherait point.

– Allons, pas d'imprudence inutile! fit-il avec une sorte de rudesse impérieuse. Vous m'êtes confiée… Je vous rendrai votre liberté seulement quand ce passage sera traversé. Tenez, mettez votre pied là… Puis ici… Bien. Maintenant, un vrai bond pour grimper cet échelon…

Comme il lui commandait, elle s'élança, amusée de subir cette volonté qui s'imposait à la sienne. L'élan avait été si vif qu'elle vint se heurter contre lui, qui fut frôlé tout entier par le jeune corps souple.

Elle éclata de rire et s'exclama:

– Oh! pardon!.. Je vous ai trop bien obéi!

Une seconde, pas même une seconde, il la retint ainsi tout près de lui; – peut-être simplement parce que l'espace était bien étroit où ils se trouvaient réunis, dans le sentier qui surplombait la mer…

Mais tout de suite, elle jeta, la voix un peu mordante:

– Eh! bien, nous n'avançons plus?

– Mais si…

Sans lâcher la main qu'il sentait frémir, impatiente, dans la sienne, il reprit la montée qui devenait, de minute en minute, plus facile.

– Maintenant, merci… Je puis bien aller seule. Je préfère, dit-elle, impérative à son tour.

Cette fois, aussitôt, il desserra sa solide étreinte.

– Allez…

– Pas bien loin!.. Nous arrivons!

En effet, adroits comme ils l'étaient tous deux, ils eurent vite gravi la dernière pente, et ils furent sur la lande déserte où le vent écrasait l'herbe courte.

– Eh! bien, nous voilà encore arrivés sans aventure fâcheuse, malgré vos appréhensions! lança-t-elle, un peu railleuse.

– Des appréhensions bien vaines, je le reconnais. C'est que je ne suis pas habitué à de si vaillante compagne de promenade.

– Mme de Ryeux n'est pas marcheuse…

– Oh! pas du tout, articula-t-il, avec une conviction ironique. Si elle s'était trouvée, pour ses péchés, sur cette lande déserte, sûrement elle n'aurait pas imaginé même qu'on pût s'engager dans le sentier de chèvre que nous venons d'arpenter. Et maintenant, goûtons, voulez-vous?

– Oui. Nous restons ici?

– A moins que vous ne préfériez aller ailleurs? Je prends le panier…

Elle le laissa faire; cela lui semblait tout simple qu'il la servît; et son féminisme prenait un inconscient plaisir à ce que l'homme sentît, même en cette menue circonstance, qu'il n'était pas le maître.

Pourtant, quand il revint, l'instinct de la «ménagère» se réveilla en elle; vive, elle ouvrit le panier pour excursion qui enfermait, avec le goûter lui-même, tous ses accessoires, théière, bouilloire, tasses, assiettes, même thermos… Elle commençait à sortir les bibelots. Il l'arrêta:

– Vous n'avez pas peur du vent, ici? Vous n'aurez pas froid?

– Froid!.. Oh! non!.. Je n'ai pas froid du tout… Voyez comme mes mains sont chaudes!

Elle les lui tendait, d'un geste franc de camarade. Il les prit et les souleva un peu vers ses lèvres; elles étaient longues, fines, très soignées, l'annulaire droit serti par un seul jonc d'or où s'enchâssait une large chrysolithe.

– Puis-je?.. Me permettez-vous?..

– Non, certes, fit-elle, presque raide, avec un froncement des sourcils, qui, une seconde, rendit son visage dur. J'ai horreur du flirt et de tout ce qui en approche.

– Alors, mettons que je n'ai rien dit.

Et aussitôt, il laissa les mains retomber.

– C'est cela. N'oubliez pas que je ne suis rien d'autre qu'une compagne de passage… Je puis dire, plus justement, un compagnon, puisque vous trouvez que j'ai l'air d'un jeune garçon…

– Pas toujours! prononça-t-il brièvement. Vous devez être, ou vous serez… une dangereuse androgyne…

– Dangereuse?

– Oui, pour les pauvres diables qui, bénévolement, se laisseront attirer par vous.

– Vers moi, corrigea-t-elle; mais pas, par moi! Et contre mon gré!

– Quel air de protestation!

– Je ne proteste pas. Je vous livre tout simplement mon idée bien sincère. J'aime trop mon indépendance pour ne pas la défendre contre toutes les intrusions. Voilà. Et maintenant, si nous goûtions?

Il se mit à rire de son accent de gamine affamée. Il prenait le thermos.

– Du thé, voulez-vous?

– Oh! oui, ce sera délicieux!

– Alors, je vais vous installer.

– Où?.. Vous seriez bien en peine…

– Non… dans l'auto…

– Comme une vieille dame?.. Jamais de la vie! Voici ma tasse. Versez-moi ce bienheureux thé; et je vais le prendre là, debout, devant la mer… la mer que dans si peu de jours, je ne vais plus voir!

– Vous êtes fâchée de rentrer à Paris?

– Navrée!

– Pourquoi? questionna-t-il hardiment.

– Pour tant de raisons!..

– Qui sont des secrets?

– Non… Mais je suis un livre à serrure; et je n'ai pas pour habitude d'en donner la clef aux étrangers.

Il ne se laissa pas désarçonner; et gaiement, il prononça:

– Ici, nous sommes en dehors des habitudes.

– C'est vrai… Ce n'est pas l'usage, vous avez raison, qu'une jeune personne s'en aille courir les routes et goûter, sur une falaise déserte, avec un monsieur inconnu.

– Pas inconnu du tout. Vous savez très bien qui je suis…

– Oui… je sais… un peu…

Elle ne poursuivit pas. Elle se souvenait du jugement de Mlle de Villebon, et une indéfinissable expression détendait la ligne ferme de ses lèvres.

Il le remarqua aussitôt.

– Vous avez entendu dire du mal de moi, n'est-ce pas?

Elle mordait son sandwich à belles dents, et négligemment, elle laissa tomber:

– Non… pas du mal!

– Pas du bien, sûrement!

– Ni du bien ni du mal… La vérité, tout uniment, ce me semble…

– Voulez-vous me dire ce que c'était?

Elle rit et but une gorgée du thé brûlant.

– Bien sûr que non! D'ailleurs, je ne m'occupe jamais que de ma propre impression.

– Et quelle est votre impression? Est-ce que vous consentiriez à ouvrir la serrure pour me la confier?.. puisque je suis en cause…

– Je pense que vous êtes très curieux…

– Non!.. simplement, j'aime à m'instruire.

– Sur ce qui se passe dans le cerveau, ou le cœur, des gens que vous rencontrez!..

– Oh! pas de tous!.. Oh! non!.. Encore un sandwich?

– Oui… Ne me trouvez pas une affreuse gourmande. Mais cet air délicieux m'a donné un appétit de loup.

– A moi aussi!.. Alors dévorons! Heureusement, le maître d'hôtel de ma mère a été généreux! Seulement, je fais très mal mon service… J'aurais dû vous offrir une assiette et une fourchette pour manger vos sandwiches, tenir devant vous ladite assiette…

– Un soin bien inutile que vous auriez pris là! Je suis si habituée à me nourrir «en camp volant»… Que de fois, il m'est arrivé de déjeuner comme cela, debout, d'une tasse de lait et d'un petit pain, dans quelque modeste crèmerie.

Il la regarda, presque choqué; mais l'élégante originalité du visage dissipa aussitôt l'impression.

– Ça devait être bien désagréable! remarqua-t-il seulement, très convaincu.

A son tour, elle lui jeta un coup d'œil de sincère surprise:

– Qu'est-ce que cela peut bien faire?.. Est-ce que vous êtes un sybarite?

– Déplorablement… oui, je le crains… Et je n'ai pas envie du tout de me corriger!.. Mon excuse, c'est que depuis ma plus tendre jeunesse, on m'a donné, sur ce chapitre, de très fâcheuses habitudes. Ainsi, j'ai été amené à croire impossible – sauf nécessité absolue! – de manger autrement que devant une table correctement dressée, ayant derrière moi un serviteur, non moins correct, pour me présenter ma pitance… C'est ridicule, mais c'est comme cela… Peut-être, pour cette raison, je ne vous vois pas du tout, avec votre visage, à la Vinci, dans une honnête crèmerie!.. J'aime même mieux ne pas penser que vous pouvez vous trouver dans un pareil cadre!

– Pourquoi?

– Parce qu'il vous va fort mal!.. Je vous avoue mes faiblesses. Ne vous moquez pas de moi!

– Que vous êtes donc «homme du monde»! Moi, je ne suis pas une femme du monde; c'est pourquoi, sans doute, la crèmerie me laisse indifférente.

– Vous n'êtes pas une femme du monde? Qu'êtes-vous donc, alors?.. Voulez-vous me le dire, puisqu'il est convenu que je suis curieux…

– Ce que je suis?.. Une femme qui gagne sa vie!

– Eh! bien, je vous en adresse mon très respectueux compliment d'être inférieur qui ne sait que dépenser l'argent, à lui légué par sa famille.

– Je suppose que c'est là une agréable situation!.. Mais tout de même, vous avez raison, une situation un peu inférieure!.. Je me demande comment un homme qui pourrait devenir quelque chose, se contente d'être une inutilité de luxe!

Une fibre tressaillit en lui. Il lui était désagréable que cette singulière petite fille le jugeât une nullité; d'autant qu'elle avait parlé ni rude ni agressive, seulement un peu dédaigneuse.

Et impatient, il jeta:

– A quoi bon compliquer la vie d'obligations que rien n'impose?

– Rien, peut être, sauf le désir de posséder une valeur personnelle!

Il rit, avec une mine de confusion voulue:

– Je suis très paresseux et tout à fait dépourvu d'ambition. J'avoue qu'il me suffit d'être un pauvre clubman trouvant intérêt à son écurie de courses, et encore à toute sorte de distractions et plaisirs, plus ou moins frivoles, je le reconnais… En toute humilité, je dois confesser que jamais, il ne m'est venu la prétention de valoir quelque chose!..

– Ah? fit-elle, brièvement. Mais je suppose que vous plaisantez! Autrement…

– Vous vous arrêtez?.. Quoi? autrement… Dites… Je veux savoir ce que vous pensez sur mon compte…

– Autrement, je dirais: «tant pis pour vous», s'il en est ainsi!..

Il comprit très bien qu'elle le jugeait avec sa rigueur de femme consciente des difficultés et du prix de la lutte pour la vie qu'il ignorait lui-même… Et aussi avec l'intransigeance des êtres jeunes. Pourtant, il interrogea, mi-dépité, mi-intéressé:

– Est-ce que vous parlez sérieusement?.. ou bien pour me faire honte?.. Vous savez comment on en use avec les petits?

– Je suis très sincère.

– Ah!.. Eh bien, à mon tour de dire «tant pis»! Alors, vous, mademoiselle, vous vous mouvez dans l'existence, attentive toujours à suivre un idéal que vous prétendez atteindre?

A sa profonde surprise, elle ne répondit pas tout de suite; et l'accent était un peu étrange quand elle dit enfin:

– Jusqu'ici, oui, il en a été ainsi pour moi.

– Jusqu'ici?..

Elle haussa les épaules.

– Sait-on jamais l'avenir!

Puis, brusquement, elle fit quelques pas en avant vers la mer. Il ne la suivit pas. De nouveau, il la regardait curieux, et avec le même plaisir des yeux; mais, en lui, demeurait une sorte d'impatience devant la sévère impertinence de son jugement sur lui, qu'il devinait trop bien. Ce en quoi, il voyait juste. Toutefois, chez elle aussi, il y avait de la curiosité. Ce Raymond de Ryeux lui paraissait un type un peu particulier, de cette phalange des gens du monde qu'elle englobait dans un impitoyable dédain. Plus intelligent, semblait-il, que la plupart, cependant; et elle s'amusait de sa galanterie caressante, comme des imprévus de leur situation, sur cette lande isolée. Les hommes qui l'approchaient d'ordinaire, chez Mme Ronal, étaient plus austères ou plus rudes. Avec ses camarades du Conservatoire, c'était autre chose encore… Celui-ci était d'espèce différente…

Comme elle ne bougeait pas, il appela:

– Je crois qu'il faudrait songer au retour, mademoiselle.

– Déjà?..

Vivement, elle avait tourné vers lui un visage déçu; et il oublia son impatience.

Il dit aussitôt:

– Nous resterons autant que vous voudrez!

– Alors, encore quelques minutes de grâce; et puis, en gens bien sages, nous partirons! C'est réellement exquis, cet espace, ce vent, cette solitude, ce silence!

– Ce silence… Hum! nous n'étions pas silencieux tout à l'heure! J'ai même entendu de dures vérités!

Une courte flamme monta aux joues de Claude.

– Prenez-les pour ce qu'elles valent, venues d'une étrangère dont l'opinion n'a cure pour vous. Mais vous avez raison, ma franchise a été malhonnête… Et je m'en excuse!

Maintenant elle souriait un peu, de son sourire indéfinissable où il y avait une ironie à peine voilée. Et il remarqua, un peu âpre:

– Vos lèvres seules s'excusent de votre sévérité; mais votre pensée les désavoue.

Elle rit franchement:

– Je tâche d'être polie comme une dame du monde… et comme une personne reconnaissante de la délicieuse promenade qu'elle vous doit…

– Oh! je vous en prie…

– Mais si… Mais si!.. Je suis trop ravie pour n'être pas très reconnaissante… Et, à mon tour, je voudrais vous être agréable… Mais comment?.. Est-ce que vous aimez beaucoup la musique?..

– La bonne, oui, ardemment!..

Elle glissa, taquine:

– Autant que vos chevaux de courses?.. Eh bien, puisque mon jeu, entendu par hasard, vous a plu, voulez-vous que, en rentrant, je vous joue une page quelconque, à votre choix, pourvu qu'elle soit belle?.. Je n'ai – et je le regrette fort!.. – rien de mieux à vous offrir… seulement une bonne intention…

Il eut l'air si sincèrement ravi, qu'elle comprit combien elle était tombée juste.

– Oh! la bonne pensée! Vraiment, vous daigneriez me faire ce grand, très grand plaisir? Je n'aurais jamais osé vous demander de me le procurer!.. Et pourtant, j'en avais bien envie!.. Que vous êtes délicieuse d'avoir deviné… Rentrons vite!.. Mais, où jouerez-vous?

Elle réfléchit une seconde.

– Dans notre «home» à cette heure, ce ne sera pas bien agréable, les petites seront là!.. Voulez-vous entrer à l'église où je joue chaque dimanche? Je monterai à l'orgue. Vous écouterez dans les rangs des fidèles absents… Et puis… et puis, je disparaîtrai… sans que nous nous revoyions… parce que les paroles ne valent rien après la musique. Ne le trouvez-vous pas aussi? Quand je peux, je les fuis toujours!.. Mon programme vous va?

– Je n'ai qu'à l'accepter… Sans quoi, je m'insurgerais contre la conclusion que vous lui donnez!.. Si vous vous y refusez, nous ne nous reverrons pas aujourd'hui… parce que je n'ai pas le droit de vous imposer mes remerciements, hommages, etc.!.. Mais, dans la suite, il en sera autrement? N'est-ce pas?.. Maintenant que je vous connais, je ne me résignerais pas à vous dire un adieu définitif.

– Nous reverrons-nous?.. C'est possible mais c'est peu probable!.. Nous n'aurons sans doute ni raison, ni occasion pour cela… Nous suivons des routes toutes différentes.

La voix de contralto reprenait ses notes brèves.

Il s'inclina:

– Ce sera comme vous déciderez…

Elle laissa tomber légèrement:

– Bien entendu!.. La chose est convenue, partons!.. Obéissons à l'austère sagesse.

Railleur à son tour, il acheva:

– Pour valoir…

– Dites pour le plaisir de nous sentir bien les maîtres de notre volonté, corrigea-t-elle, vive. Et puis, maintenant, il faut remballer tous les ustensiles du goûter… puisque le «correct serviteur» nous manque!

Il s'apprêtait à l'aider.

– Non, vous n'y connaissez rien! J'en suis sûre! Laissez-moi faire…

Avec une adresse de femme habituée à se servir, elle rangeait les étincelants bibelots. Alors, sans insister, il prépara sa machine et revint seulement pour fermer et soulever le panier de paille qu'il plaça dans la caisse de l'auto.

Puis il prononça:

– Tout est prêt… Voulez-vous que nous repartions?

– Oui, puisqu'il le faut!

– Mettez votre plaid… Le soleil baisse, il ne va pas faire chaud… Étendez cette fourrure sur vos genoux… Ah! attendez que j'attache votre châle par une épingle pour que le vent ne l'écarte pas.

– Oh! merci, je puis bien…

– Non… Laissez-moi faire, enfant volontaire.

– Soit… Comme vous aimez à servir les femmes! Mme de Ryeux doit être une personne terriblement dorlotée!

– Ma femme?.. Non, je ne la dorlote guère… Elle se charge si bien de se dorloter elle-même que je réserve mes soins pour les étrangères.

Claude ne répondit pas. Elle pensait que Mlle de Villebon avait dit vrai. Le ménage de Ryeux n'était pas très amoureux.

Il sauta près d'elle. Alors elle dit:

– Et maintenant, nous ne parlons plus!

– Convenu! fit-il inclinant la tête.

Et la course fantastique recommença. Le soleil s'était voilé sous les nuées plus épaisses que, sans relâche, les rafales apportaient du large. La mer était toute grise, maintenant, soulevée en crêtes écumantes.

Claude, ressaisie par la griserie de la vitesse, contemplait, les yeux songeurs, la fuite éperdue des landes assombries, la mer menaçante, les pauvres villages écrasés sous leurs toitures basses, où les vieux n'étaient plus assis devant le seuil de granit. De nouveau, ils traversèrent Gruchy, entrevirent le Millet de pierre dressé devant le paysage qu'il a aimé… Puis ce fut Landemer… Et du sommet de la côte, apparut le merveilleux horizon de mer, de falaises, la ligne de la côte qui fuyait jusqu'aux plus lointaines profondeurs du ciel tourmenté.

Alors seulement Raymond de Ryeux parla:

– Nous nous arrêtons à l'église?

– Non, il faut que j'aille à Capelle chercher mon violon.

– Allons… Je vous attendrai…

Mais elle secoua négativement la tête.

– Pour que mes doigts ne tremblent pas, il faut que je me repose un instant. Ne m'attendez pas. Capelle est si près de l'église que j'irai très bien à pied. Dans trois quarts d'heure, je serai à l'orgue.

– Bien sûr?.. insista-t-il, avec une sourde irritation de devoir la laisser partir.

– Mais certainement, bien sûr, je vous ai promis… Puisque nous nous quittons, je vous fais mes adieux et vous remercie encore beaucoup… ah! oui, beaucoup… Cette journée aura été une des meilleures de mes vacances… Et mes regrets aussi d'avoir été peut-être, pour votre goût, trop franche dans mes jugements…

– Habitude salutaire, espérons-le pour ceux qui parlent et pour ceux qui écoutent, riposta-t-il flegmatique, un peu railleur à son tour… Peut-être, un jour, ferai-je mon profit de vos conseils. Car tout arrive!

– Oh! jamais je n'ai eu, dans la cervelle, l'idée de vous donner l'ombre même d'un conseil. A quel titre, grand Dieu!.. Au revoir… Et merci encore!

– Au revoir, vous avez dit… Je retiens la promesse… Car, moi aussi, j'ai passé un inoubliable après-midi…

Elle lui avait tendu la main d'un geste de camarade, comme sur la falaise. Cette fois, sans demander de permission, il porta à ses lèvres les doigts dégantés et sa bouche experte appuya un baiser sur la peau tiède.

Puis, vif, sans attendre qu'elle eût protesté, il remonta dans l'auto et dit:

– A tout à l'heure. Je vais vous attendre!




V


Trois quarts d'heure après, il entrait dans la petite église, toute obscure, où, seule, brûlait la lampe du sanctuaire.

Claude Suzore était-elle là? L'idée lui traversa le cerveau que, fantasque comme elle semblait l'être, peut-être elle allait avoir changé d'avis et ne viendrait pas…

A demi-voix, il appela:

– Mademoiselle Suzore, vous êtes là?

Nulle parole ne répondit. L'église était déserte. Il en fit le tour, heurtant des chaises dans l'ombre, irrité d'avoir été joué, très déçu aussi…

Mais, soudain, la porte basse, enfoncée dans l'épaisseur du mur, s'ouvrit de nouveau. Il entrevit une forme mince. Allons, elle venait, fidèle à sa parole. A tort, il avait douté d'elle.

A son tour, elle demandait:

– C'est vous qui êtes là? monsieur de Ryeux.

– Oui; je commençais à avoir peur que vous ne m'ayez oublié.

– Eh bien, vous voilà rassuré. Installez-vous; je grimpe à l'orgue.

Comme il s'était rapproché, il distinguait un peu le blanc visage où les yeux dessinaient deux abîmes d'ombre.

– Je ne puis pas monter avec vous?

– Oh! non… Vous entendriez très mal. Mettez-vous, au contraire, loin, vers l'autel.

Il obéit, sentant qu'il ne pouvait faire autrement. Il entendit le pas vif s'éloigner sur les dalles, tourner sur l'escalier étroit. La lueur d'une faible lampe s'alluma dans la tribune, derrière l'harmonium. Il y eut un silence, puis quelques notes d'accord; et la voix du violon s'éleva dans la solitude et l'ombre, ample, vibrante, chaude ainsi qu'une voix humaine, en un son si large et si plein, qu'il écartait toute idée d'un accompagnement possible.

Alors, Raymond de Ryeux comprit qu'on lui avait dit vrai; cette enfant était une artiste rare qui possédait le don que nulle étude ne pourrait donner.

Certes, elle avait dû travailler beaucoup pour posséder, si jeune, la science qui donnait à son jeu, cette stupéfiante souplesse. Mais c'était d'elle-même que venait la puissance d'expression qui résultait de ce qu'elle sentait la musique, avec une force, et une profondeur émanées de quelque mystérieux foyer qui brûlait en elle.

D'abord, il avait écouté curieusement, séduit par l'originalité de cette séance offerte à lui seul. Puis, parce que – comme il le lui avait dit – il goûtait ardemment la musique, il oublia la violoniste, le cadre, absorbé tout entier, âme et cerveau, par le plaisir d'art.

Le violon se tut. Et comme un altéré, il pria:

– Oh! encore un peu… Encore!

L'artiste obéit. Peut-être son orgueil ne voulait rien devoir à l'homme qui, sur la falaise, avait obéi quand elle demandait «encore»!

Et le chant merveilleux monta de nouveau, s'épanouit avec une pureté grave et passionnée, tombant dans l'âme même de cet homme de plaisirs, où elle réveillait des fibres endormies, l'élevant un fugitif moment au-dessus de lui-même.

Mais soudain, encore une fois, la petite porte basse s'ouvrait. Des fidèles entraient qui venaient dire la prière du soir. Les têtes se dressèrent surprises, vers la tribune, où dans l'ombre, les dernières notes vibraient, telles une aérienne et mystérieuse prière.

Raymond de Ryeux, alors, tressaillit, échappé à l'envoûtement des sons; et, lui aussi, leva la tête vers la tribune. La lampe y était éteinte; et Claude Suzore, déjà, devait être descendue car il n'entendait aucun bruit dans l'étroit escalier, ni pas sur les dalles; sauf celui d'un prêtre, le curé sans doute, qui arrivait à son tour et passait, avec une génuflexion, devant l'autel.

Rapidement, Raymond de Ryeux sortit, oubliant que Claude lui avait demandé de ne pas la chercher, après qu'elle aurait joué pour lui. Mais, dehors, c'était maintenant la nuit complète. Le petit cimetière blotti autour de l'église était désert; et aussi la route qui montait vers Capelle, où des rafales, venues du large, haletaient à travers les branches.




VI


Sortant de son cabinet, Élisabeth Ronal alla appeler, au seuil de la grande salle où les infirmières accomplissaient leur tâche:

– Claude, tu es là?.. Veux-tu venir un instant?

La jeune fille releva sa tête brune, courbée vers le membre malade qu'elle entourait d'une longue bande, et, d'un geste inconscient, repoussa en arrière son voile d'infirmière, blanc comme la longue blouse qui l'emprisonnait.

– Tout de suite, je suis à vous, Élisabeth. J'achève le pansement et je viens.

Une minute, la jeune femme resta immobile à l'entrée de la salle que parcouraient ses yeux attentifs, errant sur les divers groupes des malades et des infirmières. Et son regard était lumineux d'intelligence profonde et de bonté. Sous la clarté des baies très larges, sa silhouette était toute mince dans la correction du sombre tailleur; la ligne du profil se découpait fine et ferme; les cheveux bruns, rayés, en avant, par une grosse mèche blanche, rejetés autour du front, simplement roulés en arrière, sur la nuque.

Elle sourit aux pauvres gens qui la saluaient d'un chaud: «Bonjour, docteur», car elle était très aimée. Puis, après un bref conseil à une infirmière qui l'avait appelée, elle laissa retomber la porte et rentra dans son cabinet.

Humble, s'y tenait une débile créature qui serrait dans ses bras un petit être chétif. Sa forme alourdie annonçait la maternité future. Près d'elle, debout, était une fillette qui paraissait quatre ou cinq ans, les yeux atones, le visage sans couleur; son pauvre corps, si maigre sous la robe, qu'il semblait fait seulement des os de la charpente.

– Allons, petite Cécile, viens que je voie ton bras, dit doucement Élisabeth, attirant la fillette, dont elle caressa les cheveux serrés en une maigre natte. Puis, avec des gestes légers et vifs, elle enleva le corsage qui recouvrait les épaules étroites. Ses yeux étaient remplis de pitié, observant le pauvre petit corps que rongeait la tuberculose, contre laquelle, la science, hélas! ne pouvait plus rien… L'examen achevé:

– C'est bien, mon petit, fit-elle, j'ai vu… Tu vas t'asseoir là et attendre bien sagement Mlle Claude qui va venir te chercher pour te panser… Voici un bonbon que tu croqueras pour te distraire… Tu es une raisonnable petite fille!

Elle rhabillait l'enfant avec le même soin maternel qu'elle avait eu pour la dévêtir. Puis elle se redressa et son regard, alors, tomba sur le corps déformé de la mère. Une sévérité triste assombrit ses yeux.

– Il faut donc encore vous répéter ce que je vous ai dit l'année dernière. C'est un crime… vous entendez bien, un crime… que vous commettez en vous prêtant à donner la vie à de pauvres êtres dont la santé est détruite à l'avance avec le père qu'ils ont!

La femme baissa la tête.

– Quand il revient de l'hôpital, il faut bien que je lui obéisse!..

Élisabeth eut un geste négatif, et fermement, elle dit:

– Il y a des limites à l'obéissance. Dites-lui que, quand il ne boira plus, vous consentirez à être mère. S'il ne vous écoute pas, envoyez-le-moi. Je tâcherai de lui faire comprendre qu'il n'est pas permis de créer des êtres, quand c'est pour les destiner sûrement à souffrir, même plus, à mourir…

La femme baissait toujours plus la tête. Mais avec une figure lasse et butée, elle répéta:

– Il ne m'écoutera pas. Il me battra si je ne veux pas ce qu'il veut, lui…

Élisabeth n'insista plus. Elle le savait trop bien qu'elle prêchait l'impossible. Elle avait parlé dans un élan de révolte devant la misère du pauvre corps d'enfant. Mais c'était vrai que, même le voulût-elle, la malheureuse qui se tenait là, avec un air de bête écrasée, ne pouvait résister au maître, et peut-être, d'ailleurs, n'en avait pas le désir. Lui, Élisabeth le connaissait bien, brûlé par l'absinthe; les trois quarts de l'année à l'hôpital, revenant juste au logis pour rendre mère, la misérable qui, passive, voyait ensuite mourir ses petits. A la fin du précédent hiver, elle en avait perdu deux. La gamine qu'Élisabeth venait d'examiner arrivait de Berck; et même la brise iodée, respirée tout l'été, n'avait pu vaincre le mal. Le bébé décharné que la mère serrait sur sa poitrine allait, à son tour, en être la victime… Pour Élisabeth Ronal, c'était une vraie souffrance que de se sentir impuissante… Rien, elle ne pouvait rien… Sinon se dévouer toute, pour soutenir et consoler…

Claude entrait, svelte sous sa blouse, marquée vers l'épaule de la croix rouge. Échappées au rigide bandeau du voile, quelques boucles frôlaient le front.

– Claude, vois donc si Mlle de Villebon pourrait maintenant – ou dans peu de temps, – donner le bain fortifiant à ce petit! Asseyez-vous dans la galerie d'attente, madame Lefort. Il y fait bien chaud. Mlle Claude va venir vous donner la réponse; et elle emmènera Cécile pour le pansement.

Déjà, Claude revenait, un peu haletante d'avoir monté en courant l'escalier du sous-sol où étaient installées les cabines de bain.

– Dans dix minutes, Mlle de Villebon aura fini avec la petite Baudache. Elle pourra baigner l'enfant.

– Parfait!.. Vous avez entendu? madame Lefort. Descendez donc avec Mlle Suzore qui va vous conduire à la salle de bains; et pendant que vous déshabillerez votre bébé, elle s'occupera de Cécile. Allons, au revoir, soignez-vous bien aussi. Claude, tu lui donneras un flacon de kola. Ce lui sera bon et tu m'apporteras sa fiche, que je l'annote.

Tout en parlant, elle appuyait sur le timbre, pour qu'un nouveau visiteur fût introduit.

Et Claude disparut, guidant la femme qui la suivait, la marche traînante. Elles laissèrent la petite Cécile assise sur la banquette d'attente où Claude allait venir la rechercher; et par un escalier blanc comme l'était tout le dispensaire dont le ripolin avait revêtu les murs, elles descendirent dans le sous-sol, éclairé par de vastes soupiraux. De chaque côté de l'allée, des cabines pour les bains. Des cris d'enfant s'échappaient de certaines, mêlés au bruit des voix. A gauche, une baie ouverte laissait voir la longue pièce, où, devant la table, une infirmière préparait le coton à stériliser et les bandes à pansement. Une autre, devant une armoire béante, atteignait les draps que l'œuvre fournissait avec une couverture pour une quinzaine, et qui, ce temps écoulé, étaient rapportés au blanchissage. Quand Claude passa, un vieux déposait justement le fardeau qu'il rapportait. Il interpella la jeune fille:

– Eh! madame, je voudrais bien des toiles propres!..

– Ce n'est pas moi qui les donne. Demandez à Madame, fit-elle, indiquant la jeune femme occupée à l'armoire, une brune charmante dont le visage émergeait du col d'Irlande, apparu par l'échancrure de la blouse.

Et continuant sa route, elle alla frapper à la porte d'une des cabines où hurlait un petit. Elle frappa.

– Mademoiselle de Villebon, voici Mme Lefort que le docteur vous envoie.

– Bien, qu'elle entre. Nous avons fini avec Mme Baudache.

Elle entr'ouvrit la porte. En effet, une femme rhabillait une espèce de petit avorton qui crispait son maigre corps et criait à pleins poumons. Éperdument, il se débattait entre les mains qui prétendaient lui entrer une brassière.

– Il souffre? interrogea Claude.

– Non… non… Il est rageur seulement. Aussi, nous ne nous occupons pas de ses protestations et nous l'habillons bon gré mal gré.

En effet, la mère et l'infirmière s'évertuaient à revêtir les bras, aussi minces que ceux de quelque poupée, les jambes gigotantes tachetées de boutons.

Claude les laissa, remonta, toujours courant, l'escalier clair, reprit au passage la petite Cécile qui n'avait pas bougé de son banc, et l'introduisit dans la salle de pansements.

– Je reviens tout de suite, petite fille; assieds-toi là. Je fais une commission pour le Docteur, et puis, je m'occupe de toi!

L'enfant obéit avec une docilité d'animal dressé; et sans un mot, la même expression morne sur son visage souffrant, se laissa placer sur la chaise blanche, trop haute pour ses petites jambes, qui battaient dans le vide.

Et Claude disparut très vite pour aller chercher la fiche demandée par Élisabeth.

Avec des centaines d'autres, portant le nom, les détails sur le malade, le traitement suivi, la fiche était enfermée dans le meuble à coulisse qui occupait un des angles de la vaste salle d'attente, où, sur des bancs, rangés les uns derrière les autres, les malades attendaient leur tour de consultation, sous la garde d'une surveillante. La salle était baignée d'air, de lumière, même par ce jour gris d'automne. Sur le ripolin immaculé, un grand Christ allongeait des bras douloureux. Une petite table servait de bureau.

Il y avait bien là une cinquantaine de malheureux, venus chercher des soins. Dociles, ils attendaient, rangés, sur les bancs, selon leur tour d'arrivée. Une allée séparait les malades qui étaient là pour le docteur Ronal, de la phalange des mères, qui amenaient leurs petits à l'examen du docteur spécialiste pour la vue, dont c'était le jour de consultation. Il y en avait de tout petits qui sommeillaient ou geignaient entre les bras des femmes, appliquées à les tenir paisibles; et de plus âgés qui eux, avaient peine à demeurer tranquilles sur leur banc, se levaient, tombaient, criaient; ce qui provoquait les «chut!» impatients de la surveillante, très sévère sur le chapitre de la discipline.

Quelques mères ayant imaginé de promener leurs nourrissons pour les endormir, elle les rappela vivement à la règle, qui était d'attendre à sa place, en silence.

Du côté des adultes, nulle infraction. Tous, vieux ou jeunes, attendaient, avec une expression de patience résignée.

Les yeux se tournèrent vers Claude, qui entrait et eut un petit signe de bienvenue à des habitués qui la saluaient. Elle fourragea dans le meuble aux fiches, le geste précis, découvrit aussitôt ce qu'elle cherchait et porta le papier à Élisabeth, occupée maintenant à recueillir les confidences d'une jeune femme qui avait un visage désolé.

Claude, discrètement, posa le papier sur le bureau et disparut, regagnant la salle de pansements, où les huit infirmières, de service ce jour-là, accomplissaient leur tâche. Par les hautes fenêtres, là aussi, s'épandait largement la mélancolique clarté d'octobre, sur les murs luisants, couleur de neige, aux angles arrondis, sur la faïence blanche des lavabos, sur le métal étincelant des outils étalés sur la table, derrière laquelle se tenait l'infirmière auxiliaire.

Et puis, assis sur les chaises blanches, elles aussi, la ligne des misérables qui venaient chercher, sinon la guérison, du moins le soulagement, et autour desquels s'empressaient les infirmières. Sur les plaies, elles mettaient les compresses, enroulaient les bandages, et leurs gestes avaient une douceur adroite, suivis par le regard anxieux des patients, hommes et femmes de tout âge.

Claude était revenue vers l'enfant qui attendait toujours sans bouger, ni parler, ni penser, et elle lui sourit:

– Eh bien, nous allons maintenant te soigner, petite fille.

Et elle s'agenouilla pour laver les plaies qui ensanglantaient les pauvres membres.

Jusqu'au bout de la longue salle immaculée, c'était ainsi des souffrances qui imploraient l'apaisement, que, depuis le début de l'après-midi, leur dispensaient les mains compatissantes.

Et après ces malheureux, d'autres encore, ce jour-là, allaient venir, pour lesquels l'inlassable charité poursuivrait son œuvre…




VII


Le dernier malade était sorti, les instruments soigneusement stérilisés, et Élisabeth avait dit à ses aides:

– Maintenant, allons goûter!

Dans son accent, il y avait l'intime joie d'une créature consciente d'avoir bien rempli sa tâche.

Claude refoula, bravement, le «Enfin!» qui lui montait aux lèvres, cri de délivrance instinctif; et, tandis que ses compagnes passaient au lavabo et y enlevaient leurs blouses, elle grimpa dans sa chambre, sa cellule, comme elle disait. Elle aussi rejeta son uniforme de service. Mais sa main l'écartait d'un geste presque violent; et des mots – combien sincères! – s'échappaient de ses lèvres tremblantes un peu…

– Quel supplice, de tels après-midi!

A pleins poumons, devant sa fenêtre large ouverte, elle aspirait l'air humide, presque glacé, du crépuscule d'automne, tout en vaporisant sur elle le jet d'un flacon qui embaumait le muguet.

Mais sa main était machinale, tant sa pensée était envahie par l'instinctive révolte de son être jeune, sévèrement contraint tout l'après-midi à l'austère labeur.

– Comment vais-je retrouver le courage d'être encore une véritable aide pour Élisabeth! C'est odieux, cette odeur de misère, de maladie, de saleté, de blessure! Oh! il me semble que j'en suis imprégnée à ne pouvoir m'en délivrer!

Pourtant, elle venait de baigner son visage d'eau fraîche, brosser les boucles rebelles autour du front, savonner les mains qui, adroites, avaient pansé les plaies, très doucement. Elle songea, un peu calmée par la violence même de sa révolte:

– Peut-être l'accoutumance va me venir en aide! Mais pourquoi, tout à coup, ai-je si fort l'horreur de tant de laideur dans les visages, dans les maisons de pauvres qui forment notre quartier, qui entourent la mienne! Ah! la misérable chose que je suis!.. pour un instant seul, j'espère!

Pourtant, depuis des années, même avant qu'elle partît pour Landemer, deux mois plus tôt, elle accomplissait cette tâche comme un devoir tout simple, qui l'intéressait fort… Elle estimait, très sincère, que toute créature se doit à un devoir et, dans la mesure de ses moyens, à ceux de ses semblables qui ont besoin de son assistance.

Et puis, là-bas, libérée de ses devoirs quotidiens, maîtresse absolue d'elle-même et de son temps, elle semblait brusquement s'être transformée. On eût dit qu'en elle, avait jailli une poussée d'égoïstes désirs, d'aspirations violentes vers la fortune, le succès qui enivre, une vie harmonieuse artistement; une soif d'indépendance l'étreignait, avec le besoin de dominer gens et choses. Ainsi de méchants prisonniers longtemps captifs, se redressent impérieux, sentant moins la main du maître, et réclament la liberté, prétendant vivre leur vie.

Comme à Landemer, le jour où elle avait reçu la dernière lettre d'Élisabeth, elle regardait machinalement son image éclairée de reflets bizarres par la petite lampe dont la brise faisait trembler la flamme. Visage de jeune sphinx, sévère, presque dur, où, dans les prunelles élargies, luisait la lueur montée des plus intimes profondeurs de l'être moral.

Elle pensait:

– Sans doute, l'influence d'Élisabeth va me ramener à ce que j'étais! Mais, à cette heure, je ne me sens plus qu'une vilaine âme d'arriviste qui veut jouir de tout ce qui est séduisant dans la vie, mordre dans ses plus beaux fruits, en épuiser la saveur… Je ne peux pas… Je ne dois pas!

«Je ne dois pas!» C'était la disciple d'Élisabeth Ronal qui avait pensé cela. Mais la nouvelle Claude, la révoltée, se dressait aussitôt. Elle ne devait pas? Pourquoi?.. Quelle loi le lui interdisait?

«Accepter la vie telle qu'elle se présente dans son implacable force et la dominer par la volonté», depuis son enfance, Claude s'entendait dire que c'était là le devoir, pour un être qui veut valoir.

Mais valoir, tenir à valoir… pourquoi? pour qui?.. Pour elle-même?.. Et ensuite?

Quelle vaine jouissance, on lui avait offerte ainsi!..

Quelqu'un le lui avait dit, il n'y avait pas très longtemps, et alors, elle avait écouté, un peu méprisante… Qui donc?.. Ah! oui, ce Raymond de Ryeux. Voici donc que, tout à coup, elle arrivait à la même conclusion que ce frivole et égoïste clubman! Vers quels bas-fonds descendait-elle soudain?

– Eh bien, Claude, tu ne viens pas? Que fais-tu donc?.. appela la voix d'Élisabeth.

Claude tressaillit, rejetée brusquement dans la réalité de sa vie. Elle était folle de rêvasser ainsi! En hâte, elle répliqua:

– Me voici tout de suite! Élisabeth.

Et, en effet, quelques minutes après, elle entrait dans la galerie attenante au cabinet d'Élisabeth, dont celle-ci avait fait une sorte de petit hall pour recevoir ses amis. Sous la clarté des lampes voilées, mais nombreuses, car Élisabeth adorait la lumière, la pièce était singulièrement hospitalière. Des meubles cannés, parmi lesquels un divan, quelques fauteuils où s'enfonçaient des coussins de cretonne.

Devant la baie vitrée, retombaient, à cette heure, des voiles persans. Au mur, quelques gravures, véritables œuvres d'art, deux grandes aquarelles, visions de prairie et de sous-bois. Au-dessus du piano, avec lequel voisinaient le pupitre et le violon de Claude, une admirable vue de mer, encadrée par deux reproductions en grisaille des chanteurs de Della Robbia.

Dans un angle, la bibliothèque tournante, lourde des volumes qui s'y pressaient. Des livres aussi, des revues sur les tables nombreuses; même sur le bureau de travail qui servait à Élisabeth et à Claude. Quelques plantes vertes. Et beaucoup de fleurs; – des fleurs très simples, des humbles, mais généreusement prodiguées pour épandre à travers la pièce une senteur de jardin.

Les visiteurs étaient arrivés pendant que Claude s'attardait à songer. Des intimes qui savaient qu'après ses consultations au dispensaire, Élisabeth se reposait un peu, en accueillant ses amis; et aussi tous ceux et celles qui venaient chercher l'appui de son jugement dont la précision claire était celle de ses diagnostics.

Quand Claude apparut, des conversation s'étaient déjà établies, très animées. Toute préoccupation touchant au dispensaire rigoureusement écartée, – pour une trêve nécessaire, – les propos se croisaient sur l'art, les lettres, la politique, les questions sociales; propos de gens incapables de papotages, très intelligents, tous individualistes, dont les goûts et les idées différaient comme leurs occupations mêmes.

En effet, parmi les nouveaux venus, il y avait une frêle artiste anglaise, Lily Switson, qui faisait des eaux-fortes déjà très remarquées et qu'Élisabeth avait sauvée, alors que le travail l'avait épuisée. Peu à peu rétablie, de retour de Davos, elle avait repris son labeur opiniâtre de fille qui veut arriver, attendue en Angleterre par un fiancé artiste lui aussi.

Et encore, il était venu une femme aux cheveux grisonnants, Mme Albran, qui avait des allures masculines et une âme d'apôtre pour diriger, avec une maîtrise égale à son inlassable charité, une œuvre de travail à domicile à l'intention des ouvrières.

Attentive, elle écoutait, au moment où Claude entrait, les explications que donnait, sur la question des logements ouvriers, Étienne Hugaye, neveu de la vieille marquise de Ryeux, un garçon d'une trentaine d'années, qui, aristocrate par sa naissance et son éducation, ses attaches, vivait pour le peuple, prenait la cause de toutes les misères dans les conférences, les articles auxquels il livrait la majeure partie de son temps… Il avait l'abord froid, aisément agressif avec les gens de sa classe, la parole un peu âpre, la pensée intransigeante, le cœur chaudement généreux, une volonté inflexible et rude. Pour Élisabeth, il éprouvait une admiration enthousiaste, très fier de l'estime qu'elle lui accordait, parce qu'elle sentait la sincérité de sa pitié active pour les misérables.

Il aimait à lui soumettre ses idées, ses essais, les projets qu'il s'appliquait à réaliser, insouciant des obstacles.

Ce jour-là, il avait amené un journaliste avec lequel il faisait campagne pour les maisons ouvrières, singulier garçon, très fruste, fort intelligent, qui avait un type d'anarchiste et était un remarquable musicien.

Un petit cercle s'était formé autour d'eux, dans lequel figuraient plusieurs des infirmières. Débarrassées de leur blouse, elles étaient redevenues d'élégantes femmes du monde, quelques-unes très jolies, jeunes pour la plupart.

Mlle de Villebon, elle, avait entrepris le docteur spécialiste pour les yeux, qui venait de finir ses consultations; un jeune philanthrope, lui aussi, dispensateur pour les pauvres, de son temps et de sa fortune.

Et un peu plus loin, Élisabeth causait avec d'autres infirmières et le docteur Delbeau, son maître de jadis, aujourd'hui son ami, venu, après ses consultations, lui demander une tasse de thé, «pour se reposer!» disait-il.

Près de lui, grand, robuste, coloré sous ses cheveux blancs coupés court, elle paraissait singulièrement jeune encore en ce moment où l'animation de la causerie détendait ses traits fatigués.

L'apparition de Claude l'interrompit et elle s'exclama d'un accent d'amicale gronderie:

– Mais, Claude, ma petite, que deviens-tu donc? Le thé est là. Sers vite; il sera froid et trop fort.

Claude ne s'excusa pas. Mais, tout de suite, elle alla, serrant au passage des mains amies, vers la table où le plateau était posé et prit la théière.

Lily Switson s'était rapprochée.

– Je vous aide? Claude. Comme les vacances vous ont bien réussi! Vous me donnez une terrible tentation de vous demander quelques séances de pose… Je suis sûre qu'avec vous, je ferais quelque chose d'intéressant!

– Lily, où trouverais-je jamais le temps de poser!.. Tenez, voulez-vous porter une tasse de thé au professeur Delbeau? Prenez le sucre aussi…

Elle-même se mettait à circuler parmi les groupes, silencieuse, distribuant les tasses, avec la conscience qu'elle eût apportée à remplir une sérieuse tâche. Pour Élisabeth, seule, elle eut un sourire:

– Voici, grande amie; croquez vite une tartine… Vous en avez besoin, après vous être tant dépensée, tantôt!

– Nous avons vu de bien grosses misères, n'est-ce pas? mademoiselle de Villebon. Je ne suis pas tranquille pour la petite Dupage. J'y passerai ce soir.

Claude, qui avait entendu, protesta:

– Ça, non! Élisabeth… Après un après-midi comme celui d'aujourd'hui, vous devez vous reposer; toute la matinée, déjà, vous avez circulé. Soignez-vous donc un peu, vous-même, de temps en temps!

Élisabeth se mit à rire.

– Vous entendez, docteur, cette petite qui se mêle de donner des consultations. Claude, porte plutôt du lait à Hugaye qui m'a l'air de fourrager inutilement sur le plateau.

Elle obéit et versa le lait dans la tasse que lui tendait le jeune homme. Tous deux étaient sous la haute clarté d'une lampe, près de la table. Claude, debout, s'était mise à grignoter une tartine de pain bis.

Étienne interrogea:

– Qu'est-ce que vous avez fait cet été? Claude.

Ils étaient de vieux amis et se traitaient comme tels.

– A Landemer? J'ai joué du violon, j'ai lu, j'ai vagabondé sur les falaises et dans d'exquis petits sentiers… J'ai même été une fois en auto!

– Une fois?..

Elle rit.

– Oui, une fois, une seule fois!.. Et c'est à votre tante, Mme de Ryeux, que je le dois. Elle a demandé à son fils de m'emmener à la Pointe de Jobourg. J'ai fait une exquise promenade!

– Avec son fils?.. Avec Raymond de Ryeux?..

– Mais oui!.. Est-ce qu'elle a un autre fils?

– Non, bien entendu. Mais quelle diable d'idée a-t-elle eue là de vous envoyer ainsi avec Raymond?.. Il n'était pas du tout un… chaperon pour vous!

Une lueur d'amusement brilla dans les prunelles de Claude:

– Vous parlez comme Mlle de Villebon! Pourquoi donc traitez-vous avec tant d'irrévérence, l'aimable idée de votre tante? Son fils m'a paru un monsieur très correct. Nous ne nous sommes pas dit un mot durant le trajet. Nous avons bavardé seulement à Jobourg, en descendant la falaise, et au goûter!.. Pour être un homme du monde, il n'était pas stupide!..

– Merci pour lui!.. Vous lui avez donc fait de la musique?.. Je me souviens de l'avoir entendu parler de votre talent!

– Vraiment?.. C'est gentil à lui! Il aura été reconnaissant. Afin de le remercier de m'avoir si bien promenée, j'ai joué pour lui, tout seul, dans l'église d'Urville.

– C'est vrai, tout cela?.. Vous ne vous moquez pas de ma candeur?..

– Très vrai!

Il la regardait avec une sorte de stupéfaction mécontente.

– Eh bien, je ne vous en fais pas mes compliments.

– Je ne vous les demande pas! lança-t-elle, taquine.

Comme s'il n'avait pas entendu, il continuait rudement:

– Je me demande à quoi a pensé Mlle de Villebon, d'autoriser cette absurde équipée.

– Mais Mlle de Villebon n'avait rien à autoriser ou à interdire, riposta-t-elle avec insouciance, un peu hautaine. Je suis libre, j'imagine, de mes actes.

– Très exact, vous avez raison. Recevez mes excuses de m'être mêlé de ce qui ne me regarde pas.

– Bon!.. Alors, puisque vous reconnaissez vos torts, faisons la paix!.. Vous me demandiez ce que j'ai fait à Landemer?.. J'ai aussi regardé Mlle de Villebon soigner son troupeau.

Une impatience passa en éclair dans les yeux gris du jeune homme.

– Et vous l'avez aidée?

– Bien peu… pour ne pas dire «point», si j'ose un tel aveu. Je ne me sentais pas un brin altruiste, à Landemer.

Une expression désapprobatrice assombrit le visage d'Étienne Hugaye.

– Je suis sûr que vous vous calomniez.

Elle eut un petit rire bref:

– C'est que vous êtes une belle âme; vous jugez les autres à votre image; comme Mlle de Villebon qui, très sincèrement, ne connaît rien de plus passionnant que de faire du bien à ses semblables… Si elle n'était très charitable, elle aurait été plus d'une fois scandalisée de ma misérable insouciance pour les obligations de la solidarité! Peut-être, à Paris, près d'Élisabeth, je vais redevenir un peu meilleure… Mais ce n'est pas sûr!

Elle parlait avec une légèreté ironique, amusée de l'irritation qu'elle devinait chez son sévère interlocuteur.

Leurs rapports étaient tout particuliers. Elle aussi l'estimait. Mais résolument, en toute occasion, elle s'insurgeait contre son intransigeance autoritaire qui la choquait, elle si indépendante et de pensée si souple; contre son austérité qu'il eût voulu voir partagée par tous, comme la source d'un bonheur né du renoncement à la joie de vivre.

Très souvent, elle le choquait; quelquefois même elle le blessait; mais toujours elle l'intéressait, alors même qu'elle l'irritait jusqu'à l'exaspération. Seulement, combien de plus en plus, elle lui paraissait inquiétante! Il reprit:

– J'espère bien, moi, que vous êtes toujours la même, très généreuse quoi que vous en disiez… Car j'ai besoin de votre concours.

– Pour?

– Pour venir faire entendre un peu de musique à mon cercle ouvrier.

La même obscure rébellion, qu'elle ne s'expliquait pas, frémit au cœur de Claude. Aller retrouver là, encore, cette atmosphère de pauvreté dont il semblait que, peu à peu, le dégoût lui venait! Pourtant, plusieurs fois déjà, et de très bon cœur, elle avait été ainsi donner à des humbles, l'aumône de son talent. Elle avait aimé la ferveur de leurs applaudissements… Alors qu'avait-elle donc?..

Bravement, peut-être parce qu'au passage, elle rencontrait le regard lumineux d'Élisabeth, elle domina tout de suite la honteuse impression:

– Je serai à votre disposition, Étienne, le soir où vous voudrez.

– Bien. Merci beaucoup, Claude. Je vous dirai, ces jours-ci, la date exacte du concert. Croyez-vous que votre amie, Rita Delviani, consentirait à chanter?

– Étienne, vous m'en demandez trop long. Mais Rita viendra, je pense, tout à l'heure. Vous pourrez lui adresser vous-même votre requête… Tenez, les dieux sont pour vous, la voilà justement!.. Ah! Sonia aussi!..

En effet, la porte venait encore de s'ouvrir devant deux nouvelles visiteuses très différentes d'aspect: une superbe créature, grande, très forte, des yeux de velours sombre, une bouche délicieuse sur des dents de bébé, un air joyeux de bonne fille qui goûte la vie avec des lèvres gourmandes, Rita Delviani, la chanteuse dont la voix était d'un admirable métal.

L'autre, Sonia Lavernoff, une Russe, étudiante en médecine, d'une vingtaine d'années, qui avait des yeux clairs de mystique, dans un masque rude. Insouciante de la pauvreté, elle poursuivait ses études pour atteindre les grades qui lui permettraient de s'en aller exercer un ministère charitable dans une région perdue de la Russie.

Claude lui serra amicalement la main car elle admirait fort sa valeur morale; tandis que Étienne Hugaye évoluait pour se rapprocher de Rita. Il la savait très généreuse, toujours prête à faire, pour les malheureux, le don de sa belle voix; et, à cause de cela, il lui pardonnait les allures que sa rigidité et son éducation condamnaient.

Il dut attendre un peu pour l'aborder. Après avoir gaiement pris contact avec Élisabeth et ses hôtes, elle était revenue à Claude et demandait:

– Claude, ma petite, voulez-vous, dimanche prochain, venir jouer dans un concert à Rouen? Je chante. Nous partirions le matin avec la troupe des artistes. Ce n'est pas bien avantageux… Mais vous savez mon principe. Quand on débute, il faut surtout se faire connaître; donc ne jamais refuser une occasion d'être entendue. Le cachet n'est pas fort, mais le voyage est payé… Ça vous tente-t-il?

– Bien sûr! fit Claude, rieuse. Rien que le voyage me tenterait… C'est si amusant de remuer!.. Expliquez-moi ce qu'il faudrait jouer…

Rita, très volontiers, se mit en devoir d'expliquer. Mais elles furent interrompues par une exclamation du professeur Delbeau:

– Est-ce que nous n'allons pas avoir un peu de musique?.. Les deux artistes seraient bien aimables de ne pas s'absorber dans leur aparté.

Le petit journaliste hirsute avait aussitôt dressé la tête, abandonnant les «logements ouvriers». Ses yeux vifs regardaient avec envie le groupe des deux jeunes femmes qui, en riant, terminaient sans façon leurs arrangements.

Puis Rita se rapprocha:

– Docteur, qu'est-ce qu'il vous faut?.. Du chant?.. du violon?

– Tous les deux.

– Quelle gourmandise…! Claude, voulez-vous jouer seule, d'abord… parce que, moi aussi, j'ai envie de vous écouter… pour me mettre en train…

Elle s'était assise au piano. Claude vint se placer près d'elle… Et elles commencèrent. Alors, instantanément, les conversations cessèrent. Tous, même les pures intellectuelles comme Mme Albran, étaient saisis par la magie des sons. Étienne écoutait, son cerveau d'observateur se prenant, une fois de plus, à chercher le mystère d'une personnalité que ne livrait guère cette troublante Claude. Le petit journaliste semblait hypnotisé; son regard ne quittait point les artistes. Les yeux mystiques de Sonia rêvaient; et ceux de Lily détaillaient le visage de Claude, devenu ardent et grave, notaient le mouvement harmonieux du bras qui faisait frémir l'archet.

A travers la maison où, une heure plus tôt, montaient les plaintes de la souffrance, s'épandaient maintenant les sonorités du chant qui s'élevait pareil à une voix humaine, toute vibrante d'une passion d'abord contenue, puis épanouie dans une allégresse triomphante.

Quand Claude se tut, laissant retomber son archet, Rita se tourna vers elle, avec l'exclamation qui était dans toutes les pensées:

– Ma petite, vous avez encore fait des progrès depuis cet été!

Les paroles se croisaient, tandis que Claude, une faible lueur pourpre sur les joues, reposait son violon d'un geste presque tendre, elle si peu démonstrative. Elle souriait parce que Rita poursuivait drôlement:

– Vous savez, Claude, vous devenez dangereuse, au moral s'entend, pour vos auditeurs! Vous avez un jeu qui rend tout prêt à la chute… s'il y a occasion!

Rita Delviani ne se doutait pas qu'en ce moment même, le docteur Delbeau disait à Élisabeth:

– Comme elle joue, cette gamine! Elle n'a plus rien d'une écolière. C'est une vraie femme. Mon amie, gare à l'éveil! Il est tout proche.

– L'éveil?.. Oh! pas encore, j'espère.

– Vous espérez? Pourquoi? C'est beau, le développement normal de l'être.

– Très beau… oui… Mais si inquiétant aussi! Ah! comme nos enfants nous échappent vite.

– Toujours l'évolution, l'inévitable évolution!

Encore une fois, pensivement, elle fit «oui». Le docteur la regardait, trop observateur pour n'être pas perspicace; mais aussi, trop discret pour lui laisser voir qu'il percevait en elle une obscure préoccupation au sujet de Claude; et amical, il dit seulement, tout haut:

– Pour votre tranquillité… – et celle de Claude! – tâchez de n'être pas ainsi «mère poule». Vous avez élevé cette petite, donc elle doit être bien trempée… Vous l'avez élevée – et Dieu sait que je vous en approuve! – de façon à lui permettre d'acquérir une personnalité. Eh bien, cette personnalité est en train de se révéler. Voilà tout! Il ne faut pas vous en plaindre!





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