Книга - Le Coeur Brisé D’Arelium

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Le Coeur Brisé D'Arelium
Alex Robins









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© 2021 Alex Robins



Couverture et Formatage par Damonza

Carte intérieure par Alex Robins

Traduction par Sophie-Marie Slonka



ISBN 978-2-9576580-5-3 (e-book)

ISBN 978-2-9576580-6-0 (broché)



Publié par Tektime



www.warofthetwelve.com


Table des Matières

Chapitre 1: La Fosse (#u97cc3d35-ce81-52c2-b4e3-410b09df4f16)

Chapitre 2: La Deuxième Loi (#u8b684a6e-3086-579a-92ce-fa3d719208de)

Chapitre 3: Les dagues du jongleur (#u7479820b-3c9b-54cc-90e0-9b14281a7806)

Chapitre 4: Le retour à Jaelem (#u2d9e4889-e1ca-5cb6-8fd9-9d56f6ff6806)

Chapitre 5: Ricochets (#ud6b8b1fe-d0f6-5189-9ed0-b3c31b98902d)

Chapitre 6: Le poisson gravé (#uaa49e848-8992-510a-90ed-2e70c63e02a6)

Chapitre 7: Arrivées et départs (#u3e71f301-c87a-5e1b-8b43-2e74df173466)

Chapitre 8: L’Histoire des Douze (#uf5491096-a6b7-5813-ae5c-75acb183934e)

Chapitre 9: L’aveuglement de l’orgueil (#uaec2764a-a668-5d7c-8dad-35ea19db3b94)

Chapitre 10: Un conseil de guerre (#u3a6c5d5a-c62a-5690-b3d0-7a5b04d5a2c8)

Chapitre 11: Amitiés conquises et ruinées (#uc1628a48-2097-53b1-a17a-cb6743918882)

Chapitre 12: La donzelle de la Kermesse (#u895e7226-317f-51ae-9027-08880ce8f2bb)

Chapitre 13: Les falaises de Kessrin (#u24f42553-9e7d-5880-98b1-99cc0cc59a4a)

Chapitre 14: La corne funèbre (#u0f573bd7-1875-5694-acbe-a8295773fc2e)

Chapitre 15: Bistouris et rouge à lèvres (#u721a9ced-227a-5dc4-8c87-7b1f43460c7d)

Chapitre 16: La bannière piétinée (#u37e058a4-e824-521f-b0c1-7da0a2dad012)

Chapitre 17: Une assemblée de Seigneurs brisés (#uccefd2ed-bdfb-5dc7-a4cb-70334ccfedbf)

Chapitre 18: Un moment de répit (#u839baadd-bd0e-5d78-936d-f1cf3f728b13)

Chapitre 19: Ce qui émerge des profondeurs (#u9e75eb07-be27-5484-a413-492dd43230c9)

Chapitre 20: Une porte de sortie (#u37c9c84a-b72c-5413-9405-33cd5c7e3a96)

Chapitre 21: Le dernier soldat de la Vieille Garde (#u05dbe654-7c66-55d1-9454-d648aa5ccee6)

Chapitre 22: Le coeur brisé d'Arelium (#u031970fe-ed2d-56ce-8501-b9b2e83c1c84)

Chapitre 23: Vérités perfides (#ufc8c9068-615d-511b-9e7f-41199482f7de)

Chapitre 24: Nouvelle aurore (#ufd21041c-853a-567a-a434-8371f7b1e043)

Chapitre 25: Les liens du sang (#uf3d42b56-a070-5d8e-8d92-0b92c5d879a9)

Epilogue: La Fosse (#u87c6f650-daec-50db-a6fd-688112dfb06d)

Annexes: Une brève chronologie des évènements (#u7e9982d4-556e-5c43-a5f9-7d184c1093f3)


Pour Mum & Dad



La vie est faite de hauts et de bas, de sommets vertigineux et de vallées profondes

Merci d’avoir toujours été là pour m’aider à trouver le bon chemin













Chapitre 1

LA FOSSE

“La peur. Insidieuse et tenace. Elle s'insinue dans le corps d'un homme et enroule ses tentacules glacés autour de son cœur. Et que craignons-nous par-dessus tout ? L’ombre près de la porte ? L’appel au secours qu'on entend dans la nuit ? Les échos murmurés qui nous empêchent de dormir ? Non, notre plus grande peur est ce que nous ne pouvons pas appréhender, ce que nous ne pouvons pas comprendre. La peur de l'inconnu.”

Brachyura, Quatrième des Douze, 12 AD

*

Le vent s'élevait de la Fosse comme un démon et roulait en vagues glaciales par-dessus les créneaux de pierre en ruine vers les plaines en contrebas. Des flammes vacillaient dans les grandes lanternes en fer forgé suspendues à des poteaux métalliques à intervalles réguliers le long du mur, projetant des ombres étranges sur les visages des soldats de la Vieille Garde à leurs postes. Avec un craquement retentissant, l'un des poteaux se déchaussa et tomba en tournoyant dans la Fosse, la flamme de la lanterne réduite à une étincelle avant de disparaître.

— Merde, marmonna Reed.

Il se tenait à quelques mètres de là et un petit éclat de pierre avait touché sa joue, projeté lors de la chute de la barre de métal. Il essuya le filet de sang de sa main gantée et rapprocha sa cape vermillon usée de son corps pour tenter de se réchauffer. Son masque de cuir avait été arraché de son nez et le vent n'était pas seulement froid mais puait le soufre et la mort, un mélange nauséeux d'œufs pourris et de chair en décomposition qui s'insinuait dans sa bouche et ses narines et lui soulevait le cœur. Les yeux larmoyants, Reed resserra le masque autour de son visage barbu et regarda fixement la Fosse.

La Fosse. Un énorme cratère circulaire dans le sol, aussi profond que large. Il s'étendait de la base du mur jusqu'à l'horizon comme un grand lac de goudron lisse et gluant. Le soleil s'était couché depuis plusieurs heures et d'épais nuages sombres obscurcissaient les étoiles, rendant impossible de discerner l’extrémité de la Fosse et la naissance du ciel nocturne. Aucune lumière, aucun mouvement, seulement une gueule béante sans fin d'un noir écrasant et oppressant. Les hommes de la Vieille Garde devenaient maussades et irritables à fixer les profondeurs funèbres jour après jour, nuit après nuit. Elle sapait toute leur énergie et les laissait pâles, les yeux creux, et frissonnant de froid.

La Fosse était entourée de tous côtés par un ancien mur de pierre crénelé de quatre mètres de haut. Des tours rondes et trapues poussaient comme des champignons le long des remparts, surmontées de brasiers et remplies d’empilements de fagots de bois sec pour que les lanternes restent allumées jour et nuit. Sur l'une des tours, les vestiges d’un lambeau de drapeau représentant un soleil rouge sur un champ d'or flottaient mollement dans le vent. Un chemin pavé, assez large pour deux ou trois hommes, courait tout le long du mur : des kilomètres et des kilomètres de dalles de pierre usées, moisies et glissantes. Et Reed les avait arpentées des centaines de fois.

La Vieille Garde existait pour un devoir unique et immuable : maintenir et défendre le mur. Autrefois forts de plusieurs centaines de personnes, elle était considérée avec honneur et respect, des soldats vétérans resplendissants dans leurs uniformes rouge et gris. Mais les années avaient passé et la Fosse était restée sombre et silencieuse. La vigilance avait fait place à la monotonie. Leur nombre avait diminué. Certains avaient pris leur retraite, d'autres étaient partis en mission et n’étaient jamais revenus, ou avaient préféré la vie de famille au célibat. Ceux qui étaient restés n'étaient pas assez nombreux pour maintenir l’intégrité du mur et, tout comme leurs capes défraîchies et leurs lances rouillées, la Vieille Garde était devenue un écho terne de sa gloire passée.

Des tentatives avaient été faites pour recruter de nouveaux membres dans les quelques dizaines de petits villages vivant chichement dans les plaines balayées par les vents près de la Fosse. La plupart des hameaux n'étaient rien d'autre qu'un enchevêtrement de huttes en bois de hêtre aux toits de chaume, serrées les unes contre les autres pour offrir un peu de réconfort contre les vents hurlants qui traversaient les plaines et ratissaient les murs de sable et de terre. Seul le plus grand des villages, Jaelem, possédait quelques bâtiments en pierre et une palissade en bois pour se protéger des bourrasques de poussière.

Reed se souvenait du jour où le recruteur s’était arrêté à Jaelem, un souvenir à jamais gravé dans son esprit malgré les années qui s’étaient écoulées. Il aidait sa mère âgée à vider et à nettoyer le poisson argenté du lac voisin lorsque le tambour en peau de chèvre avait retenti par-delà le sifflement du vent, appelant les villageois sur la place publique.

Le recruteur était une grosse brute à la poitrine baraquée, son visage arborant une barbe noire touffue sous un sourire révélant deux incisives pourries. Son surcot de cuir gris effiloché était orné d'un soleil rouge stylisé et sa cape vermillon décolorée flottait derrière lui comme les braises crachotantes d'une flamme mourante. Il parla longuement, d'une voix forte, de la Vieille Garde, les sentinelles, les protecteurs, les gardiens du mur.

— La Vieille Garde est la lumière qui s’oppose aux ténèbres, avait-il entonné. Le soleil brûlant contre le froid de la nuit, le bouclier puissant contre l'inconnu.

Reed avait été ébloui par ce discours éloquent et était parti avec le recruteur le jour suivant, en promettant à sa mère de revenir bientôt. C'était la dernière fois qu'il l'avait vue vivante ; elle était morte quelques années plus tard d'une grave fièvre hivernale, fatiguée et seule. Et Merad Reed avait passé le reste de sa jeunesse et une grande partie de sa vie d’adulte à arpenter le mur.

Un vautour piaula quelque part au-dessus de la Fosse, tirant Reed de ses pensées mélancoliques. Il leva les yeux et vit Hode, son compagnon de garde, qui s'approchait lentement le long des remparts, une tasse de soupe chaude et fumante dans chaque main ; sa lance en bandoulière. Hode contourna prudemment un monticule de gravats et tendit l'un des gobelets en étain à Reed, qui l'accepta avec reconnaissance.

— Par les Douze, il fait froid ce soir ! s’écria Hode, la vapeur émanant de la tasse brouillant son visage rondouillard et ses cheveux blonds clairsemés. Je peux à peine sentir mes orteils.

Reed grogna distraitement et regarda le contenu de la tasse avec méfiance. Ça avait l'air passablement appétissant : une sorte de ragoût de viande filandreuse et une carotte difforme. Un morceau de cartilage remonta à la surface et flotta sous ses yeux résignés.

— C'est comme ça tous les soirs, Hode, répondit-il avec irritation. Nous grimpons les cent vingt marches depuis la caserne une heure avant le coucher du soleil, nous nous gelons les membres pendant huit heures d'affilée, puis nous redescendons et buvons jusqu'à la garde suivante. Il fait toujours froid, il y a toujours du vent, et il ne se passe jamais rien. La barbe hirsute de Reed commençait à le démanger terriblement sous son masque.

— Voilà qui n'est pas totalement vrai, pour commencer, dit joyeusement Hode. Tu te souviens de l'automne dernier ? Quand la deuxième tour sud s'est fendue et qu'on a perdu deux hommes dans la Fosse ? Il nous a fallu des semaines pour dégager les débris et consolider à nouveau la tour. Le capitaine Yusifel avait dit qu'il enverrait une requête au Conseil, demandant que quelques ingénieurs viennent ici pour renforcer certaines des parties les plus dangereuses.

— C'était il y a des mois, personne n'est venu et rien n'a changé, dit Reed, désignant d'une main gantée l'amas de gravats que Hode avait contourné quelques instants auparavant.

Il abaissa son masque, engloutit une cuillerée de ragoût et grimaça. Il était encore brûlant malgré le froid mais avait un goût affreux. Il avala avec difficulté, puis haussa les épaules et prit une autre goulée.

Le vautour piaula à nouveau dans le vent, plus insistant cette fois, et les deux hommes levèrent les yeux, scrutant l'horizon à la recherche d'un signe de l'oiseau.

— Tu as encore tort, tu sais, poursuivit Hode, retournant à son ragoût. Quelqu'un nous a rendu visite, je l'ai entendu de la bouche d'un des hommes de la troisième tour nord ; un visiteur venu directement d'Arelium.

Arelium était la capitale provinciale, à plus d'une semaine de route pour un voyageur disposant d’un cheval rapide. Reed regarda Hode avec scepticisme.

— Tu as entendu ça de qui exactement ? Pas de Kohl j'espère, ce vieux traîne-misère à la jambe de bois n'a pas qu’une jambe en moins ! Il tapota son front du doigt.

— Non, pas Kohl. Hode fronça les sourcils. Une des plus jeunes recrues, le gars qui m'a aidé à réparer ma botte quand je l’avais déchirée sur une pierre tranchante la semaine dernière, tu te souviens ? Bref, il m’a dit que c'était une sorte de chevalier, peut-être même un Chevalier des Douze, envoyé pour nous aider à garder le mur et peut-être...

— Garder le mur ? Coupa Reed. Tu crois vraiment encore à ça ? Après tout ce temps ? Le protéger de quoi exactement ? De l’usure ? Ça fait deux décennies que je suis ici. J'ai vu les vingt tours des milliers de fois. J'ai vu la Fosse sous tous les angles imaginables. J'ai entretenu les brasiers et les lanternes, frotté ma cape et poli ma lance, lavé mes cuirs et brossé mes bottes. Et devine quoi ? La seule chose que tout ça m’a rapporté, c'est une poignée de cheveux gris. Sais-tu combien de fois j'ai utilisé ma lance pour autre chose que poignarder quelques bottes de paille dans la cour d'entraînement ? Jamais ! Pas une seule fois ! Aucun de nous n'a vu autre chose que des animaux sauvages ici, même Kohl qui est plus âgé que nous deux réunis ! Et un Chevalier des Douze ? Pourquoi l’un d’eux viendrait-il ici où tout ce qu'il y a à faire c'est de contempler ce foutu trou ?

Reed fit une pause pour respirer, réalisant qu'il avait vociféré les derniers mots. Il secoua la tête et sourit tristement, puis leva les yeux vers Hode qui le fixait de ses yeux écarquillés, de petites gouttes de ragoût coulant de sa bouche ouverte le long de son menton pour s'accumuler dans le masque de cuir accroché à son cou.

— Désolé, Hode, dit lentement Reed. Tu as raison. Il fait froid, et le temps est nuageux. Cette damnée Fosse m'embrouille encore la tête, je ne voulais pas élever la voix comme ça. Merci pour le ragoût, au fait. Où as-tu réussi à te procurer de la viande fraîche ? L’intendant a dit qu'on aurait des rations sèches jusqu'à la prochaine pleine lune.

Hode savourait son ragoût pensivement.

— Alors, tu sais que j'étais en mission de réapprovisionnement hier pour la troisième tour sud ? Eh bien, j’empilais le bois pour le brasier et j'ai trouvé un couple de gros rats noirs qui se cachaient dans un coin. Je les ai tués tous les deux avec la crosse de ma lance et je les ai amenés à l’intendant qui a proposé de les faire cuire pour quelques pièces de cuivre et une chope ou deux de bières pour ses hommes. C'est une bonne affaire, je pense !

Reed gratta sa barbe et baissa les yeux sur le ragoût. Ce qu'il avait pris pour une carotte s’avéra être une petite queue de rat effilée, qui flottait joyeusement parmi les os et les cartilages.

Il ouvrit la bouche pour répondre mais, avant qu'il ne puisse sortir un mot, quelque chose tomba du ciel et s’écrasa sur le rempart de pierre avec un bruit mat. C'était le vautour, son corps sans tête déchiré par deux larges entailles suintantes de sang, ses ailes un enchevêtrement de plumes et d'os.

Un cri étranglé résonna plus loin sur le mur et, pour la première et dernière fois de sa vie, Reed vit le brasier au sommet d'une tour éloignée s'animer dans une explosion de fumée et de flammes.

*

Le brasier brillait dans le ciel nocturne et fut bientôt rejoint par un autre, puis un autre, jusqu'à ce qu'une demi-douzaine de feux éclairât l'horizon à l'est comme une colonie de lucioles lointaines.

Reed se tourna vers Hode qui avait laissé tomber sa tasse et dégainé sa lance de derrière son dos. Il s’était dressé, frissonnant, respirant rapidement, les yeux scrutant de gauche à droite le long des remparts, s'arrêtant brièvement pour s'attarder sur le corps brisé de l’oiseau.

— Qu’est-ce qui se passe ? dit le gardien trapu aux cheveux blonds, en désignant les points lumineux au loin. À quelle distance penses-tu qu'ils soient ? On devrait faire quelque chose ?

Les deux hommes savaient ce que les feux signifiaient : cette section du mur était en danger et avait besoin d'aide. La Vieille Garde n'était peut-être plus que l'ombre de ce qu'elle fut autrefois, mais une chose ne changera jamais : les liens tacites entre les gardes, des liens qui unissaient ces hommes aussi solidement que n'importe quel lien de sang. Une famille qui pouvait compter les uns sur les autres et qui protégeait les siens.

— Nous ne pouvons pas être à plus d'une demi-heure, au plus, répondit Reed, en remontant son masque de cuir et en saisissant sa lance. Nous devons y aller.

Un autre cri lointain résonna dans la nuit, un cri de douleur et de colère qui laissait peu de place à l'imagination.

Sa décision prise, Reed commença à avancer vers l’origine du son, sans attendre de voir si Hode le suivait. Il pouvait sentir son cœur battre la chamade dans sa poitrine, un bruit sourd montant vers sa gorge, menaçant de l'étouffer. Il se força à expirer lentement et s'agrippa au manche de sa lance, son poids lui apportant un peu de réconfort. Hode était arrivé sur sa gauche, protégeant le côté vulnérable de Reed avec sa propre arme.

Pendant plusieurs minutes, ils avancèrent lentement, lances dressées, capes flottant au vent. Le mur était silencieux, plus aucun cri ne résonnait à travers la Fosse, les brasiers brûlaient toujours au loin comme des étoiles. Ils atteignirent la tour la plus proche et trouvèrent trois autres gardes s'affairant autour de sa base, de jeunes recrues efflanquées nouvellement arrivées sur le mur. L'un d'entre eux portait un surcot trop grand de plusieurs tailles qui lui tombait presque sur les chevilles, un autre avait perdu sa lance et n'avait rien d’autre qu'une dague, qu'il brandissait d'une main tremblante vers Reed et Hode.

— Qui va là ? balbutia le jeune homme, à peine sorti de la puberté, sa voix tremblotant comme une harpe mal accordée.

Reed frappa la dague avec assez de force pour la faire tomber. L'homme se précipita pour la ramasser, en jurant abondamment.

— Reed ? questionna le jeune au surcot trop grand. Reed se rappela vaguement que son nom était Kellen. La recrue avait retiré son masque, révélant quelques rares touffes de poils agglutinés autour d'un menton boutonneux.

Reed soupira. Tout cela était une espèce de blague karmique. Après des années à se plaindre, il avait finalement obtenu ce qu'il voulait : du danger sur le mur et une chance de mener des hommes au combat en tant que fier membre de la Vieille Garde. Il réalisait maintenant qu'il n'avait jamais eu autant tort de toute sa vie. La répétition et l'ennui étaient certes peu glorieux, mais sûrs et réconfortants. Et en un instant, ils lui avaient été enlevés.

Que faire maintenant ? Combattre ou fuir ? Hode ne serait pas d'une grande aide, l'homme était doué pour réapprovisionner le bois et assommer les rats, mais utiliser sa lance contre quelque chose de plus dangereux ne se terminerait probablement pas bien pour lui. Reed jeta un coup d'œil à son ami. Celui-ci était appuyé contre le mur intérieur de la tour, tripotant les sangles de son masque pour essayer de le maintenir en place sur son nez et sa bouche. Hode sentit le regard de Reed sur lui et releva la tête avec un petit sourire et un haussement d'épaules avant de retourner à sa tâche.

— Reed ? Que doit-on faire ? répéta Kellen.

— Donne-moi une minute ! Reed observait l’endroit des remparts où les feux brûlaient encore. Le silence était revenu sur le mur, un calme et une tranquillité si absolus que Reed se demanda si ces deux cris douloureux n'avaient été qu'une facétie du vent. Mais alors, qui avait allumé les brasiers, et pourquoi ? Il passa une main dans ses cheveux grisonnants et prit une décision.

— On dirait que les feux sont principalement au niveau des tours de l'est, dit-il. La caserne de l'est est à proximité, avec le capitaine Yusifel et la garde de réserve. Nous allons longer ce tronçon de mur jusqu'à la caserne et informer Yusifel de la situation. Soit un idiot a joué avec son briquet, soit il y a quelque chose de bien plus grave. Dans tous les cas, Yusifel voudra le savoir. Hode et moi allons marcher à l’avant, Kellen tu restes derrière moi avec ton ami, celui qui ne sait pas comment tenir une lame sans la faire tomber.

— Iden, Monsieur, coupa le jeune garde à la dague.

— C’est ça, Iden, dit Reed. Tu restes près de Kellen et Taches de rousseur.

Il fit un geste vers le troisième homme, aussi grand et mince que ses amis, arborant une chevelure rousse et quelques taches de rousseur sur son large nez.

Taches de rousseur lui jeta un regard aigre mais resta muet et prit position derrière les autres. Reed mit la petite troupe en mouvement d'un signe de tête et ils avancèrent rapidement le long des remparts, scrutant le chemin d'un œil méfiant. Les tours se rapprochaient de plus en plus, les brasiers n'étaient plus des points lumineux, mais de grands cônes de feu scintillants, leur fumée s'échappant du sommet pour se mêler aux nuages gris et sombres qui flottaient dans le ciel nocturne.

Reed estimait qu'ils ne devaient pas être à plus de quatre ou cinq cents mètres de l’escalier en pierre qui les mèneraient du mur vers la caserne, le capitaine Yusifel, et la garde de réserve. Sa confiance grandissait et il accéléra le rythme, ses pieds bottés martelant lourdement les pavés, accompagnés par le tapotement rythmique de la crosse en bois de sa lance.

Quelques minutes de plus et quelque chose apparut dans la nuit, une forme sombre couchée immobile en travers du mur. Une rafale de vent se déchaîna et Reed aperçut une brève lueur vermillon. Une cape de la Vieille Garde, toujours attachée à son propriétaire. Reed entendit un halètement derrière lui ; l’une des jeunes recrues réalisant ce qu'ils avaient découvert.

— Hode, avec moi, masque accroché et serré. Les autres, restez ici, dit-il en resserrant son masque autour de son visage et en se rapprochant pour examiner le corps.

Le garde était mort face contre terre, un bras replié sous lui, l'autre tendu vers sa lance qui se trouvait juste hors de portée. L'arrière de sa tête était couvert de sang et des filets gluants s'étaient infiltrés dans sa cape, la rendant d'un rouge encore plus sombre. Reed utilisa sa lance pour retourner le corps sur le dos et ses yeux s'écarquillèrent lorsqu'il vit les dommages causés au visage de l'homme. Deux entailles larges et profondes avaient ouvert la peau en diagonale, du sourcil à la lèvre inférieure, pulvérisant l'œil gauche et mutilant le nez. Les restes de la lèvre inférieure étaient suspendus par un fil de chair, exposant la mâchoire et les dents. Aucun animal sauvage n'aurait pu faire ça ; c'était l’œuvre de quelque chose de beaucoup, beaucoup plus dangereux.

Reed se tourna vers Hode pour s'entretenir avec lui et quelque chose passa dans son champ de vision, une ombre, qui disparut aussitôt comme un nuage passant devant le soleil. Hode restait là à le regarder, son masque pendant autour de son menton, la mâchoire entrouverte comme pour dire quelque chose.

— Tout va bien ? dit Reed, luttant pour ne pas laisser paraître de tremblement dans sa voix.

Hode émit un petit son étouffé et un mince filet de sang se mit à couler de sa bouche. Il fit un pas en avant, les yeux cherchant quelque chose, puis toussa violemment, éclaboussant le visage et les cheveux de Reed de gouttelettes cramoisies et de restes de ragoût. Reed recula avec un cri de dégoût, s'éloignant de Hode jusqu'à ce que son dos heurte le parapet du mur et qu'il ne puisse plus reculer.

Hode était tombé à genoux, luttant pour respirer alors qu'il se noyait dans son propre sang. Et Reed vit ce qui s'était caché derrière son compagnon de garde, une ombre voûtée qui prenait forme.

La créature était petite, pas plus d'un mètre cinquante, et couverte d'une peau gris foncé, ridée et glabre. Elle avait de grands yeux jaunes bulbeux dans un visage cadavérique, les pommettes et la mâchoire proéminentes. Ses bras longs et maigres se terminaient par trois doigts griffus, dont l'un, plus court et plus large que les autres, était vicieusement crochu comme une faucille. Elle était nue, à part un petit morceau de cuir moisi attaché autour de l’aine.

Reed croisa le regard de la créature et pensa pouvoir y discerner une sombre intelligence, une malice bouillonnante enfouie au plus profond de son être.

La créature inclina la tête et offrit à Reed un large sourire, révélant des dizaines de dents triangulaires sales et pointues. Elle s’approcha de Hode et, sans quitter Reed des yeux, fit glisser une de ses griffes de la longueur d'une dague sur la gorge de l'homme mourant. Du sang frais giclait de la blessure. Hode bascula en avant avec un gargouillis étouffé. Ses jambes s’agitèrent brièvement une dernière fois, puis s’immobilisèrent.

La chose approcha une griffe humide de sa gueule et une affreuse langue noire surgit d'entre ses lèvres sèches pour la lécher.

En voyant la créature goûter le sang de son ami, quelque chose craqua en Reed. Un cri de colère explosa de ses poumons. Se soulevant à l'aide de sa lance, il attaqua, frappant l'apparition à la peau grise avec une force née du désespoir.

La créature poussa un cri de surprise et esquiva en bondissant vers l’arrière, évitant un coup dans la poitrine mais prenant la lame à hauteur du nombril, entaillant un lambeau assez profond pour faire couler le sang. Reed pivota et envoya la crosse de sa lance vers l'avant, frappant la tête de la chose juste derrière l'oreille avec un bruit sourd qui résonna sur les parois de la Fosse.

De l’ichor noir suinta du crâne de la créature qui cria de douleur et de colère. Étourdie, elle recula, trébuchant sur le corps sans vie de Hode et atterrissant lourdement sur les remparts en pierre. Reed la poursuivit, la poignardant avec sa lance de toutes ses forces. Le bout aiguisé transperça la poitrine de la chose et, avec un dernier cri strident, la vie disparut de ses yeux.

Reed tituba jusqu'au parapet et lutta avec les sangles de son masque, son estomac se serrant de manière incontrôlée. Il réussit à desserrer les sangles juste à temps, se retournant pour vomir violemment par-dessus le mur et dans la Fosse. Il entendit un bruit de cavalcade : Kellen et les autres qui le rattrapaient. En levant les yeux vers eux, des mots de colère se formèrent sur ses lèvres.

— Où diable étiez-vous ? cria-t-il. Hode, mon ami, un homme que je connaissais depuis dix ans, est mort ! Tué par cette... monstruosité à la peau grise et vous êtes restés là comme des idiots à rien faire !

Il s'arrêta pour reprendre son souffle et regarda à nouveau les soldats qui se tenaient devant lui. Trois jeunes hommes maigres, inexpérimentés et effrayés, à peine assez âgés pour manier une lance, et encore moins pour s'en servir au combat. Ils étaient bouche-bée, les yeux baissés, leurs armes pendant mollement dans des mains tremblantes.

Reed expira lentement. De quelle honte pourrait-il les affliger qu'ils ne ressentissent pas déjà eux-mêmes ? C'est de courage dont ils avaient besoin maintenant, de courage et d'espoir, assez pour leur permettre de passer la nuit en vie. Il sentit sa colère se dissiper, pour être remplacée par un sentiment d'effroi. Ils ne devaient pas rester là.

— Je suis désolé, dit-il doucement. Excusez-moi, je ne suis pas moi-même.

Il se retourna et étudia le chemin devant lui. Ils étaient proches des tours maintenant, pas plus de quelques minutes de marche.

— Vous venez de voir des choses terribles. Des choses difficiles à comprendre. Nous reviendrons pour nos camarades tombés au combat et nous découvrirons ce qui se passe ici, mais pour l'instant, nous devons continuer à avancer, nous devons arriver à la caserne. Une fois que nous y serons, il...

Il fut interrompu par un cri fendant l'air nocturne, tout près, quelque part dans l'obscurité, sur le chemin qu'ils venaient d’emprunter. Un cri répondant au premier vint de l’avant, résonnant dans la Fosse.

Ils étaient encerclés.







Chapitre 2

LA DEUXIÈME LOI

“Honnêtement, je n'ai vraiment aucune idée de ce contre quoi nous protégeons le mur, mais est-ce important ? On nous a confié une tâche, et nous la mènerons à bien. Ce n'est pas à nous d’en discuter la raison.”

Orleus Yusifel, Capitaine de la Vieille Garde, 424 AD

*

PAR ICI ! cria Reed et, sans vérifier si les autres suivaient, s’élança vers les brasiers. Une main aux longues griffes apparut au-dessus des créneaux sur sa gauche et il la frappa au vol avec sa lance, envoyant la créature dégringoler dans la Fosse.

Il entendit un cri de douleur et risqua un coup d'œil derrière lui. Une des créatures avait atteint le mur et avait sauté du parapet sur le dos de Taches de rousseur, l'envoyant s'écraser au sol. D'autres créatures grimpèrent à leur tour sur les remparts et se jetèrent sur l'infortuné jeune homme, leurs griffes traversant sa cape et s'enfonçant dans son dos. Ses cris furent bientôt étouffés par les hurlements inhumains de ses assaillants qui le mettaient en pièces.

Il n'y avait rien d'autre à faire que de courir, chaque pas les rapprochant de leur salut. Les remparts commençaient à s'élargir à mesure qu’ils avançaient, l'épaisse fumée des feux emplissant l'air et obscurcissant le chemin. Reed pouvait entendre le faible cliquetis des griffes sur l’acier. Avec un ultime effort, il bondit à travers les derniers mètres de fumée et de suie pour arriver à sa destination, et ce qui restait de la garde de réserve.

Les remparts débouchaient sur une petite place, assez large pour que vingt hommes puissent se tenir côte à côte. L'avant de la place était bordé de part et d'autre par des tours de signalisation rondes et trapues, dont les brasiers étaient allumés. À l'extrémité opposée, se trouvait une modeste guérite à deux étages supportant une herse en fer protégeant l'entrée d'une volée de marches en pierre. C'était la seule voie d'accès à la partie est du mur.

D’épaisses dalles de granit descendaient en zigzag des remparts vers la caserne et les dépendances en contrebas. La guérite était le dernier obstacle, bloquant l'accès aux grandes plaines et aux villages éparpillés au-delà du mur, et c'est là que la garde de réserve livrait son dernier combat.

Les cadavres des deux camps s’étalaient sur la place, le sang cramoisi et l'ichor noir éclaboussant la pierre froide. Une douzaine de corps regroupés près de la tour la plus éloignée portaient des marques de griffes le long du dos et des jambes ; il s'agissait probablement de gardes qui patrouillaient le long du mur et qui, comme Reed, avaient essayé de retourner à la caserne avant d'être attaqués par-derrière par les créatures de la Fosse.

Une coulée sanglante parsemée de capes déchirées et de lances brisées menait de la tour à la guérite à l’autre bout de la place. D'autres corps jonchaient le sol devant la herse, des hommes de la Vieille Garde, mais aussi une bonne demi-douzaine d'ennemis : c'est ici que les soldats en fuite s'étaient retournés pour combattre, et c'est ici que les derniers membres survivants de la garde de réserve tentaient encore de tenir les créatures à distance.

Ils se tenaient devant la guérite en demi-cercle convexe, sur deux rangs. Le premier rang avait un genou à terre, la crosse de leurs lances fermement plantée dans le sol derrière eux, la pointe d’acier tournée vers l'ennemi. Le deuxième rang se tenait un pas derrière le premier, leurs lances reposant légèrement sur les épaules des hommes agenouillés devant eux.

À l'intérieur du demi-cercle de lances, Reed pouvait distinguer l'officier en cape rouge qui l'avait recruté toutes ces années auparavant, sa barbe noire touffue striée de filaments gris, ses dents pourries clairement visibles tandis qu'il hurlait des ordres aux défenseurs. Le capitaine Yusifel, commandant de la garde de réserve.

Devant l'anneau défensif, juste hors de portée des lances hérissées, deux bonnes douzaines de créatures à la peau grise faisaient les cent pas, montrant leurs dents acérées et hurlant des obscénités aux défenseurs. Alors que Reed observait, deux d'entre eux s’élancèrent soudainement, griffes levées, les yeux fixés sur un petit espace dans le cercle où deux des gardes s’étaient écartés l’un de l’autre.

Reed commença à crier un avertissement, mais c’était inutile. Lorsque les créatures atteignirent la ligne défensive, les deux gardes se déplacèrent calmement pour combler l'écart et abaissèrent leurs armes, empalant les deux attaquants ahuris avant qu'ils ne puissent réagir. Reed réalisa qu’Yusifel avait appâté l'ennemi pour qu'il attaque le mur de lance. Tactiquement, c'était logique, car cela lui permettait de réduire lentement le nombre d’attaquants sans risquer la vie de ses propres hommes, mais Reed savait que d'autres créatures étaient en route et que les gardes finiraient par être submergés. Ils devaient battre en retraite.

Une silhouette surgit de la fumée derrière lui et faillit le renverser. C'était Kellen, le visage et le masque de cuir éclaboussés de sang, les cheveux couverts d'une fine couche de cendres provenant des feux. Ses yeux écarquillés se concentrèrent avec difficulté sur Reed.

— Iden est tombé ! cria-t-il par-dessus le vent. Deux d'entre eux ont franchi le mur sur sa droite et lui ont arraché la jambe au niveau du genou. Je n'ai pas pu le sauver !

Il émit un petit rire nerveux qui se transforma en sanglot.

— Il avait réussi à faire quelques mètres de plus sur un pied, mais une autre lui a sauté dessus et...

Reed l’attrapa par le bras.

— De la droite ? Tu es sûr ? demanda-t-il.

— De la droite, Reed, de la droite, de la droite, de la droite ! C’est bien ce que j’ai vu ! s’écria Kellen en ricanant, rejetant la main de Reed et essuyant ses yeux injectés de sang avec sa manche.

— Par les Douze ! jura Reed. Si l'ennemi avait vraiment attaqué par la droite, cela voulait dire qu’il avait réussi à grimper par-dessus les remparts et à descendre de l'autre côté.

Ils étaient complètement encerclés. Et le mur de lances de Yusifel deviendrait inutile si les créatures pouvaient faire le tour pour attaquer le flanc ou l'arrière de la ligne défensive. Il devait les avertir.

— Avec moi ! cria-t-il à Kellen, qui le fixait d’un regard vide.

Reed lui envoya une claque au travers du visage et le tira vers lui.

— Allez, Kellen, on doit avertir Yusifel !

Un cri derrière lui le poussa à agir et il se précipita vers le garde de réserve, entraînant Kellen avec lui.

— Yusifel ! Yusifel, écoutez-moi, espèce de lourdaud ! hurla-t-il.

Il avait perdu son masque et une fumée âcre emplissait ses poumons, le faisant tousser et bafouiller.

Yusifel aperçut les deux hommes et, sentant que quelque chose se passait, dégaina son sabre d'officier et regarda autour de lui. Et il n'était pas le seul. Trois des créatures, alertées par les cris de Reed, avaient interrompu l'attaque du mur de lance et s’étaient retournées pour affronter cette nouvelle menace.

Reed ne ralentit pas une seconde, mais fonça à pleine vitesse sur les attaquants. Sa lance transperça le torse de la créature la plus proche, la lame jaillissant de son dos dans une gerbe d'os et d'ichor. La chose s'agrippa faiblement au bout du manche qui dépassait de sa poitrine avant de s'effondrer sur le sol. Reed eut à peine le temps de dégager son arme qu'une deuxième créature bondissait vers lui, ses griffes visant sa poitrine.

Il réussit à lever sa lance pour parer l'attaque et les griffes s'enfoncèrent dans le bois sec avec un claquement, fendant le manche en deux et envoyant des éclats de bois dans toutes les directions. Reed tomba lourdement, sa lance brisée glissant de sa main. La créature était tombée avec lui, grattant à son surcot, un grognement démoniaque au bout des lèvres. Reed ferma le poing et frappa son agresseur à la bouche, lui cassant deux dents et lui brisant la mâchoire.

La chose hurla et roula sur le côté. La main tâtonnante de Reed se referma sur le manche brisé de sa lance et, avec un grognement d'effort, il fit pivoter son bras et enfonça le bois profondément dans le cou de la créature. Elle émit un feulement guttural et s’effondra.

Reed gloussa d'incrédulité et se redressa sur ses coudes, juste à temps pour voir une horde de créatures descendre les murs de la guérite comme un raz-de-marée et s'écraser sur les gardes de réserve.

Les hommes hurlèrent lorsque les longues griffes transpercèrent leur chair, et le mur de lances se démantela dans le chaos.

Comme les brasiers n’avaient plus de bois pour les alimenter, les flammes s’éteignirent, rendant encore plus difficile de distinguer les amis des ennemis à travers le nuage de fumée et de cendres qui engloutissait la place. Des formes sombres apparaissaient et disparaissaient au milieu des bruits de lances s'entrechoquant contre des griffes, des cris de colère et des hurlements de douleur. Reed pouvait entendre Yusifel, tout près, hurler et jurer, ses jurons se transformant en appels à l'aide avant de laisser place au silence.

Reed chancela vers l’avant, trébucha sur un corps et tomba, se heurtant durement sur le sol. Le corps appartenait à Kellen. Le dernier membre du groupe de Reed n'avait pas réussi à quitter le mur. Il était mort la tête tournée vers le ciel et son regard vitreux fixait Reed de manière accusatrice. Reed soupira et ferma les yeux du jeune homme, avant d'arracher la lance des mains raides et froides, et de se mettre debout. Saisissant fermement la nouvelle lance, il chercha à se diriger vers l'endroit où il avait entendu Yusifel pour la dernière fois.

Il retrouva le capitaine quelques instants plus tard dans l'ombre de la guérite, tenant tête à deux des créatures, les repoussant à larges coups d'épée. Reed le rejoignit et ensemble ils les coincèrent contre le mur de la guérite et les taillèrent en pièces.

Yusifel se tourna vers lui, respirant lourdement.

— Reed ! Heureux que tu aies pu te joindre à nous ! Qu'est-ce qui t’a pris si longtemps ? Nous avions allumé les brasiers il y a une éternité de cela !

Il essuya son épée sur sa cape, se racla la gorge et cracha un amas brun et visqueux.

Reed le regarda avec incrédulité.

— Oh, je suis désolé ! Je serai arrivé plus tôt mais j'ai dû parcourir la moitié de la longueur du mur avec une bande de jeunes recrues, en esquivant des dizaines de ces monstres gris, puis me tailler un chemin à travers la place, tout en essayant de rester en vie, pour vous empêcher de vous faire découper en morceaux.... Monsieur, ajouta-t-il après une pause.

Yusifel fronça les sourcils et observa Reed longuement. Les cheveux et la barbe poivre et sel de Reed étaient incrustés de sang séché et de ragoût, son surcot maculé et entaillé. Sa cape pendait en lambeaux sur ses épaules. Un gros bleu de la taille d'un œuf de poule colorait sa tempe gauche tandis que ses yeux étaient rouges et larmoyants à cause de la fumée constante.

— Combien d'hommes as-tu amené avec toi, mon garçon ? dit doucement Yusifel, les yeux scrutant le brouillard derrière Reed, comme s'il s'attendait à voir une patrouille complète de gardes arriver en courant.

— Quatre étaient avec moi quand nous sommes partis, Monsieur, répondit Reed avec découragement. Je suis le seul qui reste maintenant.

Le vent hurlait sur la place, balayant le lourd voile de fumée et révélant le massacre des derniers membres de la Vieille Garde. On pouvait voir des créatures à la peau grise à perte de vue, s'interpellant dans leur étrange langage guttural, rampant le long des murs et des tours comme des mouches grotesques, et se disputant bruyamment leur butin de guerre : les membres et les oreilles coupés des morts. D'autres encore grimpaient de la Fosse, leurs griffes en forme de faucille harponnant la vieille pierre pour faciliter leur ascension. Ils étaient trop nombreux, beaucoup trop nombreux. Et sans plus de fumée pour cacher leur présence, ce n’était qu'une question de temps avant que Reed et Yusifel ne soient découverts.

— C'est la fin, alors, souffla Reed.

Il avait toujours pensé qu'un jour, il quitterait le mur et retournerait à Jaelem pour commencer une nouvelle vie, peut-être en tant que chaumier ou pêcheur comme son père. Il passerait ses journées sur le lac, avec pour seule compagnie sa canne à pêche et ses hameçons, à regarder la façon dont la lumière du soleil se reflétait sur la surface de l'eau. Peut-être même qu’il se rendrait enfin sur la tombe de sa mère. Il lui devait bien ça. Mais les choses ne se passent jamais comme on le souhaite, n'est-ce pas ? Au lieu de cela, il allait mourir ici sur le mur, sans que l'on se souvienne de lui, son corps pillé et démembré par ces créatures expulsées de la Fosse.

— Reed, mon garçon ? Tu te rappelles, il y a bien des années, de ton premier jour dans la cour d'entraînement, au garde-à-vous sous la pluie ? dit Yusifel distraitement. Quelle est la première chose que je t’ai apprise, la première loi de la Vieille Garde ?

Il ne regardait pas Reed, ni même la foule de créatures devant lui. Son regard était tourné vers la herse et une forme imposante qui s'approchait rapidement de l'autre côté.

— Je jure sur ma vie de défendre le mur, répondit automatiquement Reed.

— En effet, et la seconde ?

— Je confie ma vie à la volonté des Douze, dit Reed d'une voix hésitante. Car il pouvait clairement voir la silhouette maintenant. Une larme de soulagement coula sur sa joue. Hode avait raison. De l'autre côté de la herse se tenait un Chevalier des Douze.

*

Le chevalier mesurait au moins un mètre quatre-vingt-dix et était vêtu d'une magnifique armure de plaques polies qui brillaient malgré le peu de lumière. Il portait une barbute : un heaume d’acier sans visière, avec une ouverture en forme de T pour les yeux et la bouche. Deux cornes fixées de chaque côté du casque s'incurvaient vers l'extérieur puis revenaient vers le centre, comme d'énormes pinces de crabe. Il portait en bandoulière une gigantesque hache de combat à double lame d'au moins un mètre cinquante de long, faite de bois dur noirci et surmontée de deux lames en forme de croissant aussi larges que la tête d'un homme.

L'arme et l'armure du chevalier étaient impressionnantes, mais l'homme qui les portait l'était encore plus. Une puissance et une confiance émanaient de sa personne, chacun de ses mouvements était précis et calculé. Des yeux bleu océan perçants, remplis d'une intelligence et d'un savoir féroces, brûlaient dans les profondeurs de son casque à cornes.

Puis le chevalier prit la parole d'une voix calme, ferme, et légèrement accentuée, en contradiction avec sa carrure imposante.

— Je vous salue, Messieurs les Gardes, dit-il poliment aux deux hommes, leur adressant un bref signe de tête. Je dois m'excuser pour mon retard. J'ai rencontré des problèmes en chemin qui ont dû être réglés avant que je ne puisse vous venir en aide. Il regardait la herse d'un air pensif.

— Sire Aldarin ! s’écria Yusifel avec extase. Je commençais à perdre espoir ! La vieille chaîne du portail a sauté de son engrenage, j'en ai peur, mais si vous pouviez néanmoins trouver un moyen de nous rejoindre, nous vous en serions très reconnaissants !

Aldarin avait posé ses deux mains gantées sur la herse.

— Vous feriez bien de reculer de quelques pas, dit-il. Je pense que cela ne sera pas un bien grand obstacle.

Il s'arcbouta contre la porte et poussa de ses épaules. Pendant quelques secondes, rien ne se passa. Puis, avec un grincement plaintif de métal torturé et de chaînes rouillées, la herse se souleva graduellement, à trente, soixante, puis quatre-vingt-dix centimètres du sol. Aldarin poussa un grognement d'effort, se glissa sous le portail et lâcha prise. La herse retomba en place avec un bruit assourdissant qui ébranla les murs de la place. Des dizaines de petites têtes grises se tournèrent vers le son.

Le regard du chevalier parcourut la place, s'attardant sur les corps des gardes et les dépouilles macabres. Ses yeux devinrent froids.

— Ces hommes ne méritaient pas ce sort, dit-il calmement.

Passant sa main par-dessus son épaule, il dégaina son impressionnante hache à double tranchant des anneaux métalliques qui la maintenaient au dos de son armure. Il tenait l'arme d'une main légère, comme si elle n'était qu'un jouet en bois.

— Greylings ! lança-t-il, sa voix profonde et puissante traversant aisément la place. Vous avez profané les corps de ces hommes et tourné en dérision le Traité de Paix gravé dans la pierre par les Douze eux-mêmes. Cette trahison est inacceptable ! Je n'ai pas d'autre choix que de vous renvoyer à la Fosse. Apprêtez-vous !

Levant sa hache, il la toucha légèrement au haut de son casque dans un salut de duelliste. Reed pouvait distinguer le mot « Brachyura » gravé en lettres d’argent sur le manche en bois.

Les deux gardes avancèrent en titubant pour se placer aux côtés du chevalier, mais celui-ci leur fit signe de reculer et s’avança seul à la rencontre de l'ennemi.

Cinq des créatures s’étaient rapprochées, se déployant à gauche et à droite pour se jeter sur lui des deux côtés. Aldarin, ralentissant à peine sa marche, fit tourner sa hache en un large arc de cercle. Les deux lames, tranchantes comme des rasoirs, décapitèrent le premier attaquant, entaillèrent profondément les torses de trois autres, et coupèrent le bras de la cinquième créature, envoyant sa main griffue virevolter à plusieurs mètres.

Reed regardait le carnage bouche bée, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. En quelques secondes, le chevalier avait tué plus de créatures qu'il n'en avait combattu lui-même au cours de la dernière heure.

Il avait entendu les nombreuses rumeurs courant sur les Chevaliers des Douze. On racontait qu'ils vivaient dans l'isolement, loin des regards indiscrets, construisant et entretenant de grands temples sur des pics montagneux solitaires, des sables brûlants du désert ou des falaises d'îles balayées par le vent.

On supposait qu'ils restaient là, enfermés dans l'isolement, affinant leurs corps et leurs esprits pour défendre le royaume, et que les Baronnies ne faisaient appel à eux qu'en cas de besoin. Tout comme la Vieille Garde, on pouvait autrefois trouver des chevaliers dans chaque grande province, au service des Barons et de leurs vassaux, mais c'était il y a bien longtemps. Reed ne connaissait personne ayant rencontré un Chevalier des Douze en chair et en os, pas même les plus anciens membres de la Garde.

Jusqu'à maintenant.

Aldarin avait atteint le centre de la place, entouré de tous côtés par les créatures. Sa hache s'élevait et s'abaissait dans des mouvements effilés et précis. Chaque coup était parfaitement coordonné, visant à infliger de lourds dégâts avec un minimum d'effort. Les Greylings ne portaient pas d'armure et n'avaient ni boucliers, ni armes pour parer les coups. Amassés sur la place, ils n'avaient nulle part où se replier, aucune ligne de retraite. Ils étaient en train de se faire massacrer.

Reed vit certains d'entre eux essayer de se défendre, leurs griffes grattant l'armure du chevalier à la recherche d'une brèche, mais il n'y en avait pas. Les plaques segmentées glissaient les unes sur les autres à chaque mouvement d’Aldarin, ses aisselles et l'arrière de ses genoux protégés par des fins filets argentés de cotte de mailles.

Sous le regard de Reed, l'un des attaquants sauta sur le dos du chevalier, plongeant ses griffes dans son cou, mais, en heurtant les plaques de l’armure, les doigts et articulations se tordirent et se brisèrent en craquant. La créature tomba en hurlant et se perdit dans la cohue des corps.

Les morts s'accumulaient autour du chevalier, limitant ses mouvements et l'obligeant à distribuer des coups plus serrés. D'autres créatures lui sautaient sur les bras et le dos, le tirant vers l'avant et, pendant une interminable seconde, il tomba à genoux avant de les refouler avec un rugissement.

Soudain, une clameur surnaturelle s’éleva de la Fosse, un hurlement pandémoniaque de colère et de mauvaiseté, décuplé par l'acoustique du gouffre. L’écho frappa Reed comme une vague de douleur physique, le faisant hurler et se boucher les oreilles. Un rapide coup d'œil sur le côté lui apprit que Yusifel faisait de même.

Le son eut un effet immédiat sur les créatures restantes qui répondirent par des cris et des hurlements, s'éloignant d'Aldarin et détalant au-delà des remparts vers la Fosse.

Aldarin se tenait debout, appuyé sur sa hache et grimaçant, mais il ne fit aucun mouvement pour les poursuivre. Avec un petit haussement d'épaules, il essuya les lames de son arme pour nettoyer le sang noir et les débris de chairs collés aux extrémités, puis il la rengaina soigneusement dans son dos, enfilant le manche dans les trois anneaux métalliques régulièrement espacés de l'épaule à la hanche.

Il se retourna et lança un sourire aux gardes, ses dents blanches tranchant sur l'obscurité de son casque.

— Louons les Douze ! dit-il avec révérence. Car Justice a été rendue aujourd'hui !

— En effet ! répondit Yusifel en lui rendant son sourire. Que voulez-vous que nous fassions maintenant, Sire Chevalier ?

— Vous pouvez m’appelez Aldarin. Je crains que l'ennemi n'abandonne pas pour autant ; ce n'est peut-être qu'un court sursis. Le soleil se lève, et les Greylings sont plus faibles en journée ; après tant d'années dans l'obscurité, la lumière de notre soleil heurte leurs yeux et brûle leur peau sèche. Ils ne s'aventureront pas dehors à nouveau aujourd'hui.

Reed vit que le chevalier avait raison, une légère teinte bleutée pointait à l'horizon. L'aube ne devait pas être loin. Que les Douze soient remerciés.

— Le temple a bien fait de m'envoyer ici, poursuit Aldarin, car il semble que leurs craintes soient fondées – les Greylings ont rompu le Pacte des Douze et ont refait surface.

— Les Greylings ? demanda Reed. Il n'avait jamais entendu ce nom auparavant.

— C'est exact, répondit Aldarin. Car c'est le nom qui a été donné à ces créatures il y a des centaines d'années. Vous devez avoir des questions, mais nous ne pouvons pas nous attarder ici, je dois retourner rapidement à Arelium. Je suggère que nous descendions du mur et allions aux écuries.

Il souleva à nouveau la herse, ses bras et ses jambes musclés se mesurant au lourd métal. Les deux gardes survivants traversèrent la guérite et descendirent la centaine de marches sinueuses menant aux casernes, une longue et étroite structure de pierre construite contre la base du mur.

En s'approchant, ils purent constater que, même si l'épaisse porte de bois était toujours fermée et intacte, de gros trous avaient été percés dans le chaume. Reed entra dans le bâtiment avec prudence, ses yeux scrutant la pièce. Elle était inoccupée mais tout ce qui aurait été utile avait été volé ou détruit.

Le râtelier à armes était vide, tandis que les nombreuses tables et chaises étaient réduites en miettes contre le mur. Un gros tas de linge trempé d'urine se trouvait dans un coin, et dans un autre les petits lits de camp militaire en toile étaient déchirés et brisés. Une bannière rectangulaire représentant le rouge et l'or de la Vieille Garde avait été lacérée en son milieu par deux larges griffures, coupant le soleil cramoisi en deux comme une orange fendue. Les volets en bois arrachés de leurs gonds laissaient rentrer la douce lumière de l'aube par les fenêtres ouvertes, baignant la pièce d'une lueur tamisée.

— Qu'ils brûlent dans la Fosse ! jura Yusifel. Il entra dans la pièce en traînant les pieds, redressa une des chaises rescapées et s'assit lourdement.

Le vieux capitaine avait commencé à boiter depuis qu'il avait atteint le bas des escaliers.

La grande silhouette d'Aldarin apparut dans l'embrasure de la porte, fronçant les sourcils devant l'intérieur saccagé.

— Nous ne trouverons rien ici, dit-il, et se dirigea vers le seul autre bâtiment de la cour, une longue structure en bois abritant les écuries, les cuisines, le lavoir et la forge.

Reed appuya sa lance contre la porte et tendit machinalement la main pour détacher son masque avant de réaliser qu'il ne le portait plus.

Il se souvenait qu'on leur avait répété à maintes reprises pendant l'entraînement de toujours porter des masques en patrouille pour se protéger des fumées nocives de la Fosse. Il émit un petit rire. Rien de tout cela ne semblait avoir de l’importance maintenant. La Fosse était devenue bien plus dangereuse que cela.

— Pourquoi ris-tu, mon garçon ? dit Yusifel d'un ton las. Il avait enlevé son plastron de cuir huilé et sondait d'un doigt crasseux une longue entaille sous sa côte inférieure gauche.

Reed trouva une autre chaise cabossée et s'y laissa tomber.

— Je pense à l'absurdité de la situation, Monsieur, répondit-il.

— Oui, tu as raison, mon garçon. Yusifel tapota les poches de son pantalon et en sortit une pochette à tabac éraflée et des allumettes, miraculeusement encore intactes.

Il craqua une allumette sur le talon de sa botte et, peu après, une douce fumée odorante se répandit dans la caserne, masquant la puanteur aigre de l'urine et des excréments.

— Que s'est-il passé ? questionna Reed. Ils sont sortis de nulle part ! Pourquoi maintenant ?

— Je ne sais pas quoi te dire, répondit Yusifel.

— Il y a deux jours environ, ce grand chevalier est arrivé ici, son cheval couvert de sueur. Il est entré dans mes quartiers en demandant des nouvelles de la Fosse, s'il se passait quelque chose d'étrange... J’ai été un peu choqué, pour être honnête. Je me souviens que ma mère me parlait des défilés organisés à Arelium pour les Chevaliers des Douze quand elle était jeune fille, mais on ne les avait pas vus par ici depuis cinquante ans, et puis celui-là est apparu.

Il fit une pause et inhala une bouffée de fumée.

— Je lui ai dit qu’il n’y avait rien à signaler, et ça n'a pas eu l'air de lui plaire. Il a marmonné quelque chose à propos d'un mauvais pressentiment et « qu'elle ne s'était jamais trompée auparavant », aucune idée de qui il parlait. Il a fini par me dire qu'il allait rester quelques jours. Il a dormi dans les écuries, il a parlé avec les patrouilles qui descendaient du mur, il y est même monté lui-même une ou deux fois, mais il restait discret la plupart du temps. Puis la nuit dernière, le vieux Kohl m'a réveillé en criant « Les feux sont allumés, les feux sont allumés ! » On a fait sortir les gars, on les a équipés, on s'est dirigé vers le mur et on a fait ce qu'on a pu, mais c'était trop tard, beaucoup trop tard.

Son regard était devenu hagard.

— Je les ai tous perdus... tous. Ils étaient sous ma responsabilité et j'ai échoué.

Yusifel toussa sèchement et fixa silencieusement ses bottes. Un silence inconfortable envahit la pièce. Reed ne savait pas quoi dire. Il observa le capitaine assit en face de lui. L’imposant recruteur braillard qui l'avait convaincu de s'engager dans la Garde avait disparu, remplacé par un vieil homme, accablé et dépenaillé, courbé sur sa cigarette. Reed ouvrit la bouche pour parler, mais fut interrompu par une voix forte venant de l'extérieur.

— Compagnons de garde ! La voix profonde d'Aldarin résonnait dans la cour. Je suis dans une situation fort désespérée ! Les Greylings ont souillé les cuisines et je crains que mon cheval ne soit mort. Je ne peux pas atteindre Arelium sans transport ni provisions. J'implore votre aide.

Reed jeta un coup d'œil à Yusifel, mais le vieil homme se contenta de hausser les épaules et de faire un signe de tête en direction de la porte. Reed se leva avec un soupir et sortit dans la cour, qui n'était rien de plus qu'un carré de terre rectangulaire vide, à l'exception d'un petit puits grillagé et de quelques bottes de foin pour l’entraînement. Aldarin sortait des écuries, une lueur d'acier dans les yeux.

— Que proposez-vous, gardien ? demanda-t-il.

Reed se gratta la barbe pensivement.

— Ma ville natale de Jaelem est à deux jours de cheval d'ici, répondit-il. Je ne pense pas que vous trouverez quelque chose de plus proche. Ils auront des chevaux et des provisions. Tout est plat dans cette direction, rien que des plaines et quelques arbres. Si nous partons maintenant, nous pourrions parcourir une bonne distance avant que la nuit ne revienne.

Il fit une pause, essayant de formuler correctement sa pensée suivante.

— Le fait est, Sire, que je ne suis pas sûr que ce soit bienséant de laisser la Vieille Garde ici. Il y a des kilomètres de mur là-haut et des douzaines d'hommes, gardes comme moi, qui n'ont toujours pas été retrouvés. Certains d'entre eux sont peut-être encore en vie et ont peut-être besoin de notre aide. Ce sont mes amis. Nous ne pouvons pas partir et les laisser à leur sort.

Aldarin le fixait intensément du fond de son casque corné.

— Quel est votre nom, garde ?

— Merad Reed, Sire Chevalier.

— Reed. Savez-vous pourquoi la Vieille Garde existe ?

— Lorsque je me suis enrôlé, les gens n'ont cessé de me dire que nous étions la lumière contre les ténèbres, le bouclier contre l'inconnu, déclara Reed, en s'efforçant d’atténuer le sarcasme de sa voix.

— Exactement, dit Aldarin. Votre rôle est tout aussi crucial que celui d'un soldat d'Arelium, d'un Chevalier des Douze ou d'un père de famille. Vous êtes ici pour surveiller, pour garder et, surtout, pour protéger ceux qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes. Saviez-vous que le premier capitaine de la Vieille Garde a été assermenté par l'un des Douze lui-même ? Que la bannière déchirée de vos baraquements fut offerte en cadeau pour honorer votre loyauté et votre dévouement ? Combien de villages entourent la Fosse ? Combien de vies ont été sauvées ce soir grâce aux actions de la Garde ?

— Mais nous ne les avons pas arrêtés ! s’exclama Reed, les mains crispées d'exaspération. Nous nous sommes battus et nous avons été massacrés.

— Non, vous ne les avez pas arrêtés, dit Aldarin. Mais vous les avez ralentis. Vous avez endigué la marée. Vous nous avez donné le temps de nous préparer, donné aux autres le temps de fuir. Mais cela ne signifiera quelque chose que si nous pouvons avertir le Baron, si nous pouvons lui dire ce que nous avons vu ici. Il peut faire appel à d'autres comme moi. Ensemble, si nous agissons vite, et si les Douze le veulent, nous pouvons les repousser.

— Je comprends que vous souhaitez rester, poursuivit-il avec douceur, et, si vous me le demandez, j’abandonnerai ma quête et je vous assisterai ici, au mur. Vous devez décider ce qui est le plus important : aider les quelques personnes encore présentes sur le mur ou aider les innombrables autres, les habitants de la Baronnie d’Arelium.

— Et pourquoi pas les deux ? intervint Yusifel. Il était appuyé contre le mur de la caserne et avait écouté en silence.

— Je ne suis pas en état de voyager, j'ai plus d'égratignures et de bleus sur le corps que je ne peux en compter, et cette coupure aux côtes n’a pas l’air très belle. Vous deux, allez à Jaelem. Je vais me reposer un peu ici, puis je retournerai vers le mur, je rallumerai les brasiers et j’irai faire un petit tour, histoire de voir ce que je peux trouver … et qui je peux trouver.

Il toussa à nouveau, puis cracha une masse noirâtre dans les cendres.

— De toute façon, j'aurai besoin de temps pour enterrer mes hommes.

— Et après ? dit Reed. Après que vous aurez trouvé les quelques survivants et que vous les aurez soignés ? Que ferez-vous à la nuit tombée, lorsque ces créatures reviendront ?

Yusifel se redressa et le regarda dans les yeux.

— On va vous faire gagner du temps, mon garçon, dit-il. Pas beaucoup, je pense, mais nous ferons de notre mieux.

— Pas question ! répondit Reed avec colère. Je ne vais pas vous laisser ici.

— J'ai bien peur que si. Tu vois, je suis toujours ton capitaine, et je t’ordonne d'aller avec ce chevalier et de l'aider du mieux que tu peux. Tu seras l'émissaire de la Vieille Garde à Arelium.

— Et si je refuse ?

— Il me semble que la punition pour le non-respect des ordres d’un officier supérieur est l'exil, n'est-ce pas ? dit Yusifel, souriant à Reed avec ses dents jaunes. Allez, mon gars, fais cette dernière chose pour moi, c'est important.

Il n'y avait rien d'autre à dire. Reed s’avança et serra le poignet de l'ancien recruteur.

— Je ferai ce que je peux, dit-il avec émotion, et se retourna pour rejoindre Aldarin qui attendait patiemment au bout de la cour, un sac de toile à ses côtés.

Alors qu’il s’éloignait, le vieux capitaine cria une dernière fois.

— Reed ! lança Yusifel d’une voix ferme. Ne gâche pas cette chance, Reed. N'oublie jamais ce qui s’est passé ici !

Reed ne se retourna pas.







Chapitre 3

LES DAGUES DU JONGLEUR

“Des neuf Baronnies, Arelium est sans l'ombre d'un doute la plus riche de toutes. Perchée comme un nid de cygne sur les rives de la rivière Stahl, sa situation lui permet de profiter d'une myriade de superbes opportunités commerciales. Marbre, fer, et pierres précieuses issus des montagnes de Morlak. Poissons, verres, et soies de l'estuaire de Kessrin. Tout cela doit passer par Arelium. Et au-delà de ses murs fortifiés, une centaine de champs abondants de cultures et de bétail ! Je ne suis, bien sûr, qu'un rouage mineur de cette grosse machine mercantile, mais j'espère que mon humble contribution aidera à rendre notre Baronnie encore plus prospère.”

Praxis, Intendant du Baron Listus del Arelium, 419 AD

*

Jelaïa del Arelium, première et unique fille du Baron del Arelium, héritière de ses innombrables titres et de sa fortune considérable, s’ennuyait à mourir.

Elle enleva ses fines lunettes de lecture et les jeta devant elle, manquant de peu une pile de parchemins empilée sur le coin de son bureau. Des cartes de toutes tailles, des rouleaux de papier, des livres illustrés, des crayons et des bougies consumées recouvraient entièrement la table, comme si quelqu’un avait entrepris de combler chaque espace disponible jusqu’à ce qu’il n’en reste plus.

Son éducation, ainsi que sa mère le lui rappelait souvent, était d’une importance capitale si elle souhaitait comprendre pleinement les rouages complexes de la Baronnie et sa place dans le grand agencement des affaires.

Arelium était l’une des neuf Baronnies, neuf régions s’étendant des plaines enneigées du Nord aux déserts brûlants du Sud. Chaque région fonctionnait de manière plus ou moins autonome, gouvernée par un dirigeant qui avait le contrôle total de la politique militaire, judiciaire, et économique. Le Baron, son père, était aidé par ses vassaux, une douzaine de nobles ayant chacun leurs propres terres et sujets, qui lui juraient fidélité en échange de sa protection et d’une partie des revenus de la région.

L’alliance entre les Baronnies était consolidée par le Conseil, un sommet annuel créé dans l’espoir de renforcer l’union des neuf régions. Le Conseil pouvait également être convoqué en cas de conflit majeur, ou à la demande de l’un des Barons, ce qui était extrêmement rare et ne s’était jamais produit depuis la naissance de Jelaïa il y a vingt-et-un ans. En vérité, son père détestait assister au sommet. Cela le mettait de très mauvaise humeur, et pendant des semaines après son retour, elle l’entendait toujours grommeler à voix basse sur le coût d’entretien des routes commerciales ou les taxes d’exportation exorbitantes.

Il y a quelques années, une troupe itinérante d’artistes s’était installée près des portes de la ville et avait régalé la population locale avec des pièces de théâtre, des tours de magie, des acrobaties et autres prouesses. Jelaïa avait été fascinée par l’un des jongleurs, un jeune homme à peine plus âgé qu’elle, qui dominait la foule de ses échasses en bois. Il pouvait envoyer six ou sept balles multicolores tournoyer dans les airs sans effort. Lorsque son public se lassait des balles, il passait aux massues ou à une série de dagues aiguisées comme des rasoirs. C’étaient les dagues qui avaient le plus impressionné la jeune Jelaïa. Elle avait été hypnotisée par l’acier scintillant, sachant qu’une erreur aurait pu coûter un doigt ou deux au jongleur.

Son père l’avait trouvée quelques heures plus tard.

— Je vois que vous avez fait connaissance avec mon compagnon d’armes ! avait-il dit en souriant, s’inclinant devant l’homme guindé.

— Mon brave homme ! Nous nous ressemblons beaucoup, vous et moi. Moi aussi, je passe mes journées à jongler avec les interminables dagues politiques de mes nobles. Et moi aussi, j’essaie de les faire tourner en rond, en espérant ne pas trébucher ou faire une erreur qui conduirait l’un d’eux à me poignarder dans le dos ! Je vous félicite, Monsieur, car ce n’est pas une chose facile.

Et après avoir lancé une pièce d’or au jongleur surpris, il avait ramené Jelaïa au donjon.

Bien sûr, le Baron avait raison. Un gouverneur bien informé et bien éduqué pourrait utiliser ses connaissances pour négocier, anticiper et, si la situation l’exigeait, exercer des représailles.

Néanmoins, cela ne rendait pas moins ennuyeuses les heures d’études quotidiennes qui s’égrenaient les unes après les autres.

Jelaïa repoussa sa chaise et replaça distraitement une mèche égarée de cheveux châtains dans le chignon tressé que sa femme de chambre épinglait chaque matin. Elle étira ses jambes, dépliant ses genoux pour soulager la raideur de ses articulations, avant de s’approcher d’une des fenêtres pour s’adonner à sa rêverie.

Sa chambre se trouvait au dernier étage du donjon, haut de six étages. Plusieurs fenêtres en verre offraient une vue imprenable sur la ville d’Arelium et les terres au-delà. Jelaïa contemplait la Baronnie qui portait son nom et qui serait un jour la sienne.

Arelium se trouvait au centre d’une large vallée sur les rives de la rivière Stahl, bordée de tous côtés par des collines verdoyantes. La ville fortifiée abritait des milliers de personnes, réparties dans plusieurs centaines de maisons à colombages entourant le formidable donjon de pierre qui était le siège du pouvoir du Baron. Le donjon lui-même était surmonté de quatre tourelles carrées crénelées, chacune arborant le drapeau d’Arelium : un loup blanc sur un champ rouge foncé.

Une courtine sinueuse entourait la ville, construite dans le même style que le donjon central et perforée de meurtrières et de bretèches. Le seul moyen de traverser le mur était de passer par l’unique barbacane. Le guet était équipé d’une lourde porte et d’une série de herses qui pouvaient être levées ou abaissées par la garnison stationnée au deuxième étage. Jelaïa pouvait voir un flux lent et régulier de marchands et de voyageurs couler comme un fleuve par la porte, un éclair de rouge ou une lueur de métal lui permettant de distinguer les hallebardiers de la garde du Baron.

Un amoncellement de bicoques de fortune s’était développé à l’extérieur de la ville, un enchevêtrement de tentes, de caravanes, et de structures en bois délabrées. Des jetées s’étendaient sur la rivière tandis que de petites silhouettes lointaines grouillaient sur des barges, des bateaux plats et d’autres embarcations plus petites, chargeant ou déchargeant des marchandises telles des fourmis s’attaquant à un bol de sucre.

La journée ensoleillée et sans nuage permettait de voir encore plus loin dans la vallée, là où les terres étaient consacrées à la culture du blé, du maïs, de l’orge, du houblon, des tournesols, des vignes et bien plus encore ; un patchwork vibrant d’agriculture. Des manoirs fortifiés disposant de grands jardins d’agrément et de dépendances, dominaient les petits villages et les fermes. Ils étaient les demeures des nobles d’Arelium, vassaux du Baron lui-même.

Au-delà de la vallée s’étendaient les trois Baronnies voisines qui partageaient leurs frontières avec Arelium : Da’arra au sud – après les grandes plaines et les villages de la Fosse – Kessrin au nord-ouest où la rivière Stahl rencontrait la mer, et Morlak à l’est où les collines se transformaient en montagnes escarpées et traîtresses.

Pour Jelaïa, les nombreuses heures passées à contempler la vallée avaient toujours suscité des émotions contradictoires. La fierté de ce que son père et ses ancêtres avaient accompli. La peur et le doute de ne pas être digne de cet héritage. La responsabilité pour le peuple d’Arelium. La frustration et la culpabilité du fait qu’elle ne connaissait rien – ou presque – de leur mode de vie.

C’est à ce dernier défaut qu’elle tentait de remédier, en subtilisant tous les livres et documents qu’elle pouvait trouver dans les archives de la ville ou dans la vaste collection personnelle du Baron. Les plans du donjon et des bâtiments environnants, les bilans des entreprises locales, les rendements des cultures, les échantillons de sol, les factures de matières premières, les coûts de main-d’œuvre, les coûts de construction, l’entretien des routes et des bâtiments ; la liste était interminable.

Et les livres, tellement de livres. Une pléthore de sujets, tous plus détaillés les uns que les autres : l’agriculture, l’exploitation minière, le commerce, la maçonnerie, la menuiserie, le tissage, la couture, la boulangerie – toutes les choses que son tuteur refusait de lui enseigner car il les jugeait non pertinentes pour une personne de noble rang. Elle lisait voracement, griffonnant des notes dans les marges, ajoutant des pensées et des commentaires de son cru, feuilletant page après page de son index humide.

Cela suffirait-il ? Un jour, tôt ou tard, elle allait le découvrir.

Trois coups fermes frappés à la porte la firent sursauter et elle manqua de trébucher sur l’ourlet de sa longue jupe verte. Elle réussit à se rattraper au coin de la table, renversant des parchemins sur le sol.

— Jelaïa, j’espère que vous êtes habillée parce que, prête ou pas, j’entre, annonça une voix étouffée alors que la porte s’ouvrait.

Un homme de grande taille, à la coiffure impeccable, les cheveux épais et gominés, le visage cerclé d’une légère barbe de trois jours, entra d’un pas vif dans la pièce avec un sourire malicieux. Il portait un manteau de cuir noir à col haut sur une tunique marron ceinturée. Un médaillon en argent était suspendu à une fine chaîne autour de son cou, et une longue dague effilée était rangée dans un fourreau orné de bijoux attaché à sa cuisse droite.

— Je pensais bien vous trouver ici, enfermée avec vos livres alors qu’il fait un soleil radieux au-dehors, dit-il d’un ton taquin. Votre peau a besoin d’un peu de soleil de temps à autre, vous savez. Si vous continuez à blanchir, on vous perdra dans la neige à l’hiver prochain.

Jelaïa lui lança une boîte de parchemins à la tête, le manquant d’un bon mètre.

— J’aimerais bien sortir, mon cher intendant Praxis, mais mon père ne me laisse pas me promener sans compagnie et mon chaperon préféré ne m’a pas rendu visite depuis des jours !

— Ah. Oui. Désolé, répondit Praxis en tripotant son médaillon.

Le disque d’argent était gravé du signe de sa fonction : deux coupelles suspendues à équidistance d’un axe, formant une balance.

— Votre père me garde très occupé. La récolte a été exceptionnelle cette année et nous sommes plutôt débordés, pour être honnête. Le pire, c’est le blé : Je le stocke presque aussi vite que les chariots le déchargent, mais nous sommes toujours à court de lieu d’entreposage. J’aurais dû mieux argumenter l’année dernière lorsque le Baron a refusé ma proposition d’un plus grand silo.

— Pourquoi ne pas simplement moudre le grain ? demanda Jelaïa. La farine prend moins de place que les épis.

Parce qu’il est plus difficile de… Praxis se coupa lui-même. Par la Fosse, j’ai encore failli me faire berner ! Je ne vais pas me laisser entraîner dans une autre discussion sur la façon de gérer les terres de votre père, Jelaïa. Si je suis encore intendant le jour où vous deviendrez Baronne, je serai heureux de passer des semaines à débattre de la politique agricole, mais pour l’instant, vous devez me laisser faire mon travail. Et en parlant de faire mon travail, je suis venu vous chercher pour vous conduire au Baron ; il souhaite s’entretenir avec vous.

— Très bien, dit Jelaïa d’un ton irascible. Mais la prochaine fois que j’irai me promener dans les jardins, je demanderai à quelqu’un d’autre de m’accompagner.

— Ha ! Alors ça, ça m’étonnerait, dit Praxis avec un sourire narquois.

Ils descendirent l’étroit escalier en colimaçon qui menait de la chambre de Jelaïa à la grande salle du premier étage où le Baron tenait conseil, accordait audience à ses vassaux et recevait les invités importants.

De longues bannières arborant l’héraldique des nobles qui avaient prêté serment de fidélité au Baron couvraient les murs. À l’extrémité du hall, une élégante table en chêne poli s’étendait sur toute la largeur de la pièce, sa surface recouverte d’une carte en parchemin détaillant les terres de la Baronnie. De petites figures sculptées parsemaient la carte : des fermes, des maisons de campagne, des caravanes de marchandises, des bateaux et des groupes de soldats. Derrière la table se trouvaient trois simples chaises en bois, sous une bannière représentant le loup blanc d’Arelium.

Jelaïa eut à peine le temps de reprendre son souffle que son père entra dans la pièce, suivi d’un groupe de nobles, de gardes, et de serviteurs.

Le Baron Listus del Arelium était un vétéran au visage sévère, aux yeux froids couleur d’acier et à la barbe grise courte et bien taillée. Il avait une soixantaine d’années, mais la plupart des gens lui auraient donné dix ans de moins. Son âge n’était trahi que par les rides autour de ses yeux et de sa bouche, et par ses cheveux clairsemés. Vêtu d’un doublet rouge orné de dentelle blanche et de hautes bottes en peau de daim, il marchait du pas assuré d’un ancien soldat.

Quand il aperçut sa fille, le froncement de sourcils du vieil homme disparut, remplacé par un sourire indulgent.

— Jeli ! Je vois que Praxis a réussi à te faire sortir de ta petite cachette ! Bienvenue dans le monde des vivants !

Il s’effondra sur l’une des chaises, repoussant d’un geste de la main les flagorneurs qui s’approchaient. Deux hallebardiers robustes en livrée prirent position de part et d’autre du Baron, laissant les autres membres de sa cour s’affairer sans dessein autour de la table en chêne.

— Approche, mon enfant, je ne vais pas te mordre !

Jelaïa fit une rapide révérence et se plaça devant lui, sentant qu’elle était jugée pour quelque chose dont elle n’avait pas connaissance.

— Praxis ! tonna le Baron. Comment va la récolte, mes sujets seront-ils bien nourris cet hiver ?

— Oui, mon Seigneur, en fait les silos débordent, peut-être que nous devrions…

— Débordent, hein ? Excellent, excellent. Vous auriez dû m’écouter et construire ce grenier à grains l’année dernière comme je vous l’avais conseillé, cela vous aurait évité bien des tracas.

— Oui, mon Seigneur, répondit Praxis avec un soupir résigné.

— Très bien. Maintenant, Jelaïa…

Avant que le Baron ne puisse continuer, une porte s’ouvrit de l’autre côté de la salle et la Baronne entra, ses dames d’honneur la suivant de près.

Elle était l’opposé de son mari à tous égards, une petite souris de femme au visage rond, aux cheveux courts, bouclés et grisonnants, et au sourire amical. Elle était facile à vivre, sociable et bavarde, appréciée des vassaux du Baron et de leurs épouses. Beaucoup d’entre eux avaient commis l’erreur de la trouver hédoniste et un peu simple d’esprit, lui disant en confidence des choses qu’ils n’auraient jamais songé à révéler au Baron lui-même.

Ce manque de jugement était parfaitement exploité par la Baronne, et par conséquent son mari était toujours bien informé des tractations les plus louches, et des alliances secrètes qui couvaient parmi ses nobles. Elle avait également une bonne connaissance des chiffres, se réunissant plusieurs fois par semaine avec Praxis pour discuter des finances de la Baronnie.

La Baronne adressa un sourire rapide à Jelaïa et s’assit à côté de son mari.

— Je vous demande pardon, mes dames et mes sires, dit-elle avec éclat. Les registres d’impôts m’ont tenue occupée.

Son mari roula des yeux et s’éclaircit la gorge.

— Ahem. En effet. Revenons au sujet qui nous préoccupe. Alors, par où commencer ? Bien. Jelaïa, tu es maintenant une jeune femme, dans la fleur de l’âge, pour ainsi dire, et ta mère et moi avons discuté…

Oh non, pensa Jelaïa.

— Et nous pensons qu’il est temps d’avancer dans notre projet de consolider nos alliances avec les Baronnies voisines.

Oh non non non.

— Morlak semble avoir plusieurs prétendants éligibles et une délégation de Kessrin arrivera ici demain–

— Non, Père, non ! Lâcha Jelaïa. Le Baron, peu habitué à être interrompu, fronça les sourcils.

— Je suis désolée, j’ai besoin d’air, dit-elle, désemparée, en s’enfuyant de la pièce, passant devant un Praxis surpris, le regard de son père brûlant dans son dos alors qu’elle s’échappa de l’enceinte étouffante du donjon et s’élança vers la ville.







Chapitre 4

LE RETOUR À JAELEM

“Je ne réfute pas l’importance des soldats. Il viendra un moment où chaque royaume aura besoin de se défendre. Je dirai simplement que les combattants, aussi nombreux ou bien entraînés soient-ils, ne sont qu’une petite partie de l’équation. Car que se passerait-il si le mur sur lequel ils se tiennent était trop fragile ? S’il s’effondrait sous son propre poids ? Si l’absence de fondations appropriées faisait qu’il s’enfonce dans la boue ou le sable ? Vous pouvez agir comme bon vous semble, ce sont vos temples et vos initiés. Mais je crois que le monde a déjà assez de soldats. Je vais former des bâtisseurs.”

Brachyura, Quatrième des Douze, 39 AD

*

Reed et Aldarin traversèrent rapidement le terrain plat entre la Fosse et Jaelem, suivant les pistes sinueuses créées par les animaux, serpentant entre des buissons d'épines et des acacias rabougris. Les vastes plaines s'étendaient devant eux sur des kilomètres dans toutes les directions, comme une mer d'ambre et de verdure, vide et sans vie, à l'exception de quelques troupeaux de chèvres sauvages et d'oiseaux de proie.

Ils parlèrent peu pendant leur première journée ensemble, chacun étant perdu dans ses propres pensées. Lorsqu'ils avaient besoin de parler, ils devaient crier pour se faire entendre par-dessus les rafales de vent incessantes qui leur projetaient du sable et de la terre au visage. Reed se frottait constamment les yeux, le nez, et la bouche, se maudissant d'avoir laissé son masque en cuir à la caserne. Après quelques heures, il déchira à contrecœur une bande de tissu de sa cape et l'attacha fermement autour du bas de son visage pour se protéger du plus gros de la saleté.

Aldarin ne semblait pas gêné par le vent, pas plus qu'il ne l'était par sa lourde armure. Ses longues foulées avalaient les kilomètres à un rythme régulier, ne ralentissant que lorsqu'il voyait que Reed était à la traîne ou pour vérifier qu'ils allaient dans la bonne direction.

La journée se prolongeait, le soleil qui s’était élevé haut dans le ciel descendait maintenant vers l'horizon, rafraîchissant l'air et étirant les ombres des arbres. Lorsqu'ils arrivèrent à un petit bosquet offrant un abri contre le vent, Reed, épuisé, suggéra de s’arrêter pour la nuit.

Aldarin accepta, et commença à enlever son armure. Le casque à cornes fut ôté en premier. Reed vit qu'il le pivota brusquement vers la gauche avant de le retirer comme s'il désengageait un système de verrouillage. Puis vinrent les gantelets, les grèves, les vambraces, les cuissardes et le plastron, chaque pièce empilée soigneusement sur le sol à côté de lui. Et enfin, une journée après leur première rencontre, Reed put découvrir le visage de Sire Aldarin, Chevalier des Douze.

Il avait la peau légèrement bronzée et des cheveux noirs, coupés très courts près du crâne. Des yeux bleu océan pénétrants sur un visage dur et anguleux. Son menton carré était rasé de près, une fine cicatrice traversant sa lèvre inférieure et descendant en zigzag vers son cou. Une deuxième cicatrice traversait l'arête d'un nez plat qui semblait s’être mal remis d’une ou deux fractures.

Sans son armure, la présence physique du chevalier n’avait en rien diminué. Au contraire, il était encore plus remarquable lorsqu'il était vêtu d'un simple jaque rembourré. Ses épaules fortes et larges et sa poitrine massive et râblée étaient accompagnées de bras musclés et athlétiques qui brillaient de transpiration après des heures de marche revêtu d’une armure de plates.

Il était différent, très différent, de ce que Reed avait imaginé. Dans son esprit, les Chevaliers des Douze devaient ressembler à des nobles au teint clair, aux cheveux longs, aux traits aquilins, et aux sourires parfaits. Aldarin, c'était autre chose. Il avait le physique d'un guerrier, d'un boxeur même, plus habitué à passer son temps dans une enceinte de combat qu'à courir après des courtisanes gloussantes ou à discuter de la politique des neuf Baronnies, un verre de vin blanc dans une main et un cigare dans l'autre.

Et pourtant, dans le peu de temps qu'ils avaient passé ensemble, Aldarin s'était toujours exprimé avec éloquence, réflexion et courtoisie. Reed était persuadé que les connaissances et la perspicacité du chevalier étaient bien supérieures aux siennes mais, malgré cela, Aldarin écoutait toujours ce qu'il avait à dire, fixant Reed de son regard perçant. Une myriade d'émotions scintillait comme des étoiles dans ses iris d'un bleu profond : mélancolie, tristesse, colère, détermination, ainsi qu’un intellect lucide. Quand Aldarin posait les yeux sur Reed, il sentait son esprit mis à nu, ses pensées découvertes. C'était à la fois apaisant et déconcertant, et il n'était pas toujours facile de détourner le regard.

Aldarin roula son cou et ses épaules, faisant couler un peu d’énergie dans ses muscles fatigués. Accroupi à côté de son armure, il dénoua le cordon du sac en toile qu'il portait et en vida le contenu : deux petits pains, quelques morceaux de viande de lapin salée, trois carottes ratatinées, une gourde d'eau en métal, et un coffret en bois verni. Il s'avéra que le coffret contenait non seulement une pochette d'argent, mais aussi du papier, de l'encre, une pierre à aiguiser, et même un petit briquet, qu'Aldarin utilisa pour allumer le feu de camp en quelques minutes.

Reed avait retiré ses gants et son masque de fortune. La lumière du jour déclinait rapidement, drainant l'air et le sol de leur chaleur à mesure qu'elle disparaissait. Il tendit ses bras au-dessus du feu et sentit la chaleur s'infiltrer entre ses doigts engourdis. Aldarin partagea le peu de nourriture qu'ils avaient et les deux hommes mangèrent leurs maigres provisions dans un silence complice, échangeant quelques mots par-dessus les crachats et le crépitement des flammes.

— Nous avons bien avancé aujourd'hui, ami Reed, dit Aldarin en mâchant un gros morceau de viande séchée. Rien pour nous déranger ici, à part le vent et la poussière, je pense. Il mit une carotte dans sa bouche.

— Nous avons fait bonne route, convint Reed, en déplaçant ses jambes douloureuses.

— Cela faisait longtemps que je n'avais pas voyagé aussi loin, continua-t-il. En y réfléchissant, je ne pense pas avoir été aussi près de chez moi depuis la mort de ma mère, il y a presque dix ans. C'est vraiment étrange. C'est beaucoup plus proche que dans mon souvenir. Si ma mémoire est bonne, nous sommes déjà à mi-chemin. Le fait de couper le long des sentiers de gibier a beaucoup aidé.

— En effet. Cependant, je crois que nous nous dirigeons vers le sud-est ? Il est très regrettable qu'il n'y ait pas de meilleure voie. Arelium est au nord de la Fosse. Une fois que nous serons réapprovisionnés, notre voyage vers le nord sera beaucoup plus long, et si les Greylings ont pris le mur, ils seront vite sur nos traces. Aldarin ajouta plus de bois sec au feu, alimentant le brasier affamé.

— S'ils ont pris le mur, alors Yusifel et mes derniers compagnons de garde sont morts, dit Reed.

Il sentait son tempérament s'effilocher alors que la tension et l'anxiété des récents événements commençaient à le rattraper.

— Je peux lire le soleil aussi bien que n'importe quel membre de la Vieille Garde, je sais dans quelle direction nous allons. Vous avez vu combien nos environs sont désolés. Jaelem est le meilleur endroit que je connaisse. Vous devriez me faire confiance, Aldarin, tout comme je vous fais confiance, même si je ne sais pas qui vous êtes, qui vous a envoyé ici – et comment ils savaient que ces choses allaient ramper hors de la Fosse la nuit dernière pour mettre mes amis en pièces.

Aldarin l’observa en silence pendant un moment, le visage indéchiffrable.

— Vous avez raison, ami Reed, vous méritez de savoir tout cela. Il prit une profonde inspiration. Que pouvez-vous me dire sur les Chevaliers des Douze ?

— Pas grand-chose, admit Reed. Je sais que votre Ordre traverse les âges. Des centaines et des centaines d'années. Certains disent que les premiers d'entre vous ont marché aux côtés des Douze eux-mêmes, bénéficiant de leur sagesse et de leurs conseils. Vous avez prêté serment au Conseil et à ses membres, dont le Baron d'Arelium si je ne me trompe pas.

— Il y a une part de vérité dans ce que vous dites, répondit Aldarin. Nous ne sommes pas un seul Ordre, mais douze. Chacun des Douze a fondé son propre temple, un lieu d'apprentissage et de méditation où ils pouvaient former leurs propres initiés aux philosophies et croyances qui les définissaient.

Il se leva, récupéra sa hache à côté des pièces d'armure empilées et tint le manche devant les flammes. La lueur vacillante en fit ressortir la gravure et le mot « Brachyura » étincela à la lueur des flammes.

— Je suis un chevalier de l'Ordre de Brachyura, le Quatrième des Douze.

Reed fixait l’inscription en cursive, hypnotisé. Brachyura était donc l'un des Douze, les fondateurs et les protecteurs du royaume des hommes, les premiers à débarrasser la terre du mal et à construire les grandes villes et cités, y compris le mur de la Vieille Garde ! Leurs noms avaient été perdus au fil du temps, ou du moins c'est ce que Reed avait pensé. Il avala une gorgée d'eau et fit signe à Aldarin de continuer.

— Comme je le disais, chacun des Douze avait ses propres convictions, ses propres forces et faiblesses. Certains étaient doués pour la diplomatie, d'autres pour l'art de la guerre, d'autres encore pour la sculpture ou la poésie. Brachyura était avant tout un bâtisseur, un ingénieur de la pierre, du bois, du mortier, et de l'acier. Notre temple est édifié sur le côté d'une énorme falaise. Tours et passerelles, créneaux, galeries, et balcons, tous taillés dans la roche elle-même. On dit que Brachyura a élevé notre temple avec pour seuls outils ses mains nues, travaillant pendant un an et un jour sans pause. Un jour, je vous le montrerai, ami Reed, si nos destins sont toujours liés.

Aldarin fixa le feu, repensant à l'endroit qu'il avait appelé son foyer.

— Et c'est Brachyura qui a construit le mur autour de la Fosse du Sud, poursuivit-il. Vingt tours parfaitement équidistantes avec un système de feux de signalisation pour se prémunir contre les Greylings. Comme il n'y avait pas de pierre à proximité, il a commandé à des centaines de barges et de charrettes d'en apporter d'immenses quantités depuis les carrières de Morlak, bien au-delà d'Arelium. Cela a dû être un spectacle magnifique !

Ses yeux flamboyaient.

— Or Brachyura était connu pour son habileté non seulement à élever de grandes forteresses de bois et de pierre, mais aussi dans l'art de la guerre et, plus précisément, de la défense tactique. Il montrait aux autres comment construire un mur, puis les entraînait à le garder avec une épée, une hache, un bouclier, et une lance. Son arme préférée a toujours été la hache à double tranchant. On pense que c'est parce que la hache est à la fois un outil et une arme. Utilisée comme outil, elle peut couper du bois pour un mur ou une maison. Utilisée comme une arme, elle peut balayer les créneaux de l'ennemi, empêcher les attaquants d'escalader le mur, ou repousser les échelles et les grappins. Les deux utilisations sont aussi importantes l'une que l'autre.

Aldarin équilibra sans effort le manche de sa hache massive sur la paume d'une main, admirant la façon dont les deux lames incurvées captaient la lumière.

— En tant que chevalier de l'Ordre de Brachyura, je suis formé pour construire et je suis formé pour combattre. Il semblerait que la seconde partie de ma formation nous sera plus utile que la première. Vous m'avez demandé pourquoi j'ai été envoyé ici. C'est parce que le fondateur de mon Ordre a construit le mur, et nous avons toujours ressenti une responsabilité envers les hommes qu'il a choisi pour le défendre, les hommes maintenant connus sous le nom de « Vieille Garde ».

La nuit était tombée et Reed pouvait sentir son corps endolori lui indiquer qu'il était temps de se reposer.

— Mais pourquoi maintenant ? dit-il en étouffant un bâillement. Où étaient les Chevaliers des Douze pendant tout ce temps ? Qui vous a envoyé ? Où sont les autres membres de votre Ordre ?

— Il est préférable de laisser certaines choses de côté pour l'instant, répondit Aldarin. Nous aurons le temps de parler de ces questions sur le chemin d'Arelium.

Il se leva soudainement.

— Je prendrai le premier quart, ami Reed, vous pouvez dormir en toute sécurité.

Reed hocha la tête avec reconnaissance et étendit sa cape près du feu. Fermant les yeux, il réfléchit à tout ce qu'Aldarin lui avait dit, les pensées et les questions tournant en rond dans sa tête comme un essaim de guêpes en colère. Quelque chose le dérangeait, mais il n'était pas sûr de quoi, quelque chose qu'Aldarin avait dit. Il était en train de s'assoupir quand il se rappela.

— Aldarin, murmura-t-il, pourquoi l'avoir appelée « la Fosse du Sud » ?

Il n'y eut pas de réponse, seulement le crépitement des flammes.

Le sommeil le terrassa peu après.

*

Reed se réveilla le lendemain matin en se sentant bien reposé et frais. Il se rendit compte avec culpabilité qu'Aldarin l'avait laissé dormir et avait monté la garde seul toute la nuit. Il utilisa sa lance pour se soulever du lit de fortune et alla soulager sa vessie pleine. Aldarin était assis sur une bûche tombée à proximité, penché sur sa hache, son bras passant la pierre à aiguiser sur les lames en de longs gestes caressants. Il était déjà entièrement paré de son armure et fredonnait une chanson ou un psaume tout en travaillant.

— Bonjour à vous, Sire Chevalier, dit Reed. Merci beaucoup de m'avoir laissé dormir, je ferai de même pour vous demain soir si vous souhaitez vous reposer.

Il frotta ses membres raides. Le sol avait été dur sous sa cape.

Aldarin leva les yeux, avec un large sourire.

— Bonjour, ami Reed ! Ne vous inquiétez pas pour des choses aussi triviales. Pendant mon séjour au temple, j'ai passé de nombreuses nuits blanches à m'entraîner avec mes camarades initiés ; car l'ennemi se moque que nous soyons éveillés ou non, il attaque quand il est prêt, de jour ou de nuit.

Il enfila soigneusement le manche de sa hache dans les larges anneaux sur son dos et jeta le sac de toile sur une épaule.

— Je propose que nous levions le camp, dit-il. Les Greylings n'auront pas chômé la nuit dernière. Plus vite nous serons réapprovisionnés, plus vite nous pourrons atteindre Arelium.

Le deuxième jour de voyage fut aussi peu excitant que le premier : le même terrain plat et monotone, le même vent froid et mordant. Reed essaya plusieurs fois d'engager la conversation avec le chevalier, mais Aldarin resta silencieux, répétant qu'il s'expliquerait davantage une fois qu'ils seraient en route vers le nord.

Ils finirent les restes de viande et de pain juste après midi, assis l’un contre l’autre pour s'abriter. Après avoir parcouru quelques kilomètres de plus, des volutes de fumée apparurent à l'horizon.

— Jaelem, s’écria Reed avec un sourire soulagé.

Au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient, les formes vagues devenaient des huttes de chaume regroupées autour d'un grand bâtiment en pierre et protégées par une palissade en bois de trois mètres de haut. Une large porte permettait d'entrer dans le village, flanquée de part et d'autre de tours de guet carrées à toit plat. Sur le côté sud, un grand bosquet d'arbres avait poussé près de la palissade. Non pas des acacias broussailleux qu'ils avaient vus si nombreux ces derniers jours, mais de grands chênes vénérables, dont les larges branches abritaient un petit lac. Reed crut distinguer deux petits bateaux de pêche en peau de vache se balançant sur l'eau.

Revoir Jaelem libérait en lui un flot de souvenirs refoulés : pêcher et découper des filets de poisson avec sa mère, grimper et se cacher dans les chênes quand une bande d'enfants plus âgés cherchait quelqu'un à tourmenter, poursuivre la fille du forgeron sur la place du village et, à l’adolescence, lui voler un baiser une nuit où ils étaient allongés ensemble au bord du lac à regarder les étoiles. Et une dernière image, vague et floue, d'un homme barbu aux yeux plissés et au sourire facile lui montrant comment enfiler une ligne sur une canne à pêche ; l'un des seuls souvenirs de son père qui lui restait.

Pour la deuxième fois en bien des jours, il se demanda s'il avait fait le bon choix de partir avec le recruteur de la Vieille Garde, se demanda ce qu'aurait été sa vie s'il avait choisi de rester au village. Peut-être aurait-il trouvé le courage de demander au vieux forgeron la main de sa fille, et d’inviter sa mère à résider avec eux. Il aurait peut-être même élevé une famille.

Il sentit une main lourde sur son épaule.

— C'est un bel endroit, dit Aldarin, semblant lire dans les pensées de Reed. Je suis sûr que nous trouverons ce que nous cherchons ici. En avant !

Il s'avança d'un pas assuré jusqu'à la palissade, bras tendus, mains levées au-dessus de sa tête dans le langage universel de la paix.

— Braves hommes et femmes de Jaelem, lança-t-il de sa voix puissante et profonde qui s’élevait facilement à travers le vent.

— Je suis Sire Aldarin, Chevalier des Douze, et j'ai besoin de votre aide.

Il leva les yeux vers les tours de garde, inoccupées, avec un léger froncement de sourcils.

Quelques instants plus tard, un jeune homme se précipita vers eux, essayant à la fois de boutonner sa tunique rembourrée et d'attacher la mentonnière de son casque conique rouillé. Il ne réussit ni l'un ni l'autre, trébuchant sur le lacet de sa propre botte et mordant la poussière devant les deux voyageurs avec un glapissement étouffé.

Reed tenta sans succès d'étouffer son hilarité qui frôlait dangereusement le rire, avant d'exploser de sa bouche sous la forme d'un profond gloussement. Aldarin leva un sourcil sévère, mais Reed pouvait voir que ses yeux pétillaient. Ils attendirent tous deux poliment que le jeune homme se relève.

— Bonne journée à vous deux, dit-il en réajustant son casque posé de travers. Vous êtes les bienvenus. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous escorter jusqu'à notre maire. Il est impatient de vous rencontrer.

Ils passèrent les portes, et entrèrent dans le village proprement dit. Le chemin de terre rugueux débouchait sur une grande place grouillante d'activité. Reed voyait des vanniers, des chaumiers, des charpentiers, des tanneurs, et des pêcheurs vaquer à leurs occupations. Une large variété de chariots et de caravanes s'alignait sur un côté de la place : des commerçants d'autres villages venus pour échanger du poisson du lac ou du bois des chênes. Dans le coin le plus éloigné, deux nomades de Da'arra déchargeaient des rames de soie colorée des sacoches d'un chameau à l'air galeux.

Aldarin recevait quelques regards superficiels, mais rien de plus, presque comme si la présence d'un Chevalier des Douze était un évènement quotidien. Après des jours de silence, la cacophonie était écrasante ; le brouhaha des négociations entre marchands, des ouvriers criant des ordres, et des enfants courant à droite à gauche en hurlant de rire. Cela fit réaliser à Reed à quel point la civilisation lui manquait.

Le gardien les conduisit à travers le capharnaüm et monta une volée de marches jusqu'à la salle du village, une grande et imposante structure en pierre sur une plate-forme surélevée dominant la place. En haut des marches, une épaisse porte en bois de chêne et de ferronnerie d’art leur barrait la route.

— Si vous voulez bien me laisser vos armes, je vais vous faire entrer, dit le garde en jetant un regard nerveux à Aldarin.

Reed tendit sa lance à l'homme sans hésiter. Aldarin ne bougea pas. Il soupira et secoua lentement la tête.

— Je sais ce que vous me demandez, Monsieur le Garde, mais je ne peux pas accepter. J'ai forgé cette hache seul et sans aide, une ultime épreuve pour prouver ma valeur à mes aînés, l'aboutissement de nombreuses années de sueur et de sang. Depuis la cérémonie de restitution, aucune autre main que la mienne ne l'a tenue. Elle ne m'a jamais quitté, de jour comme de nuit. Elle fait autant partie de moi que mon bras ou ma jambe...voire plus. Il serait peut-être encore plus douloureux pour moi de perdre ma hache que mon bras, car sans elle je ne serai plus un Chevalier des Douze.

Le garde ne semblait pas savoir comment répondre à cela. Il se mordilla les lèvres et ses yeux papillonnèrent vers la porte derrière lui.

— C'est peut-être le cas, Sire Chevalier, mais vous savez comment c'est. Je ne peux pas laisser entrer d'armes dans la salle du village, vous voyez ? Le maire aura ma peau si vous entrez là-dedans avec ce gros truc.

Aldarin fixa l'homme d'un regard vide pendant quelques secondes, puis tourna les talons et commença à retourner sur le chemin qu'ils avaient emprunté.

— Venez, ami Reed ! Il semble que nous allions devoir chercher de l'aide ailleurs pour nous rendre à Arelium.

Reed donna au garde surpris un haussement d'épaule et se retourna pour le suivre.

Ils étaient presque au centre de la place lorsque la lourde porte en bois s'ouvrit et qu'un homme mince, aux cheveux grisonnants, sortit en titubant, plissant les yeux dans la lumière du soleil déclinant. Il portait un doublet violet parsemé de tâches, des bas beiges, et des chaussures noires à boucle. Sa tête arborait un béret sombre d’un ton cramoisi en équilibre précaire. Le mélange criard de couleurs lui donnait l'air d'un oiseau tropical contrarié. Il les interpella d'une voix forte et un peu confuse tout en descendant les marches avec précipitation.

— Reed ! Le son de sa voix était noyé dans la marée des bruits du marché. L'homme prit une grande inspiration et essaya à nouveau.

— REED ! cria-t-il. Le silence tomba sur la place.

— Merad Reed, par la Fosse ! Je savais que c'était toi ! Je reconnaîtrai cette barbe hirsute et ces jambes arquées n'importe où ! Ça fait une éternité qu'on ne t'a pas vu par ici. Qu'est-ce que tu faisais, tu te cachais sur le mur ?

Reed dévisageait l'homme, essayant de l'imaginer quelques années plus jeune et dans des vêtements plus simples.

— Fernshaw, c'est toi ? dit-il, incrédule. La dernière fois que je t’ai vu, tu étais l'apprenti du vieux Terrin, le maître d'écurie ! Tu parlais de partir, et même de monter à Arelium si je me souviens bien ? Et maintenant tu es quoi, le maire de Jaelem ? C'est une blague !

— N'aie pas l'air si surpris, Reed ! Ça n'a jamais vraiment été pour moi, le brossage et le dressage des chevaux. J'ai rencontré une fille gentille, une petite chipie rusée aux cheveux roux qui m'a persuadé de rester ici, et de me présenter comme maire. Entre, nous allons vous trouver un verre de vin, à toi et à ton ami, et tu pourras m'ennuyer avec des histoires de ta Fosse et de ton mur, là où il ne se passe jamais rien ! Oh, et nous pourrons dire à ton effrayant garde du corps comment je te dérouillais quand nous étions gosses.

— Ce n'est pas tout à fait comme ça que je m'en souviens, Fern, dit Reed en remontant les escaliers, Aldarin juste derrière lui. Nous serions ravis de nous joindre à toi, mais nous avons un petit problème, j'en ai peur. Il semble que les armes ne soient pas autorisées à l'intérieur et mon ami ne veut pas se séparer de la sienne.

Il fit un geste vers la massive tête de hache visible au-dessus de l'épaule gauche du chevalier.

Fernshaw examina l'armure polie et le casque en forme de pince.

— Chevalier des Douze, n’est-ce pas ? dit-il. Vous devez l'être. Vous ne ressemblez à aucun des neuf Barons et ils sont les seuls à avoir les moyens d'acheter un somptueux jeu complet d’armure de ce genre. Si vous êtes effectivement un Chevalier des Douze, votre serment de conduite est aussi incassable que l'acier le plus solide. Alors jurez-moi sur l'honneur que vous ne dégainerez pas cette arme sous le coup de la colère tant que vous serez dans ma demeure, et vous pourrez la garder.

— Excellente décision ! répondit joyeusement Aldarin. Je vous donne ma parole de Chevalier qu’aucune de mes armes ne sera brandie sous votre toit.

Cela sembla satisfaire le maire, qui se retourna vers l'entrée et leur fit signe de le suivre à l'intérieur.

L'intérieur de la salle était large et spacieux. De longues tables en bois occupaient une grande partie de l'espace central et pouvaient accueillir plusieurs dizaines d'hommes et de femmes. À l'extrémité, une simple chaise en cuir à haut dossier reposait sur une estrade surélevée, offrant à celui qui s'y asseyait une bonne vue de la pièce. Derrière la chaise, une grande bannière teintée aux couleurs de Jaelem pendait des chevrons : un poisson argenté sur un champ de vert forêt. Des ouvertures à gauche et à droite menaient aux cuisines, aux chambres d'invités et aux appartements privés de Fernshaw. La lumière et la chaleur provenaient d’un large foyer en pierre encastré dans le mur, la fumée s'échappant par une cheminée et sortant par un trou dans le toit. Devant le feu, un serviteur faisait rôtir une chèvre à la broche, l'odeur gras du jus et de la viande cuite mettant la bouche de Reed en émoi.

Le seul autre occupant de la salle était assis près du feu, un jeune homme au beau visage et aux longs cheveux blonds retenus en une queue de cheval soignée. Il était vêtu d'une chemise blanche soyeuse et d'un pantalon en cuir noir. D’une main il serrait une carafe à moitié vide, de l'autre une paire de verres à vin. Son visage s’éclaira lorsqu'ils entrèrent dans la pièce et il se leva pour les accueillir en souriant.

— Mon oncle, vous avez des invités ! Excellent ! Et moi qui craignais devoir passer toute la soirée seul avec vous à nouveau.

Il se pencha en avant et chuchota de façon conspiratrice.

— Si je dois entendre une autre histoire sur la façon dont il a rencontré ma tante, ou comment sa valeureuse campagne électorale lui a valu le poste de maire, je vais peut-être devoir me jeter dans la Fosse !

Une colère visible assombrit le visage de Reed et l'homme recula d'un pas surpris, les paumes de mains levées dans un geste d'apaisement.

— Je m'excuse si je vous ai offensé d'une quelconque manière, Monsieur, dit-il. Ma bouche a tendance à travailler plus vite que mon cerveau, et lorsque ce dernier me rattrape, il est souvent trop tard. Mon nom est Nidoré, Nidoré del Conte. Je suis, comme vous l'avez sûrement deviné, le neveu du maire, en visite d’Arelium.

Mentionner la Fosse avait secoué Reed. La sensation du sang chaud sur son visage, le cri strident du Greyling alors que Reed enfonçait le morceau de bois brisé dans son cou. Les images étaient toujours là, mais délavées, comme si elles n’appartenaient pas à sa mémoire, mais à celle d’un autre. Et comme les souvenirs commençaient à s'estomper, il en allait de même pour le sentiment d'urgence qui les avait poussés à laisser Yusifel derrière eux et à se rendre en toute hâte à Jaelem.

Aldarin rompit le silence inconfortable.

— Bienheureux, Nidoré, dit-il en tendant à l'homme une main gantée. Je crains que nous ne restions pas longtemps, car nous apportons de graves nouvelles. Le mur est tombé, la Fosse est sans défense, et le peuple de Jaelem est en grand danger.

Il y eut un grand fracas alors que Fernshaw s’était affalé contre l'une des tables. Il se stabilisa d'une main et saisit la carafe à moitié vide de son neveu de l'autre, se versant une mesure généreuse d’un épais vin rouge. Il y en avait à peine assez pour remplir son verre.

Il posa la cruche vide avec un froncement de sourcils, porta le liquide à ses lèvres et en avala le contenu d'un seul trait.

— Je pense que nous allons avoir besoin d'un peu plus de vin, annonça-t-il d'un ton morose.





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Une aventure épique et fantastique au rythme effréné, avec des batailles pleines d'action, des mystères passionnants et des trahisons surprenantes.

Certaines choses ne devraient jamais être oubliées

Il y a plus de 400 ans, douze grands guerriers unifièrent des armées d’hommes assiégés parcoururent les terres du mal déchirées par la guerre, repoussant l'ennemi dans les fosses et les cavernes souterraines d'où il avait émergé. Pour assurer leur héritage, les Douze érigèrent des monastères fortifiés afin de transmettre leurs connaissances uniques de la guerre et de la politique à quelques initiés, les Chevaliers des Douze.

Mais alors que les derniers des Douze sont passés depuis longtemps de l'histoire à la légende, les Chevaliers, dont le nombre s’amenuise, abritent un sombre et terrible secret qui doit être protégé à tout prix.

Merad Reed a passé la moitié de sa vie à garder un grand cratère connu sous le nom de la Fosse, aspirant à s'évader de cette morne monotonie. L'arrivée d'Aldarin, l'un des derniers chevaliers des Douze, déclenche une série d'évènements cataclysmiques qui changeront Reed à jamais.

Au nord, Jelaïa del Arelium, héritière de la plus riche des neuf baronnies, doit apprendre à naviguer dans les courants politiques tourbillonnants de la cour de son père si elle espère un jour lui succéder. Mais les flammes vacillantes de l'ambition masquent le spectre d'une menace encore plus grande.

Et dans les antres de la terre, quelque chose d’inquiétant se réveille.

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