Книга - Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке

a
A

Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке
Альбер Камю


Чтение в оригинале (Каро)Littérature classique (Каро)
В книгу вошли два произведения: «Минотавр» – эссе об алжирском городе Оране и главы из знаменитого романа-притчи «Чума».

Неадаптированный текст снабжен комментариями и словарем. Для студентов языковых вузов и всех любителей современной французской литературы.





Альбер Камю / Albert Camus

Le miinotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке








© КАРО, 2010







Albert Camus






Le Minotaure ou La Halte D’Oran



Cet essai date de 1939. Le lecteur devra s’en souvenir pour juger de ce que pourrait être l’Oran d’aujourd’hui. Des protestations passionnées venues de cette belle ville m’assurent en effet qu’il a été (ou sera) porté remède à toutes les imperfections. Les beautés que cet essai exalte, au contraire, ont été jalousement protégées. Cité heureuse et réaliste, Oran désormais n’a plus besoin d’écrivains: elle attend des touristes.

    (1953.)

à Pierre Galindo


Il n’y a plus de déserts. Il n’y a plus d’îles. Le besoin pourtant s’en fait sentir. Pour comprendre le monde, il faut parfois se détourner; pour mieux servir les hommes, les tenir un moment à distance. Mais où trouver la solitude nécessaire à la force, la longue respiration où l’esprit se rassemble et le courage se mesure? Il reste les grandes villes. Simplement, il y faut encore des conditions.

Les villes que l’Europe nous offre sont trop pleines des rumeurs du passé. Une oreille exercée peut y percevoir des bruits d’ailes, une palpitation d’âmes. On y sent le vertige des siècles, des révolutions, de la gloire. On s’y souvient que l’Occident s’est forgé dans les clameurs. Cela ne fait pas assez de silence.

Paris est souvent un désert pour le cœur, mais à certaines heures, du haut du Père-Lachaise, souffle un vent de révolution qui remplit soudain ce désert de drapeaux et de grandeurs vaincues. Ainsi de quelques villes espagnoles, de Florence ou de Prague. Salzbourg serait paisible sans Mozart. Mais, de loin en loin, court sur la Salzach le grand cri orgueilleux de don Juan plongeant aux enfers. Vienne paraît plus silencieuse, c’est une jeune fille parmi les villes. Les pierres n’y ont pas plus de trois siècles et leur jeunesse ignore la mélancolie. Mais Vienne est à un carrefour d’histoire. Autour d’elle retentissent des chocs d’empires. Certains soirs où le ciel se couvre de sang, les chevaux de pierre, sur les monuments du Ring[1 - Ring – кольцевой бульвар в Вене], semblent s'envoler. Dans cet instant fugitif, où tout parle de puissance et d’histoire, on peut distinctement entendre, sous la ruée des escadrons polonais, la chute fracassante du royaume ottoman. Cela non plus ne fait pas assez de silence.

Certes, c’est bien cette solitude peuplée qu’on vient chercher dans les villes d’Europe. Du moins, les hommes qui savent ce qu’ils ont à faire. Ils peuvent y choisir leur compagnie, la prendre et la laisser. Combien d’esprits se sont trempés dans ce voyage entre leur chambre d’hôtel et les vieilles pierres de l’île Saint-Louis[2 - l’île Saint-Louis – остров Сен-Луи в Париже]! Il est vrai que d’autres y ont péri d’isolement. Pour les premiers, en tout cas, ils y trouvaient leurs raisons de croître et de s’affirmer. Ils étaient seuls et ils ne l’étaient pas. Des siècles d’histoire et de beauté, le témoignage ardent de mille vies révolues les accompagnaient le long de la Seine et leur parlaient à la fois de traditions et de conquêtes. Mais leur jeunesse les poussait à appeler cette compagnie. Il vient un temps, des époques, où elle est importune. «À nous deux!» s’écrie Rastignac, devant l’énorme moisissure de la ville parisienne. Deux, oui, mais c’est encore trop!






La Place D’Armes à Oran



Le désert lui-même a pris un sens, on l’a surchargé de poésie. Pour toutes les douleurs du monde, c’est un lieu consacré. Ce que le cœur demande à certains moments, au contraire, ce sont justement des lieux sans poésie. Descartes, ayant à méditer, choisit son désert: la ville la plus commerçante de son époque. Il y trouve sa solitude et l’occasion du plus grand, peutêtre, de nos poèmes virils: «Le premier (précepte) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle.» On peut avoir moins d’ambition et la même nostalgie. Mais Amsterdam, depuis trois siècles, s’est couverte de musées. Pour fuir la poésie et retrouver la paix des pierres, il faut d’autres déserts, d’autres lieux sans âme et sans recours. Oran est l’un de ceux-là.




La Rue


J’ai souvent entendu des Oranais se plaindre de leur ville: «Il n’y a pas de milieu intéressant.» Eh! parbleu, vous ne le voudriez pas. Quelques bons esprits ont essayé d’acclimater dans ce désert les mœurs d’un autre monde, fidèles à ce principe qu’on ne saurait bien servir l’art ou les idées sans se mettre à plusieurs. Le résultat est tel que les seuls milieux instructifs restent ceux des joueurs de poker, des amateurs de boxe, des boulomanes[3 - un boulomane – любитель игры в шары] et des sociétés régionales. Là, du moins, règne le naturel. Après tout, il existe une certaine grandeur qui ne prête pas à l’élévation. Elle est inféconde par état. Et ceux qui désirent la trouver, ils laissent les «milieux» pour descendre dans la rue.

Les rues d’Oran sont vouées à la poussière, aux cailloux et à la chaleur. S’il y pleut, c’est le déluge et une mer de boue. Mais pluie ou soleil, les boutiques ont le même air extravagant et absurde. Tout le mauvais goût de l’Europe et de l’Orient s’y est donné rendez-vous. On y trouve, pêle-mêle, des lévriers de marbre, des danseuses au cygne, des Dianes chasseresses[4 - Diane chasseresse – Диана-охотница]en galalithe verte, des lanceurs de disque et des moissonneurs, tout ce qui sert aux cadeaux d’anniversaire ou de mariage, tout le peuple affligeant qu’un génie commercial et farceur ne cesse de susciter sur les dessus de nos cheminées[5 - sur le dessus de nos cheminées – на каминной полке]. Mais cette application dans le mauvais goût prend ici une allure baroque qui fait tout pardonner. Voici, offert dans un écrin de poussière, le contenu d’une vitrine: d’affreux modèles en plâtre de pieds torturés, un lot de dessins de Rembrandt «sacrifiés à 150 francs l’un», des «farces-attrapes», des porte-billets tricolores, un pastel du XVIII


siècle, un bourricot mécanique en peluche, des bouteilles d’eau de Provence pour conserver les olives vertes, et une ignoble vierge en bois, au sourire indécent. (Pour que nul n’en ignore, la «direction» a placé à ses pieds un écriteau: «Vierge en bois.»)

On peut trouver à Oran:

1. Des cafés au comptoir verni de crasse, saupoudré de pattes et d’ailes de mouches, le patron toujours souriant, malgré la salle toujours déserte. Le «petit noir»[6 - un petit noir – чашечка чёрного кофе] y coûtait douze sous et le grand, dix-huit.

2. Des boutiques de photographes où la technique n’a pas progressé depuis l’invention du papier sensible. Elles exposent une faune singulière, impossible à rencontrer dans les rues, depuis le pseudo-marin qui s’appuie du coude sur une console, jusqu’à la jeune fille à marier, taille fagotée, bras ballants devant un fond sylvestre. On peut supposer qu’il ne s’agit pas de portraits d’après nature: ce sont des créations.

3. Une édifiante abondance de magasins funéraires. Ce n’est pas qu’à Oran on meure plus qu’ailleurs, mais j’imagine seulement qu’on en fait plus d’histoires.

La sympathique naïveté de ce peuple marchand s’étale jusque dans la publicité. Je lis, sur le prospectus d’un cinéma oranais, l’annonce d’un film de troisième qualité. J’y relève les adjectifs «fastueux», «splendide», «extraordinaire», «prestigieux», «bouleversant» et «formidable». Pour finir, la direction informe le public des sacrifices considérables qu’elle s’est imposés, afin de pouvoir lui présenter cette étonnante «réalisation». Cependant, le prix des places ne sera pas augmenté.

On aurait tort de croire que s’exerce seulement ici le goût de l'exagération propre au Midi[7 - le Midi – Юг (Франции)]. Exactement, les auteurs de ce merveilleux prospectus donnent la preuve de leur sens psychologique. Il s’agit de vaincre l’indifférence et l’apathie profonde qu’on ressent dans ce pays dès qu’il s’agit de choisir entre deux spectacles, deux métiers et, souvent même, deux femmes. On ne se décide que forcé. Et la publicité le sait bien. Elle prendra des proportions américaines, ayant les mêmes raisons, ici et là-bas, de s’exaspérer.

Les rues d’Oran nous renseignent enfin sur les deux plaisirs essentiels de la jeunesse locale: se faire cirer les souliers et promener ces mêmes souliers sur le boulevard. Pour avoir une idée juste de la première de ces voluptés, il faut confier ses chaussures, à dix heures, un dimanche matin, aux cireurs du boulevard Gallieni. Juché sur de hauts fauteuils, on pourra goûter alors cette satisfaction particulière que donne, même à un profane, le spectacle d’hommes amoureux de leur métier comme le sont visiblement les cireurs oranais. Tout est travaillé dans le détail. Plusieurs brosses, trois variétés de chiffons, le cirage combiné à l’essence: on peut croire que l’opération est terminée devant le parfait éclat qui naît sous la brosse douce. Mais la même main acharnée repasse du cirage sur la surface brillante, la frotte, la ternit, conduit la crème jusqu’au cœur des peaux et fait alors jaillir, sous la même brosse, un double et vraiment définitif éclat sorti des profondeurs du cuir.

Les merveilles ainsi obtenues sont ensuite exhibées devant les connaisseurs. Il convient, pour apprécier ces plaisirs tirés du boulevard, d’assister aux bals masqués[8 - un bal masqué – маскарад] de la jeunesse qui ont lieu tous les soirs sur les grandes artères de la ville. Entre seize et vingt ans, en effet, les jeunes Oranais de la «Société» empruntent leurs modèles d’élégance au cinéma américain et se travestissent avant d’aller dîner. Chevelure ondulée et gominée, débordant d’un feutre penché sur l’oreille gauche et cassé sur l’œil droit, le cou serré dans un col assez considérable pour prendre le relais des cheveux, le nœud de cravate microscopique soutenu par une épingle rigoureuse, le veston à mi-cuisse et la taille tout près des hanches, le pantalon clair et court, les souliers éclatants sur leur triple semelle, cette jeunesse, tous les soirs, fait sonner sur les trottoirs son imperturbable aplomb et le bout ferré de ses chaussures. Elle s’applique en toutes choses à imiter l’allure, la rondeur et la supériorité de M. Clark Gable. À ce titre, les esprits critiques de la ville surnomment communément ces jeunes gens, par la grâce d’une insouciante prononciation, les «Clarque».

Dans tous les cas, les grands boulevards d’Oran sont envahis, à la fin des après-midi, par une armée de sympathiques adolescents qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons[9 - qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons – которые стараются изо всех сил казаться хулиганами]. Comme les jeunes Oranaises se sentent promises de tout temps à ces gangsters au cœur tendre, elles affichent également le maquillage et l’élégance des grandes actrices américaines. Les mêmes mauvais esprits les appellent en conséquence des «Marlène». Ainsi, lorsque sur les boulevards du soir un bruit d’oiseaux monte des palmiers vers le ciel, des dizaines de Clarque et de Marlène se rencontrent, se toisent et s’évaluent, heureux de vivre et de paraître, livrés pour une heure au vertige des existences parfaites. On assiste alors, disent les jaloux, aux réunions de la commission américaine. Mais on sent à ces mots l’amertume des plus de trente ans qui n’ont rien à faire dans ces jeux. Ils méconnaissent ces congrès quotidiens de la jeunesse et du romanesque. Ce sont, en vérité, les parlements d’oiseaux qu’on rencontre dans la littérature hindoue. Mais on n’agite pas sur les boulevards d’Oran le problème de l’être et l’on ne s’inquiète pas du chemin de la perfection. Il ne reste que des battements d’ailes, des roues empanachées, des grâces coquettes et victorieuses, tout l’éclat d’un chant insouciant qui disparaît avec la nuit.

J’entends d’ici Klestakoff: «Il faudra s’occuper de quelque chose d’élevé.» Hélas! il en est bien capable. Qu’on le pousse et il peuplera ce désert avant quelques années. Mais, pour le moment, une âme un peu secrète doit se délivrer dans cette ville facile, avec son défilé de jeunes filles fardées, et cependant incapables d’apprêter l’émotion, simulant si mal la coquetterie que la ruse est tout de suite éventée. S’occuper de quelque chose d’élevé! Voyez plutôt: Santa Cruz ciselée dans le roc, les montagnes, la mer plate, le vent violent et le soleil, les grandes grues du port, les trains, les hangars, les quais et les rampes gigantesques qui gravissent le rocher de la ville, et dans la ville elle-même ces jeux et cet ennui, ce tumulte et cette solitude. Peut-être, en effet, tout cela n’est-il pas assez élevé. Mais le grand prix de ces îles surpeuplées, c’est que le cœur s’y dénude. Le silence n’est plus possible que dans les villes bruyantes. D’Amsterdam, Descartes écrit au vieux Balzac: «Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées.»




Le Désert à Oran


Forcés de vivre devant un admirable paysage, les Oranais ont triomphé de cette redoutable épreuve en se couvrant de constructions bien laides. On s’attend à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie par la brise des soirs. Et, mis à part le quartier espagnol, on trouve une cité qui présente le dos à la mer, qui s’est construite en tournant sur elle-même, à la façon d’un escargot. Oran est un grand mur circulaire et jaune, recouvert d’un ciel dur. Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais: c’est l’ennui.

Depuis longtemps, les Oranais n’errent plus. Ils ont accepté d’être mangés.

On ne peut pas savoir ce qu’est la pierre sans venir à Oran. Dans cette ville poussiéreuse entre toutes, le caillou est roi. On l’aime tant que les commerçants l’exposent dans leurs vitrines pour maintenir des papiers, ou encore pour la seule montre[10 - pour la seule montre – просто напоказ]. On en fait des tas le long des rues, sans doute pour le plaisir des yeux, puisque, un an après, le tas est toujours là. Ce qui, ailleurs, tire sa poésie du végétal, prend ici un visage de pierre. On a soigneusement recouvert de poussière la centaine d’arbres qu’on peut rencontrer dans la ville commerçante. Ce sont des végétaux pétrifiés qui laissent tomber de leurs branches une odeur âcre et poussiéreuse. À Alger, les cimetières arabes ont la douceur que l’on sait. À Oran, au-dessus du ravin Ras-el-Aïn, face à la mer cette fois, ce sont, plaqués contre le ciel bleu[11 - plaqués contre le ciel bleu – прижатые голубым небом], des champs de cailloux crayeux et friables où le soleil allume d’aveuglants incendies. Au milieu de ces ossements de la terre, un géranium pourpre, de loin en loin, donne sa vie et son sang frais au paysage. La ville entière s’est figée dans une gangue pierreuse. Vue des Planteurs, l’épaisseur des falaises qui l’enserrent est telle que le paysage devient irréel à force d’être minéral. L’homme en est proscrit. Tant de beauté pesante semble venir d’un autre monde.

Si l’on peut définir le désert un lieu sans âme où le ciel est seul roi, alors Oran attend ses prophètes. Tout autour et au-dessus de la ville, la nature brutale de l’Afrique est en effet parée de ses brûlants prestiges. Elle fait éclater le décor malencontreux dont on la couvre, elle pousse ses cris violents entre chaque maison et au-dessus de tous les toits. Si l’on monte sur une des routes, au flanc de la montagne de Santa-Cruz, ce qui apparaît d’abord, ce sont les cubes dispersés et coloriés d’Oran. Mais un peu plus haut, et déjà les falaises déchiquetées qui entourent le plateau s’accroupissent dans la mer comme des bêtes rouges. Un peu plus haut encore, et de grands tourbillons de soleil et de vent recouvrent, aèrent et confondent la ville débraillée, dispersée sans ordre aux quatre coins d’un paysage rocheux. Ce qui s’oppose ici, c’est la magnifique anarchie humaine et la permanence d’une mer toujours égale. Cela suffit pour que monte vers la route à flanc de coteau[12 - à flanc de coteau – на склоне холма] une bouleversante odeur de vie.

Le désert a quelque chose d’implacable. Le ciel minéral d’Oran, ses rues et ses arbres dans leur enduit de poussière, tout contribue à créer cet univers épais et impassible où le cœur et l’esprit ne sont jamais distraits d’eux-mêmes, ni de leur seul objet qui est l’homme. Je parle ici de retraites difficiles. On écrit des livres sur Florence ou Athènes. Ces villes ont formé tant d’esprits européens qu’il faut bien qu’elles aient un sens. Elles gardent de quoi attendrir ou exalter. Elles apaisent une certaine faim de l’âme dont l’aliment est le souvenir. Mais comment s’attendrir sur une ville où rien ne sollicite l’esprit, où la laideur même est anonyme, où le passé est réduit à rien? Le vide, l’ennui, un ciel indifférent, quelles sont les séductions de ces lieux? C’est sans doute la solitude et, peut-être, la créature. Pour une certaine race d’hommes, la créature, partout où elle est belle, est une amère patrie. Oran est l’une de ses mille capitales.




Les Jeux


Le Central Sporting Club, rue du Fondouk, à Oran, donne une soirée pugilistique dont il affirme qu’elle sera appréciée par les vrais amateurs. En style clair, cela signifie que les boxeurs à l’affiche sont loin d’être des vedettes, que quelques-uns d’entre eux montent sur le ring pour la première fois, et qu’en conséquence on peut compter, sinon sur la science, du moins sur le cœur des adversaires. Un Oranais m’ayant électrisé par la promesse formelle «qu’il y aurait du sang», je me trouve ce soir-là parmi les vrais amateurs.

Apparemment, ceux-ci ne réclament jamais de confort. On a, en effet, dressé un ring au fond d’une sorte de garage crépi à la chaux, couvert de tôle ondulée et violemment éclairé. Des chaises pliantes ont été rangées en carré autour des cordes. Ce sont les «rings d’honneur». On a disposé des sièges dans la longueur, et, au fond de la salle, s’ouvre un vaste espace libre nommé promenoir, en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui s’y trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer de graves accidents[13 - en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui s’y trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer des graves accidents – по причине того, что ни один из пятисот присутствующих здесь человек не смог бы расстроиться (из-за поражения), не причиняя значительных повреждений]. Dans cette caisse rectangulaire respirent un millier d’hommes et deux ou trois femmes – de celles qui, selon mon voisin, tiennent toujours «à se faire remarquer». Tout le monde sue férocement. En attendant les combats d’ «espoirs», un gigantesque pick-up broie du Tino Rossi. C’est la romance avant le meurtre.

La patience d’un véritable amateur est sans limites. La réunion annoncée pour vingt et une heures n’est pas encore commencée à vingt et une heure trente, et personne n’a protesté. Le printemps est chaud, l'odeur d’une humanité en manches de chemise[14 - en manches de chemise – без пиджака, в рубашке ни один из пятисот присутствующих здесь человек не смог бы расстроиться (из-за поражения), не причиняя значительных повреждений] exaltante. On discute ferme parmi les éclatements périodiques des bouchons de limonade et l’inlassable lamentation du chanteur corse. Quelques nouveaux arrivants sont encastrés dans le public, quand un projecteur fait pleuvoir une lumière aveuglante sur le ring. Les combats d’espoirs commencent.

Les espoirs, ou débutants, qui combattent pour le plaisir, ont toujours à cœur de le prouver en se massacrant d’urgence, au mépris de toute technique. Ils n’ont jamais pu durer plus de trois rounds. Le héros de la soirée à cet égard est le jeune «Kid Avion» qui, pour l’ordinaire, vend des billets de loterie aux terrasses des cafés. Son adversaire, en effet, a capoté malencontreusement hors du ring, au début du deuxième round, sous le choc d’un poing manié comme une hélice.

La foule s’est un peu animée, mais c’est encore une politesse. Elle respire avec gravité l’odeur sacrée de l’embrocation. Elle contemple ces successions de rites lents et de sacrifices désordonnés, rendus plus authentiques encore par les dessins propitiatoires, sur la blancheur du mur, des ombres combattantes. Ce sont les prologues cérémonieux d’une religion sauvage et calculée. La transe ne viendra que plus tard.

Et, justement, le pick-up annonce Amar, «le coriace Oranais qui n’a pas désarmé», contre Pérez, «le puncheur algérois»[15 - le puncheur – боксёр, обладающий сильным ударом]. Un profane interpréterait mal les hurlements qui accueillent la présentation des boxeurs sur le ring. Il imaginerait quelque combat sensationnel où les boxeurs auraient à vider une querelle personnelle, connue du public[16 - où les boxeurs auraient à vider une querelle personnelle, connue du public – где боксёры должны бы были положить конец личной распре]. Au vrai, c'est bien une querelle qu’ils vont vider. Mais il s’agit de celle qui, depuis cent ans, divise mortellement Alger et Oran. Avec un peu de recul dans les siècles, ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc[17 - ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc – эти два североафриканских города уже как-то обескровливали друг друга], comme le firent Pise et Florence en des temps plus heureux. Leur rivalité est d’autant plus forte qu’elle ne tient sans doute à rien. Ayant toutes les raisons de s’aimer, elles se détestent en proportion. Les Oranais accusent les Algérois de «chiqué». Les Algérois laissent entendre que les Oranais n'ont pas l’usage du monde[18 - l’usage du monde – знание света]. Ce sont là des injures plus sanglantes qu’il n’apparaît, parce qu’elles sont métaphysiques. Et faute de pouvoir s’assiéger, Oran et Alger se rejoignent, luttent et s’injurient sur le terrain du sport, des statistiques et des grands travaux.

C’est donc une page d’histoire qui se déroule sur le ring. Et le coriace Oranais, soutenu par un millier de voix hurlantes, défend contre Pérez une manière de vivre et l’orgueil d’une province. La vérité oblige à dire qu’Amar mène mal sa discussion. Son plaidoyer a un vice de forme: il manque d’allonge. Celui du puncheur algérois, au contraire, a la longueur voulue. Il porte avec persuasion sur l’arcade sourcilière[19 - une arcade sourcilière – надбровная дуга] de son contradicteur. L’Oranais pavoise magnifiquement, au milieu des vociférations d’un public déchaîné. Malgré les encouragements répétés de la galerie et de mon voisin, malgré les intrépides «Crève-le», «Donne-lui de l'orge»[20 - Donne-lui de l’orge – Всыпь ему], les insidieux «Coup bas», «Oh! l’arbitre, il a rien vu», les optimistes «Il est pompé», «Il en peut plus», l’Algérois est proclamé vainqueur aux points[21 - un vainqueur aux points – победитель по очкам] sous d’interminables huées. Mon voisin, qui parle volontiers d’esprit sportif, applaudit ostensiblement, dans le temps où il me glisse d’une voix éteinte par tant de cris: «Comme ça, il ne pourra pas dire là-bas que les Oranais sont des sauvages.»

Mais, dans la salle, des combats que le programme ne comportait pas ont déjà éclaté. Des chaises sont brandies, la police se fraye un chemin, l’exaltation est à son comble. Pour calmer ces bons esprits et contribuer au retour du silence, la «direction», sans perdre un instant, charge le pick-up de vociférer Sambre-et-Meuse. Pendant quelques minutes, la salle a grande allure. Des grappes confuses de combattants et d’arbitres bénévoles oscillent sous des poignes d’agents, la galerie exulte et réclame la suite par le moyen de cris sauvages, de cocoricos ou de miaulements farceurs noyés dans le fleuve irrésistible de la musique militaire.

Mais il suffit de l’annonce du grand combat pour que le calme revienne. Cela se fait brusquement, sans fioritures, comme des acteurs quittent le plateau, une fois la pièce finie. Avec le plus grand naturel, les chapeaux sont époussetés, les chaises rangées, et tous les visages revêtent sans transition l’expression bienveillante du spectateur honnête qui a payé sa place pour assister à un concert de famille.

Le dernier combat oppose un champion français de la marine à un boxeur oranais. Cette fois, la différence d’allonge est au profit de ce dernier. Mais ses avantages, pendant les premiers rounds, ne remuent pas la foule. Elle cuve son excitation, elle se remet. Son souffle est encore court. Si elle applaudit, la passion n’y est pas. Elle siffle sans animosité. La salle se partage en deux camps, il le faut bien pour la bonne règle. Mais le choix de chacun obéit à cette indifférence qui suit les grandes fatigues. Si le Français «tient», si l’Oranais oublie qu’on n’attaque pas avec la tête, le boxeur est courbé par une bordée de sifflets, mais aussitôt redressé par une salve d’applaudissements. Il faut arriver au septième round pour que le sport revienne à la surface, dans le même temps où les vrais amateurs commencent à émerger de leur fatigue. Le Français, en effet, est allé au tapis et, désireux de regagner des points, s’est rué sur son adversaire. «Ça y est, a dit mon voisin, ça va être la corrida.» En effet, c’est la corrida. Couverts de sueur sous l’éclairage implacable, les deux boxeurs ouvrent leur garde, tapent en fermant les yeux, poussent des épaules et des genoux, échangent leur sang et reniflent de fureur. Du même coup, la salle s’est dressée et scande les efforts de ses deux héros. Elle reçoit les coups, les rend, les fait retentir en mille voix sourdes et haletantes. Les mêmes qui avaient choisi leur favori dans l’indifférence se tiennent dans leur choix par entêtement, et s’y passionnent. Toutes les dix secondes, un cri de mon voisin pénètre dans mon oreille droite: «Vas-y, col bleu[22 - un col-bleu – матрос], allez, marine!» pendant qu’un spectateur devant nous hurle à l’Oranais: «Anda! hombre!»[23 - Anda! hombre! – (исп.) Давай, приятель!] L’homme et le col bleu y vont et, avec eux, dans ce temple de chaux, de tôle et de ciment, une salle tout entière livrée à des dieux au front bas. Chaque coup qui sonne mat sur les pectoraux luisants retentit en vibrations énormes dans le corps même de la foule qui fournit avec les boxeurs son dernier effort.

Dans cette atmosphère, le match nul[24 - un match nul – ничья] est mal accueilli. Il contrarie dans le public, en effet, une sensibilité toute manichéenne. Il y a le bien et le mal, le vainqueur et le vaincu. Il faut avoir raison si l’on n’a pas tort. La conclusion de cette logique impeccable est immédiatement fournie par deux mille poumons énergiques qui accusent les juges d’être vendus, ou achetés. Mais le col bleu est allé embrasser son adversaire sur le ring et boit sa sueur fraternelle. Cela suffit pour que la salle, immédiatement retournée, éclate en applaudissements. Mon voisin a raison: ce ne sont pas des sauvages.

La foule qui s’écoule au-dehors, sous un ciel plein de silence et d’étoiles, vient de livrer le plus épuisant des combats. Elle se tait, disparaît furtivement, sans forces pour l’exégèse. Il y a le bien et le mal, cette religion est sans merci. La cohorte des fidèles n’est plus qu’une assemblée d’ombres noires et blanches qui disparaît dans la nuit. C’est que la force et la violence sont des dieux solitaires. Ils ne donnent rien au souvenir. Ils distribuent, au contraire, leurs miracles à pleines poignées dans le présent. Ils sont à la mesure de ce peuple sans passé qui célèbre ses communions autour des rings. Ce sont des rites un peu difficiles, mais qui simplifient tout. Le bien et le mal, le vainqueur et le vaincu: à Corinthe, deux temples voisinaient, celui de la Violence et celui de la Nécessité.




Les Monuments


Pour bien des raisons qui tiennent autant à l’économie qu’à la métaphysique, on peut dire que le style oranais, s’il en est un, s’est illustré avec force et clarté dans le singulier édifice appelé Maison du Colon. De monuments, Oran ne manque guère[25 - De monumets, Oran ne manque guère – Оран не испытывает недостатка в памятниках]. La ville a son compte de maréchaux d’Empire, de ministres et de bienfaiteurs locaux. On les rencontre sur des petites places poussiéreuses, résignés à la pluie comme au soleil, convertis eux aussi à la pierre et à l’ennui. Mais ils représentent cependant des apports extérieurs. Dans cette heureuse barbarie, ce sont les marques regrettables de la civilisation.

Oran, au contraire, s’est élevé à elle-même ses autels et ses rostres. En plein cœur de la ville commerçante, ayant à construire une maison commune pour les innombrables organismes agricoles qui font vivre ce pays, les Oranais ont médité d’y bâtir, dans le sable et la chaux, une image convaincante de leurs vertus: la Maison du Colon. Si l’on en juge par l’édifice, ces vertus sont au nombre de trois: la hardiesse dans le goût, l’amour de la violence, et le sens des synthèses historiques. L’Égypte, Byzance et Munich ont collaboré à la délicate construction d’une pâtisserie figurant une énorme coupe renversée. Des pierres multicolores, du plus vigoureux effet, sont venues encadrer le toit. La vivacité de ces mosaïques est si persuasive qu’au premier abord on ne voit rien, qu’un éblouissement informe. Mais de plus près, et l’attention éveillée, on voit qu’elles ont un sens: un gracieux colon, à nœud papillon et à casque de liège blanc[26 - à nœud papillon et à casque de liège blanc – в галстуке-бабочке и белом пробковом шлеме], y reçoit l’hommage d’un cortège d’esclaves vêtus à l’antique. L’édifice et ses enluminures ont été enfin placés au milieu d’un carrefour, dans le va-et-vient des petits tramways à nacelle dont la saleté est un des charmes de la ville.

Oran tient beaucoup d’autre part aux deux lions de sa place d’Armes. Depuis 1888, ils trônent de chaque côté de l’escalier municipal. Leur auteur s’appelait Caïn. Ils ont de la majesté et le torse court. On raconte que, la nuit, ils descendent l’un après l’autre de leur socle, tournent silencieusement autour de la place obscure, et, à l’occasion, urinent longuement sous les grands ficus poussiéreux. Ce sont, bien entendu, des on-dit auxquels les Oranais prêtent une oreille complaisante. Mais cela est invraisemblable.

Malgré quelques recherches, je n’ai pu me passionner pour Caïn. J’ai seulement appris qu’il avait la réputation d’un animalier adroit. Cependant, je pense souvent à lui. C’est une pente d’esprit qui vous vient à Oran. Voici un artiste au nom sonore qui a laissé ici une œuvre sans importance. Plusieurs centaines de milliers d’hommes sont familiarisés avec les fauves débonnaires qu’il a placés devant une mairie prétentieuse. C’est une façon comme une autre de réussir en art. Sans doute, ces deux lions, comme des milliers d’œuvres du même genre, témoignent de tout autre chose que de talent. On a pu faire la «Ronde de Nuit», «saint François recevant les stigmates», «David» ou «l’Exaltation de la Fleur». Caïn, lui, a dressé deux mufles hilares sur la place d’une province commerçante, outre-mer. Mais le David croulera un jour avec Florence et les lions seront peut-être sauvés du désastre. Encore une fois, ils témoignent d’autre chose.

Peut-on préciser cette idée? Il y a dans cette œuvre de l’insignifiance et de la solidité. L’esprit n’y est pour rien et la matière pour beaucoup. La médiocrité veut durer par tous les moyens, y compris le bronze. On lui refuse ses droits à l’éternité et elle les prend tous les jours. N’est-ce pas elle, l’éternité? En tout cas, cette persévérance a de quoi émouvoir, et elle porte sa leçon, celle de tous les monuments d’Oran et d’Oran elle-même. Une heure par jour, une fois parmi d’autres, elle vous force à porter attention à ce qui n’a pas d’importance. L’esprit trouve profit à ces retours. C’est un peu son hygiène, et, puisqu’il lui faut absolument ses moments d’humilité, il me semble que cette occasion de s’abêtir est meilleure que d’autres. Tout ce qui est périssable désire durer. Disons donc que tout veut durer. Les œuvres humaines ne signifient rien d’autre et, à cet égard, les lions de Caïn ont les mêmes chances que les ruines d’Angkor[27 - lA’ngkor – Ангкор, руины древней столицы в Камбодже (IX–XIII в.)]. Cela incline à la modestie.

Il est d’autres monuments oranais. Ou du moins, il faut bien leur donner ce nom puisque eux aussi témoignent pour leur ville, et de façon plus significative peut-être. Ce sont les grands travaux qui recouvrent actuellement la côte sur une dizaine de kilomètres. En principe, il s’agit de transformer la plus lumineuse des baies en un port gigantesque. En fait, c’est encore une occasion pour l’homme de se confronter avec la pierre.

Dans les tableaux de certains maîtres flamands on voit revenir avec insistance un thème d’une ampleur admirable: la construction de la Tour de Babel[28 - la Tour de Babel – Вавилонская башня]. Ce sont des paysages démesurés, des roches qui escaladent le ciel, des escarpements où foisonnent ouvriers, bêtes, échelles, machines étranges, cordes, traits. L’homme, d’ailleurs, n’est là que pour faire mesurer la grandeur inhumaine du chantier. C’est à cela qu’on pense sur la corniche oranaise, à l’ouest de la ville.

Accrochés à d’immenses pentes, des rails, des wagonnets, des grues, des trains minuscules… Au milieu d’un soleil dévorant, des locomotives pareilles à des jouets contournent d’énormes blocs parmi les sifflets, la poussière et la fumée. Jour et nuit, un peuple de fourmis s’activent sur la carcasse fumante de la montagne. Pendus le long d’une même corde contre le flanc de la falaise, des dizaines d’hommes, le ventre appuyé aux poignées des défonceuses automatiques, tressaillent dans le vide à longueur de journée, et détachent des pans entiers de rochers qui croulent dans la pousière et les grondements. Plus loin, des wagonnets se renversent au-dessus des pentes, et les rochers, déversés brusquement vers la mer, s’élancent et roulent dans l’eau, chaque gros bloc suivi d’une volée de pierres plus légères. À intervalles réguliers, dans le cœur de la nuit, en plein jour, des détonations ébranlent toute la montagne et soulèvent la mer elle-même.

L’homme, au milieu de ce chantier, attaque la pierre de front. Et si l’on pouvait oublier, un instant au moins, le dur esclavage qui rend possible ce travail, il faudrait admirer. Ces pierres, arrachées à la montagne, servent l’homme dans ses desseins. Elles s’accumulent sous les premières vagues, émergent peu à peu et s’ordonnent enfin suivant une jetée, bientôt couverte d’hommes et de machines, qui avancent jour après jour, vers le large. Sans désemparer, d’énormes mâchoires d’acier fouillent le ventre de la falaise, tournent sur elles-mêmes, et viennent dégorger dans l’eau leur tropplein de pierrailles. À mesure que le front de la corniche s’abaisse, la côte entière gagne irrésistiblement sur la mer.

Bien sûr, détruire la pierre n’est pas possible. On la change seulement de place. De toute façon, elle durera plus que les hommes qui s’en servent. Pour le moment, elle appuie leur volonté d’action. Cela même sans doute est inutile. Mais changer les choses de place, c’est le travail des hommes: il faut choisir de faire cela ou rien. Visiblement, les Oranais ont choisi. Devant cette baie indifférente, pendant des années encore, ils entasseront des amas de cailloux le long de la côte. Dans cent ans, c’est-à-dire demain, il faudra recommencer. Mais aujourd’hui ces amoncellements de rochers témoignent pour les hommes au masque de poussière et de sueur qui circulent au milieu d’eux. Les vrais monuments d’Oran, ce sont encore ses pierres.




La Pierre D’Ariane


Il semble que les Oranais soient comme cet ami de Flaubert qui, au moment de mourir, jetant un dernier regard sur cette terre irremplaçable, s’écriait: «Fermez la fenêtre, c’est trop beau.» Ils ont fermé la fenêtre, ils se sont emmurés, ils ont exorcisé le paysage. Mais le Poittevin est mort, et, après lui, les jours ont continué de rejoindre les jours. De même, au-delà des murs jaunes d’Oran, la mer et la terre poursuivent leur dialogue indifférent. Cette permanence dans le monde a toujours eu pour l’homme des prestiges opposés. Elle le désespère et l’exalte. Le monde ne dit jamais qu’une seule chose, et il intéresse, puis il lasse. Mais, à la fin, il l’emporte à force d’obstination. Il a toujours raison.

Déjà, aux portes mêmes d’Oran, la nature hausse le ton. Du côté de Canastel, ce sont d’immenses friches, couvertes de broussailles odorantes. Le soleil et le vent n’y parlent que de solitude. Au-dessus d’Oran, c’est la montagne de Santa Cruz, le plateau et les mille ravins qui y mènent. Des routes, jadis carrossables, s’accrochent au flanc des coteaux qui dominent la mer. Au mois de janvier, certaines sont couvertes de fleurs. Pâquerettes et boutons do’r[29 - Pâquerettes et boutons d’or – маргаритки и калужницы] en font des allées fastueuses, brodées de jaune et de blanc. De Santa Cruz, tout a été dit. Mais si j’avais à en parler, j’oublierais les cortèges sacrés qui gravissent la dure colline, aux grandes fêtes, pour évoquer d’autres pèlerinages. Solitaires, ils cheminent dans la pierre rouge, s’élèvent au-dessus de la baie immobile, et viennent consacrer au dénuement une heure lumineuse et parfaite.

Oran a aussi ses déserts de sable: ses plages. Celles qu’on rencontre, tout près des portes, ne sont solitaires qu’en hiver et au printemps. Ce sont alors des plateaux couverts d’asphodèles, peuplés de petites villas nues, au milieu des fleurs. La mer gronde un peu, en contrebas. Déjà pourtant, le soleil, le vent léger, la blancheur des asphodèles, le bleu cru du ciel, tout laisse imaginer l’été, la jeunesse dorée qui couvre alors la plage, les longues heures sur le sable et la douceur subite des soirs. Chaque année, sur ces rivages, c’est une nouvelle moisson de filles fleurs. Apparemment, elles n’ont qu’une saison. L’année suivante, d’autres corolles chaleureuses les remplacent qui, l’été d’avant, étaient encore des petites filles aux corps durs comme des bourgeons. À onze heures du matin, descendant du plateau, toute cette jeune chair, à peine vêtue d’étoffes bariolées, déferle sur le sable comme une vague multicolore.

Il faut aller plus loin (singulièrement près, cependant, de ce lieu où deux cent mille hommes tournent en rond) pour découvrir un paysage toujours vierge: de longues dunes désertes où le passage des hommes n’a laissé d’autres traces qu’une cabane vermoulue. De loin en loin, un berger arabe fait avancer sur le sommet des dunes les taches noires et beiges de son troupeau de chèvres. Sur ces plages d’Oranie, tous les matins d’été ont l’air d’être les premiers du monde. Tous les crépuscules semblent être les derniers, agonies solennelles annoncées au coucher du soleil par une dernière lumière qui fonce toutes les teintes. La mer est outremer, la route couleur de sang caillé, la plage jaune. Tout disparaît avec le soleil vert; une heure plus tard, les dunes ruissellent de lune. Ce sont alors des nuits sans mesure sous une pluie d’étoiles. Des orages les traversent parfois, et les éclairs coulent le long des dunes, pâlissent le ciel, mettent sur le sable et dans les yeux des lueurs orangées.

Mais ceci ne peut se partager. Il faut l’avoir vécu. Tant de solitude et de grandeur donne à ces lieux un visage inoubliable. Dans la petite aube tiède, passé les premières vagues encore noires et amères, c’est un être neuf qui fend l’eau, si lourde à porter, de la nuit. Le souvenir de ces joies ne me les fait pas regretter et je reconnais ainsi qu’elles étaient bonnes. Après tant d’années, elles durent encore, quelque part dans ce cœur aux fidélités pourtant difficiles. Et je sais qu’aujourd’hui, sur la dune déserte, si je veux m’y rendre, le même ciel déversera encore sa cargaison de souffles et d’étoiles. Ce sont ici les terres de l’innocence.

Mais l’innocence a besoin du sable et des pierres. Et l’homme a désappris d’y vivre. Il faut le croire du moins, puisqu’il s’est retranché dans cette ville singulière où dort l’ennui. Cependant, c’est cette confrontation qui fait le prix d’Oran. Capitale de l’ennui, assiégée par l’innocence et la beauté, l’armée qui l’enserre a autant de soldats que de pierres. Dans la ville, et à certaines heures, pourtant, quelle tentation de passer à l’ennemi! quelle tentation de s’identifier à ces pierres, de se confondre avec cet univers brûlant et impassible qui défie l’histoire et ses agitations! Cela est vain sans doute. Mais il y a dans chaque homme un instinct profond qui n’est ni celui de la destruction ni celui de la création. Il s’agit seulement de ne ressembler à rien. À l’ombre des murs chauds d’Oran, sur son asphalte poussiéreux, on entend parfois cette invitation. Il semble que, pour un temps, les esprits qui y cèdent ne soient jamais frustrés. Ce sont les ténèbres d’Eurydice et le sommeil d’Isis. Voici les déserts où la pensée va se reprendre, la main fraîche du soir sur un cœur agité. Sur cette Montagne des Oliviers, la veille est inutile; l’esprit rejoint et approuve les Apôtres endormis. Avaient-ils vraiment tort? Ils ont eu tout de même leur révélation.

Pensons à Çakya-Mouni[30 - Çakya-Mouni – принц Шакья-Муни Гаутама, легендарный основоположник буддизма] au désert. Il y demeura de longues années, accroupi, immobile et les yeux au ciel. Les dieux eux-mêmes lui enviaient cette sagesse et ce destin de pierre. Dans ses mains tendues et raidies, les hirondelles avaient fait leur nid. Mais, un jour, elles s’envolèrent à l’appel de terres lointaines. Et celui qui avait tué en lui désir et volonté, gloire et douleur, se mit à pleurer. Il arrive ainsi que des fleurs poussent sur le rocher. Oui, consentons à la pierre quand il le faut. Ce secret et ce transport que nous demandons aux visages, elle peut aussi nous les donner. Sans doute, cela ne saurait durer. Mais qu’est-ce donc qui peut durer? Le secret des visages s’évanouit et nous voilà relancés dans la chaîne des désirs. Et si la pierre ne peut pas plus pour nous que le cœur humain, elle peut du moins juste autant.

«N’être rien!» Pendant des millénaires, ce grand cri a soulevé des millions d’hommes en révolte contre le désir et la douleur. Ses échos sont venus mourir jusqu’ici, à travers les siècles et les océans, sur la mer la plus vieille du monde. Ils rebondissent encore sourdement contre les falaises compactes d’Oran. Tout le monde, dans ce pays, suit, sans le savoir, ce conseil. Bien entendu, c’est à peu près en vain. Le néant ne s’atteint pas plus que l’absolu. Mais puisque nous recevons, comme autant de grâces, les signes éternels que nous apportent les roses ou la souffrance humaine, ne rejetons pas non plus les rares invitations au sommeil que nous dispense la terre. Les unes ont autant de vérité que les autres.

Voilà, peut-être, le fil d’Ariane de cette ville somnambule et frénétique. On y apprend les vertus, toutes provisoires, d’un certain ennui. Pour être épargné, il faut dire «oui» au Minotaure. C’est une vieille et féconde sagesse. Audessus de la mer, silencieuse au pied des falaises rouges, il suffit de se tenir dans un juste équilibre, à mi-distance des deux caps massifs qui, à droite et à gauche, baignent dans l’eau claire. Dans le halètement d’un garde-côte, qui rampe sur l’eau du large, baigné de lumière radieuse, on entend distinctement alors l’appel étouffé de forces inhumaines et étincelantes: c’est l’adieu du Minotaure.

Il est midi, le jour lui-même est en balance[31 - Il est midi, le jour lui-même est en balance – Полдень, сам день пребывает в нерешительности]. Son rite accompli, le voyageur reçoit le prix de sa délivrance: la petite pierre, sèche et douce comme un asphodèle, qu’il ramasse sur la falaise. Pour l’initié, le monde n’est pas plus lourd à porter que cette pierre. La tâche d’Atlas est facile, il suffit de choisir son heure. On comprend alors que pour une heure, un mois, un an, ces rivages peuvent se prêter à la liberté. Ils accueillent pêle-mêle, et sans les regarder, le moine, le fonctionnaire ou le conquérant. Il y a des jours où j’attendais de rencontrer, dans les rues d’Oran, Descartes ou César Borgia. Cela n’est pas arrivé. Mais un autre sera peut-être plus heureux. Une grande action, une grande œuvre, la méditation virile demandaient autrefois la solitude des sables ou du couvent. On y menait les veillées d’armes de l’esprit. Où les célébrerait-on mieux maintenant que dans le vide d’une grande ville installée pour longtemps dans la beauté sans esprit?

Voici la petite pierre, douce comme un asphodèle. Elle est au commencement de tout. Les fleurs, les larmes (si on y tient), les départs et les luttes sont pour demain. Au milieu de la journée, quand le ciel ouvre ses fontaines de lumière dans l’espace immense et sonore, tous les caps de la côte ont l’air d’une flottille en partance. Ces lourds galions de roc et de lumière tremblent sur leurs quilles, comme s’ils se préparaient à cingler vers des îles de soleil. O matins d’Oranie! Du haut des plateaux, les hirondelles plongent dans d’immenses cuves où l’air bouillonne. La côte entière est prête au départ, un frémissement d’aventure la parcourt. Demain, peut-être, nous partirons ensemble.



    (1939)




La Peste

extraits


Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas.

    Daniel de Foe




I


Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., à Oran. De l’avis général, ils n’y étaient pas à leur place, sortant un peu de l’ordinaire. À première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne.

La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide. D’aspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend différente de tant d’autres villes commerçantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire? Le changement des saisons ne s’y lit que dans le ciel. Le printemps s’annonce seulement par la qualité de l’air ou par les corbeilles de fleurs que de petits vendeurs ramènent des banlieues; c’est un printemps qu’on vend sur les marchés. Pendant l’été, le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre les murs d’une cendre grise; on ne peut plus vivre alors que dans l’ombre des volets clos. En automne, c’est, au contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver.

Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce l’effet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. C’està-dire qu’on s’y ennuie et qu’on s’y applique à prendre des habitudes. Nos concitoyens travaillent beaucoup, mais toujours pour s’enrichir. Ils s’intéressent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression, de faire des affaires. Naturellement, ils ont du goût aussi pour les joies simples, ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, très raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant, les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d’argent. Le soir, lorsqu’ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs balcons. Les désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes[32 - un boulomane – любитель игры в шары], les banquets des amicales et les cercles où l’on joue gros jeu sur le hasard des cartes.

On dira sans doute que cela n’est pas particulier à notre ville et qu’en somme tous nos contemporains sont ainsi. Sans doute, rien n’est plus naturel, aujourd’hui, que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. Mais il est des villes et des pays où les gens ont, de temps en temps, le soupçon d’autre chose. En général, cela ne change pas leur vie. Seulement il y a eu le soupçon et c’est toujours cela de gagné. Oran, au contraire, est apparemment une ville sans soupçons, c’est-à-dire une ville tout à fait moderne. Il n’est pas nécessaire, en conséquence, de préciser la façon dont on s’aime chez nous. Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appelle l’acte d’amour, ou bien s’engagent dans une longue habitude à deux. Entre ces extrêmes, il n’y a pas souvent de milieu. Cela non plus n’est pas original. À Oran comme ailleurs, faute de temps et de réflexion, on est bien obligé de s’aimer sans le savoir.

Ce qui est plus original dans notre ville est la difficulté qu’on peut y trouver à mourir. Difficulté, d’ailleurs, n’est pas le bon mot et il serait plus juste de parler d’inconfort. Ce n’est jamais agréable d’être malade, mais il y a des villes et des pays qui vous soutiennent dans la maladie, où l’on peut, en quelque sorte, se laisser aller. Un malade a besoin de douceur, il aime à s’appuyer sur quelque chose, c’est bien naturel. Mais à Oran, les excès du climat, l’importance des affaires qu’on y traite, l’insignifiance du décor, la rapidité du crépuscule et la qualité des plaisirs, tout demande la bonne santé. Un malade s’y trouve bien seul. Qu’on pense alors à celui qui va mourir, pris au piège derrière des centaines de murs crépitants de chaleur, pendant qu’à la même minute, toute une population, au téléphone ou dans les cafés, parle de traites, de connaissements et d’escompte. On comprendra ce qu’il peut y avoir d’inconfortable dans la mort, même moderne, lorsqu’elle survient ainsi dans un lieu sec.






À Marseille pendant la peste



Ces quelques indications donnent peut-être une idée suffisante de notre cité. Au demeurant, on ne doit rien exagérer. Ce qu’il fallait souligner, c’est l’aspect banal de la ville et de la vie. Mais on passe ses journées sans difficultés aussitôt qu’on a des habitudes. Du moment que notre ville favorise justement les habitudes, on peut dire que tout est pour le mieux. Sous cet angle, sans doute, la vie n’est pas très passionnante. Du moins, on ne connaît pas chez nous le désordre. Et notre population franche, sympathique et active a toujours provoqué chez le voyageur une estime raisonnable. Cette cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme finit par sembler reposante, on s’y endort enfin. Mais il est juste d’ajouter qu’elle s’est greffée sur un paysage sans égal, au milieu d’un plateau nu, entouré de collines lumineuses, devant une baie au dessin parfait. On peut seulement regretter qu’elle se soit construite en tournant le dos à cette baie et que, partant, il soit impossible d’apercevoir la mer qu’il faut toujours aller chercher.

Arrivé là, on admettra sans peine que rien ne pouvait faire espérer à nos concitoyens les incidents qui se produisirent au printemps de cette année-là et qui furent, nous le comprîmes ensuite, comme les premiers signes de la série des graves événements dont on s’est proposé de faire ici la chronique. Ces faits paraîtront bien naturels à certains et, à d’autres, invraisemblables au contraire. Mais, après tout, un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tâche est seulement de dire: «Ceci est arrivé», lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et qu’il y a donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur cœur la vérité de ce qu’il dit.

Du reste, le narrateur, qu’on connaîtra toujours à temps, n’aurait guère de titre à faire valoir dans une entreprise de ce genre si le hasard ne l’avait mis à même de recueillir un certain nombre de dépositions et si la force des choses ne l’avait mêlé à tout ce qu’il prétend relater. C’est ce qui l’autorise à faire œuvre d’historien. Bien entendu, un historien, même s’il est un amateur, a toujours des documents. Le narrateur de cette histoire a donc les siens: son témoignage d’abord, celui des autres ensuite, puisque, par son rôle, il fut amené à recueillir les confidences de tous les personnages de cette chronique, et, en dernier lieu, les textes qui finirent par tomber entre ses mains. Il se propose d’y puiser quand il le jugera bon et de les utiliser comme il lui plaira. Il se propose encore… Mais il est peutêtre temps de laisser les commentaires et les précautions de langage pour en venir au récit lui-même. La relation des premières journées demande quelque minutie.


* * *

Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux M. Michel, il sentit mieux ce que sa découverte avait d’insolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre tandis que, pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était d’ailleurs catégorique: il n’y avait pas de rats dans la maison. Le docteur eut beau l’assurer qu’il y en avait un sur le palier du premier étage, et probablement mort, la conviction de M. Michel restait entière. Il n’y avait pas de rats dans la maison, il fallait donc qu’on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s’agissait d’une farce.

Le soir même, Bernard Rieux, debout dans le couloir de l’immeuble, cherchait ses clefs avant de monter chez lui, lorsqu’il vit surgir, du fond obscur du corridor, un gros rat à la démarche incertaine et au pelage mouillé. La bête s’arrêta, sembla chercher un équilibre, prit sa course vers le docteur, s’arrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui. […]

Le lendemain 17 avril, à huit heures, le concierge arrêta le docteur au passage et accusa des mauvais plaisants[33 - un mauvais plaisant – любитель глупых шуток] d’avoir déposé trois rats morts au milieu du couloir. On avait dû les prendre avec de gros pièges, car ils étaient pleins de sang. Le concierge était resté quelque temps sur le pas de la porte, tenant les rats par les pattes, et attendant que les coupables voulussent bien se trahir par quelque sarcasme. Mais rien n’était venu.

«Ah! ceux-là, disait M. Michel, je finirai par les avoir.»

Intrigué, Rieux décida de commencer sa tournée par les quartiers extérieurs où habitaient les plus pauvres de ses clients. La collecte des ordures s’y faisait beaucoup plus tard et l’auto qui roulait le long des voies étroites et poussiéreuses de ce quartier frôlait les boîtes de détritus, laissées au bord du trottoir. Dans une rue qu’il longeait ainsi, le docteur compta une douzaine de rats jetés sur les débris de légumes et les chiffons sales […].

Rieux n’eut pas de peine à constater ensuite que tout le quartier parlait des rats.



[Vers onze heures, le docteur accompagne à la gare sa femme, qui, malade depuis un an, doit effectuer un séjour en montagne.]


L’après-midi du même jour, au début de sa consultation, Rieux reçut un jeune homme dont on lui dit qu’il était journaliste et qu’il était déjà venu le matin. Il s’appelait Raymond Rambert. Court de taille, les épaules épaisses, le visage décidé, les yeux clairs et intelligents, Rambert portait des habits de coupe sportive et semblait à l’aise dans la vie. Il alla droit au but. Il enquêtait pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes et voulait des renseignements sur leur état sanitaire. Rieux lui dit que cet état n’était pas bon. Mais il voulait savoir, avant d’aller plus loin, si le journaliste pouvait dire la vérité.

«Certes, dit l’autre.

– Je veux dire, pouvez-vous porter condamnation totale?

– Totale, non, il faut bien le dire. Mais je suppose que cette condamnation serait sans fondement.»

Doucement, Rieux dit qu’en effet une pareille condamnation serait sans fondement, mais qu’en posant cette question il cherchait seulement à savoir si le témoignage de Rambert pouvait ou non être sans réserves.

«Je n’admets que les témoignages sans réserves. Je ne soutiendrai donc pas le vôtre de mes renseignements.

– C’est le langage de Saint-Just», dit le journaliste en souriant.

Rieux dit sans élever le ton qu’il n’en savait rien, mais que c’était le langage d’un homme lassé du monde où il vivait, ayant pourtant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, l’injustice et les concessions. Rambert, le cou dans les épaules, regardait le docteur.

«Je crois que je vous comprends», dit-il enfin en se levant.

Le docteur l’accompagnait vers la porte:

«Je vous remercie de prendre les choses ainsi.»

Rambert parut impatienté:

«Oui, dit-il, je comprends, pardonnez-moi ce dérangement.»

Le docteur lui serra la main et lui dit qu’il y aurait un curieux reportage à faire sur la quantité de rats morts qu’on trouvait dans la ville en ce moment.

«Ah! s’exclama Rambert, cela m’intéresse.»

À dix-sept heures, comme il sortait pour de nouvelles visites, le docteur croisa dans l’escalier un homme encore jeune, à la silhouette lourde, au visage massif et creusé, barré d’épais sourcils. Il l’avait rencontré, quelquefois, chez les danseurs espagnols qui habitaient le dernier étage de son immeuble. Jean Tarrou fumait une cigarette avec application en contemplant les dernières convulsions d’un rat qui crevait sur une marche, à ses pieds. Il leva sur le docteur le regard calme et un peu appuyé[34 - un regard appuyé – пристальный взгляд] de ses yeux gris, lui dit bonjour et ajouta que cette apparition des rats était une curieuse chose.

«Oui, dit Rieux, mais qui finit par être agaçante.

– Dans un sens, Docteur, dans un sens seulement.

Nous n’avons jamais rien vu de semblable, voilà tout. Mais je trouve cela intéressant, oui, positivement intéressant.»

Tarrou passa la main sur ses cheveux pour les rejeter en arrière, regarda de nouveau le rat, maintenant immobile, puis sourit à Rieux:

«Mais, en somme, Docteur, c’est surtout l’affaire du concierge.»



[Les rats meurent de plus en plus nombreux. Les Oranais commencent à s’inquiéter.

Mais, le 28 avril, le docteur est appelé par un de ses anciens malades auprès d’un personnage singulier…]


Quelques minutes plus tard, il franchissait la porte d’une maison basse de la rue Faidherbe, dans un quartier extérieur. Au milieu de l’escalier frais et puant, il rencontra Joseph Grand, l’employé, qui descendait à sa rencontre. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, à la moustache jaune, long et voûté, les épaules étroites et les membres maigres.

«Cela va mieux, dit-il en arrivant vers Rieux, mais j’ai cru qu’il y passait.[35 - mais j’ai cru qu’il y passait – но я думал, что он умер]»

Il se mouchait. Au deuxième et dernier étage, sur la porte de gauche, Rieux lut, tracé à la craie rouge: «Entrez, je suis pendu.»

Ils entrèrent. La corde pendait de la suspension audessus d’une chaise renversée, la table poussée dans un coin. Mais elle pendait dans le vide.

«Je l’ai décroché à temps, disait Grand, qui semblait toujours chercher ses mots, bien qu’il parlât le langage le plus simple. Je sortais, justement, et j’ai entendu du bruit. Quand j’ai vu l’inscription, comment vous expliquer, j’ai cru à une farce. Mais il a poussé un gémissement drôle, et même sinistre, on peut le dire.»

Il se grattait la tête:

«À mon avis, l’opération doit être douloureuse. Naturellement, je suis entré.»

Ils avaient poussé une porte et se trouvaient sur le seuil d’une chambre claire, mais meublée pauvrement. Un petit homme rond était couché sur le lit de cuivre. Il respirait fortement et les regardait avec des yeux congestionnés. Le docteur s’arrêta. Dans les intervalles de la respiration, il lui semblait entendre des petits cris de rats. Mais rien ne bougeait dans les coins. Rieux alla vers le lit. L’homme n’était pas tombé d’assez haut, ni trop brusquement, les vertèbres avaient tenu. Bien entendu, un peu d’asphyxie. Il faudrait avoir une radiographie. Le docteur fit une piqûre d’huile camphrée[36 - l’huile camphrée – камфорное масло] et dit que tout s’arrangerait en quelques jours.

«Merci, Docteur», dit l’homme d’une voix étouffée.

Rieux demanda à Grand s’il avait prévenu le commissariat et l’employé prit un air déconfit:

«Non, dit-il, oh! non. J’ai pensé que le plus pressé…

– Bien sûr, coupa Rieux, je le ferai donc.»

Mais, à ce moment, le malade s’agita et se dressa dans le lit en protestant qu’il allait bien et que ce n’était pas la peine.

«Calmez-vous, dit Rieux. Ce n’est pas une affaire, croyez-moi, et il faut que je fasse ma déclaration.

– Oh!» fit l’autre.

Et il se rejeta en arrière pour pleurer à petits coups. Grand, qui tripotait sa moustache depuis un moment, s’approcha de lui.

«Allons, monsieur Cottard, dit-il. Essayez de comprendre. On peut dire que le docteur est responsable. Si, par exemple, il vous prenait l’envie de recommencer…»

Mais Cottard dit, au milieu de ses larmes, qu’il ne recommencerait pas, que c’était seulement un moment d’affolement et qu’il désirait seulement qu’on lui laissât la paix. Rieux rédigeait une ordonnance.[37 - rédiger une ordonnance – выписывать рецепт (на лекарство)]

«C’est entendu, dit-il. Laissons cela, je reviendrai dans deux ou trois jours. Mais ne faites pas de bêtises.»

Sur le palier, il dit à Grand qu’il était obligé de faire sa déclaration, mais qu’il demanderait au commissaire de ne faire son enquête que deux jours après.

«Il faut le surveiller cette nuit. A-t-il de la famille?

– Je ne la connais pas. Mais je peux veiller moimême.»

Il hochait la tête.

«Lui non plus, remarquez-le, je ne peux pas dire que je le connaisse. Mais il faut bien s'entr’aider.[38 - s’entr’aider (s’entraider) – помогать друг другу]»

Dans les couloirs de la maison, Rieux regarda machinalement vers les recoins et demanda à Grand si les rats avaient totalement disparu de son quartier. L’employé n’en savait rien. On lui avait parlé en effet de cette histoire, mais il ne prêtait pas beaucoup d’attention aux bruits du quartier.

«J’ai d’autres soucis», dit-il. […]


* * *



[Quelques jours plus tard, le docteur assiste à l’enquête sur la tentative de suicide.]


Quand il arriva, le commissaire n’était pas encore là. Grand attendait sur le palier et ils décidèrent d’entrer d’abord chez lui en laissant la porte ouverte. L’employé de mairie habitait deux pièces, meublées très sommairement. On remarquait seulement un rayon de bois blanc garni de deux ou trois dictionnaires, et un tableau noir sur lequel on pouvait lire encore, à demi effacés, les mots «allées fleuries». Selon Grand, Cottard avait passé une bonne nuit. Mais il s’était réveillé, le matin, souffrant de la tête et incapable d’aucune réaction. Grand paraissait fatigué et nerveux, se promenant de long en large[39 - de long en large – взад и вперёд]





Конец ознакомительного фрагмента. Получить полную версию книги.


Текст предоставлен ООО «ЛитРес».

Прочитайте эту книгу целиком, купив полную легальную версию (https://www.litres.ru/alber-kamu/le-minotaure-la-peste-minotavr-chuma-kniga-dlya-chteniya-na-fra/) на ЛитРес.

Безопасно оплатить книгу можно банковской картой Visa, MasterCard, Maestro, со счета мобильного телефона, с платежного терминала, в салоне МТС или Связной, через PayPal, WebMoney, Яндекс.Деньги, QIWI Кошелек, бонусными картами или другим удобным Вам способом.



notes


Примечания





1


Ring – кольцевой бульвар в Вене




2


l’île Saint-Louis – остров Сен-Луи в Париже




3


un boulomane – любитель игры в шары




4


Diane chasseresse – Диана-охотница




5


sur le dessus de nos cheminées – на каминной полке




6


un petit noir – чашечка чёрного кофе




7


le Midi – Юг (Франции)




8


un bal masqué – маскарад




9


qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons – которые стараются изо всех сил казаться хулиганами




10


pour la seule montre – просто напоказ




11


plaqués contre le ciel bleu – прижатые голубым небом




12


à flanc de coteau – на склоне холма




13


en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui s’y trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer des graves accidents – по причине того, что ни один из пятисот присутствующих здесь человек не смог бы расстроиться (из-за поражения), не причиняя значительных повреждений




14


en manches de chemise – без пиджака, в рубашке ни один из пятисот присутствующих здесь человек не смог бы расстроиться (из-за поражения), не причиняя значительных повреждений




15


le puncheur – боксёр, обладающий сильным ударом




16


où les boxeurs auraient à vider une querelle personnelle, connue du public – где боксёры должны бы были положить конец личной распре




17


ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc – эти два североафриканских города уже как-то обескровливали друг друга




18


l’usage du monde – знание света




19


une arcade sourcilière – надбровная дуга




20


Donne-lui de l’orge – Всыпь ему




21


un vainqueur aux points – победитель по очкам




22


un col-bleu – матрос




23


Anda! hombre! – (исп.) Давай, приятель!




24


un match nul – ничья




25


De monumets, Oran ne manque guère – Оран не испытывает недостатка в памятниках




26


à nœud papillon et à casque de liège blanc – в галстуке-бабочке и белом пробковом шлеме




27


lA’ngkor – Ангкор, руины древней столицы в Камбодже (IX–XIII в.)




28


la Tour de Babel – Вавилонская башня




29


Pâquerettes et boutons d’or – маргаритки и калужницы




30


Çakya-Mouni – принц Шакья-Муни Гаутама, легендарный основоположник буддизма




31


Il est midi, le jour lui-même est en balance – Полдень, сам день пребывает в нерешительности




32


un boulomane – любитель игры в шары




33


un mauvais plaisant – любитель глупых шуток




34


un regard appuyé – пристальный взгляд




35


mais j’ai cru qu’il y passait – но я думал, что он умер




36


l’huile camphrée – камфорное масло




37


rédiger une ordonnance – выписывать рецепт (на лекарство)




38


s’entr’aider (s’entraider) – помогать друг другу




39


de long en large – взад и вперёд



В книгу вошли два произведения: «Минотавр» – эссе об алжирском городе Оране и главы из знаменитого романа-притчи «Чума».

Неадаптированный текст снабжен комментариями и словарем. Для студентов языковых вузов и всех любителей современной французской литературы.

Как скачать книгу - "Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке" в fb2, ePub, txt и других форматах?

  1. Нажмите на кнопку "полная версия" справа от обложки книги на версии сайта для ПК или под обложкой на мобюильной версии сайта
    Полная версия книги
  2. Купите книгу на литресе по кнопке со скриншота
    Пример кнопки для покупки книги
    Если книга "Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке" доступна в бесплатно то будет вот такая кнопка
    Пример кнопки, если книга бесплатная
  3. Выполните вход в личный кабинет на сайте ЛитРес с вашим логином и паролем.
  4. В правом верхнем углу сайта нажмите «Мои книги» и перейдите в подраздел «Мои».
  5. Нажмите на обложку книги -"Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке", чтобы скачать книгу для телефона или на ПК.
    Аудиокнига - «Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке»
  6. В разделе «Скачать в виде файла» нажмите на нужный вам формат файла:

    Для чтения на телефоне подойдут следующие форматы (при клике на формат вы можете сразу скачать бесплатно фрагмент книги "Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке" для ознакомления):

    • FB2 - Для телефонов, планшетов на Android, электронных книг (кроме Kindle) и других программ
    • EPUB - подходит для устройств на ios (iPhone, iPad, Mac) и большинства приложений для чтения

    Для чтения на компьютере подходят форматы:

    • TXT - можно открыть на любом компьютере в текстовом редакторе
    • RTF - также можно открыть на любом ПК
    • A4 PDF - открывается в программе Adobe Reader

    Другие форматы:

    • MOBI - подходит для электронных книг Kindle и Android-приложений
    • IOS.EPUB - идеально подойдет для iPhone и iPad
    • A6 PDF - оптимизирован и подойдет для смартфонов
    • FB3 - более развитый формат FB2

  7. Сохраните файл на свой компьютер или телефоне.

Книги автора

Аудиокниги автора

Рекомендуем

Последние отзывы
Оставьте отзыв к любой книге и его увидят десятки тысяч людей!
  • константин александрович обрезанов:
    3★
    21.08.2023
  • константин александрович обрезанов:
    3.1★
    11.08.2023
  • Добавить комментарий

    Ваш e-mail не будет опубликован. Обязательные поля помечены *