Книга - Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre

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Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre
Théodore Duret




Théodore Duret

Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre





ANNÉES DE JEUNESSE





I

ANNÉES DE JEUNESSE


Édouard Manet naquit à Paris le 23 janvier 1832, au no 5 de la rue des Petits-Augustins, aujourd'hui rue Bonaparte, et fut baptisé le 2 février de la même année en l'église Saint-Germain-des-Prés. Il devait être l'aîné de trois frères. Leur père, magistrat, avait de la fortune. Il appartenait à cette bourgeoisie qui s'épanouissait et atteignait à la domination sous le règne de Louis-Philippe. Leur mère, née Fournier, appartenait à la même classe de vieille et riche bourgeoisie. Son père, agent diplomatique, avait pris part aux négociations ayant porté le maréchal Bernadotte au trône de Suède. Elle avait un frère dans l'armée, qui devait devenir colonel.

La bourgeoisie, avant la révolution de 1848, qui lui a enlevé le pouvoir, et la survenue du suffrage universel, qui l'a plus ou moins mêlée avec le peuple, formait une véritable classe distincte. Après avoir combattu et renversé la noblesse, elle s'était elle-même triée et mise à part. Au milieu d'elle, les familles qui se consacraient au barreau et à la magistrature gardaient des traditions et des habitudes propres, venues des anciens parlements. Elles avaient une culture d'esprit particulière, une instruction classique soignée, le culte de la rhétorique qui prévalait au Palais. Dans ce milieu, les hommes qui s'élevaient aux postes de la magistrature prenaient une sorte d'ascendant et s'assuraient une considération certaine. La magistrature à cette époque exerçait encore comme un sacerdoce. Elle gardait la dignité de sa fonction, elle jouissait au dehors d'un respect général. Le père d'Édouard Manet, juge au tribunal de la Seine, personnifiait toutes les particularités de sa classe, la bourgeoisie, et, dans sa classe, de son monde spécial, la magistrature.

Manet est donc né dans une condition sociale qu'on peut appeler élevée, il a grandi dans un milieu de vieilles traditions. Les traits de mœurs et de caractère dus à la naissance devaient persister chez lui toute la vie, parallèlement à ses propensions d'artiste. Il resterait essentiellement un homme du monde, d'une politesse parfaite, d'un grand raffinement de manières, se plaisant en société, aimant à fréquenter les salons, où sa verve et son esprit de saillie le distinguaient et le faisaient goûter.

Il fallait que chez un homme d'une telle manière d'être, l'impulsion vers la vie artistique fût grande, pour que les penchants de l'artiste finissent par l'emporter sur tous les autres. En effet, on peut dire de Manet que la nature l'avait réellement créé pour être peintre, qu'elle l'avait doué d'une vision et de sensations telles, qu'il ne pouvait trouver l'emploi de sa vie qu'en s'adonnant à la peinture. Dans ces circonstances, la vocation devait se révéler chez lui de très bonne heure et le mettre sûrement en désaccord avec sa famille.

La carrière qui l'attendait, dans la pensée des siens, était celle du barreau, de la magistrature ou des fonctions publiques. Il recevrait l'enseignement classique qui, à cette époque de monopole universitaire, se donnait dans les collèges de l'État, il y prendrait le grade de bachelier ès lettres, ferait ensuite son droit et passerait ces examens qui lui conféreraient la qualité d'avocat. C'était la voie toute naturelle que devait suivre son frère le plus jeune, Gustave, qui, après être devenu avocat, sans exercer assidûment sa profession, devait se servir de ses avantages de culture, pour s'ouvrir une carrière à côté, d'abord comme conseiller municipal de Paris, puis comme fonctionnaire de l'État, inspecteur général des prisons.

Mais Manet n'éprouva aucune envie de suivre la voie traditionnelle où son frère devait s'engager. Il avait été confié, dans sa première jeunesse, à l'abbé Poiloup, qui tenait une institution à Vaugirard. Puis il avait été mis, pour continuer ses études, au collège Rollin. Son oncle, le colonel Fournier, le frère de sa mère, faisait des dessins dans ses loisirs et c'est auprès de lui, que, tout jeune garçon, il a d'abord senti naître le goût du dessin et de la peinture, que les circonstances développent ensuite jusqu'à en faire une irrésistible passion. Toujours est-il que vers les seize ans, il avait senti l'appel de la vocation d'une manière si puissante, qu'il exprima sa volonté d'embrasser la carrière d'artiste.

Un fils aîné, à cette époque, venant, dans une famille de vieilles traditions bourgeoises, annoncer pareille détermination, y portait le désespoir. Un artiste ne pouvait être qu'un déclassé, qu'un dévoyé. On entreprit donc de l'amener à d'autres desseins. Comme il arrive en cas de vocation contrariée, Manet entre alors en révolte ouverte. Il se cabre tellement, qu'il devient impossible à ses parents de le maintenir dans la voie qu'ils voulaient lui imposer. Mais consentir aux désirs du jeune homme ne pouvait venir à leur pensée, et puisqu'il se refusait à étudier le droit et qu'eux-mêmes lui fermaient la carrière de l'art, pour sortir de l'impasse et par coup de tête, il déclara qu'il serait marin. Ses parents préférèrent le voir partir, plutôt que de le laisser entrer dans un atelier. Son père l'accompagna au Havre, où il s'embarqua comme novice sur un navire de commerce La Guadeloupe, faisant voile pour Rio-de-Janeiro.

Il alla ainsi au Brésil et en revint, sans autre aventure qu'une occasion qu'il eut d'exercer pour la première fois son talent de peintre. La cargaison du navire comprenait des fromages de Hollande, dont l'eau de mer avait terni la couleur. Le capitaine, qui connaissait les dispositions de son novice, le choisit de préférence à tous autres pour les remettre en état. Et Manet aimait à raconter que, muni d'un pinceau et d'un pot de couleur convenable, il les avait en effet peints de manière à donner pleine satisfaction.

Lorsqu'il fut revenu du Brésil, ses parents, qui avaient sans doute pensé que le voyage l'assouplirait et qu'ils pourraient au retour l'amener à leurs idées, le trouvèrent tout aussi rebelle qu'auparavant. Ils se résignèrent alors à l'inévitable, en lui laissant embrasser la carrière d'artiste.




DANS L'ATELIER DE COUTURE





II

DANS L'ATELIER DE COUTURE


Manet ayant vaincu la résistance de sa famille et obtenu d'elle de suivre sa vocation, choisit, d'accord avec son père, Thomas Couture pour maître et entra dans son atelier.

Personne comme peintre n'a plus étudié que Manet pour acquérir le métier. On comprendra donc qu'enfin entré dans un atelier, il se soit mis à travailler et qu'il ait, au commencement, cherché à utiliser l'enseignement à y recevoir. Mais doué d'un tempérament personnel, soumis à ce travail des natures originales qui cherchent à s'ouvrir leur voie, l'effort même auquel il se livrait pour dégager son talent ne pouvait manquer d'en faire un élève fort peu soumis et en heurt continuel avec son maître, car ils étaient tous les deux de caractères fort différents. M. Antonin Proust, qui après avoir été l'ami de Manet au collège Rollin était devenu son camarade d'atelier chez Couture, a raconté dans la Revue Blanche les rapports entre le maître et l'élève, qui ne sont qu'une longue suite de heurts, de fâcheries suivies de raccommodements, mais qui, venant d'une divergence fondamentale, ne pouvaient manquer de se reproduire jusqu'à la brouille définitive. En effet, le jeune homme que Couture avait reçu dans son atelier était destiné, plus que tout autre, à saper l'art, fait de traditions, dont il était un des apôtres. C'était le loup auquel, en prenant Manet, il avait ouvert les portes de la bergerie. Les deux hommes ne pouvaient donc éviter la rupture irrémédiable, puisque ce que l'un défendait, l'autre d'instinct le combattait et, à mesure que son jugement se fortifierait et prendrait conscience de soi, devait s'appliquer à le détruire.

Couture, au moment où, vers 1850, Manet entrait dans son atelier, était un artiste renommé. Il tenait une place parmi les maîtres de la peinture d'histoire, considérée alors comme formant l'essence de ce qu'on appelait le grand art. Son esthétique était faite du respect de certaines traditions, du culte de règles fixes et de l'observance de procédés transmis. Il croyait, avec la majorité des artistes de son temps, en l'excellence d'un idéal fixe, opposé à ce que l'on appelait avec horreur le réalisme. Certains sujets seuls étaient alors crus dignes de l'art; les scènes de l'antiquité, la représentation des Grecs et des Romains jouissaient des préférences, comme nobles par elles-mêmes; les hommes du temps présent, avec leurs redingotes et leurs vêtements usuels, étaient au contraire à fuir, comme n'offrant que des motifs réalistes, anti-artistiques; les sujets religieux faisaient encore partie du grand art, cependant le nu en était avant tout et principium et fons; puis, à un rang moins élevé mais encore acceptable, venaient les compositions tirées des pays que l'imagination entourait d'un prestige supérieur, l'Orient par exemple; un paysage d'Egypte était par lui-même digne de l'art, un artiste épris de l'idéal pouvait peindre les sables du désert, mais il fût tombé dans le réalisme, et se fut abaissé, en peignant un pâturage de Normandie, avec des vaches et des pommiers. Couture se tenait avec ferveur dans les traditions de ce grand art. Il s'était mis surtout en vue par un tableau d'énormes dimensions, exposé au Salon de 1847, où il avait obtenu un succès éclatant: les Romains de la décadence. Le tableau est au Louvre; en l'étudiant, on peut se rendre compte de ce que valait ce grand art, tel que Couture et les contemporains le cultivaient.

Les Romains de la décadence! Voilà certes un sujet qui prête à l'imagination et peut exercer la pensée. Mais Couture n'a conçu la décadence romaine, qui a été en réalité la transformation d'une société passant d'un état à un autre, que sous la forme d'un affaiblissement physique. Ses Romains de la décadence sont des êtres étiolés, des demi-eunuques pâles, consumés par l'orgie. Acceptons après tout cette donnée, un artiste n'est pas obligé de se rendre un compte philosophique de l'histoire. Cependant, ce que nous ne pouvons lui passer, ce qui nous empêche d'admirer son œuvre, c'est que ses Romains ne sont en aucune façon des hommes antiques, soit qu'on veuille rétablir, par l'étude précise des monuments figurés, le type exact des vieux Romains, soit que, par la puissance de l'imagination, on cherche à évoquer, pour représenter l'antiquité, des formes différentes de celles de notre temps.

Nicolas Poussin s'est livré, lui, à un travail de ce genre dans son Enlèvement des Sabines. Il a réalisé une évocation du passé, il a créé des hommes d'une certaine manière d'être, qui ne sont peut-être pas tels que l'étaient les vrais Romains primitifs, pourtant qui sont dus à une conception originale et nous transportent dans un monde imaginé différent du nôtre. Mais les Romains de Couture n'offrent rien de semblable, ils ne révèlent aucun travail de reconstitution, ce sont des hommes très modernes, de simples modèles, que l'artiste a fait poser et dont il a reproduit les traits, sans pouvoir les transformer. Et alors ils sont disposés selon les préceptes légués et les conventions acceptées; un groupe central en pleine lumière, puis des groupes accessoires à droite et à gauche, tel personnage s'équilibrant avec son pendant ou l'un faisant repoussoir à l'autre, les ombres et les lumières factices et artificielles. Aucun lien ne tient les personnages ensemble dans une action commune, ils restent séparés, on sent l'effort qui les a posés à côté les uns des autres. Nulle émotion ne se dégage donc de cette toile immense.

Si on retourne à l'Enlèvement des Sabines, on voit au contraire que Poussin a su faire concourir chaque être à un effet d'ensemble. La foule en mouvement remue tout d'un souffle; aussi la vie, l'intérêt, la terreur, naissent-ils de l'action. Les personnages petits linéairement donnent une vraie sensation de force et d'ampleur, qui manque aux êtres dont Couture a vainement agrandi les proportions. C'est-à-dire que pour faire de la vraie peinture d'histoire, il faut être d'un certain temps, que pour recréer effectivement l'antiquité, il faut vivre, comme au xviie siècle, à une époque où la pensée se meut naturellement dans une sphère de traditions littéraires et, par surcroît, avoir du génie, comme Nicolas Poussin. Mais lorsque, toutes les conditions changées, on veut perpétuer l'invention initiale, par des procédés d'école, on n'obtient que des œuvres pauvres, où manquent le souffle et la vie. Tout l'effort de Couture n'a pu le mener au but. Sa toile, dans son genre, est évidemment meilleure que d'autres. Il a fallu après tout du talent pour agencer, même imparfaitement, une aussi vaste composition, l'homme qui l'a exécutée y montre, on ne saurait le nier, certaines qualités de peintre. Mais toute la sueur et toute la peine n'ont pu réaliser, en dehors du temps voulu et en l'absence du génie évocateur, la vision recherchée du monde antique.

L'art fait de traditions dont Couture était un des coryphées était arrivé de son temps à la décrépitude; l'étude de ses œuvres et de celles des contemporains révèle son épuisement. Au moment où Manet apparaissait, il y avait donc conflit entre les artistes en renom, obstinés à continuer une tradition épuisée, et ces élèves cherchant inconsciemment la vie et aspirant à créer des formes d'art, appropriées aux besoins nouveaux. Couture était de ceux qui voulaient maintenir indéfiniment les formules du passé, Manet était au premier rang des jeunes, travaillés par l'esprit novateur. Les heurts et les froissements survenus entre le maître et l'élève n'étaient donc que la manifestation, sous forme de conflit personnel, de la lutte plus profonde qui s'engageait entre des formes de pensée dissemblables et des conceptions d'art antagonistes.

On voit, en effet, par les souvenirs de M. Antonin Proust, que Manet se prend d'une répulsion de plus en plus vive pour le genre que son maître cultive et qu'il veut lui transmettre, la peinture d'histoire, et qu'alors il se porte, à mesure qu'il prend conscience de son propre talent, vers l'observation de la vie réelle. Couture qui découvre que son élève lui échappe, pour aller vers ce que lui-même abhorre et qualifie du nom méprisant de réalisme, croit lui fermer tout grand avenir, en lui disant un jour: «Allez, mon garçon! vous ne serez jamais que le Daumier de votre temps.» Prétendre ravaler quelqu'un parce qu'on en fait un Daumier cause aujourd'hui de l'étonnement. C'est que les temps sont changés! Daumier méprisé par les partisans de la peinture d'histoire dominant de son vivant, comme un simple caricaturiste et réaliste, est aujourd'hui admiré comme un des grands artistes du passé. Couture, entêté dans l'ornière d'une forme d'art décrépite, est au contraire maintenant dédaigné et son œuvre tombe dans l'oubli.

Cette répulsion qui se développe chez Manet pour l'art de la tradition se manifeste surtout par le mépris qu'il témoigne aux modèles posant dans l'atelier et à l'étude du nu, telle qu'elle était alors conduite. Le culte de l'antique, comme on le comprenait dans la première moitié du XIXe siècle parmi les peintres, avait amené la recherche de modèles spéciaux. On leur demandait des formes pleines. Les hommes en particulier devaient avoir une poitrine large et bombée, un torse puissant, des membres musclés. Les individus doués des qualités requises, qui posaient alors dans les ateliers, s'étaient habitués à prendre des attitudes prétendues expressives et héroïques, mais toujours tendues et conventionnelles, d'où l'imprévu était banni. Manet porté vers le naturel et épris de recherches s'irritait de ces poses d'un type fixe et toujours les mêmes. Aussi faisait-il très mauvais ménage avec les modèles. Il cherchait à en obtenir des poses contraires à leurs habitudes, auxquelles ils se refusaient. Les modèles connus, qui avaient vu les morceaux faits d'après leurs torses conduire certains élèves à l'Ecole de Rome, alors la suprême récompense, et qui, dans leur orgueil, s'attribuaient presque une part du succès, se révoltaient de voir un tout jeune homme ne leur témoigner aucun respect. Il paraît que fatigué de l'éternelle étude du nu, Manet aurait essayé de draper et même d'habiller les modèles, ce qui aurait causé parmi eux une véritable indignation.

Manet en quittant définitivement Couture, vers 1856[1 - Un reçu conservé, daté de février 1856, montre qu'à cette époque, Couture percevait encore la cotisation d'atelier de Manet.], était donc très mal avec lui et en révolte ouverte contre son enseignement. Il avait pris en horreur la peinture d'histoire et celle du nu, d'après les modèles professionnels.




LES PREMIÈRES ŒUVRES





III

LES PREMIÈRES ŒUVRES


Manet livré à lui-même alla s'établir dans un atelier de la rue Lavoisier. Qu'allait-il faire? un point était clair à ses yeux. Il délaisserait la tradition académique, les procédés conventionnels, le prétendu idéal classique, dont il avait pris l'aversion dans l'atelier de Couture, pour peindre la vie autour de lui. Ses modèles ne seraient plus des êtres spéciaux professionnels, il les choisirait parmi les hommes et les femmes variés d'aspect, que la multiplicité des types humains peut offrir. Cependant entre cette première vue abstraite et une réalisation, il y avait toute la distance qui sépare une conception sans lignes arrêtées, de la création fixée dans des formes précises. Il était à ce point de départ des novateurs qui se sentent tourmentés par le démon de l'invention, mais qui, devant tirer de leur fond des œuvres neuves, entrent dans cette période de recherches où il leur faut se découvrir eux-mêmes.

Il continua à travailler, à regarder, à s'instruire. Il fréquenta le Louvre et fit des voyages à l'étranger. Il visita la Hollande, où il s'éprit de Frans Hals, et l'Allemagne, pour voir les musées de Dresde et de Munich. Puis il alla en Italie, attiré surtout par les Vénitiens. A cette époque appartiennent des copies faites de la façon la plus serrée. Il copia un Rembrandt à Munich et rapporta de Florence une tête de Philippo Lippi. Il copia aussi au Louvre les Petits cavaliers de Velasquez, la Vierge au lapin blanc, du Titien et le Portrait de Tintoret par lui-même. Il avait une admiration toute particulière pour ce dernier maître; lorsqu'il allait au Louvre il ne manquait point de s'arrêter devant son portrait, qu'il déclarait être un des plus beaux du monde.

En même temps il commençait à peindre d'après l'esthétique qu'il s'était faite, en prenant ses modèles dans le monde vivant, autour de lui. Une de ses premières œuvres originales a été l'Enfant aux cerises; un jeune garçon, coiffé d'une toque rouge, tient devant lui une corbeille de cerises. Une œuvre plus importante de la même époque fut le Buveur d'absinthe, en 1859. Le buveur de grandeur naturelle, coiffé d'un chapeau à haute forme, assis enveloppé d'un manteau couleur brune, est d'aspect, lugubre. Il donne bien l'idée de la ruine physique et morale où peut conduire l'abus de l'absinthe. Ce tableau est certes caractéristique, mais s'il révèle la personnalité de son auteur, il ne la montre cependant pas encore dégagée de tout alliage et de toute réminiscence. Il fait souvenir de l'atelier par où le peintre a passé. Il n'est que la continuation plus accentée des morceaux produits chez Couture, qui, par leur franchise et leur qualité de palette, avaient excité l'approbation des autres élèves, mais qui, tout en étant déjà puissants, gardaient encore la marque du lieu d'origine. Car il n'est pas dans la nature des choses que le jeune homme entrant dans la vie, quelle que soit son originalité native, puisse ne pas prendre d'abord l'empreinte du milieu où il survient et du maître dont il reçoit les premières leçons.

Postérieure au Buveur d'absinthe est la Nymphe surprise. Elle se replie sur elle-même, en se couvrant en partie d'une draperie. C'est un beau morceau de nu, mais où l'on sent encore le travail de l'homme qui se cherche. On y découvre l'influence des Vénitiens. Le titre aussi mythologique, qui apparaît comme une exception, dans la nomenclature de ses tableaux et qu'il ne devait plus reprendre, montre qu'en ce moment, Manet a vécu parmi les artistes de la Renaissance et que, dans son admiration, il a emprunté à leur vocabulaire.

S'il avait admiré les Vénitiens, il devait aussi s'éprendre des Espagnols, Velasquez, le Greco et Goya. A cette époque des débuts, se placent donc ses premiers motifs espagnols. Il ne faut cependant pas croire que les tableaux où il a introduit des personnages espagnols lui aient été inspirés surtout par la fréquentation de Velasquez et de Goya. S'il était allé tout de suite visiter les musées de Hollande et d'Allemagne, et étudier les Italiens chez eux, il ne devait aller voir les Espagnols à Madrid qu'en 1865, alors que sa personnalité serait pleinement développée. Les premiers tableaux consacrés à des sujets espagnols lui ont été suggérés par la vue de chanteurs et de danseurs, venus en troupe à Paris. Séduit par leur originalité, il avait ressenti l'envie de les peindre.

Parmi les tout premiers tableaux exécutés dans ces dispositions est le Ballet espagnol, une toile où les personnages sont alignés les uns à côté des autres, debout, ou assis. Là se révèle le don de Manet de peindre en pleine lumière et d'associer, sans heurt, les tons les plus variés. Puis, en 1862, il peint la danseuse Lola de Valence. Les fleurs multicolores du jupon, le voile blanc et le fichu bleu qui entourent la tête et les épaules de la jeune femme, sont rendus, avec une extrême franchise. Le visage et les yeux si vivants présentent, comme un type étrange, cette sorte de sauvagerie raffinée, apportée et laissée sur le rivage de Valence par les Arabes.

Manet n'avait à ce moment, où il était encore inconnu, que le poète Baudelaire pour le fréquenter dans son atelier, le comprendre et l'approuver. Baudelaire qui se piquait de ne reculer devant aucune audace, pour qui personne n'était assez osé, qui faisait depuis longtemps de la critique d'art, qu'il voulait tenir en dehors des voies battues, avait découvert en Manet l'homme hardi, capable d'innover. Il l'encourageait donc, il défendait ses œuvres les plus attaquées. Il ressentit une grande admiration pour Lola de Valence peinte, et il composa en son honneur le quatrain suivant:

Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance;
Mais on voit scintiller dans Lola de Valence,
Le charme inattendu d'un bijou rose et noir.

Cependant à celle époque, le Salon était le lieu obligé où tout artiste devait se produire. L'entrée au Salon marquait le moment où le débutant, sorti de la période d'études, se sentait assez sûr de lui pour appeler le public à juger ses œuvres. Manet chercha, pour la première fois, à y pénétrer, en 1859, avec le Buveur d'absinthe. Le jury d'examen le refusa. A cette époque les Salons n'avaient lieu que tous les deux ans. Ils ne devaient devenir annuels qu'à partir de 1863. Il n'y en eut donc point en 1860, et Manet ne put revenir à la charge qu'en 1861. Il présenta cette année-là à l'examen du jury les Portraits de M. et Mme M…, (son père et sa mère) et l'Espagnol jouant de la guitare, aussi connu comme le Chanteur espagnol, ou encore, comme le Guitarero. Les deux tableaux cette fois-ci furent admis. L'année 1861 marque ainsi le moment où Manet entre, pour la première fois, en contact avec le public. Les portraits de son père et de sa mère en buste, réunis sur une même toile, sont peints dans cette manière un peu dure et d'opposition de noirs et de blancs, à laquelle il s'abandonne dans certains de ses tableaux du début, par exemple l'Angélina de la collection Caillebotte, au Musée du Luxembourg. On y voit apparaître en outre ce goût qu'il devait dégager plus tard, mais qui alors se révélait inconsciemment, de peindre les natures mortes. La mère tient une corbeille, où sont placés des pelotons de laine multicolores, qui cependant s'harmonisent avec l'ensemble. Ces portraits de dimensions réduites n'attiraient pas beaucoup les regards et c'était l'autre œuvre plus importante, où un Chanteur espagnol était peint de grandeur naturelle, qui devait recueillir le succès.

Le chanteur avait été pris dans cette troupe de musiciens et de danseurs, qui lui fournissait aussi le Ballet espagnol et Lola de Valence. Il avait donc le mérite d'être un véritable Espagnol. Il offrait un de ces êtres cherchés dans la vie et hors des modèles d'atelier, vers lesquels Manet se sentait, en opposition à l'enseignement de Couture, définitivement porté. Il est assis sur un banc vert, coiffé d'un sombrero, la tête par-dessous enveloppée d'un mouchoir, veste noire, pantalon gris et espadrilles de lisière. Il chante en pinçant de sa guitare. Théophile Gautier, dans sa critique hebdomadaire du Moniteur Universel, a dit de lui: «Comme il braille de bon courage en raclant le jambon!» Ce qui est à la fois vrai et imaginé. Le Chanteur espagnol, appartenant à la période d'essais, marque un pas en avant. Il laisse voir la poussée profonde qui se produit chez l'artiste et va le conduire bientôt à l'épanouissement complet de son originalité. Il est beaucoup plus dégagé des procédés et des réminiscences d'atelier que le Buveur d'absinthe présenté au Salon en 1859; il est peint d'une manière plus franche et plus personnelle.

En somme, c'était un morceau où se montraient déjà les traits particuliers de l'auteur. Cependant cette même originalité, qui devait bientôt après, développée tout à fait, soulever de si violentes tempêtes, n'en occasionna point à cette première apparition. Le tableau était peint dans une gamme de tons gris et noirs, qui ne heurtait pas trop l'œil des spectateurs; quoique conçu dans la donnée réaliste qu'on abhorrait alors, il demeurait hors de la réalité ambiante, puisque le modèle, en sa qualité d'Espagnol, portait un costume à part, qu'on pouvait juger fantaisiste, si bien que l'œuvre du débutant, sans attirer spécialement les regards du public, fut remarquée des peintres et de certains critiques. Le jury lui décerna une mention honorable et Théophile Gautier put conclure, en en parlant: «Il y a beaucoup de talent dans cette figure de grandeur naturelle, peinte en pleine pâte, d'une brosse vaillante et d'une couleur vraie.»

En 1862, il ne devait pas y avoir de Salon et ce n'est qu'en 1863 que Manet put se présenter de nouveau, pour être encore une fois refusé. Mais n'anticipons pas. Avant d'arriver à cette péripétie, qui devait être décisive dans sa vie et le lancer en pleine carrière, il nous faut jeter un dernier regard sur ses œuvres de début. Parmi elles se remarque la Musique aux Tuileries de l'année 1861. A cette époque le château des Tuileries, où l'Empereur tenait sa cour, était un centre de vie luxueuse qui s'étendait au jardin. La musique qu'on y faisait deux fois par semaine attirait une foule mondaine et élégante. Le tableau de Manet a donc pour nous l'avantage de représenter les mœurs et les costumes d'une époque disparue. Il est rendu encore plus intéressant par les portraits qu'on y voit, le sien et ceux de contemporains connus ou célèbres, tels que Baudelaire et Théophile Gautier. Manet après avoir peint un sujet mondain, dans la Musique aux Tuileries, en peignait un de l'ordre populaire, dans la Chanteuse des rues. Le tableau est exécuté dans une tonalité générale de gris, où le gris de la robe forme la note dominante. La chanteuse debout tient sa guitare sous le bras, et mange les cerises. L'ensemble aurait pu rester vulgaire, mais l'artiste a su l'embellir par la qualité de la peinture en soi.

Il peignait encore alors l'Enfant à l'épée. Un jeune garçon debout et en marche tient, dans ses bras, une lourde épée. Cette toile d'une gamme sobre devait être une des premières qui serait goûtée. Elle a pris place au Musée de New-York. Avant de peindre l'Enfant à l'épée, il avait déjà peint le Gamin au chien, un tableau très réussi, où un jeune garçon est également le personnage.

De l'année 1862 est le Vieux musicien, l'œuvre la plus importante, par les dimensions, de sa période des débuts. Le Vieux musicien au entre de la toile sert de raison première à l'existence de l'ensemble. Il est assis en plein air, son violon d'une main, l'archet de l'autre, prêt à jouer. Les personnages autour attendent, pour l'écouter. D'abord à gauche, une petite fille debout et de profil, un poupon dans ses bras. Manet aimait beaucoup cette figure, il l'a reproduite à part dans une eau-forte. A côté sont placés deux jeunes garçons, de face et debout. Puis, dans le fond, apparaît, repris, le Buveur d'absinthe. Enfin à droite, à moitié coupé par le cadre, se voit un Oriental, avec turban et longue robe. La réunion de ces personnages si dissemblables surprend d'abord, on est là en pleine fantaisie. Je ne sache pas que Manet ait eu d'autre intention, en peignant ce tableau, que d'y mettre des êtres divers, qui lui plaisaient et dont il voulait conserver l'image.

En cherchant à dégager l'idée qu'on peut se former de Manet pendant ces années de début, on voit un homme qui, porté d'instinct vers des voies originales, se soustrait à l'esthétique dominatrice autour de lui et aux règles fixes observées dans les ateliers. Il cherche à dégager sa personnalité, alors l'esprit en éveil et les yeux ouverts, multiplie les études et regarde de divers côtés. Dans ses voyages, il va vers des vieux maîtres, pour lesquels ils se sent de l'affinité. Frans Hals en Hollande, les Vénitiens en Italie. Il étudie Velasquez et Goya d'après les tableaux qui s'offrent d'abord d'eux en France. Dans ces conditions, ses premières œuvres portent la marque d'influences et de reflets divers. Il y a celles du tout jeune homme qui, produites dans l'atelier de Couture ou aussitôt après la sortie, se rapprochent du premier maître. D'autres laissent voir la fréquentation des Vénitiens ou une manière de parenté avec les maîtres espagnols. Cependant les formes d'emprunt ne sont, en définitive, que de surface. Elles ne pénètrent pas suffisamment les œuvres pour qu'on puisse trouver entre elles de caractères réellement dissemblables. Au contraire, en les rangeant chronologiquement, on voit une personnalité bien caractérisée, qui se montre dès la première, se retrouve ensuite dans toutes les autres et se développe d'une manière constante.

On se sent surtout tout de suite en présence d'un homme que la nature a doué, dans le grand sens du mot. L'instinct qui avait poussé Manet à vouloir être peintre ne l'avait pas trompé. En y cédant, il ne faisait qu'obéir à la voix mystérieuse de la nature qui, en créant certains êtres pour accomplir certaines besognes, leur donne la faculté de se reconnaître et la force de vaincre les résistances à rencontrer. Tout ce que Manet a exécuté, du jour où il a mis de la couleur sur une toile, était œuvre de peintre. Ses productions de début ont déjà l'intensité de vie, la valeur de facture, le mérite de matière, l'éclat de lumière, qui constituent les qualités picturales et permettent seules de réaliser, par le pinceau, des créations puissantes et durables.




LE DÉJEUNER SUR L'HERBE





IV

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE


En 1863 Manet avait trente et un ans. Le travail auquel il se livrait pour se frayer sa voie, se découvrir lui-même, qui l'avait conduit à produire des œuvres de plus en plus personnelles, aboutit alors à la réussite cherchée, dans une création où le novateur se trouve enfin complet, le Déjeuner sur l'herbe.

Ce tableau peint au commencement de 1863 qui, par ses dimensions, dépassait toutes ses productions antérieures et sur lequel il avait compté pour attirer l'attention, présenté au Salon, fut refusé par le jury d'examen. Manet se voyait donc, en 1863, comme en 1859, condamné par le jury. Mais cette année-là les refus multipliés vinrent frapper un nombre inaccoutumé de jeunes artistes; les réclamations qui s'élevèrent de tous côtés, les influences variées que les victimes surent mettre en œuvre, amenèrent une intervention de l'Empereur. L'administration des Beaux-Arts continua à trouver bonnes les éliminations du jury, mais, sur un ordre de l'empereur Napoléon III, il fut permis aux refusés de se montrer au public. On leur accorda au Palais de l'Industrie, le lieu même où se tenait le Salon, un certain emplacement pour exposer leurs tableaux. A côté du Salon officiel, l'année 1863 devait ainsi, par exception, en connaître un autre que l'on appela des refusés. Ce salon est resté célèbre. On y voyait Bracquemont, Cals, Cazin, Chintreuil, Fantin-Latour, Harpignies, Jongkind, Jean-Paul Laurens, Legros, Manet, Pissarro, Vollon, Whistler. Le Déjeuner sur l'herbe[2 - Le Déjeuner sur l'herbe, dans le catalogue du Salon annexe ou des refusés de 1863, est appelé le Bain, d'après la femme qui, au second plan, se tient dans l'eau. Mais le tableau fut alors partout désigné sous le titre: le Déjeuner sur l'herbe, qui a définitivement prévalu.] par ses proportions y tenait une grande place, de telle sorte qu'il devait être presque aussi vu que s'il eût été au Salon officiel. Il attira en effet l'attention mais d'une façon violente, en soulevant une véritable clameur de réprobation. C'est qu'il différait réellement, comme facture et comme procédés, comme choix de sujet et comme esthétique, de tout ce que la tradition tenait alors pour bon et pour digne de louanges.

Avec ce tableau se révélait une manière de peindre en dehors de la manière courante, due à une vision propre et originale. On se trouvait en face d'un nouveau venu, qui juxtaposait les tons divers sans transition, ce que personne n'eût imaginé de faire à cette époque. On voyait un homme venant renier la pratique reçue. Il supprimait la combinaison alors universellement respectée de l'ombre et de la lumière, conçues comme des oppositions fixes, pour la remplacer par des oppositions de tons variables. Ce que l'on enseignait dans les ateliers, que les peintres pratiquaient, était que, pour établir les plans, modeler les contours, faire valoir certaines parties, il fallait se servir de combinaisons d'ombre et de lumière. On pensait surtout que plusieurs tons vifs ne pouvaient être mis côte à côte sans transition et que le passage des parties claires aux autres devait se faire par gradations, de façon à ce que des ombres vinssent adoucir les heurts et fondre l'ensemble. Mais voici où cette technique, générale dans les ateliers, avait conduit! Comme rien n'est plus rare que l'artiste qui peut réellement peindre dans la lumière, mettre de la vraie clarté sur une toile, quels que soient les moyens ou le procédé, cette technique d'opposition constante d'ombre et de soi-disant lumière avait amené la production d'œuvres d'où, en réalité, toute lumière avait disparu, et où l'ombre subsistait seule. Les parties prétendues en clair, sans vigueur, ne se dégageaient plus sur le noir des ombres. Presque tous les tableaux du temps se présentaient à l'état sombre. L'éclat des tons clairs, des couleurs joyeuses, la sensation du plein air et de la nature riante, en avaient disparu. Le public s'était habitué à cette forme éteinte de la peinture. Il s'y complaisait. Il n'en demandait pas d'autre. Il ne soupçonnait même pas qu'il put y eu avoir d'autre.

Tout à coup le Déjeuner sur l'herbe lui mettait sous les yeux une œuvre peinte d'après des procédés différents. Il n'y avait plus à proprement parler d'ombre dans le tableau. L'éternel mariage de la lumière avec l'ombre, tenues pour choses fixes, ne s'y retrouvait pas. La surface entière était pour ainsi dire peinte en clair, tout l'ensemble était coloré. Les parties que les autres eussent mises dans l'ombre laissaient voir des tons moins clairs mais cependant toujours colorés et en valeur. Aussi ce Déjeuner sur l'herbe venait-il faire comme une énorme tache. Il donnait la sensation de quelque chose d'outré. Il heurtait la vision. Il produisait, sur les yeux du public de ce temps, l'effet de la pleine lumière sur les yeux du hibou. On n'y découvrait que du «bariolage». Le mot avait été dit par un des critiques les plus autorisés du temps, Paul Mantz, qui, dans la Gazette des Beaux-Arts, ayant parlé des œuvres de Manet, à l'occasion d'une exposition particulière tenue chez Martinet, sur le boulevard des Italiens, quelques semaines avant l'ouverture même du Salon, les avait réprouvées comme «des tableaux qui, dans leur bariolage rouge, bleu, jaune et noir, sont la caricature de la couleur et non la couleur elle-même». Ce jugement correspondait pleinement à la sensation que le public éprouvait, mis au Salon des refusés, devant l'œuvre de Manet. Pour lui, il n'y avait là qu'une débauche de couleur.

Si le Déjeuner sur l'herbe heurtait par son système de coloris et les procédés de facture, il soulevait une indignation encore plus grande, s'il se peut, par le choix du sujet et la façon dont les personnages étaient traités. A cette époque, en effet il n'y avait pas seulement une manière de peindre et d'observer les règles traditionnelles, que le public après les artistes avait acceptée et qu'il jugeait seule bonne; il existait également toute une esthétique, seule admise dans les ateliers et à laquelle le public s'était aussi rangé. On honorait ce qu'on appelait l'idéal. On concevait le grand art comme tenu dans une sphère jugée élevée, embrassant la peinture d'histoire, la peinture religieuse, la représentation de l'antiquité classique et de la mythologie. C'était seulement à cette forme d'art, qui paraissait épurée et d'un caractère noble, que tous, artistes, critiques et public, s'intéressaient. On s'inquiétait à chaque Salon de son niveau, on se demandait si elle était en décadence ou en progrès. Les artistes qui y brillaient, les débutants qui s'y produisaient et promettaient d'y remplacer les vieux maîtres, attiraient les yeux de tous. A eux allaient les encouragements, les louanges, les récompenses. Ce grand art était devenu l'objet d'un culte national. C'était un honneur pour la France de le perpétuer. Elle y montrait sa supériorité sur les autres nations qui, dans les voies de l'art compris de la sorte, lui étaient inférieures et demeuraient en arrière. Ainsi l'amour des traditions, la poursuite de ce qu'on appelait l'idéal, le souci de la gloire nationale, se combinaient pour faire de l'art transmis l'objet d'un respect unanime.

Or Manet, par le choix et le traitement de son sujet, venait attaquer tous les sentiments que les autres respectaient, il venait renier le grand art, honneur de la nation. Sur une toile de ces dimensions, qu'on réservait seules alors aux motifs soi-disant à idéaliser, il peignait, lui, une scène de réalisme, un Déjeuner sur l'herbe. Les personnages de grandeur naturelle, répudiant toute pose héroïque, étaient couchés ou assis sous des arbres, en train de festoyer; même à côté d'eux s'étalaient, dans un absolu abandon, un tas d'accessoires, des petits pains, une corbeille de fruits, un chapeau de paille, des vêtements de femmes multicolores. Et comment les personnages étaient-ils vêtus? Les deux hommes représentés ne portaient aucun de ces costumes anciens ou étrangers qui, par leur dissemblance d'avec les habits en usage, eussent au moins permis au public de reconnaître une recherche du pittoresque et une manière d'embellissement, telles que Manet les avait lui-même pratiquées dans son Chanteur espagnol. Non, cette fois, on était en présence de gens en costumes bourgeois, d'une coupe commune, pris chez le tailleur du coin. C'est-à-dire que pour le public il y avait là comme une sorte de défi, une véritable provocation, la montre audacieuse de ce que tous honnissaient alors sous le nom de grossier réalisme.

Comme si ce n'eût été assez de ces causes pour soulever l'indignation contre le tableau, la pudeur s'y voyait encore, au jugement du public, offensée. Manet y avait en effet groupé, au premier plan, deux hommes vêtus avec une femme nue, assise repliée sur elle-même, et mis encore, au second plan, une femme au bain. Manet qui sortait de l'atelier de Couture où tout l'enseignement avait porté sur la peinture du nu, qui voyait tout autour de lui le nu cultivé et honoré comme constituant l'essence même du grand art, n'avait pas encore pu s'en déprendre lui-même et, tout en voulant peindre une scène de la vie réelle, il y avait introduit une femme nue. La blancheur des chairs lui fournissait un de ces contrastes tels qu'il les aimait, avec les hommes en costumes noirs, et mettait une note claire tranchée, au milieu de la toile. L'idée d'associer ainsi, dans une scène de plein air, une femme nue avec des hommes vêtus, lui était venue de sa fréquentation avec les Vénitiens. C'est le Concert de Giorgione, au Musée du Louvre, où deux femmes nues se tiennent avec deux hommes habillés, dans un paysage, qui lui avait suggéré sa combinaison, et c'est de très bonne foi que lorsqu'il fut violemment attaqué, il demandait pourquoi on blâmait chez lui ce que l'on ne pensait nullement à reprocher à Giorgione. Mais, aux yeux du public, entre le nu de Manet et celui des Vénitiens de la Renaissance, il y avait des abîmes. L'un était, au moins le croyait-on, idéalisé, l'autre était du pur réalisme et comme tel offensait la pudeur. Cette femme nue vint donc s'ajouter comme un surcroît aux autres éléments de réprobation que présentait ce Déjeuner sur l'herbe.

Alors le tableau excita une immense raillerie. Il devint l'œuvre, à sa manière, la plus célèbre des deux Salons. Il procura à son auteur une notoriété éclatante. Manet devint du coup le peintre dont on parla le plus dans Paris. Il avait compté sur cette toile pour obtenir la renommée. Il y avait réussi et beaucoup plus qu'il n'eût osé l'espérer; son nom était sur toute les lèvres. Mais le genre de réputation qui lui venait n'était cependant pas celui après lequel il avait soupiré. Il avait pensé que son originalité de forme et de fond, se produisant dans une grande œuvre, lui attirerait, avec les regards du public, la reconnaissance du talent qu'il se sentait, qu'on verrait en lui un maître à ses débuts, qu'on le saluerait comme un novateur, qu'il entrerait ainsi dans la voie du succès et de la faveur publique. Ce qui lui venait était un renom de révolté, d'excentrique. Il passait à l'état de réprouvé.

Il s'établissait ainsi entre le public et lui une séparation profonde, qui devait le maintenir toute sa vie dans une bataille sans fin.




L'OLYMPIA





V

L'OLYMPIA


Manet envoya au Salon de 1864 deux toiles, les Anges au tombeau du Christ et Episode d'un combat de taureaux, qui furent reçues. Elles étaient plus ou moins dans la manière déjà vue, aussi ne donnèrent-elles lieu à aucun jugement particulier. Elles laissèrent leur auteur, auprès du public, dans l'état de condamnation où l'avait mis le Déjeuner sur l'herbe de l'année précédente.

En 1865, il envoya une œuvre sur laquelle il comptait pour frapper une seconde fois l'attention et se produire de nouveau, dans tout le développement de sa personnalité, l'Olympia, à laquelle il joignit un Jésus insulté par les soldats. L'Olympia avait été peinte en 1863, la même année que le Déjeuner sur l'herbe, après, comme une sorte de complément. Depuis que pur ses rigueurs, en 1863, le jury d'admission au Salon s'était attiré de l'Empereur une remontrance, par la faveur accordée aux artistes refusés d'exposer non loin des autres, il se montrait moins draconien. Relâché dans sa sévérité, il admettait maintenait des œuvres qu'il eût auparavant condamnées. C'est ce qui explique que Manet repoussé aux Salons de 1859 et de 1863 ait pu faire accepter en 1865 l'Olympia et le Jésus insulté, où il se produisait sous sa forme la plus personnelle.

Les deux tableaux au Salon ameutèrent immédiatement le public. La tempête de railleries et d'insultes que le Déjeuner sur l'herbe avait soulevée se déchaîna de nouveau, pour aller sans cesse grandissant. Les particularités qui, chez Manet, avaient amené la désapprobation, avaient, en 1863, pris par surprise. Le public avait pu se demander s'il n'y avait pas là, après tout, l'outrance voulue d'un débutant, désireux d'attirer l'attention. Mais voilà que deux ans après, cette fois dans le lieu solennel du Salon officiel, le même Manet réapparaissait avec la même physionomie, remettant ses mêmes procédés sous les veux du public. Les traits insolites qu'on avait d'abord contemplés avec horreur dans le Déjeuner sur l'herbe, on les retrouvait accentués dans l'Olympia.

Le tableau était peint dans une note lumineuse générale. En contraste avec les œuvres sombres et éteintes de l'époque, il ressortait comme une tache offensant les yeux. Les plans étaient établis sans repoussoir ou enveloppe d'ombre, clair sur clair; les couleurs les plus tranchées se trouvaient juxtaposées, sans demi-tons ou adoucissements. Certes, dans tout le Salon, seul Manet peignait de la sorte, et comme personne ne pouvait penser qu'un débutant, un nouveau venu, différant de tous les autres, des maîtres connus et respectés, pût avoir raison contre eux, on le condamnait sans rémission, on le rabaissait unanimement à la position d'outrancier, de révolté, d'ignorant, de barbare. Les connaisseurs, ou prétendus tels, ne trouvaient aucune expression assez forte pour rendre le mépris que ses procédés leur inspiraient.

C'était là l'opinion sur la forme; sur le fond elle était au moins aussi sévère. Olympia, le sujet du tableau, était peinte nue, étendue sur un lit, le bras droit appuyé sur un coussin. Son corps reposait sur une sorte de châle de l'Inde à tons jaunes, semé de légères fleurs; derrière le lit, une négresse apportait à sa maîtresse un énorme bouquet, où l'audace des tons vifs juxtaposés se donnait libre cours. L'ensemble était complété par un chat noir, placé sur le lit contre la négresse, et faisant le gros dos. C'est-à-dire qu'on avait un nu pris dans la vie, conçu et traité de cette façon toute moderne que Manet avait adoptée définitivement, mais aussi un nu, aux yeux du public, offensant la pudeur et heurtant toute la tradition respectée et respectable du grand art. Si donc avec le Déjeuner sur l'herbe il avait déjà soulevé tout le monde contre lui, en portant atteinte au grand art de la tradition, avec l'Olympia il amenait un soulèvement encore plus grand, car il récidivait son attentat. Il l'aggravait, en manquant au respect que tous voulaient conserver pour ce qui faisait l'essence même du grand art, ce qui en constituait la part la plus élevée, le nu déclaré idéalisé et maintenu dans des formes épurées.

Le nu comme on en concevait alors l'application était employé au rendu de la fable, de la mythologie et de l'histoire antique. Il donnait lieu à la production de tableaux laborieux. Lorsqu'il s'agissait des formes féminines, ses apôtres s'abstenaient plus spécialement de toute étude réelle de la vie, pour se tenir à des contours venus, par imitation ininterrompue, de la renaissance italienne. Il faut aussi se représenter qu'à cette époque, dans les musées, ce que l'on appelait la troisième manière de Raphaël et les œuvres de Guido Reni et des Carraches occupaient la première place et étaient regardées comme offrant le summum de l'art italien à son apogée. Dans un temps où l'on entretenait de pareilles idées sur l'école qui avait servi de point de départ au grand art traditionnel national dont on était fier, n'importe quel pastiche ou quelle répétition des formes admises pouvait satisfaire le sens esthétique. Un point essentiel, auquel on ne faillissait pas, était d'emprunter les appellations à la nomenclature mythologique, et le nombre des Vénus, des nymphes, des divinités grecques et romaines peintes en France, dans les deux premiers tiers du xixe siècle, est incalculable.

Voilà que dans ce monde des déesses aux formes conventionnelles, Manet prétendait introduire une Parisienne moderne, une Olympia étendue sur un lit. Du reste il n'avait rien fait pour amoindrir le choc que son œuvre devait causer, il avait au contraire choisi un modèle à peindre d'un type aussi éloigné que possible du type admis et traditionnel. On sent ici l'homme qui, dans sa lutte pour se découvrir, avait pris en telle aversion les formes répétées par les autres, qu'il leur en opposait de tout à fait dissemblables. Olympia offrait l'image d'une jeune femme maigrelette, les jambes un peu osseuses, les épaules carrées. Quand on la regarde aujourd'hui, on la trouve aussi chaste que n'importe quelle nymphe mythologique, son corps fluet et singulier plaît par sa saveur, la tête est dessinée avec la précision d'un Holbein. Mais en 1865 personne n'était dans des dispositions à juger l'œuvre et à voir ce que l'artiste y avait mis. Olympia faisait simplement l'effet d'une créature venue on ne sait d'où, pour s'introduire dans la société des déesses. Le public indigné se soulevait contre l'intruse, et la malheureuse a été l'objet d'autant de railleries que le peintre même auquel elle devait le jour.

Mais ce qui paraît maintenant réellement étonnant, ce qu'on ne voudrait croire, si le fait n'était certain, c'est qu'un être tout à fait épisodique, dû à une fantaisie d'artiste, le chat noir, devenait lui aussi l'objet d'invectives particulières, venant s'ajouter, pour faire repousser l'œuvre, à toutes les autres. Manet, qui aimait beaucoup les chats, avait introduit son chat dans le tableau par fantaisie, pour le pittoresque et aussi pour avoir un ton noir tranché, qui rehaussât, par le contraste, les tons blancs et roses dominant par ailleurs. Il a, à d'autres reprises, peint des chats: dans son tableau de la Jeune femme couchée en costume espagnol, où il a mis un petit chat gris, qui joue sur le plancher avec une orange, puis encore dans son Déjeuner du Salon de 1869, où un chat noir se pelotonne sur lui-même, en bas, devant la servante tenant la cafetière. Il a aussi, pour annoncer le livre des Chats de Champfleury, fait une gouache et une lithographie, où une chatte blanche et un chat noir s'ébattent sur les toits. Le chat de l'Olympia eût donc pu être accepté, comme une de ces fantaisies dont les artistes sont coutumiers. Mais le public était tellement irrité par ce qui venait de Manet, qu'il ne voulait rien lui passer. On se demande ce qui serait advenu de tant de toiles, où les artistes ont introduit des détails fantaisistes ou risqués, si les princes, qui autrefois étaient les seuls patrons de l'art, s'étaient montrés, à la Renaissance et depuis, aussi incapables de compréhension que les Parisiens de 1865.

Je n'ai jamais pu penser à l'indignation soulevée par le chat de l'Olympia, sans me reporter au Couronnement de la reine Marie de Médicis. Là Rubens a pris une bien autre licence. Il a mis deux gros chiens de chasse sur le devant du tableau, dans la cathédrale, contre le maître-autel, où évêques et cardinaux officient. Henri IV au fond est relégué dans une galerie, tout juste visible, pendant que les deux bêtes se prélassent, sur le premier plan, comme d'importants personnages. Je me figure que ce sont ses propres chiens qu'Henri IV avait donné à peindre, qu'ils ont été mis là pour lui montrer des amis. Si un roi de France avait trouvé bon que des chiens fussent introduits dans une cathédrale au couronnement de la reine, les bourgeois parisiens trouvaient eux fort mauvais qu'un chat fût placé sur le lit d'une femme. Le chat noir de l'Olympia fut bientôt connu et honni de toute la ville. La caricature s'en empara et son gros dos et sa longue queue ont longtemps fourni matière aux rires et aux lazzis.

Les deux tableaux de Manet attiraient les visiteurs au Salon par une sorte de fascination violente, comme le rouge les taureaux ou le miroir les alouettes. Tout le monde allait les voir. Devant eux il y avait foule ou plutôt attroupement. Ce n'étaient point en effet de paisibles spectateurs regardant, comme d'habitude, avec plus un moins d'intérêt, des œuvres dignes, à un titre quelconque, d'attention. C'étaient des gens qui exprimaient à haute voix leur horreur et éprouvaient le besoin de se communiquer les uns les autres leur colère, comme il arrive sur la place publique, lorsqu'au moment des grandes émotions, les passants s'attroupent et vocifèrent ensemble. Pas une parole d'approbation ou de simple tolérance ne s'élevait. L'hostilité était générale. Les uns riaient, haussaient les épaules et ne voyaient surtout là sujet qu'à un méprisant dédain, mais d'autres s'indignaient, montraient le poing et eussent voulu crever les toiles. Il fallut les protéger; des gardiens furent spécialement préposés à leur surveillance.

Manet éprouvait le sort commun aux peintres originaux du siècle, venus rompre, avant lui, avec la routine et la tradition. Tous les autres – tous les grands – avaient eu également à subir la méconnaissance, les railleries et les insultes. C'est ainsi qu'on avait, au commencement du siècle, tenu dans l'ombre Ingres, soupçonné de subir l'influence des primitifs italiens, alors profondément méprisés. Puis on avait couvert d'injures Delacroix qui, disait-on, se livrait à des débauches de couleur et violait toutes les lois du dessin. Puis on avait longtemps ri des deux grands paysagistes Rousseau et Corot, apportant des formules nouvelles. Enfin on avait traîné dans la boue, accusé de laideur absolue, Courbet, qui cherchait dans la vie autour de lui les motifs de ses tableaux. Manet apparu en dernier semblait condenser sur lui, encore accrues, l'opposition et les attaques qu'avaient ensemble supportées tous les autres.

Un changement s'était, en effet, opéré dans les années précédant sa venue. Le public qui s'intéressait aux choses d'art et prétendait juger les peintres s'était énormément accru. Antérieurement, jusqu'alors, la peinture ne s'était adressée qu'à un public restreint, composé d'artistes, de connaisseurs, de gens de lettres et de gens du monde. Les Salons ne s'étaient d'abord tenus qu'à d'assez longs intervalles, dans des locaux étroits, comme le Salon carré du Louvre; les tableaux exposés étaient peu nombreux et le nombre des visiteurs limité. Dans ces conditions la survenue des novateurs n'avait ému qu'un monde restreint; les luttes entre les écoles n'avaient point touché directement le grand public. Elles ne l'avaient atteint que de seconde main, comme bruit venu de loin. Mais depuis que l'immense palais construit en 1855 aux Champs-Élysées pour une exposition universelle avait été affecté à la tenue des Salons, depuis qu'à partir de 1863 ils étaient devenus annuels, que le nombre des œuvres exposées s'était énormément accru, le grand public, le peuple tout entier était entré en contact direct avec les peintres et prétendait maintenant prononcer sur eux. Or, il s'est trouvé que le peuple dans son ensemble, débutant comme juge des œuvres d'art, s'est montré plus épris du convenu, de la tradition, plus hostile aux nouveautés, moins capable de revenir sur ses erreurs, que le monde restreint qui avait été l'arbitre auparavant. Et Manet, le premier grand peintre original apparu depuis que les foules étaient venues s'entasser aux Salons, a dû subir une opposition, des mépris, des outrages dépassant, en continuité et en violence, tout ce que les autres novateurs ses devanciers avaient connu.

La clameur que soulevaient l'Olympia et le Jésus insulté, s'ajoutant an bruit précédemment fait par le Déjeuner sur l'herbe, vint donner à Manet une notoriété telle qu'aucun peintre n'en avait encore possédée. La caricature sous toutes les formes, les journaux de toute opinion s'étant mis avec persistance à s'occuper de lui et de ses tableaux, il acquit bientôt un renom universel. Degas pouvait dire, sans exagérer, qu'il était aussi connu que Garibaldi. Lorsqu'il sortait dans la rue, les passants se retournaient pour le regarder. Quand il entrait dans un lieu public, son arrivée causait une rumeur, on se le désignait de l'un à l'autre comme une bête curieuse. Un débutant avait d'abord pu éprouver du contentement à se voir ainsi remarqué, mais l'attention publique, par la forme qu'elle avait décidément prise, avait bientôt détruit, chez celui qui en était l'objet, la satisfaction qu'elle avait pu d'abord procurer. L'homme ainsi mis particulièrement en vue n'arrivait à cette distinction, que parce qu'on ne le considérait que comme un être hors de la saine raison, que comme un barbare venant saccager le domaine de l'art et fouler aux pieds les traditions, partie de la gloire nationale. Personne ne daignait discuter ses œuvres pour y chercher ce qu'il avait voulu y mettre, pas une voix en crédit ne s'élevait, qui reconnût sa puissance de novateur et la réputation éclatante qu'il acquérait, ne se produisant que pour faire de lui un paria.

Lorsque le Salon fut fermé, au mois d'août, désireux de se soustraire momentanément aux persécutions, il prit le chemin de Madrid, qu'il projetait de visiter depuis si longtemps. Ce fut là que je fis sa connaissance, d'une façon si singulière, et qui peint si bien son caractère impulsif, que je crois devoir raconter l'aventure.

Je revenais du Portugal, que j'avais traversé en partie à cheval, et étais arrivé le matin même de Badajoz, après avoir fait quarante heures de diligence. On venait d'ouvrir à Madrid un nouvel hôtel à la Puerta del Sol, sur le modèle des grands hôtels européens, chose auparavant inconnue en Espagne. J'arrivais épuisé de fatigue et mourant littéralement de faim. Aussi le nouvel hôtel où j'étais descendu m'était-il apparu comme un lieu de délices, un véritable Eden. Le déjeuner devant lequel je m'étais assis m'avait tout de suite fait l'effet d'un festin de Lucullus. Je mangeais avec volupté. La salle était vide; seul un monsieur, à une certaine distance, se trouvait assis comme moi à la grande table. Il jugeait lui la cuisine exécrable, il commandait à chaque instant quelque nouveau plat, qu'il refusait ensuite irrité, comme immangeable. Chaque fois qu'il renvoyait le garçon, je le faisais au contraire revenir et, dans mon appétit famélique, reprenais indifféremment de tous les plats. Je n'avais du reste prêté aucune attention à ce voisin si difficile, lorsque, sur une nouvelle demande que je fis au garçon d'un plat qu'il avait refusé, il se leva brusquement et, se plaçant près de ma chaise, m'apostropha avec colère: «Ah çà! Monsieur, c'est pour me narguer, pour vous f… de moi que vous prétendez trouver bonne cette horrible cuisine et que chaque fois que je renvoie le garçon, vous le faites revenir?» Le profond étonnement que je laissai voir, à cette attaque imprévue, montra tout de suite à mon agresseur qu'il avait dû se méprendre sur le mobile de ma conduite, car déjà radouci, il me dit: «Vous me connaissez sans doute, vous savez qui je suis?» Encore plus étonné, je lui répondis: «Je ne sais qui vous êtes. Comment vous connaîtrais-je? J'arrive à l'instant du Portugal, où j'ai souffert de la faim, et la cuisine de cet hôtel me semble réellement excellente.» «Ah! vous arrivez du Portugal, dit-il, eh bien! moi, je viens de Paris.» Là se trouvait l'explication de notre différence de jugement sur la cuisine, qui prenait tout de suite un caractère comique. Aussi mon homme se mit-il à rire de son emportement. Il me fit alors ses excuses. Nous rapprochâmes nos chaises et finîmes de déjeuner ensemble.

Après il se nomma. Il m'avoua qu'il avait cru découvrir en moi quelqu'un qui, l'ayant reconnu, avait voulu lui faire une mauvaise plaisanterie. L'idée de trouver à Madrid un commencement de ces persécutions, qu'il avait pensé fuir en quittant Paris, l'avait tout de suite exaspéré. La connaissance ainsi commencée se changea promptement en intimité. Nous visitâmes ensemble Madrid. Nous allions naturellement tous les jours faire une longue station devant les Velasquez, au musée du Prado. A cette époque, Madrid avait conservé son vieil aspect pittoresque. La Calle di Sevilla au centre de la ville était encore remplie de cafés, dans d'anciennes maisons, qui servaient de rendez-vous aux gens de la tauromachie, toreros, afficionados et aux danseuses. Ou tirait de grandes toiles d'une maison à l'autre, aux étages supérieurs, et la rue jouissait de l'ombre et d'une fraîcheur relative dans l'après-midi. Peuplée de son monde pittoresque, elle devint notre séjour préféré. Nous assistâmes aux courses de taureaux et Manet y prit des croquis, qui devaient lui servir à les peindre. Nous allâmes aussi à Tolède voir la cathédrale et les tableaux du Greco.

Je n'ai pas besoin de dire combien Manet, qui avait si longtemps rêvé de l'Espagne, était satisfait de ce qu'il y voyait. Une chose gâtait cependant son plaisir, c'était la difficulté qu'il avait dès la première heure éprouvée et qui avait précisément amené notre rencontre, de se plier à la manière de vivre du lieu. Il ne pouvait s'y faire. Il avait renoncé à manger. Il éprouvait une répulsion invincible à l'odeur des plats qu'on lui apportait. C'était un Parisien qui, en définitive, ne se trouvait bien qu'à Paris. Au bout d'une dizaine de jours, réellement affamé et dépérissant, il dut repartir. Nous revînmes ensemble. On demandait à cette époque les passeports aux voyageurs, et à la gare d'Hendaye, le préposé aux passeports se mit à le considérer avec étonnement. Il s'arrangea pour faire venir sa femme et sa famille, afin qu'elles le vissent aussi. Les autres voyageurs, ayant bientôt su qui il était, se mirent également à le regarder. Ils se montraient tous très étonnés de voir ce peintre, dont la réputation de monstruosité artistique leur était parvenue, se présenter à eux sous les traits d'un homme du monde fort correct et fort poli.

Rentré à Paris, il se remit au travail. Il avait à cette époque quitté son premier atelier de la rue Lavoisier et, après être resté quelque temps dans un autre rue de la Victoire, en avait définitivement pris un, qu'il devait garder des années, rue Guyot, aux Batignolles, derrière le parc Monceau.

Il s'était marié en 1863 avec Mlle Suzanne Leenhoff, une Hollandaise, née à Delft. Elle appartenait à une famille adonnée aux arts. Un de ses frères, Ferdinand Leenhoff, était sculpteur et graveur. Elle était elle-même pianiste et, quoique ne jouant que dans l'intimité, elle cultivait son art assidûment. Manet devait donc trouver en elle une personne avec des goûts d'artiste, capable de le comprendre, et, de ce côté, lui venaient l'encouragement et l'appui qui le réconfortaient et lui permettaient de supporter les attaques du dehors. Son père était mort en 1862, laissant à ses trois fils une fortune à se partager, qui les mettait dans l'aisance. Manet se trouvait ainsi dans une position privilégiée parmi les artistes. Il pouvait vivre sans vendre de tableaux, que personne, dans ces premiers temps, n'eût voulu acheter, à n'importe quel prix, et il disposait de ressources suffisantes pour parer aux dépenses d'atelier et de modèles qu'exigeait la poursuite de son art.

Après avoir habité, sa femme et lui, sur le boulevard des Batignolles, ils vinrent vivre, avec Mme Manet mère, rue de Saint-Pétersbourg. Leur appartement conservait le mobilier paternel, de cette forme froide et rigide adoptée sous le règne de Louis-Philippe. On n'y découvrait point de bibelots ou d'objets curieux, à peine deux ou trois tableaux sur les murs, les portraits de son père et de sa mère peints par lui et son portrait peint par Fantin-Latour. Sa mère laissait voir cette distinction et cette aisance de manières des femmes du monde qui ont tenu un salon. Les assidus, membres de la famille, étaient les deux frères Eugène et Gustave. Depuis la mort du père, le conseil et comme le guide de tous se trouvait être un vieux cousin, M. de Jouy, avocat fort estimé du Palais. Manet devait peindre son portrait en 1879.

Manet ne tranchait point en apparence sur son milieu. Rien en lui ne décelait spécialement l'artiste. Il était on ne peut plus correct dans sa tenue. C'est même en partie à son exemple qu'est dû ce changement, qui a conduit les artistes à répudier le genre fantaisiste qu'ils affectaient autrefois, pour prendre la rectitude de vêtement et de tenue des gens du monde.

Rien n'était plus singulier que le contraste qui existait entre Manet, sa famille, son milieu et son rôle d'artiste rénovateur, venant répudier les traditions suivies et l'esthétique alors respectée. Cet homme contre lequel on se soulevait, dont on voulait faire un barbare, peignant avec sauvagerie des scènes jugées d'un bas réalisme, que la caricature, la raillerie, l'indignation de la foule poursuivaient comme une manière de déclassé, était sorti d'une famille distinguée, il vivait régulièrement avec sa femme et sa mère et devait conserver toute sa vie les manières raffinées du monde spécial auquel par sa naissance il appartenait.




L'EXPOSITION PARTICULIÈRE DE 1867





VI

L'EXPOSITION PARTICULIÈRE DE 1867


En 1866, Manet présenta au Salon deux tableaux, le Fifre, et l'Acteur tragique. Ils furent refusés par le jury.

Ce refus se produisait comme la conséquence de l'indignation soulevée par les œuvres exposées l'année précédente. Le jury en 1865, encore sous le coup de la rebuffade que son excessive rigueur lui avait attirée en 1863 de l'Empereur, par l'établissement du Salon des refusés, avait bien pu se montrer coulant en recevant l'Olympia et le Jésus insulté, mais maintenant, soutenu par l'opinion qui s'élevait unanime contré Manet, il devait revenir à son ancienne rigueur. C'est ce qu'il faisait en repoussant, on peut dire les yeux fermés, les deux œuvres qui lui étaient soumises. Elles étaient en effet de celles que des juges non prévenus n'eussent pu qu'accepter, en y reconnaissant des qualités de facture de premier ordre, alors surtout que le choix et la disposition des sujets ne prêtaient point à la critique, par une nouveauté bien grande. Il s'agissait de deux personnages en pied, sur fonds neutres.

Le Fifre, un tout jeune soldat, joue de son instrument. Il vit et ses yeux pétillent. Il est peint en pleine lumière. Le pantalon rouge, le baudrier blanc, les galons jaunes du bonnet de police, le fond bleu de la veste, juxtaposés sans ombre ou transition, présentent un ensemble d'une harmonie étonnante. Seul un homme spécialement doué a pu créer, avec des moyens aussi simples, une œuvre d'une telle valeur picturale. Mais aux yeux de la moyenne des peintres du temps, habitués, comme le public, aux ombres opaques et aux tons éteints, ce magnifique morceau de peinture heurtait la vue. Il semblait criard et violent.

L'Acteur tragique digne de son nom, sombre et farouche, se tenait debout, vêtu de noir. C'était l'acteur Rouvière dans le rôle de Hamlet. Il n'y avait point ici de couleurs diverses juxtaposées comme dans le Fifre; le ton noir général des vêtements, en accord avec le gris du fond, eût dû faire accepter le tableau à des gens dont les yeux aimaient les ensembles fondus. Mais Manet, pour obtenir son effet tragique, avait peint les traits d'une brosse hardie, par touches puissantes, et il est supposable que c'est cette manière, considérée comme brutale, qui a dû servir de prétexte au jury pour sa condamnation.

Manet voyait donc le jury revenir envers lui à cette inimitié de parti pris qui, pendant les premières années où il avait voulu se produire, l'avait tenu écarté. Il subissait de nouveau l'ostracisme. D'ailleurs il ne pouvait s'attendre à trouver au dehors la moindre commisération. Dans l'état de soulèvement où le Déjeuner sur l'herbe et l'Olympia avaient mis le public entier contre lui, il se voyait repoussé partout. Les artistes influents, les critiques, les connaisseurs, la presse entière le flétrissaient. Il avait pensé atteindre à la renommée par la production d'œuvres où il avait mis toute son originalité, il était, en effet, parvenu à une renommée extraordinaire de condamné. Il était tombé dans un abîme de réprobation. Il avait perdu, par surcroît, son unique défenseur fidèle de la première heure, Baudelaire, entré l'esprit éteint dans une maison de santé. Il se trouvait donc maintenant seul, son abandon paraissait irrévocable.

Cependant, à ce moment même, son originalité et son apport de nouveauté avaient agi sur plusieurs. Le besoin d'émancipation qui se manifestait chez lui ne pouvait être un fait isolé, il devait aussi exister chez d'autres et alors le bruit éclatant dont il était cause, en le mettant en vue, ne pouvait manquer de lui amener ceux-là. Cette obscure germination qui s'accomplit partout, qui fait que les choses neuves, croyances, doctrines, formes sociales, formes artistiques commencent d'abord à se manifester difficilement chez des individus isolés ou dans de petits groupes, pour s'étendre ensuite peu à peu, devait s'accomplir aussi en faveur de l'esthétique qu'il venait inaugurer. A l'heure même où il semblait à jamais repoussé de tous, il avait ainsi conquis, par affinité, un certain nombre de jeunes gens, qui allaient lui venir comme défenseurs, comme disciples ou comme spectateurs bienveillants.

Il y avait alors à Paris deux jeunes hommes, liés par une amitié d'enfance: Cézanne et Émile Zola. Le premier voulait être peintre et débutait dans son art, le second s'était déjà produit brillamment dans la littérature. Tous les deux dédaignaient les chemins battus. Aussi ayant tout de suite remarqué l'œuvre de Manet, avaient-ils ressenti pour l'auteur cette sympathie de jeunes gens vaillants, entraînés, d'instinct, à se ranger du côté d'un homme jeune comme eux, attaqué brutalement. Leur sympathie devait se traduire en actes. Elle devait conduire le peintre à adopter, après un certain temps, la technique inaugurée par Manet, et, en effet, Cézanne, qui, au début, avait d'abord subi l'influence romantique de Delacroix, puis l'influence réaliste de Courbet, devait finir par se fixer définitivement à la peinture des tons clairs, en pleine lumière et en plein air. Et elle portait Zola l'écrivain, à se servir immédiatement de sa plume, pour se faire, auprès du public, le défenseur du novateur attaqué.

M. de Villemessant dirigeait alors l'Evénement. C'était, avant la création du Figaro quotidien, le premier journal, paraissant tous les jours, qui fût survenu, avec un caractère littéraire, rédigé par des écrivains d'opinions libres et diverses. Aussi était-il très en faveur sur le boulevard et parmi les gens de lettres, les gens du monde et des théâtres. Zola avait été chargé par M. de Villemessant, qui recherchait les nouveaux venus, d'y rendre compte du salon de 1866. Il s'était tout de suite signalé par l'éclat de son style et le tour donné à sa critique. Ses articles étaient donc fort lus, lorsque dans l'un, publié le 4 mai, on avait vu poindre avec étonnement une théorie sur les artistes originaux, qui ne tendait à rien moins qu'à placer Manet parmi les maîtres. Cet article n'était qu'une préparation; en effet, le 7 mai, il en paraissait un autre très étudié, du meilleur style de l'auteur, consacré à un éloge enthousiaste de Manet et de ses œuvres. Zola, prenant en main la cause de l'artiste que le jury de cette année même repoussait du Salon, le déclarait lui grand peintre, prédisait à ses tableaux, dans l'avenir, une place au Louvre et de plus abîmait à ses pieds les peintres de la tradition alors au pinacle et adulés du public.

L'article de Zola produisit sur le public du boulevard et de la rue la même indignation que les tableaux de Manet avaient produite sur celui du Salon. On n'en pouvait croire ses yeux! Dans un journal littéraire, patronné par les raffinés, lire l'éloge de ce réprouvé de Manet, voir qualifier d'œuvres de maître des créations jugées barbares, d'un affreux réalisme, qui avait rempli d'horreur les gens de goût et fait rire la ville entière! Le soulèvement fut universel. M. de Villemessant s'entendit dire que s'il ne se séparait de son critique d'art, les lecteurs se sépareraient de son journal. Il prit d'abord un moyen terme, en chargeant un second rédacteur de louer les artistes que le premier avait attaqués. Une telle demi-mesure ne pouvait suffire. On voulait que Zola se tût et lui-même, satisfait du coup porté et se refusant à toute concession, interrompit brusquement son Salon et abandonna le journal.

Son départ fut accueilli comme la juste réparation d'un acte inqualifiable. Il avait agi de la façon la plus désintéressée, en prenant en main la cause de Manet, avec lequel il n'avait eu jusqu'alors aucune relation. Son acte lui avait été inspiré par une sincère admiration, et c'était par vaillance, par puissance de tempérament qu'il avait rompu de front avec l'opinion et pris le public comme à la gorge. Mais on ne voulut point croire qu'il en fût ainsi, on lui prêta les mobiles les plus bas. Il fut en butte aux pires accusations. Et son courage lui valut de passer pour un homme de mauvaise foi, manquant de respect à tout ce qui était respectable.

Quelque temps après, M. Arsène Houssaye, qui dirigeait une revue d'art et de littérature, la Revue du XIXe siècle, où il voulait donner place à des articles sensationnels, demanda à Zola une étude spéciale sur Manet. Elle parut dans le numéro de janvier 1867. Zola cette fois-ci avait abandonné la partie d'attaque contre les peintres de la tradition, entrée dans les articles de l'Evénement, qui avait soulevé une si grande colère. Son étude consacrée exclusivement à Manet, relue aujourd'hui, ne paraît contenir que des vérités très simples. Les jugements qu'il y porte ne pourraient plus soulever d'opposition que chez ces retardataires, attachés aux formules tout à fait mortes, mais, an moment où ils parurent, ils firent l'effet de paradoxes. Il s'étendait surtout sur l'Olympia, il la louait sans réserve. Cela suffisait pour que l'on jugeât qu'il devait être au fond de mauvaise foi, ne pensant réellement pas un mot de ce qu'il écrivait. Olympia et son chat noir avaient suscité une telle réprobation, que la moindre défense en paraissait monstrueuse. Non content de la publicité que ses articles avaient reçue dans l'Evénement et dans la Revue du XIXe siècle, Zola, pour leur assurer la durée, les reproduisit en brochures. Après cette obstination, dans ce qu'on prenait pour une erreur perverse, il fut décidément considéré comme un homme dangereux et la presse entière resta fermée à sa critique d'art.

Manet, sur le moment, ne se trouva avoir rien gagné au plaidoyer de Zola, puisqu'en définitive le public, dans sa colère, les mettait tous les deux au même rang de réprouvés. Mais cette défense retentissante ne l'avait pas moins sorti de l'isolement absolu où il s'était un moment trouvé. Elle allait encourager à venir vers lui les jeunes gens qui déjà se sentaient certaines affinités et, cherchant des voies nouvelles, le prendraient pour porte-drapeau. Il n'était plus seul, Zola était venu comme le premier d'un groupe de combattants qui allait se recruter.

Manet s'était vu interdire le Salon de 1866. En 1867 devait se tenir une exposition universelle où, à côté des produits de l'industrie, on ferait une place aux œuvres d'art. Cette exposition dépassait en importance le Salon annuel. Les artistes de toutes nations mis à côté les uns des autres et destinés à être jugés, outre le public parisien, par des spectateurs du monde entier, devaient éprouver un intérêt particulier à s'y montrer. Manet essaya donc de s'y faire recevoir. Mais le jury appelé à désigner les œuvres admissibles le repoussa. En 1867 comme en 1866, il allait ainsi être étouffé. Il ne lui restait plus, dans cette extrémité, qu'à se produire quand même, en recourant à une exposition particulière.

Il avait du reste déjà pratiqué une exposition de ce genre au commencement de 1863. Elle avait eu lieu sur le boulevard des Italiens, dans un local que l'on appelait Chez Martinet, du nom de son propriétaire, un homme d'initiative, qui soutenait les jeunes artistes inconnus ou discutés et prenait leurs tableaux pour les mettre sous les yeux du public. Manet avait groupé chez lui quatorze toiles, parmi lesquelles se voyaient la Musique aux Tuileries, le Vieux musicien, le Ballet espagnol, la Chanteuse des rues, Lola de Valence. Cet ensemble n'avait eu d'ailleurs aucun succès. Les visiteurs n'y avaient découvert que du «bariolage», selon l'expression employée à cette occasion par Paul Mantz dans la Gazette des Beaux-Arts. On peut même dire que cette exposition, en indisposant les esprits, avait contribué au refus que le jury du Salon faisait quelques semaines après du Déjeuner sur l'herbe.

Mais Manet ne devait jamais se laisser rebuter; sa persistance à vouloir exposer en tout lieu et à montrer ses tableaux en toute circonstance devait être inébranlable. Il était convaincu que le public, par habitude, arriverait à se familiariser avec ses formes et ses procédés et qu'après s'en être d'abord offensé, il finirait par les trouver bons. Il avait raison au fond; seulement ce changement qu'il attendait tous les jours comme un accident heureux, susceptible de le favoriser à chaque nouvelle exposition, ne devait réellement avoir lieu qu'après une très longue bataille, continuée pendant des années, et ne serait obtenu que par ses œuvres accumulées tout entières. Toujours est-il qu'avec la détermination de se montrer en toutes circonstances, il ne pouvait se résigner à perdre l'occasion d'une exposition universelle qui s'offrait en 1867, en se laissant étouffer par le refus d'un jury. Il se résolut à montrer l'ensemble de ses œuvres et, à cet effet, il fit élever une construction en bois, une sorte de baraque, près du pont de l'Alma. Il avait obtenu l'autorisation de la placer sur une contre-allée de l'avenue qui longe les Champs-Elysées, sur le bord de l'eau. L'autorisation d'en élever une semblable avait été accordée à Courbet qui, de même que Manet, s'était vu fermer les portes de l'Exposition universelle. Placés l'un près de l'autre, ils allaient donc tous les deux soumettre leurs œuvres au public dans un local particulier.

L'exposition au pont de l'Alma s'ouvrit en mai 1867. Elle comptait cinquante numéros, à peu près toute l'œuvre de l'auteur. C'était un magnifique ensemble de tableaux, qui sont pour la plupart maintenant entrés dans les musées ou ont pris place dans les grandes collections d'Europe ou d'Amérique. Mais le public ne voulut y voir qu'une réunion de choses grossières. Il y retrouvait surtout le Déjeuner sur l'herbe et l'Olympia, qui l'avaient si profondément offensé, et le temps écoulé depuis leur apparition était trop court pour qu'il pût être amené à modifier son opinion. On ne faisait du reste aucun tri entre les œuvres, on les condamnait en bloc, comme conçues et exécutées en dehors de toutes les règles du beau. La presse, la caricature s'acharnèrent de nouveau contre Manet et son exposition ne recueillit que railleries et réprobation.





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notes



1


Un reçu conservé, daté de février 1856, montre qu'à cette époque, Couture percevait encore la cotisation d'atelier de Manet.




2


Le Déjeuner sur l'herbe, dans le catalogue du Salon annexe ou des refusés de 1863, est appelé le Bain, d'après la femme qui, au second plan, se tient dans l'eau. Mais le tableau fut alors partout désigné sous le titre: le Déjeuner sur l'herbe, qui a définitivement prévalu.



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